Contes d’une vieille fille à ses neveux/L’Île des marmitons


L’ÎLE DES MARMITONS.


CHAPITRE PREMIER.

LE FRÈRE ET LA SŒUR.


— Non, Teresina, tu ne seras pas religieuse ; je n’y consentirai, jamais !… J’avalerais le golfe de Naples et toutes ses îles, Ischia, Procida, Nisida, Caprée même avec son gros rocher, plutôt que de te laisser entrer au couvent !

— Mais, mon frère, que veux-tu que je devienne, seule au monde, orpheline, sans protecteurs ?

— Et moi, reprit Cesaro avec fierté, ne suis-je pas ton frère ? ne puis-je pas te protéger ?

Teresina ne put s’empêcher de sourire.

— Enfant ! dit-elle, j’ai seize ans et tu n’en as pas encore douze ! D’ailleurs, tu le sais, il nous faut bientôt quitter Naples : le palais de mon malheureux père sera vendu dans un mois ; que pourrions-nous faire dans ce pays, où nous serions humiliés à tout moment ? Sois raisonnable, viens à Rome avec moi, j’y prendrai le voile chez les sœurs de Torre de’ Specchi, et toi tu iras trouver notre oncle le cardinal Z…, qui te protégera.

Cesaro ne répondit rien, mais deux larmes coulèrent sur ses joues pâles, et il contempla tristement sa sœur qui s’éloignait ; elle traversa rapidement et en baissant la tête la longue galerie de tableaux, autrefois si magnifique et maintenant si dépouillée. Ces nobles enfants ruinés ne pouvaient contempler sans douleur la place vide qu’occupaient, naguère les chefs-d’œuvre de Raphaël et du Dominiquin.

Leur père, le duc de San-Severo, qui avait été longtemps favori du roi de Naples, tombé tout à coup en disgrâce, était mort de chagrin après avoir dissipé toute sa fortune. Cesaro aurait souffert la misère avec courage s’il avait été seul à la supporter, mais il ne pouvait s’accoutumer à voir Teresina, si belle, si fière, se servir elle-même et s’imposer toutes sortes de privations. Il passait des nuits entières à se tourmenter l’esprit pour trouver un moyen de gagner leur vie ; c’est pourquoi ses joues étaient si pâles, quoiqu’il fût jeune et bien portant. L’idée de voir entrer sa sœur au couvent lui déchirait le cœur ; car il savait que Teresina faisait un grand sacrifice en prenant le voile, puisqu’elle n’avait point de vocation. Il n’avait plus qu’elle au monde, et pour elle, qu’il aimait tant, il aurait tout sacrifié.

Préoccupé de ces sombres pensées, il traversa la vaste cour de leur palais, où l’herbe croissait de toutes parts ; cette cour, autrefois si vivante, si joyeuse, où retentissaient le pas des chevaux, le roulement des riches équipages, le pas empressé des laquais aux livrées bigarrées, où tout annonçait la fortune et le bonheur, et qui, hélas ! était maintenant déserte et silencieuse.

Il descendit précipitamment vers le port de Santa-Lucia, et se promena à grands pas sur le rivage de la mer.

Comme il était là depuis un moment, il aperçut à quelque distance de lui un petit garçon joufflu qui se balançait de toutes ses forces dans une barque sur le banc de laquelle un jeune lazzarone dormait étendu. — Réveille-toi donc, pêcheur, criait le petit joufflu ; voilà deux carlins[1] mène-moi vite à Castellamare.

Non è l’ora (ce n’est pas l’heure), répondit le pêcheur ; et il se rendormit.

Alors le petit joufflu jura, frappa du pied et devint tout rouge de colère.

— Qu’avez-vous donc, signor ? demanda Cesaro. Pourquoi réveiller ce pêcheur ?

— Pour qu’il me conduise dans sa barque de l’autre côté du golfe. Savez-vous ramer ? voilà deux carlins.

— Je ne veux pas de tes carlins, dit Cesaro avec fierté ; je sais ramer, et je le conduirai pour rien. Le fils du duc de San-Severo n’est pas encore si ruiné qu’il ne puisse rendre service à un pauvre sire tel que toi.

Cesaro répondit cela parce qu’il avait beaucoup d’orgueil, mais le fait est qu’il était enchanté de trouver une occasion de se promener un peu sur mer, plaisir dont il était privé fort souvent. Il s’élança dans la barque, s’assit sur un des bancs, appuya ses pieds sur le dos du pêcheur qui dormait, saisit les rames et bientôt la barque disparut.


CHAPITRE DEUXIÈME.

GRAND PÉRILS ET PETITS VOYAGEURS.


Le soleil était brillant et la mer était toute parsemée d’étincelles. Cesaro, à mesure qu’il s’éloignait du rivage, sentait son cœur moins oppressé ; il éprouvait une joie si pure en admirant son beau pays, qu’il aimait tant !

Il n’y avait dans le ciel d’autre nuage que la fumée grise qui s’échappait du Vésuve ; Naples et son riche amphithéâtre de maisons blanches descendant jusqu’à la mer, avec ses terrasses couvertes de treilles et d’orangers, semblait de loin un colossal escalier de jardins, une immense cascade de fleurs. De grands vaisseaux, parés de toutes leurs voiles, se balançaient sur les flots ; c’était un spectacle admirable, et il fallait être aveugle ou criminel pour n’être pas heureux en ce moment. Cesaro oubliait ses chagrins, et s’enivrant d’une espérance vague, il ne pouvait se défier de la bonté de Dieu, qui avait créé une nature si belle : aussi, malgré tous ses malheurs, en ce moment il aimait la vie.

Cesaro ramait avec agilité ; le petit joufflu n’admirait rien, ne faisait rien, et se plaignait à chaque instant de la chaleur. Quant au jeune lazzarone, il dormait, se croyant encore à Naples, et sans se douter que c’était dans sa barque et avec lui qu’on voyageait.

Tout à coup, comme ils s’avançaient en pleine mer, le vent s’éleva, et les flots, d’abord si calmes, commencèrent à s’agiter ; on entendait comme de grands coups de canon dans les brisants : c’est le bruit que font les vagues en se jetant avec violence dans les grottes ou contre les rochers. Cesaro fronça le sourcil, et regarda de tous côtés autour de lui avec inquiétude ; le petit joufflu pâlit. — Je vous donne dix carlins, s’écria-t-il, si vous nous faites aborder ! J’ai peur ! j’ai peur ! je ne veux pas rester dans ce bateau.

— Il y faudra pourtant bien rester, vraiment, reprit Cesaro ; car si nous approchons du rivage, la barque se brisera contre les rocs, et vous ne m’avez pas trop l’air de savoir nager ; mais patience, restons en pleine mer, ce n’est peut-être qu’un grain ; peut-être ce soir le vent tombera.

Cesaro cherchait à rassurer son compagnon, mais il ne se faisait pas illusion sur leur danger. Il résolut d’éveiller le pêcheur, espérant de lui quelque secours : — Santa Maria ! s’écria le pauvre jeune homme en voyant le péril où il se trouvait subitement, vous m’avez réveillé trop tard !

En effet, la tempête s’annonçait terrible, déjà les vagues furieuses s’élevaient au-dessus de la barque et l’inondaient. Cesaro et le pêcheur, n’ayant plus l’espoir de diriger la barque, s’empressèrent de la vider à mesure que les lames d’eau la remplissaient. Le petit joufflu venait d’être pris du mal de mer ; heureusement, car ses douleurs l’occupèrent assez pour l’empêcher d’entraver la manœuvre par ses contorsions. D’ailleurs, il ne savait rien faire que gémir et offrir de l’argent à tout le monde : je crois que s’il avait conservé sa présence d’esprit il eût offert aussi des carlins à la tempête pour l’apaiser.

La nuit les surprit dans ces angoisses, le pêcheur, perdant tout espoir, tomba à genoux et fit un vœu à la Madone pour sortir de ce danger.

Cesaro pria aussi, non pas pour lui, mais pour Teresina, et pensant qu’il ne la reverrait plus, il pleura.

Tantôt la barque s’élevait rapidement sur une vague comme sur un pic, puis elle retombait précipitée comme dans un gouffre avec une horrible secousse ; on eût dit d’effroyables montagnes russes.

Les malheureux enfants (car le jeune pêcheur avait à peine quinze ans) furent ainsi ballottés toute la nuit. Ils se cramponnaient aux bancs de la chétive barque, et s’attendaient à chaque instant à être emportés par les vagues : leurs forces commençaient à les abandonner. Ils ne savaient plus dans quelle région ils se trouvaient ; un bruit faible annonçait pourtant un voisin rivage. — Nous allons périr, dit le pêcheur, nous sommes sur des rochers ! — Mais ses compagnons n’entendaient pas sa voix, que la voix de la tempête étouffait. Au même instant, la barque reçut un choc terrible et se brisa.

Santa Maria !… — Teresina !… — s’écrièrent les pauvres enfants.


CHAPITRE TROISIÈME.

ÉTRANGE MANIE D’UNE PRINCESSE.


Le lendemain, le soleil se leva pur et radieux, et rien n’aurait rappelé aux petits voyageurs leur mésaventure de la nuit, sans l’aspect bizarre de l’île fabuleuse où l’orage les avait jetés.

Cesaro, que les vagues avaient déposé sur le rivage, resta longtemps évanoui, et ne reprit ses sens que lorsque la chaleur du jour l’eut ranimé. Le pêcheur était déjà occupé à rattraper quelques débris de sa barque, qu’il espérait reconstruire avec le temps. Quant au gros joufflu, il fallut lui frapper longtemps dans les mains avant qu’il pût revenir de sa frayeur.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il en revenant à lui.

— Par saint Janvier ! je n’en sais rien, reprit le pêcheur ; mais tout ce que j’ai vu jusqu’à présent n’annonce rien de bon ; et si vous m’en croyez, vous m’aiderez promptement à reconstruire cette barque, sinon…

— Quoi ! s’écria le joufflu, serions-nous chez des sauvages ?

— Ma foi, je le croirais ! Pas un seul pêcheur sur la plage : ces gens-là ne mangent pas de poissons, et quand on ne mange pas de poissons…

— On mange des hommes, n’est-ce pas ? Oh ! mon Dieu, que j’ai peur ! Je donnerais bien deux cents carlins à celui qui me ramènerait à Naples aujourd’hui…

Le petit joufflu se mit à pleurer, car il était très-gourmand, et c’est une chose fort désagréable pour un gourmand que d’être soi-même le bon dîner qu’on voudrait faire.

Cesaro, pendant ce colloque, était monté sur la cime d’un rocher, d’où il pouvait examiner le pays dans presque toute son étendue. La première chose qu’il aperçut à quelque distance de lui, assis sur un rocher, ce fut un marmiton qui pêchait tranquillement à la ligne au bord de la mer. Cette vue le rassura ; en effet, l’aspect d’un marmiton dans une île déserte doit être d’un heureux présage.

— Rassurez-vous, cria-t-il à ses compagnons, l’île est habitée ; il y a des pêcheurs et même des marmitons !

Ses compagnons sautèrent de joie à cette nouvelle, et ils allèrent le rejoindre sur le rocher.

Santa Maria ! s’écria le pêcheur, que l’herbe est ici singulière ! — Il avait raison de s’étonner, l’herbe de cette île était rouge, mais rouge comme du feu. Ils avaient devant eux une grande prairie qui ressemblait à des charbons ardents.

— Je ne veux pas marcher sur ce gazon ! s’écria le joufflu, j’ai peur ! Je donnerai six carlins à celui qui me portera sur son dos.

Cesaro, sans l’écouter, s’élança dans la plaine ; et comme il marcha dans l’herbe rouge sans se brûler, ses compagnons l’imitèrent.

Tandis qu’ils s’avançaient vers la grande route, ils aperçurent un autre marmiton qui tenait un fusil sous son bras et que suivait un gros chien de chasse.

— Il paraît, pensa Cesaro, que dans ce pays les marmitons vont eux-mêmes chercher le poisson et le gibier qu’ils doivent accommoder. — Au même instant, il leva les yeux, et aperçut un troisième marmiton, perché sur un arbre et cueillant des prunes : ce qui le confirma dans son opinion.

Mais comme ils approchaient de la ville, ils virent venir une belle voiture à quatre chevaux, avec deux petits marmitons en postillons, et dans laquelle se pavanait un gros marmiton qui avait l’air fort insolent.

Cette fois, les trois voyageurs se regardèrent avec étonnement, et le petit joufflu s’écria :

— Par saint Janvier ! c’est un pauvre pays que celui où les marmitons vont en voiture !

Enfin, ils arrivèrent aux portes de la ville ; mais à peine étaient-ils parvenus à la barrière, qu’un grand marmiton, d’une physionomie grave et soupçonneuse, vint leur demander leurs passe-ports. — Nous sommes de malheureux étrangers qu’un naufrage a jetés dans cette île, répondit Cesaro, et nous réclamons l’hospitalité.

Le grand marmiton parut satisfait du ton de franchise et de dignité qui accompagnait ces paroles. — Hâtez-vous, messieurs, dit-il, d’entrer dans cette galerie : je craindrais pour vous un malheur si l’autorité vous surprenait dans cet habit. Ce pays a des usages singuliers, j’en conviens ; ce n’est pas un crime de les ignorer, mais ce serait une folie de les braver. Suivez-moi.

En disant ces mots, il conduisit les enfants dans une vaste chambre où l’on déshabillait les voyageurs ; et il fit apporter à chacun d’eux, selon sa taille, un habit de marmiton.

— La reine Marmite, qui gouverne ce pays, continua le grave marmiton, regarde l’art de la cuisine comme la base nécessaire d’un sage gouvernement : c’est pourquoi elle prescrit ce bizarre costume à tous ses sujets. Les étrangers même sont forcés de l’adopter, et l’imprudent qui refuserait de se soumettre à cette loi risquerait d’être mis en prison ou d’être massacré dans les rues.

Cesaro et le pêcheur changèrent d’habits sans murmurer ; mais le gros joufflu ne voulut rien entendre aux excellentes raisons qu’on venait de lui donner : — Je ne veux pas être marmiton ! s’écria-t-il en frappant du pied avec fureur ; grâce au ciel, je suis assez riche pour n’avoir besoin de servir personne ; je ne veux pas faire la cuisine, je ne veux pas être marmiton ! s’il le faut, je payerai plutôt un remplaçant !

On eut beau lui expliquer qu’il ne s’agissait pas de faire des sauces, que cet habit, étant celui de tout le monde, ne l’engageait à rien ; on eut beau lui répéter que ce gros marmiton qu’ils avaient vu passer dans cette belle voiture était un sénateur, un des hommes les plus riches et les plus considérés du pays, il n’y voulut rien comprendre, et l’on fut forcé de le mettre en prison.


CHAPITRE QUATRIÈME.

LE BONNET DE COTON.


Cesaro venait de terminer sa bizarre toilette, lorsqu’il entendit un grand bruit de tambours, de trompettes, de fanfares, qui le fit tressaillir de plaisir ; il s’élança dans la rue, et arriva bientôt sur les remparts de la ville, où toutes les troupes étaient rassemblées pour la revue. Ce fut alors qu’il vit une fourmilière de marmitons s’agiter dans toutes les rues, les uns à pied, les autres à cheval, d’autres aussi montés sur des canons : c’était un spectacle admirable.

Les musiciens s’avançaient, frappant avec des cuillers d’argent sur de belles casseroles bien brillantes ; c’était une harmonie délicieuse : les tambours-majors élevaient en l’air un superbe tournebroche tout en or, qui valait bien la grosse canne des tambours-majors européens, et qu’ils faisaient tourner sur leur tête avec beaucoup de grâce. Les marmitons d’élite, montés sur de magnifiques chevaux, attiraient d’abord tous les regards : nos carabiniers seraient de petits marmitons à côté de ces marmitons-là, et je vous assure qu’en les voyant si bien armés, si fiers, si terribles, il ne venait à personne l’idée de leur demander des petits pâtés.

La reine Marmite, placée sur une estrade, et entourée de ses marmitons d’honneur, saluait son peuple avec bienveillance, et paraissait fort satisfaite de la belle tenue de ses troupes.

Cesaro regardait tout cela sans trop s’étonner ; il savait bien que tous les peuples diffèrent dans leurs usages, et, d’ailleurs, il se rappelait avoir entendu raconter que, dans un pays pas très-éloigné du sien, tous les habitants étaient contraints, à certains jours, de se vêtir en militaires, quels que fussent leur goût, leur profession ; que ces jours-là, chaque citoyen (excepté pourtant les militaires) était obligé d’être soldat, avec fusil, giberne et sac sur le dos. Ah ! il n’y avait pas à dire, il fallait être guerrier, fussiez-vous colleur, cordonnier, confiseur, pâtissier. Cesaro trouvait donc très-simple, puisqu’il avait un pays où les pâtissiers montaient la garde, qu’il y en eût un aussi où les marmitons fissent la guerre.

Cesaro, pour mieux voir défiler les troupes, était monté sur une borne, et là, il se tenait droit comme un piquet, fier comme un Écossais, examinant toute chose avec attention. D’abord, cette multitude de bonnets de coton, tous de forme semblable et surmontés d’une mèche pareille, lui parut pécher par une sorte d’uniformité qu’on pouvait accuser de monotonie ; mais bientôt son œil finit par s’exercer à saisir des nuances d’abord imperceptibles ; il remarqua des différences sensibles entre un bonnet de coton et un autre, et enfin il découvrit qu’à la manière plus ou moins coquette ou sévère dont le bonnet était placé, on pouvait deviner le caractère et les habitudes de celui qui le portait. C’était là le secret de la reine, secret que pas un de ses ministres n’avait encore pu pénétrer.

Avec tout l’extérieur d’une marmite, cette princesse avait le regard d’un aigle, et il lui suffisait de voir un homme passer devant elle coiffé d’un bonnet de coton pour savoir s’il était paresseux, buveur, brave ou poltron, stupide ou spirituel, fat ou bon enfant : ce système d’observation était infaillible.

La reine apercevait-elle un bonnet de coton placé sans soin et de travers : — Voilà un mauvais sujet, se disait-elle.

Le bonnet était-il, au contraire, posé coquettement un peu sur l’oreille : — Voilà un garçon soigneux et intelligent, se disait-elle ; et alors elle lui confiait des fonctions importantes.

Ceux qui mettaient leur bonnet tout en arrière, la mèche tombant sur le cou, n’étaient jamais employés par la reine ; en effet, c’étaient toujours des niais, de francs imbéciles.

Les élégants, les dandys du pays, non-seulement posaient leur bonnet de coton d’une manière tout à fait particulière, mais encore ils en faisaient légèrement friser la mèche ; ils allaient même jusqu’à en faire broder la pointe, les uns en soie, les autres en perles ou en or, ce qui leur donnait l’air fort ridicule et prétentieux ; de plus, cela était contraire à la loi ; mais la reine tolérait cette infraction, parce qu’elle les entraînait dans de folles dépenses et que cela faisait aller le commerce.

Ceux qui enfonçaient leur bonnet presque sur les yeux étaient des gens graves et soupçonneux, dont on faisait des maîtres d’école, des douaniers ou des ambassadeurs.

Ces jeunes gens qui portaient ledit bonnet tout à fait sur l’oreille, comme s’il allait tomber, étaient des tapageurs, des querelleurs, de mauvaises têtes ; on en faisait des soldats, et les jours de grand péril ils faisaient des miracles. Ailleurs, on en aurait fait des magistrats, et ils auraient sans douté perdu le pays ; le tout est de connaître à quoi chacun est bon, car un défaut bien employé vaut mieux qu’une belle qualité mal placée : c’est ce que la reine Marmite comprenait à merveille, et c’est pourquoi elle avait ordonné que tous ses sujets fussent également vêtus en marmitons. Jamais peuple ne fut plus sagement administré. Eh bien ! tout cela venait de ce scélérat de petit bonnet de coton qui trahissait votre caractère à votre insu. Voyez un peu à quoi tiennent les grandes choses !

Cesaro devina ce secret, parce qu’il avait de l’esprit et surtout parce qu’il n’avait aucune sottise ; car c’est la sottise des jeunes gens qui les empêche de comprendre et de deviner. Un autre, à sa place, loin de s’appliquer à démêler le pourquoi d’un usage si bizarre, s’en serait moqué à cœur joie, aurait levé les épaules de mépris et s’en serait allé en disant : — Quel peuple stupide, d’obéir à cette folle princesse !


CHAPITRE CINQUIÈME.

LE LANGAGE À LA MODE.


Cependant la reine Marmite avait remarqué Cesaro ; rien qu’à la manière gentille et gracieuse dont il avait mis son bonnet de coton, elle avait reconnu en lui un garçon d’esprit. Il est vrai de dire aussi que la façon hardie dont il était monté sur cette pierre, sa jolie tournure, son air distingué, sa physionomie à la fois fière et bienveillante, parlaient d’avance en sa faveur ; il aurait pu plaire même sans bonnet de coton, et l’observateur le moins habile eût deviné au premier coup d’œil que c’était un enfant plein de courage et d’intelligence.

Quand toutes les troupes eurent défilé, en bon ordre vraiment, Cesaro fut fort surpris de voir un marmiton monté sur un cheval superbe se détacher du cortège de la reine et venir à lui fort civilement.

— La reine brûle de vous parler, dit le chambellan à Cesaro ; suivez-moi jusqu’au palais.

Cesaro obéit.

Chemin faisant, il remarqua que tous les chevaux des chevaliers d’honneur de la reine étaient couleur café au lait ; il s’en étonna. Il s’aperçut aussi bientôt, en écoutant les diverses conversations des courtisans qui marchaient devant lui, que tous les mots dont ils se servaient étaient des termes de cuisine, que toutes les images de leurs discours étaient empruntées à l’art culinaire.

Cela s’expliquait à merveille : la reine étant fort gourmande, il était tout simple que les gens de sa cour, pour lui plaire, cherchassent à flatter, dans leur langage, la passion qui la dominait.

Quel plat nous servira-t-on demain au conseil ? disait l’un. Cela voulait dire : Quelle loi aurons-nous ç discuter ?

— On nous mitonne quelque nouvel impôt, disait un autre.

— Cela serait dur à digérer, répliquait-on.

— Rassurez-vous, messieurs, objectait un troisième, la reine n’a point goûté ce projet ; elle s’est même emportée comme une soupe au lait à la seule idée de pressurer son peuple.

C’est ainsi que l’on s’efforçait de parler à cette cour. Les proverbes les plus à la mode étaient : Allonger la sauce ; ou : La sauce vaut mieux que le poisson ; ou bien encore : Il n’attache pas ses chiens avec des saucisses, et cent autres phrases de ce genre qu’on croyait devoir plaire à la reine.

Les femmes ne restaient pas en arrière dans cette innocente flatterie : les couleurs et la forme même de leurs vêtements rappelaient des choses fort bonnes à manger. Elles portaient des chapeaux cerise garnis de chicorée, des écharpes couleur saumon, vert-pomme, vert-bouteille ou flammé de punch ; des robes couleur abricot, et les manches de ces robes s’appelaient manches à gigot ou bien manches à côtes de melon : celles-ci étaient pour les robes parées. Les dessins des robes du matin étaient de petits vermicelles fort délicats ; les manteaux étaient presque tous marron ou chocolat ; et la reine paraissait sensible à ces attentions.

Les poètes seuls murmuraient de ce langage, qu’ils ne pouvaient se permettre d’imiter, parce qu’il n’était pas du tout poétique et que d’ailleurs il les entraînait dans des périphrases sans nombre. Voulaient-ils, dans leurs vers, dépeindre, par exemple, un manteau couleur chocolat, ils étaient obligés de s’exprimer ainsi :


Le mantel ondoyant de sa jeune compagne
Au repas du matin des enfants de l’Espagne
Empruntait sa couleur.


Cela voulait dire qu’il était couleur chocolat, le déjeuner d’un Espagnol : devinez si vous pouvez !


Les fruits du merisier, cultivés avec art,
À sa brillante écharpe avaient prêté leur fard,


signifiait une écharpe cerise ; il leur fallait pour cela remonter à l’origine du cerisier, rappeler le soin avec lequel il avait été greffé, et rendre hommage à la science du cultivateur ; ce n’était pas peu de chose à exprimer en deux vers.

Pour peindre une manche à gigot ils disaient :


Et la manche d’azur de ses amples habits
Imite en ses contours l’épaule des brebis…


ce qui n’était pas très-exact, car un gigot n’est pas une épaule de mouton ; mais c’est bien la moindre des licences poétiques que de prendre une jambe pour un bras. Tout cela nous prouve, mes chers neveux, que le premier pas fait vers le mauvais goût nous entraîne dans une foule de difficultés.

Les noms que l’on donnait aux enfants se ressentaient aussi de cette ridicule flatterie. Ici on donne aux jeunes filles des noms de fleurs, tels que Rose, Marguerite, Hyacinthe ; là-bas on leur donnait des noms de fruits ou de légumes, on les nommait Aveline, Noisette, Amanda. Il n’était pas rare de rencontrer de belles jeunes filles qui s’appelaient Pomme-d’amour. Les femmes du commun se nommaient Carotte, au lieu de Javotte ; les garçons de ferme, Poireau, au lieu de Pierrot. On était accoutumé à cela et cela ne paraissait point ridicule.

Les grands noms de famille, au lieu d’être des noms de terre ou de guerre, étaient presque tous des termes de cuisine ; il en était de même des grandes dignités du gouvernement : le vicomte des Fourneaux était ministre cuisinier d’État au département de l’intérieur ; l’amiral Turbot était ministre cuisinier d’État au département de la marée ; le baron de Lèchefrite, réfugié allemand, était au ministère des affaires étrangères ; le général de la Lardoire au ministère de la guerre ; le marquis de la Crémaillère au ministère des finances ; et le peuple, qui était fort malin et qui aimait à plaisanter, ne restait pas un jour sans dire : — Eh bien ! quand pendrons-nous la crémaillère ?

Cesaro n’approuvait point du tout ces sobriquets, qui auraient paru de mauvaise compagnie dans tout autre pays ; mais comme il voyait clairement que c’était le bon ton de la cour, il résolut de l’imiter. Aussi, lorsqu’il fut présenté à la reine Marmite, et qu’elle lui demanda de quel pays il venait, au lieu de dire tout simplement : — Je viens de Naples, — il répondit qu’il arrivait du pays des macaronis.


CHAPITRE SIXIÈME.

GRANDES INQUIÉTUDES.


La reine fut si touchée de cette gentille flatterie, qu’elle ordonna qu’on lui comptât sur-le-champ soixante beignets d’or (c’était la monnaie du royaume) ; excellente monnaie, je vous jure, car ces beignets étaient aussi larges et presque aussi épais que de véritables beignets, et les plus grands sequins de Turquie auraient paru des pastilles en comparaison de cette monnaie-là !

La reine Marmite, au seul mot de macaroni, se sentit émue ; elle avait toujours entendu parler de ce mets délicieux et jamais elle n’avait eu le bonheur d’en goûter. — Jeune enfant, s’écria-t-elle dans son enthousiasme, je te promets autant de beignets d’or qu’il en tiendrait dans une chaudière, si tu peux me faire goûter un plat de macaroni.

— Rien ne me sera plus facile, grande reine, répondit Cesaro avec une audace inconcevable ; je m’engage à servir sur la table de Votre Majesté le meilleur plat de macaroni qui ait jamais été servi au banquet du roi des Deux-Siciles… Je demanderai seulement à Votre Majesté de m’accorder trois jours pour me procurer les divers ingrédients…

— Trois jours ! répondit la reine, c’est bien long pour mon impatience ; mais n’importe, je te les accorde ; va donc et ne perds pas un instant.

Alors on conduisit Cesaro dans les cuisines du palais ; en traversant les cours, il remarqua que ce palais avait la forme d’un biscuit de Savoie, ce qui ne le surprit nullement.

Toutefois, le jeune duc ne laissait pas d’être inquiet ; s’il avait souvent mangé des macaronis chez son père, il n’en avait jamais accommodé, et il s’effrayait de l’entreprise où son audace l’avait entraîné. Il regrettait de s’être engagé si imprudemment ; il sentait que s’il ne réussissait pas, les plus grands périls le menaçaient. Quoique bien jeune, Cesaro savait déjà que sa faveur avait été trop prompte et trop grande pour que sa disgrâce ne fût pas terrible. L’accueil si flatteur qu’il avait reçu de la reine Marmite avait déjà éveillé la jalousie des courtisans ; il prévoyait que toute la cour serait appelée à goûter ses macaronis, et que, s’il les manquait, il était perdu.

Ces réflexions fort raisonnables l’alarmaient singulièrement ; d’un autre côté, l’idée d’acquérir en un moment une somme si considérable le transportait de plaisir. La moitié de cette somme suffirait pour doter sa sœur, sa chère Teresina ; elle ne serait plus réduite à se renfermer dans un couvent ; elle pourrait épouser le jeune prince de Villaflor, qu’elle aimait sans oser se l’avouer à elle-même ; elle serait enfin riche et heureuse.

Teresina heureuse ! cela était bien séduisant pour Cesaro. N’était-ce pas là tout ce qu’il avait désiré ? Ces grands périls, ces grands travaux que son ambition avait tant de fois rêvés, n’était-ce pas pour assurer le bonheur de Teresina ? Ne fallait-il pas des événements extraordinaires pour qu’un enfant de son âge fît fortune en un seul jour ? Eh bien, ces grands événements étaient arrivés : il avait été jeté par une tempête dans une île jusqu’alors inconnue, où les plus bizarres circonstances le mettaient à même de faire sa fortune, et il laisserait échapper une si belle occasion !… Non, en vérité, ce serait une folie impardonnable, et dût-il passer ces trois jours et ces trois nuits à goûter ses macaronis sans boire ni dormir, il n’abandonnera point son entreprise.


CHAPITRE SEPTIÈME.

CONSULTATIONS DIVERSES.


Dès qu’il fut parvenu dans la dernière cuisine, dont les fenêtres donnaient sur la rue, il prétendit que le plat qu’on lui demandait, exigeant la plus minutieuse attention, ne pouvait être composé que dans la solitude, et chacun alors se retira.

Cesaro, livré à lui-même, médita longtemps sur la nature du macaroni : il ne savait pas précisément si c’était une pâte, une plante comme le riz, ou un légume comme les salsifis. La difficulté lui parut telle, qu’il résolut d’aller consulter ses compagnons de voyage, en leur confiant les dangers de sa position.

Il était bien certain de trouver le jeune pêcheur au bord de la mer : en effet, à peine s’approcha-t-il du rivage, qu’il aperçut un marmiton qui lui disait bonjour : c’était le pêcheur.

— Les macaronis sont une pâte, s’écria-t-il dès que Cesaro l’eut questionné ; mais, j’y pense, ajouta-t-il ; quelqu’un ici peut vous dire cela mieux que moi ; demandez à ce vilain petit joufflu qui est cause de tous nos malheurs : son père en vendait autrefois, des macaronis ; il a été élevé dans la pâte, lui ! il connaît tout cela mieux que moi.

Cesaro remercia le pêcheur des renseignements qu’il lui donnait, et il lui offrit trois belles pièces d’or, ce dont le pêcheur parut très-reconnaissant.

Cesaro courut à la prison où le petit joufflu était enfermé. Il trouva le pauvre garçon de fort mauvaise humeur, car tout le monde s’y moquait de lui, geôliers et détenus. Le fait est qu’il était d’une sottise insupportable ; il ne savait, comme nous l’avons déjà remarqué, qu’offrir de l’argent, des carlins à tout le monde.

Or on ignorait ce que c’était que des carlins dans ce pays-là, on ne se doutait pas même qu’une monnaie pût jamais se nommer ainsi ; on ne connaissait, comme chez nous, sous ce nom de carlins, que de vilains petits chiens qui aboient toujours et qui mordent les jambes des enfants que l’on caresse ou des amis que l’on reçoit trop bien. Jugez un peu de l’effet qu’il devait produire, lorsque, pour gagner les geôliers, il leur disait d’une voix gémissante :

— Délivrez-moi, je vous en prie ; je vous donnerai soixante carlins  !

— Qu’est-ce que nous ferions de tes carlins ? s’écriait le geôlier en éclatant de rire et croyant qu’on lui proposait soixante chiens ; envoyez-les donc, mon petit ami, vos carlins, j’ai ici deux bouledogues qui se chargeront de les bien recevoir.

L’enfant, mal élevé, s’irritait de ces plaisanteries. Ce fut vraiment bien autre chose lorsqu’il entendit Cesaro lui demander sérieusement comment on faisait la pâte des macaronis.

— Mauvais petit duc sans duché, s’écria-t-il furieux, ne viens-tu pas aussi te moquer de moi et me reprocher ma naissance ! Eh bien, oui, je suis le fils d’un marchand de macaroni, mais je te méprise, bien que tu sois duc et marquis ; car tu n’iras jamais qu’à pied, et moi je vais en carrosse !

— Tu ne vas ni à pied ni en carrosse, puisque tu es en prison, reprit Cesaro en riant ; mais je veux si peu te reprocher l’obscurité de ta naissance, que tout ce que je désirerais moi-même en ce moment, c’est que mon père eût vendu des macaronis, comme le tien. Ne te fâche pas, viens avec moi, ajouta Cesaro ; si la reine Marmite savait qu’elle possède en ses États le fils d’un marchand de macaroni, elle te comblerait de faveurs. Viens à la cour ; les plus grands honneurs t’y attendent justement à cause de l’état de ton père, dont tu as la sottise de rougir.

Le petit joufflu se sentit un moment ébranlé ; l’idée d’être présenté à la cour lui souriait, mais la vue du bonnet de coton que portait Cesaro le retint. Il pensa qu’il ne pouvait sortir de la prison qu’en s’habillant en marmiton, et il ne put jamais s’y résigner.

Alors Cesaro exigea de lui tous les renseignements nécessaires pour la fabrication des macaronis ; il ne put les obtenir qu’en promettant au petit joufflu de le reconduire avant huit jours dans sa patrie.


CHAPITRE HUITIÈME.

MANIÈRE D’APPRENDRE À FAIRE DES MACARONIS.


Toute la journée du lendemain fut employée à pétrir la pâte des macaronis ; et après plusieurs essais malheureux, Cesaro parvint enfin à réussir complètement.

Le surlendemain arriva : c’était le grand jour, le jour décisif. Cesaro sentait son cœur battre vivement, il invoquait le souvenir de Teresina pour se rassurer.

Il soufflait le feu d’une main tremblante ; il préparait avec une émotion qui jusqu’alors lui avait été inconnue ce plat dangereux d’où dépendait toute son existence.

Que de fois, dans son empressement à goûter ce mets important, l’infortuné se brûla la langue ! que de macaronis furent sacrifiés dans ces épreuves, dans cette lutte douloureuse ! les uns, brisés en morceaux, voyaient leurs membres sans vie çà et là dispersés ; d’autres flottaient noyés dans une sauce, hélas ! trop abondante ; ceux-ci, privés de chaleur, restaient à la surface, étendus, roides et immobiles ; ceux-là, au contraire, exposés au feu de toutes parts, se calcinaient sans gloire au fond de la casserole embrasée ; et tous, bientôt, après des souffrances inutiles, allaient en frémissant s’abîmer dans un même carnage, ou plutôt dans une bouillie universelle !

Trois fois de nouveaux combattants furent envoyés au feu, et trois fois la victoire fut impossible, Cesaro voyait avec douleur s’épuiser ses bataillons et son fromage de Parmesan, qu’il avait eu tant de peine à se procurer ; l’heure du dîner avançait ; la reine et toute sa cour allaient le juger sans appel : il fallait réussir, réussir à tout prix.

Cesaro s’arma de courage, il enfonça son bonnet de coton sur ses oreilles, il se recueillit, il s’inspira des souvenirs de son enfance  ; il se rappela les délicieux macaronis qu’il faisait filer avec tant de grâce… Il eut une vision… il aperçut autour d’une table merveilleuse comme un grand repas sans convives, où des fourchettes vivantes, se jouant avec leurs compagnes, s’enlaçaient de macaronis gracieux : elles se tournaient, se retournaient dans tous les sens, et les liens flexibles qui les unissaient tournaient et retournaient avec elles ; ils se courbaient sans jamais se rompre !… c’est qu’ils étaient assez cuits pour se ployer sans résistance, mais pas assez cependant pour se briser en se ployant.

Voilà ce que le jeune duc comprit avec un instinct merveilleux. Cette vision l’éclaira ; un seul instant lui montra toutes ses fautes passées, lui révéla toutes ses chances de succès ; il se remit à l’œuvre avec exaltation, et bientôt le triomphe le plus éclatant vint couronner ses efforts.

Jamais on n’avait servi à la table de son père des macaronis plus appétissants. Cesaro était content de lui, car ce qu’il venait de faire était bien, mais il n’était pas rassuré. Les gens qui allaient juger du mérite de son œuvre étaient des ignorants ; or les ignorants sont difficiles. Ils vous commandent de faire des choses qu’ils ne connaissaient point ; puis, quand on leur apporte ce qu’ils ont demandé, ils vous répondent naïvement : « Quoi ! c’est cela que j’ai voulu ? » Bien heureux s’ils ne vous disent pas : « Vous vous êtes trompé ! »

Cesaro vit partir son plat de macaronis avec angoisse. Il attendit dans la plus grande inquiétude que la reine le fît appeler ; mais le dîner se passa, on servit le dessert, le café, et la reine ne le fit point appeler.

Il voulut questionner le maître d’hôtel sur l’effet qu’avaient produit ses pauvres macaronis, mais sa fierté s’y refusa. Une horrible pensée vint à son esprit : il s’imagina que le maître d’hôtel ne les avait point servis sur la table, par jalousie contre lui et pour lui jouer un mauvais tour ; alors le désespoir s’empara de son cœur, et il tomba dans un accablement bien concevable.

Il resta dans cet état jusqu’à dix heures du soir, sans vouloir prendre de nourriture ni de repos, cherchant à s’expliquer le silence de la reine à son égard et ne comprenant rien à ses caprices.

Absorbé par ses réflexions, il n’entendit pas la porte de la cuisine solitaire s’ouvrir doucement, il n’entendit point les pas furtifs qui se dirigeaient de son côté ; mais il frissonna de tous ses membres lorsqu’il sentit tout à coup sur son épaule une main qui s’y posait.

Il releva la tête brusquement : quelle fut sa surprise, lorsqu’au lieu d’un voleur, d’un gendarme, qu’il redoutait, il reconnut, devinez qui ?… la reine !… la reine Marmite elle-même, en personne… et en robe de chambre !…

— Grande reine, s’écria-t-il en se prosternant ; vous !… en ces lieux !… à cette heure !…

— Ne craignez rien, répondit la reine ; je suis contente, vous êtes celui que je cherchais, le messager qu’il me fallait pour l’entreprise la plus importante qu’une reine ait jamais méditée !… Ne perdons point de temps ; prenez ces papiers, ils contiennent vos instructions ; je vous connais assez déjà pour savoir que vous êtes capable de les exécuter fidèlement.

Cesaro ne revenait point de sa surprise. Une ardente curiosité le tourmentait aussi, il mourait d’envie de demander à la reine comment elle avait trouvé ses macaronis, car il ne pouvait croire que la reine lui donnât une mission si importante, uniquement parce qu’elle les avait trouvés bons.

Enfin, n’y pouvant plus tenir : — Reine, dit-il d’une voix tremblante, oserai-je… Comment… les macaronis ?…

— Étaient excellents, interrompit la reine voyant son trouble, et c’est à eux que vous devez la faveur dont je vous honore. Je ne suis pas aussi gourmande que le prétendent mes sujets, ni aussi folle que je daigne le leur paraître. L’agriculture souffrait beaucoup dans ce pays lorsque je montai sur le trône. Le blé était mauvais, les plantes étaient sans suc, les fruits sans saveur ; les vignes, presque stériles, ne donnaient qu’un vin sans chaleur : je me suis faite gourmande, et depuis ce temps, le blé de ce pays est le plus beau qu’on puisse voir ; les vins y sont peut-être meilleurs que les bons vins de France ; les oignons sont gros comme des pommes, les pommes sont grosses comme des citrouilles, les citrouilles comme des maisons. On raconte même à ce sujet l’histoire de deux voleurs qui se réfugièrent dans un potiron qu’ils avaient taillé comme une caverne ; ils y demeurèrent longtemps en repos ; malheureusement l’automne arriva, et l’on voulut cueillir la citrouille : ils furent obligés de s’enfuir en laissant tout leur butin, qui se montait, dit-on, à deux millions ; ce fut une bonne trouvaille pour le propriétaire.

Comme Cesaro paraissait ajouter peu de foi à cette fable :

— Cette folle histoire, continua la reine, cache une morale raisonnable ; car s’il est peu probable que deux voleurs habitent une citrouille, il est certain qu’une terre bien cultivée donne des trésors. Voilà pourquoi je suis si gourmande…

— Ceci vous, prouve, dit encore la reine en souriant à son tour, que les défauts des rois ont quelquefois leurs avantages, et que ce qu’il faut désirer dans un monarque, ce n’est pas la perfection, qui est impossible ; c’est un défaut qui soit profitable au pays.

Cesaro, voyant que la reine plaisantait, s’enhardit et voulut faire l’aimable aussi : — Reine, dit-il, je regrette bien que Votre Majesté ne soit pas gourmande.

— Pourquoi ? reprit la reine.

— Si j’avais su cela, je n’aurais point passé trois jours et trois nuits à faire ces malheureux macaronis…

La reine se mit à rire gracieusement.

— Vous auriez eu grand tort, répondit-elle, je les ai goûtés, et, je vous le répète, ils étaient fort bons. Ce sont eux qui m’ont appris ce que vous valez et qui m’ont donné confiance en vous.

Cesaro ouvrait de grands yeux, ne comprenant rien à ces paroles. — Comment des macaronis, pensait-il, peuvent-ils inspirer tant d’estime ?

— Oui, continua la reine, ces macaronis ont suffi à me dévoiler votre caractère. D’abord, ils m’ont prouvé que vous n’aviez point de sottise, puisque vous, duc de San-Severo, marquis della Cava, fils d’un favori du roi de Naples, vous vous résigniez à les accommoder ; de plus, ils m’ont prouvé que vous étiez audacieux, entreprenant, puisque vous vous engagiez à les servir sur ma table, sans savoir seulement ce que c’était qu’un macaroni ; enfin, ils m’ont prouvé que vous étiez patient, plein de persévérance et d’intelligence, puisque, sans en avoir jamais accommodé, vous êtes parvenu à en dresser un plat aussi fin, aussi délicat que l’aurait fait le meilleur cuisinier de France.

Cesaro paraissait ravi de cette explication.

— L’heure s’avance, dit la reine ; rendez-vous au port, un vaisseau vous attend ; hâtez-vous, le vent est favorable.

Cesaro aurait bien voulu savoir si la reine tiendrait sa promesse, si cette somme considérable qu’il destinait à doter Teresina lui serait donnée ; mais il n’osait adresser à la reine aucune question à ce sujet : le jeune duc sentait combien il serait inconvenant de demander son salaire comme cuisinier, lorsqu’on le traitait en ambassadeur.

La reine Marmite, qui avait l’esprit très-fin, devinait tout cela et lui savait fort bon gré de sa discrétion.

— Enfant, dit-elle, avant de nous quitter ; n’avez-vous aucune grâce à me demander ?

— J’en aurais une bien grande, répondit Cesaro, — mais je n’ose l’exprimer…

— Parlez, dit-elle.

La reine crut qu’il allait réclamer sa récompense, et cette pensée lui déplut ; mais elle fut agréablement surprise lorsque Cesaro continuant :

— Madame, dit-il, il y a deux de mes compagnons de voyage qui languissent ignorés dans cette île ; Votre Majesté voudrait-elle me permettre de les ramener dans leur patrie ?

— Ils sont déjà embarqués sur votre navire, répondit la reine avec malice ; je n’ai que faire de ces deux paresseux dans mes États. Adieu, ajouta-t-elle en lui tendant la main. Je vous regretterais, si je ne vous croyais plus utile à mes intérêts dans votre pays que dans le mien : c’est auprès de votre roi que vous devez me servir. Allez, je compte sur vous.

À ces mots, la reine, ayant permis à Cesaro de lui baiser la main, s’éloigna.


CHAPITRE NEUVIÈME.

LE RETOUR.


Le jeune duc de San-Severo se rendit au port, en réfléchissant à la singularité de son aventure. Son vaisseau mit à la voile le soir même, et il passa toute la nuit à parcourir les papiers que la reine lui avait confiés, et qui étaient de la plus haute importance.

Ce ne fut que le lendemain, lorsque le jour fut venu, qu’il découvrit les innombrables richesses dont la reine avait fait charger son navire : c’étaient d’énormes caisses remplies de beignets d’or, puis les étoffes les plus précieuses, les fruits les plus rares, les vins les plus délicieux ; elle n’avait rien épargné pour que la route fût agréable. Cesaro s’applaudit alors de sa délicatesse, en pensant qu’elle avait pu être appréciée par une âme si généreuse.

Pendant la traversée, il écrivit à sa sœur Teresina pour se hâter de la rassurer sur son sort ; car ce n’était pas elle qu’il devait voir la première en arrivant à Naples. Le devoir passe avant les affections ; c’est pourquoi Cesaro, à peine débarqué sur le rivage chéri de Naples, se rendit d’abord chez le roi, et donna ordre que l’on portât sa lettre chez sa sœur, où il aurait tant voulu courir tout de suite.

Jamais on n’a su quelle était cette mission importante dont Cesaro était chargé, mais il faut croire qu’il s’en acquitta avec une rare sagacité, puisque, à dater de ce jour, le roi le prit en affection et lui rendit toute la faveur dont avait joui si longtemps le duc de San-Severo, son père.

Cesaro resta plusieurs heures en conférence avec le roi ; enfin il fut libre, et le cœur lui battit vivement en songeant qu’il allait revoir Teresina.

Comme il descendait l’escalier du palais, il rencontra le prince de Villaflor, ce jeune homme si séduisant et qu’il savait tant aimé de sa sœur ; au lieu de le fuir par fierté, ce qu’il faisait ordinairement, il alla vers lui avec cordialité et le pria de l’accompagner chez sa sœur. Chemin faisant, il lui conta une partie de ses aventures, qui surprirent étrangement le jeune prince.

À peine Cesaro avait-il franchi l’entrée de sa demeure, que Teresina vint se jeter dans ses bras. Oh ! combien elle était joyeuse, cette belle jeune fille ! qu’elle était heureuse de revoir son frère ! si heureuse, qu’elle n’aperçut pas près de lui le prince de Villaflor qu’elle aimait.

Dès qu’il s’approcha d’elle, elle rougit. Hélas ! ma sœur, dit Cesaro en la regardant avec malice, ne te réjouis pas trop ; toujours quelque chose vient gâter notre bonheur, on n’obtient rien sans sacrifice : le roi m’a rendu la faveur qu’il avait retirée à mon père, il est vrai, mais c’est à condition que tu épouseras le prince de Villaflor, que voici. Parle franchement, veux-tu faire pour moi ce sacrifice ?

Teresina se hâta d’embrasser son malin frère, pour cacher le trouble qu’elle éprouvait, et elle lui pardonna sans peine de s’être ainsi moqué d’elle.

Cesaro n’oublia point ses compagnons de naufrage ; il fit à chacun d’eux des présents magnifiques. Souvent il allait se promener dans une belle barque qu’il avait donnée au pêcheur, et souvent aussi il invitait aux repas qu’il offrait à toute la cour le petit joufflu, devenu un riche propriétaire du pays. Le jeune duc se plaisait infiniment à écouter les incroyables mensonges que celui-ci débitait sur leur aventure dans l’île des Marmitons, qu’il prétendait avoir visitée dans tous les sens ; Cesaro eut la patience de l’écouter pendant de longues années, sans jamais le démentir.

Cesaro, doué des qualités les plus brillantes, parvint, quoique jeune, aux plus hauts emplois ; à vingt-huit ans, il était déjà premier ministre et il gouvernait tout le pays. Comme il avait fait présent à sa sœur, maintenant princesse de Villaflor, de l’ancien palais de leur père, il en voulut faire bâtir un autre pour lui-même : c’est celui que l’on admire encore à Naples dans la joyeuse rue de Tolède, palais admirable auquel il donna, en souvenir de ses aventures, le nom de pallazzo Marmitoni.

La morale de ce conte, mes chers neveux, est qu’il ne faut pas se hâter de rire des usages bizarres que nous remarquons chez les peuples étrangers ; les mœurs d’un peuple sont en harmonie avec ses besoins et son climat, et lors même qu’une loi nous paraît absurde, nous devons croire que si des millions d’hommes ont pu se résigner à la suivre pendant des centaines d’années, c’est qu’ils y ont trouvé quelque avantage.

Ainsi, lorsque, dans vos voyages, une singularité vous frappera, un usage étrange vous paraîtra ridicule, ne vous en moquez pas tout de suite ; tâchez plutôt de découvrir à quelle nécessité ils répondent et de quel inconvénient ils préservent.

Appliquez enfin cette morale à ce conte de votre tante, et ne vous moquez pas de ces marmitons avant d’avoir demandé à vos parents quelle est l’origine des janissaires.

  1. Les carlins sont une monnaie du pays ; un carlin vaut quarante-cinq centimes.