Contes d’une grand’mère/Les Ailes de courage

Contes d’une grand’mèreMichel Lévy frères1 (p. 201--).


LES AILES DE COURAGE





À


AURORE ET GABRIELLE SAND


Cette fois-ci, mesdemoiselles chéries, l’histoire sera longue : vous l’avez demandée comme cela. Si vous vous endormez en l’écoutant, on la finira un autre jour, à la condition que vous vous rappellerez le commencement. Aurore a demandé que la scène se passât dans un lieu remarqué par vous durant vos voyages. Je n’ai pas beaucoup de choix, et je suis forcée de vous ramener en Normandie, où déjà vous avez fait connaissance avec le marécage fleuri de la Reine Coax ; mais nous sortirons de ces eaux tranquilles, et nous irons voir, non loin de là, cette mer rose et bleue que vous aimiez encore plus. Prenez votre tricot ou vos découpures, soyez sages, mais interrompez quand vous ne comprendrez pas. Je m’expliquerai en mots parlés, qui sont toujours plus clairs que les mots écrits. Vous voulez qu’il y ait du merveilleux dans mon récit. Il y en aura un peu, mais c’est à la condition qu’il y aura aussi des choses vraies que tout le monde ne sait pas, et que vous ne serez pas fâchées d’apprendre, non plus que vos grands cousins qui sont là. La nature est une mine de merveilles, mes chers enfants, et toutes les fois qu’on y met tant soit peu le nez, on est étonné de ce qu’elle vous révèle.

Nohant, octobre 1872.


I


Il y avait dans les terres du pays d’Auge, du côté de Saint-Pierre-d’Azif, à trois lieues de la mer, un bon paysan et sa femme qui, à force de travail, étaient devenus assez riches. Dans ce temps-là, c’est-à-dire il y a environ cent ans, le pays n’était pas très-bien cultivé. C’étaient des herbages et puis des herbages, avec des pommiers et encore des pommiers ; un grand pays tout plat, à perte de vue, et de temps en temps un petit bois de noisetiers, avec un jardinet et une maison de bois et de torchis, la pierre étant rare. On élevait par là de bonnes vaches, on faisait d’excellent beurre et des fromages renommés ; mais, comme il n’y avait alors ni grandes routes, ni chemins de fer, ni toutes ces maisons de campagne qu’on voit aujourd’hui sur la côte, le paysan n’avait pas beaucoup d’idées et n’inventait rien pour augmenter ou varier les produits de la terre.

Celui dont je vous parle s’appelait Doucy et on appelait sa femme la mère Doucette. Ils avaient plusieurs enfants qui tous travaillaient comme eux, n’inventaient pas davantage et ne se plaignaient de rien, tous très-bons, très-doux, très-indifférents, ne faisant rien vite, mais faisant toujours quelque chose et pouvant arriver à la longue à mettre de côté un peu d’argent pour acheter de la terre.

Il y en avait un seul, qu’on appelait Clopinet, qui ne travaillait pas ou presque pas. Ce n’est point qu’il fût faible ou malade ; il était frais et fort, quoiqu’un peu boiteux, très-joli de visage et rose comme une pomme. Ce n’est pas non plus qu’il fût désobéissant ou paresseux ; il n’avait aucune malice et ne craignait pas de se donner de la peine ; mais il avait une idée à lui, et cette idée, c’était d’être marin. Si on lui eût demandé ce que c’était que d’être marin, il eût été bien embarrassé de le dire, car il n’avait guère que dix ans quand cette idée entra dans sa tête, et voici comment elle y entra.

Il avait un oncle, frère de sa mère, qui était parti tout jeune sur un navire marchand et qui avait vu beaucoup de pays. Cet oncle, établi sur la côte de Trouville, venait de loin en loin voir les Doucy, et il racontait beaucoup de choses extraordinaires qui n’étaient peut-être pas toutes vraies, mais dont Clopinet ne doutait point, tant elles lui paraissaient belles. C’est ainsi qu’il prit l’idée de voyager et une très-grande envie d’aller sur la mer, encore qu’il ne l’eût jamais vue et qu’il ne sût pas au juste ce que c’était.

Elle n’était pas loin pourtant, et il eût bien pu marcher jusque-là, sa boiterie ne le gênant guère ; mais son père ne se souciait pas de lui voir prendre le goût des voyages, et ce n’était pas la coutume des paysans de ce temps-là de s’éloigner sans nécessité de leur endroit. Les frères aînés allaient aux foires et marchés quand besoin était. Pendant ce temps-là, les plus jeunes gardaient ou soignaient les vaches et ce n’était jamais le tour de Clopinet d’aller se promener. Il en prit de l’ennui et en devint tout rêveur. Quand il menait paître ses bêtes, au lieu d’inventer quelque amusement, comme de faire des paniers de jonc ou de bâtir des petites maisons avec de la terre et des brins de bois, il regardait les nuages, et surtout les oiseaux voyageurs qui passaient pour aller à la mer ou pour en revenir. — Sont-ils heureux, ceux-là ! se disait-il ; ils ont des ailes et vont où il leur plaît. Ils voient comment le monde est fait, et jamais ils ne s’ennuient.

À force de regarder les oiseaux, il les connaissait à leur vol, si haut qu’ils fussent dans le ciel. Il savait leurs habitudes de voyage, comment les grues se mettent en flèche pour fendre les courants d’air, comment les étourneaux volent en troupe serrée, comment planent les oiseaux de proie et comment les oies sauvages se suivent en ligne à distance bien égale. Il était toujours content de voir arriver les oiseaux de passage et il essayait souvent de courir aussi vite qu’ils volaient ; mais c’était peine inutile : il n’avait pas fait dix pas qu’ils avaient fait une lieue et qu’il les perdait de vue.

Soit à cause de sa boiterie, soit parce qu’il n’était pas naturellement brave, Clopinet ne s’éloignait guère de la maison et ne faisait rien pour accorder son courage avec sa curiosité. Un jour que l’oncle marin était venu voir la famille et que Clopinet parlait d’aller voir la mer avec lui, si son papa voulait bien le permettre :

— Toi ? dit le père Doucy en riant : tais-toi donc ! tu ne sais pas marcher et tu as peur de tout. Ne vous embarrassez jamais de ce gamin-là, beau-frère ! c’est un malingre et un poltron. L’an dernier, il s’est caché tout un jour dans les fagots, parce qu’il a passé un ramoneur un peu barbouillé qu’il a pris pour le diable. Il ne peut pas voir sans crier le tailleur qui vient faire nos habits, parce qu’il est bossu. Un chien qui grogne, une vache qui le regarde, une pomme qui tombe, le voilà qui s’envole. On peut bien dire que c’en est un qui est venu au monde avec des ailes de la peur attachées aux épaules.

— Ça passera, ça passera, répondit l’oncle Laquille, — c’était le nom du marin ; quand on est enfant, on a des ailes de peur ; plus tard, il vous en pousse d’autres.

Ces paroles étonnèrent beaucoup le petit Clopinet. — Je n’ai point d’ailes, dit-il, mon papa se moque ! mais peut-être qu’il m’en pousserait, si j’allais sur la mer !

— Alors, reprit le père Doucy, ton oncle devrait en avoir ? Dis-lui donc de te les montrer !

— J’en ai quand il en faut, reprit le marin d’un air modeste ; mais ce sont des ailes de courage pour voler au danger. Clopinet trouva ces paroles très-belles, et ne les oublia jamais ; mais le père Doucy rabattit l’orgueil de son beau-frère en lui disant : — Je ne dis point que tu n’aies pas ces ailes-là quand il faut faire ton devoir ; mais quand tu rentres à la maison, tu n’en es plus si fier, ta femme te les coupe !

Le père Doucy disait cela parce que la mère Laquille gouvernait le ménage, tandis qu’au contraire la mère Doucette était très-bien nommée et tout à fait soumise à son mari.

À cause de cela, cette bonne femme n’osait point encourager les idées de Clopinet, dont le père ne voulait pas entendre parler. Il disait que le métier de marin était trop dur pour un garçon qui avait une jambe plus faible que l’autre ; il disait pourtant aussi que Clopinet, malgré sa bonne santé, ne serait jsmais un homme assez solide pour bêcher la terre et qu’il fallait lui faire apprendre l’état de tailleur, qui est un bon état dans les campagnes.

Aussi, un jour que le tailleur était venu dans la famille, comme il avait coutume de venir tous les ans, le père Doucy lui dit : — Tire-à-gauche, mon ami, — on appelait ainsi le tailleur parce qu’il était gaucher et tirait l’aiguille au rebours des autres, — nous n’avons pas d’ouvrage à te donner cette année ; mais voilà un petit qui aurait bonne envie d’apprendre ton état. Je te paierai quelque chose pour son apprentissage, si tu veux être raisonnable et te contenter de ce que je t’offrirai. Dans un an d’ici, il pourra t’aider, faire tes commissions, être enfin ton petit serviteur et gagner chez toi sa nourriture. — Combien donc est-ce que vous donneriez ? dit le tailleur en regardant Clopinet du coin de l’œil, d’un air un peu dédaigneux, comme pour déprécier d’avance la marchandise.

Pendant que le paysan et le tailleur discutaient à voix basse les conditions du marché, et se tenaient à deux livres tournois de différence, Clopinet, tout interdit, car jamais il n’avait eu la moindre envie de coudre et de tailler, essayait de regarder tranquillement le patron auquel on était en train de le vendre. C’était un petit homme bossu des deux épaules, louche des deux yeux, boiteux des deux jambes. Si on eût pu le détortiller et l’étendre sur une table, il eût été grand ; mais il était si cassé et si soudé aux angles que, quand il marchait, il n’était pas plus haut que Clopinet lui-même, qui avait alors douze ans et n’était pas très-grand pour son âge. Tire-à-gauche, lui, pouvait bien avoir la cinquantaine ; sa tête, énorme en longueur, jaune et chauve, ressemblait à un gros concombre. Il était sordidement vêtu des guenilles qui n’avaient pu resservir dans les vêtements de ses pratiques et que l’on eût jetées aux fumiers, s’il ne les eût réclamées ; mais ce qu’il y avait en lui de plus horrible, c’était ses pieds et ses mains, d’une longueur démesurée et très-agiles, car, avec ses bras en fuseau et ses jambes en équerre, il travaillait et marchait plus vite qu’aucun autre. L’œil pouvait à peine suivre l’éclair de sa grosse aiguille quand il cousait et le tourbillon de poussière qu’il soulevait en rasant la terre pour courir.

Clopinet avait vu plusieurs fois Tire-à-gauche, et n’avait jamais manqué de le trouver fort laid ; mais ce jour-là il le trouva épouvantable, et la peur qu’il en avait toujours eue devint si forte qu’il se serait sauvé, s’il n’eût pensé à ces ailes de peur qu’on lui reprochait d’avoir aux épaules.

Quand le marché fut conclu, Doucy et le tailleur se tapèrent dans la main, burent en trinquant un demi-broc de cidre, et la mère Doucette, avertie de ce qui se passait, s’en alla, sans rien dire, dans l’autre chambre pour faire le paquet du pauvre enfant que le tailleur allait lui prendre pour trois ans.

Jusque-là, Clopinet n’avait pas compris ce qui lui arrivait. Il avait bien entendu dire une ou deux fois à son père qu’on songerait à le pourvoir d’un métier manuel à cause de la faiblesse de sa jambe ; mais il ne pensait pas que cela dût être réglé sitôt et contre son gré. Donner un démenti à son père, faire résistance, c’était là une chose à laquelle il ne pouvait pas songer non plus, car il était doux et soumis, et pendant un moment il crut que rien ne serait décidé sans son consentement ; mais quand il vit sa mère sortir de la chambre sans le regarder, comme si elle eût craint de pleurer devant lui, il comprit son malheur, et s’élança après elle pour la supplier de le secourir.

Il n’en eut pas le temps. Le tailleur allongea son bras, et le saisit comme une araignée prend une mouche ; puis, le plantant sur sa bosse de derrière et lui serrant les jambes qu’il avait ramenées sur sa bosse de devant, il se leva en disant au père Doucy : — C’est bien, c’est entendu. Nous laisserons pleurer la mère, elle pleurera moins quand elle ne le verra plus. Elle en a pour une heure à empaqueter ses nippes ; vous m’enverrez ça demain à Dives, où je vais passer trois jours. Çà, petit, tenez-vous coi, et ne criez point, ou avec mes bons ciseaux, que vous voyez là pendus à ma ceinture, je vous coupe la langue.

— Traitez-le avec douceur, dit le père ; il n’est point méchant et fera toutes vos volontés.

— C’est bon, c’est bon, reprit le tailleur, ne soyez point en peine de lui, j’en fais mon affaire. En route, en route ! ne vous attendrissez pas, ou je renonce à le prendre.

— Souffrez au moins que je l’embrasse, dit le père Doucy ; un enfant qui s’en va…

— Eh ! vous le reverrez ; il reviendra travailler avec moi chez vous. Bonjour, bonjour, point de scène, point de pleurs, ou je vous le laisse. Pour ce que vous payez, je n’y tiens déjà pas tant.

En parlant ainsi, Tire-à-gauche franchit la porte de la maison et se mit à courir, avec Clopinet sur son dos, à travers les pommiers. L’enfant essaya de crier ; mais il avait la gorge serrée et ses dents claquaient de peur. Il se retourna avec angoisse vers sa maison. Ce n’était pas tant d’obéir qui le chagrinait, que de ne pouvoir embrasser ses parents et leur dire adieu ; c’est cette cruauté-là qui lui semblait impossible à comprendre. Il vit sa mère qui accourait sur la porte et qui lui tendait les bras. Il réussit à s’écrier : Maman ! au milieu d’un sanglot étouffé ; elle fit quelques pas comme si elle eût voulu le rattraper ; mais le père la retint, et elle tomba, pâle comme si elle eût été morte, dans les bras de François, son fils aîné, qui jurait de chagrin et montrait le poing au tailleur d’un air de menace. Tire-à-gauche ne fit qu’en rire, d’un rire affreux qui ressemblait au bruit d’une scie dans la pierre, et il doubla le pas, ce pas gigantesque, fantastique, qu’il était impossible de suivre.

Clopinet, croyant que sa mère était morte et voyant que rien ne pouvait le sauver, souhaita de mourir aussi, laissa tomber sa tête sur l’épaule monstrueuse du tailleur et perdit connaissance.

Alors le tailleur, le trouvant trop lourd et le jugeant endormi, le mit sur son âne, qu’il avait laissé paître dans la prairie, et qui était aussi petit, aussi laid et aussi boiteux que lui. Il lui allongea un grand coup de pied pour le faire marcher et ne s’arrêta plus qu’à trois lieues de là, dans les dunes.

Là il se coucha pour faire un somme, sans se soucier de voir si l’enfant dormait tout de bon, ou s’il était malade. Clopinet, en ouvrant les yeux, se crut seul, et regarda autour de lui sans comprendre où il était ; c’était un endroit singulier qu’il n’avait jamais vu et qui ne ressemblait à aucun autre. Il se trouvait comme enfermé dans un creux de gazon épais et rude, qui croissait en grosses touffes sur un terrain inégal, relevé de tous côtés en pointes crochues ; c’étaient les déchirures des grandes marnes grises qui s’étendent, entre Villers et Beuzeval, sur le rivage de la mer et qui la cachent aux regards quand on les suit par le milieu de leur épaisseur. Après s’être étonné un peu, Clopinet retrouva la mémoire, et son cœur se serra au souvenir de son enlèvement par le tailleur ; mais il bondit de joie en s’imaginant que son ravisseur l’avait abandonné, et qu’en cherchant un peu il retrouverait le chemin de sa maison.

Aussitôt pensé, aussitôt fait. Il se releva et fit quelques pas sur le sentier assez large qui s’offrait à lui ; mais il s’arrêta glacé d’épouvante en voyant Tire-à-gauche étendu à deux pas de lui, dormant d’un œil et de l’autre surveillant tous ses mouvements. L’âne broutait un peu plus loin.

Clopinet se recoucha aussitôt et se tint tranquille, quoique le cœur lui battît bien fort. Tout à coup il entendit un grognement clair, comme si un corbeau coassait non loin de lui. Il se retourna et vit que le tailleur ronflait et dormait pour tout de bon avec un œil ouvert. C’était son habitude, cet œil crevé ne se fermait plus ; mais il n’en dormait pas moins. Il était fatigué, car il faisait chaud.

Clopinet se traîna sur ses genoux jusqu’auprès de lui, toujours terrifié par ce vilain œil qui le regardait. Il passa sa main devant, l’œil ne bougea pas, l’œil ne voyait pas. Alors l’enfant, se traînant toujours, sortit du creux en suivant le chemin et se trouva dans un autre creux plus grand, que le chemin traversait aussi. Il ôta et abandonna ses sabots pour mieux courir, et tout à coup, se jetant dans les herbes, il quitta le sentier, gagna la hauteur, et se mit à la descendre aussi vite qu’un lièvre, dans un fouillis de buissons et de plantes folles où il se trouva perdu et couvert par-dessus la tête. Il courut longtemps ainsi ; puis, s’avisant que, si le tailleur le cherchait, il verrait remuer les herbes et les feuilles, il s’arrêta, se blottit au plus épais, et resta immobile retenant sa respiration.

Tout cela lui réussit très-bien. Tire-à-gauche, après avoir dormi assez longtemps, s’éveilla, vit que son prisonnier lui avait échappé, trouva les sabots, ne daigna pas les ramasser, suivit quelque temps la trace des pieds nus, et continua son chemin en ricanant, car ce chemin conduisait à Dives, où le tailleur comptait aller passer la nuit. Cet imbécile d’enfant, pensait-il, s’est imaginé suivre le chemin de sa maison ; il n’a pas su qu’il lui tournait le dos ; en quatre enjambées je l’aurai rattrapé.

Et le tailleur, battant et chassant devant lui son fine, se mit à raser le terrain avec ses grandes jambes tordues, qui s’agitaient comme deux faux et qui allaient aussi vite que deux ailes ; mais, grâce à la bonne idée que l’enfant avait eue de prendre en sens contraire, plus le tailleur avançait, plus il s’éloignait de lui.



II


Il faisait nuit quand Clopinet se sentit assez rassuré pour sortir de sa cachette. C’était une douce soirée de printemps, tranquille et voilée. Il écouta avant de bouger et fut très-effrayé d’un bruit singulier. Il s’imagina que c’était le terrible pas du tailleur qui faisait crier le sable au-dessous de lui ; et puis, comme cela ressemblait par moments à une étoffe qu’on déchire, il pensa encore au tailleur déchirant les étoffes avant d’y mettre ses terribles ciseaux. Mais cela recommençait toujours sans augmenter ni diminuer de force et de vitesse, sans se rapprocher et sans jamais s’arrêter. C’était la mer brisant au bas de la grève. Clopinet ne connaissait pas ce bruit-là ; il essaya de voir et s’assura, aussi bien que possible dans l’obscurité, que personne autre que lui n’était dans ce désert. C’était pour lui un lieu incompréhensible. D’où il était, en sortant la tête des buissons, il voyait un grand demi-cercle de dunes dont il ne pouvait distinguer les plis et les ressauts, et qui lui paraissait être une immense muraille ébréchée s’écroulant dans le vide. Ce vide, c’était la mer ; mais, comme il ne s’en faisait aucune idée et que la brume du soir lui cachait l’horizon, il ne la distinguait pas du ciel et s’étonnait seulement de voir des étoiles dans le haut et de singulières clartés dans le bas. Était-ce des éclairs de chaleur ? Mais comment se trouvaient-ils sous ses pieds ? Comment comprendre tout cela quand on n’a rien vu, pas même une grande rivière ou une petite montagne ? Clopinet marcha un peu dans les grosses herbes sans oser descendre plus bas, il avait peur et il avait faim. — Il faut, se dit-il, que je cherche un endroit pour dormir, car au petit jour je veux demander le chemin de chez nous et retourner voir si ma pauvre mère n’est pas morte. — Cette idée le fit pleurer, mais en se souvenant qu’il avait été comme mort lui-même sur le dos du tailleur, il espéra que sa mère en reviendrait aussi.

Il n’osait pas dormir au premier endroit venu, de peur d’être surpris par l’horrible patron qu’il supposait toujours lancé à sa recherche, et il ne se trouvait pas assez loin du chemin par où il eût pu revenir vers lui. Il descendit donc avec précaution, et vit que cela était plus difficile qu’il ne l’avait pensé. Le rebord de la dune n’était pas un mur où il pût se laisser glisser. C’était un terrain tout coupé, tout crevassé et tout hérissé, comme une châtaigne, de pointes mal solides qui cédaient sous la main quand on voulait s’y accrocher ; puis il rencontrait de grandes fentes cachées par l’herbe et les épines, et il craignait d’y tomber. Il ne put en éviter quelques-unes qui avaient de l’eau au fond, et qui par bonheur n’étaient pas profondes ; mais la nuit, la solitude et le danger de ce terrain perfide, si nouveau pour un habitant des plaines et si difficile pour un boiteux, lui causèrent une grande tristesse et peu à peu un grand effroi. Il renonça à descendre et voulut remonter. Ce fut pire. Si le dessus du terrain était séché par le soleil et un peu consolidé par l’herbe épaisse, le flanc de cette fausse roche était humide et glissant, le pied n’y pouvait trouver d’appui, de gros morceaux de marne épaisse se détachaient et laissaient crouler de gros cailloux qui étaient comme tombés du ciel de place en place. Épuisé de fatigue, l’enfant se crut perdu ; il ne savait pas si les loups ne viendraient pas le manger.

Il se jeta tout découragé sur une mousse épaisse qu’il rencontra et essaya de s’endormir pour tromper la faim ; mais il rêva qu’il glissait, et quelque chose qui passa sur lui en courant, peut-être un renard, peut-être un lièvre, lui fit une telle peur qu’il s’enfuit, sans savoir où, au risque de tomber dans une fente et de s’y noyer. Il n’avait plus sa raison et ne reconnaissait plus les choses qu’il avait vues au jour. Il allait d’un creux à l’autre, s’imaginant qu’au lieu de courir il volait au-dessus de la terre. Il rencontrait ces grandes crêtes de la dune qui l’avaient étonné, et il les prenait pour des géants qui le regardaient en branlant la tête. Chaque buisson noir lui paraissait une bête accroupie, prête à s’élancer sur lui. Il lui venait aussi des idées folles et des souvenirs de choses qu’il avait oubliées. Une fois son oncle le marin avait dit devant lui : « Quand on s’est donné aux esprits de la mer, les esprits de la terre ne veulent plus de vous. » Et cette parole symbolique lui revenait comme une menace. — J’ai trop pensé à la mer, se disait-il, et voilà que la terre me renvoie et me déteste ; elle se déchire et se fend de tous les côtés sous mes pieds, elle se dresse en pointes qui ne tiennent à rien et qui veulent m’écraser. Je suis perdu, je ne sais pas où est la mer, qui peut-être serait meilleure pour moi ; je ne sais pas de quel côté est mon pays et si je retrouverai jamais ma maison. Peut-être que la terre s’est aussi fâchée contre mes parents et qu’ils n’existent plus ! Comme il pensait cela, il entendit passer au-dessus de sa tête quelque chose de très-surprenant. C’était une quantité de petites voix plaintives qui semblaient appeler du secours ; ce n’était pas des cris d’oiseau, c’était des voix de petits enfants, si douces et si tristes, que le chagrin et la détresse de Clopinet en augmentèrent et qu’il cria : — Par ici, par ici, petits esprits, venez pleurer avec moi ou emmenez-moi pleurer avec vous, car au moins vous êtes tous ensemble pour vous plaindre, et moi je suis tout seul.

Les petites voix continuaient à passer, et il y en avait tant que cela passa pendant un quart d’heure sans faire attention à Clopinet, bien que peu à peu sa voix, à lui, se fût mise à l’unisson de cette douce plainte. Enfin elles devinrent plus rares, la grande troupe s’éloignait ; il ne passa plus que des voix isolées qui étaient en retard et appelaient d’un accent plein d’angoisse pour qu’on les attendît. Quand Clopinet, qui courait toujours sans pouvoir les suivre, entendit passer celle qu’il jugea devoir être la dernière, il fut désespéré, car ces compagnons invisibles de son malheur avaient adouci son chagrin, et il se retrouvait dans l’horreur de la solitude. Alors il s’écria : — Esprits de la nuit, esprits de la mer peut-être, ayez pitié, emportez-moi !

En même temps il fit en courant un grand effort, comme pour ouvrir ses ailes, et, soit que le désir qu’il en avait lui en eût fait pousser, soit que tout ceci fût un rêve de la fièvre et de la faim, il sentit qu’il quittait la terre et qu’il s’envolait dans la direction que suivaient les esprits voyageurs. Emporté dans l’air grisâtre, il crut voir distinctement des petites flèches noires qui volaient devant lui ; mais bientôt il ne vit plus rien que du brouillard et il appela en vain pour qu’on l’attendît. Les voix avançaient toujours, pleurant toutes ensemble, mais allant plus vite que lui et se perdant à travers la nue. Alors Clopinet sentit ses ailes se fatiguer, son vol s’appesantir, et il descendit, descendit, sans tomber, mais sans pouvoir s’arrêter, jusqu’au pied de la dune. Dès qu’il toucha la terre, il agita ses bras, et s’imagina que c’était toujours des ailes qui pourraient repartir quand il ne serait plus fatigué. Au reste, il n’eut pas le loisir de s’en tourmenter, car ce qu’il voyait l’occupait tellement qu’il ne songeait presque plus à lui-même.

La nuit était toujours voilée, mais pas assez sombre pour l’empêcher de distinguer les objets qui n’étaient pas très-éloignés. Il était assis sur un sable très-fin et très-doux, parmi de grosses boules rondes et blanchâtres qu’il prit d’abord pour des pommiers en fleurs. En regardant mieux et en touchant celles qui étaient près de lui, il reconnut que c’était de grosses roches pareilles à celles qu’il avait vues sur le haut des dunes, et qui avaient glissé, il y avait peut-être longtemps, jusque sur la plage.

C’était une belle plage, car en cet endroit-là la mer venait chaque jour jusqu’au pied de la dune balayer la boue qui tombait de cette montagne marneuse. Le sable était d’ailleurs lavé en mille endroits par de petits filets d’eau douce qui filtrait le long de la hauteur et se perdaient sans bruit et sans bouillonnement dans l’eau salée ; mais, comme la marée n’était pas encore tout à fait montée, tout en entendant le bruit de la vague qui approchait, Clopinet ne voyait encore que cette longue et pâle bande de sable humide que perçait une multitude de masses noires plus ou moins grosses et toutes plus ou moins arrondies. Clopinet n’avait plus peur ; il regardait ces masses immobiles avec étonnement. C’était comme un troupeau de bêtes énormes qui dormait devant lui. Il voulut les voir de près et avança sur le sable jusqu’à ce qu’il put en toucher une. C’était une roche pareille à celle qu’il venait de quitter ; mais pourquoi était-elle noire, tandis que celles du rivage étaient blanches ? Il toucha encore et amena à lui quelque chose comme une énorme grappe de raisins noirs. Il avait faim, il y mordit, et ne trouva sous sa dent que des coquilles assez dures ; mais ses dents étaient bonnes et entamaient de petites moules excellentes. Aussitôt il les ouvrit avec son couteau et apaisa sa faim, car il y avait de ces moules à l’infini et c’était ce revêtement épais de coquillages qui rendait noirs les cailloux blancs tombés comme les autres du sommet et des flancs de la dune.

Quand il eut bien mangé, il se sentit tout ranimé et redevint raisonnable. Il ne se souvint plus d’avoir eu des ailes et pensa qu’il avait roulé doucement le long des marnes en croyant voler dans les nuages.

Alors il monta sur une des plus grosses roches noires et regarda ce qu’il y avait au delà. Il revit passer ces longs éclairs pâles qu’il avait déjà vus d’en haut et qui paraissaient raser le sol. Qu’est-ce que ce pouvait être ? Il se rappela que son oncle avait dit devant lui que l’eau de mer brillait souvent comme un feu blanc pendant la nuit, et il se dit enfin que ce qu’il voyait devait être la mer. Elle était tout près et avançait vers les roches, mais si lentement et avec un mouvement si régulier et un bruit si uniforme que l’enfant ne se rendit pas compte du terrain qu’elle gagnait et resta bien tranquille sur son rocher, à la regarder aller et venir, avancer, reculer, se plisser en grosses lames, s’élever pour s’abattre aussitôt et recommencer jusqu’à ce qu’elle vînt s’aplatir sur la grève avec ce bruit sec et frais qui n’est pas sans charme dans les nuits tranquilles et appelle le sommeil, pour peu qu’on y soit disposé.

Clopinet n’y put résister ; il était peut-être dix heures du soir, et jamais il n’avait veillé si tard. Son lit de roches et de coquillages n’était pas précisément mollet ; mais quand on est bien las, où ne dormirait-on point ? Pendant quelques instants, il fixa ses yeux appesantis sur cette mince nappe argentée qui s’étend mollement sur le sable, qui avance encore au moment où la vague recule déjà, qui est reprise et poussée plus avant quand elle revient. Rien n’est moins effrayant que cette douce et perfide invasion de la marée montante.

Clopinet vit bien que la bande de sable se rétrécissait devant lui et que de petits flots commençaient à laver le pied de son rocher. Ils étaient si jolis avec leur fine écume blanche qu’il n’en prit aucun souci. C’était la mer, il la voyait, il la touchait enfin ! Elle n’était pas bien grande, car au-delà de cinq ou six lames il ne voyait plus rien qu’une bande noire perdue dans la brume. Elle n’avait rien de méchant, elle devait bien savoir qu’il avait toujours souhaité de vivre avec elle. Sans doute elle était raisonnable, car l’oncle marin parlait souvent d’elle comme d’une personne majestueuse et respectable. Cela fit songer à Clopinet qu’il ne l’avait pas encore saluée, et que ce n’était point honnête. Tout appesanti par le sommeil qui le gagnait, il souleva poliment son bonnet de laine, et, laissant retomber sa tête sur son bras gauche étendu, il s’endormit en tenant toujours son bonnet dans la main droite.



III


Cependant, au bout de deux heures, il fut réveillé par un bruit singulier. La mer battait le rocher avec tant de force qu’il paraissait trembler, et même Clopinet ne vit plus de rocher ; il vit un gros ourlet d’écume tout autour de lui. La marée était haute, et l’enfant ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il voulut se sauver du côté par où il était venu, mais il y avait autant d’eau d’un côté que de l’autre, et toutes les roches noires avaient absolument disparu. Le flot montait jusqu’au pied des roches blanches, et semblait vouloir monter encore plus haut. Clopinet essaya de mettre ses jambes dans l’eau pour voir si elle était profonde. Il ne sentit pas le fond, mais il sentit que, s’il lâchait le rocher, la vague allait l’emporter. Alors il se jugea décidément perdu, pensa à sa mère et ferma les yeux pour ne pas se voir mourir.

Tout d’un coup il entendit au-dessus de lui les petites voix qui l’avaient appelé sur la dune, et le courage lui revint. Il avait déjà volé pour descendre de là-haut, il pouvait bien voler encore pour y retourner. Il imita le cri de ces esprits invisibles, et il les entendit planer sur lui comme s’ils tournaient en rond pour l’appeler et l’attendre. Il fit de nouveau un grand effort avec ses bras, qui le soutinrent comme des ailes, et il s’éleva dans les airs ; mais il sentit qu’il ne volait pas bien haut et qu’il planait sur la mer, allant, venant, effleurant les vagues, se reposant sur le rocher, se remettant à voltiger, à nager, et trouvant à cela un plaisir extrême. L’eau de mer lui semblait tiède, il s’y soutenait sans effort comme s’il n’eût fait que cela toute sa vie, et puis il eut envie de voir dedans. Il ferma ses ailes et y plongea la tête. L’eau était tout en feu blanc qui ne brûlait pas. Enfin il se sentit fatigué, et, revenant à son rocher, il s’y rendormit profondément, bercé par le beau bruit des vagues et par la douce voix des esprits, qui continuaient à faire de petits cris d’enfant dans les airs.

Quand il s’éveilla, le soleil se levait dans un brouillard argenté qui s’en allait par grandes bandes autour de l’horizon. Un vent frais plissait la mer verte, et du côté du levant elle avait de grandes lames roses et lilas ; l’horizon se dégageait rapidement, et le rocher où Clopinet avait dormi était assez élevé pour qu’il vît combien la mer était grande. Elle était moins tranquille que la veille, mais elle était beaucoup plus loin, et il voulut la voir de près en plein jour. Il courut sur le sable, peu soucieux de mouiller ses jambes dans les grandes flaques qu’elle avait laissées, et il ne fut content que lorsqu’il en eut jusqu’aux genoux. Il ramassa quantité de coquillages différents qui tous étaient bons et jolis ; puis il retourna au pied de la dune pour boire aux petites sources un peu saumâtres, mais moins âcres que l’eau de mer qu’il avait goûtée. Il était si content de voir cette grande chose dont il avait tant rêvé, qu’il ne pensait plus à retourner chez lui. Il avait presque oublié tout ce qui lui était arrivé la veille. Il allait et venait sur le rivage, regardant tout, touchant à tout, essayant de se rendre compte de tout. Il vit au loin passer des barques, et il comprit ce que c’était en distinguant les hommes qui les montaient et les voiles que le vent enflait. Il vit même un navire à l’horizon et crut que c’était une église ; mais cela marchait comme les barques, et son cœur battit bien fort. C’était donc là un vaisseau, une de ces maisons flottantes sur lesquelles son oncle avait voyagé ! Clopinet eût voulu être sur ce bâtiment et voir où finissait la mer, au-delà de la ligne grise qui la séparait du ciel.

Il ne pensait plus au tailleur, lorsque la peur lui revint à cause d’une personne qu’il aperçut au loin, marchant sur le rivage et se dirigeant de son côté ; mais il se rassura bien vite en voyant que c’était un homme fait comme les autres, et même il lui sembla reconnaître son frère aîné François, celui qui, la veille, avait montré le poing au tailleur, car François détestait le tailleur et chérissait son petit Clopinet.

C’était lui, c’était bien lui, et Clopinet courut à sa rencontre pour se jeter dans ses bras. — Et d’où viens-tu, d’où sors-tu ? s’écria François en l’embrassant. Il n’est que sept heures du matin ; tu ne viens pas de Dives. Où donc as-tu passé la nuit ?

— Là, sur cette grosse pierre noire, dit Clopinet.

— Comment ! sur la Grosse-Vache ?

— Ce n’est pas une vache, mon François, c’est une pierre pour de vrai.

— Eh ! je le sais bien ! Toi, tu ne sais pas qu’on appelle ces pierres-là les Vaches-Noires ? Mais pendant la marée où étais-tu ?

— Je ne sais point ce que tu veux dire.

— La mer qui monte jusqu’ici, jusqu’à ces pierres qu’on appelle les Vaches-Blanches ?

— Ah ! oui, j’ai vu cela, mais les esprits de la mer m’ont empêché de me noyer.

— Il ne faut pas dire de folies, Clopinet ! il n’y a pas d’esprits sur la mer ; sur la terre, je ne dis pas…

— Qu’ils soient de la terre ou de la mer, reprit Clopinet vivement, je te dis qu’ils m’ont porté secours.

— Tu les as vus ? — Non, je les ai entendus. Enfin me voilà, et même j’ai bien dormi tout au beau milieu de l’eau.

— Alors tu peux dire que tu as eu une fière chance ! Je sais bien que cette Grosse-Vache-là, étant la plus haute, est la seule que la marée ne couvre pas tout à fait quand la mer est tranquille ; mais s’il était venu le moindre coup de vent, elle eût monté par-dessus, et c’était fini de toi, mon pauvre petit.

— Bah ! bah ! je sais très-bien nager, plonger, voler au-dessus des vagues, c’est très-amusant.

— Allons ! allons ! tu me dis des bêtises. Tes habits ne sont pas mouillés. Tu as eu peur, tu as eu faim et froid ; pourtant tu n’as pas l’air malade. Mange le pain que je t’apporte, et bois un bon coup de cidre que j’ai là dans ma gourde, et puis tu me raconteras raisonnablement comment tu as quitté ce chien de tailleur, car je vois bien que tu t’es sauvé de ses griffes.

Clopinet raconta tout ce qui s’était passé. — Eh bien ! répondit François, j’aime autant qu’il n’ait pas eu le temps de te faire souffrir, car c’est un méchant homme, et je sais qu’il a fait mourir des apprentis à force de les maltraiter et de les priver de nourriture. Notre père ne veut pas croire ce que je lui dis, et il a persuadé à notre mère que j’en voulais à cet homme-là et ne disais point la vérité. Tu sais qu’elle craint beaucoup le père et veut tout ce qu’il veut. Elle a beaucoup pleuré hier et n’a pas soupé ; mais ce matin elle l’a écouté, et tous deux s’imaginent que ton chagrin est passé comme le leur, que tu es déjà habitué à ton patron. Il n’y a pas moyen de leur faire penser le contraire, et, si tu reviens chez nous, tu es bien sûr que le père te corrigera et te reconduira lui-même ce soir à Dives, où le tailleur, qui ne demeure nulle part, doit, à ce qu’il a dit, passer deux jours. La mère ne pourra pas te défendre, elle ne fera que pleurer. Si tu m’en crois, tu iras trouver ton oncle Laquille, qui demeure à Trouville. Tu lui diras de te faire entrer mousse dans la marine, et tu seras content, puisque c’est ton idée.

— Mais on ne voudra pas de moi pour marin, répondit Clopinet tout abattu. Papa l’a dit, un boiteux n’est pas un homme, on n’en peut faire qu’un tailleur.

— Tu n’es pas si boiteux que ça, puisque tu as couru toute la nuit sans sabots dans ce vilain endroit qu’on appelle le désert. Est-ce que tu as attrapé du mal ?

— Nenni, dit Clopinet, seulement je suis plus fatigué de ma jambe droite que de la gauche.

— Ce n’est rien, tu n’as pas besoin d’en parler. Çà, que veux-tu faire ? Si le père était là, il me commanderait de te reconduire bon gré mal gré au tailleur, et je ne le ferais point avec plaisir, car je sais ce qui t’attend chez lui ; mais il n’y est pas, et, si tu veux, je vais te conduire à Trouville. Ce n’est pas loin d’ici, et je serai encore revenu chez nous ce soir.

— Allons à Trouville, s’écria Clopinet. Ah ! mon François, tu me sauves la vie ! Puisque la mère n’est pas malade de chagrin, puisque le père n’a pas de chagrin du tout, je ne demande qu’à m’en aller sur la mer, qui me veut bien et qui n’a pas été méchante pour moi. Ils arrivèrent à Trouville au bout de trois heures ; c’était dans ce temps-là un pauvre village de pêcheurs, où l’oncle Laquille, établi sur la grève, avait une petite maison, une barque, une femme et sept enfants. Il reçut très-bien Clopinet, l’approuva de ne pas vouloir descendre à l’ignoble métier de tailleur, écouta avec admiration le récit de la nuit qu’il avait passée sur la Grosse-Vache, et jura par tous les jurons de terre et de mer qu’il était destiné aux plus belles aventures. Il promit de s’occuper dès le lendemain de son admission soit dans la marine marchande, soit dans celle de l’État.

— Tu peux, ajouta-t-il en s’adressant à François, retourner chez tes parents, et, comme je sais que le père Doucy a la tête dure, tu feras aussi bien de lui laisser croire que le petit est avec son patron. Je le connais, ce crabe de tailleur, c’est un mauvais drôle, avare, cruel avec les faibles, poltron avec les forts. J’avoue que je serais humilié d’avoir un neveu élevé si salement. Va-t’en, François, et sois tranquille, je me charge de tout. Voilà un garçon qui fera honneur à sa famille. Laisse-leur croire qu’il est à Dives. Il se passera peut-être deux ou trois mois avant que Tire-à-gauche retourne chez vous. Quand ton père saura que le petit a filé, il sera temps de lui dire qu’il est sur la mer et qu’il n’y reçoit de coups que de mains nobles, — des mains d’homme, des mains de marin ! La dernière des hontes, c’est d’être rossé par un bossu.

François trouva tout cela fort juste et Clopinet aussi. L’idée d’être corrigé sans être coupable n’entrait pas dans ses prévisions. Le tailleur seul était capable d’une cruauté gratuite. François s’en retourna donc et fit comme il était convenu. En partant, il remit à son petit frère un paquet de hardes que la mère Doucette avait bien rapiécées, des chaussures neuves et un peu d’argent, auquel il ajouta de sa poche deux beaux grands écus de six livres et un petit sac de liards, afin que Clopinet n’eût à changer son argent que dans les grandes occasions. Il l’embrassa sur les deux joues, et lui recommanda de se bien conduire.

L’oncle Laquille était un homme excellent, très-exalté, même un peu braque, doux comme quelqu’un qui a beaucoup souffert et beaucoup peiné avec patience. Il avait voyagé et savait pas mal de choses, mais il les voyait en beau, en grand, en laid ou en bizarre dans ses souvenirs, et surtout quand il avait bu beaucoup de cidre, il lui était impossible de les dire comme elles étaient. Clopinet l’écoutait avec avidité et lui faisait mille questions. À l’heure, du souper, madame Laquille rentra et Clopinet lui fut présenté. C’était une grande femme sèche, vêtue d’un vieux jupon sale et coiffée d’un bonnet de coton à la mode du pays ; elle avait plus de barbe au menton que son mari et ne paraissait point habituée à lui obéir. Elle ne fit pas un très-bel accueil à Clopinet et Laquille fut obligé de lui dire bien vite que sa présence chez eux n’était pas pour durer ; elle lui servit à souper en rechignant et en remarquant avec humeur qu’il avait un appétit de marsouin.

Le lendemain, Laquille fit ce qu’il avait promis. Il conduisit Clopinet chez divers patrons de barque, qui, le voyant boiter, le refusèrent. Il en fut de même quand il le présenta aux hommes chargés de recruter pour la marine du roi. Le pauvre Clopinet rentra bien humilié au logis de son oncle, et celui-ci fut forcé d’avouer à sa femme qu’ils n’avaient réussi à rien, parce que l’enfant avait, une jambe faible, et que, n’ayant pas été élevé au bord de la mer, il n’avait pas non plus la mine hardie et la tournure leste qui conviennent à un marin.

— j’en étais bien sûre, répondit madame Laquille. Il n’est bon à rien, pas même à faire un lourdaud de paysan. Tu as eu grand tort de t’en charger, tu ne fais que des sottises quand je ne suis pas là. Il faut le conduire au tailleur ou à ses parents. J’ai assez d’enfants comme ça et ne me soucie point d’un inutile de plus à la maison.

— Patience, ma femme ! répondit Laquille. Il est possible que quelqu’un veuille de lui pour aller à la pêche de la morue.

Madame Laquille haussa les épaules. Le village regorgeait d’enfants déjà dressés à la pêche, et personne ne voudrait de celui-ci qui ne savait rien et n’intéressait personne. Laquille s’obstina à essayer dès le lendemain, mais il échoua. Tout le monde avait plus d’enfants que d’ouvrage à leur donner. Madame Laquille s’écria que, pour son compte, elle en avait trop et n’entendait pas en nourrir un de plus. Laquille lui demanda de prendre patience encore quelques jours et mena Clopinet à la pêche. Ce fut un grand plaisir pour l’enfant, qui oublia tous ses chagrins en se sentant enfin ballotté sur cette grande eau qu’il aimait tant. — C’est pourtant un gars solide, disait Laquille en rentrant ; il n’a peur de rien, il n’est pas malade en mer, et même il a le pied marin. Si je pouvais le garder, j’en ferais quelque chose.

Madame Laquille ne répondit rien ; mais, quand la nuit fut venue et que tous les enfants furent couchés, Clopinet, qui ne dormait pas, car l’inquiétude le tenait éveillé, entendit la femme au bonnet de coton dire à son mari : — En voilà assez ! Le tailleur doit passer ici demain matin pour aller chercher des marchandises à Honfleur ; j’entends que tu lui rendes son apprenti ; il saura bien le mettre à la raison. Il n’y a rien de tel pour rendre les enfants gentils que de les fouailler jusqu’au sang.

Laquille baissa la tête, soupira et ne répondit point. Clopinet vit que son sort était décidé, et que, pas plus que sa mère, son oncle ne le préserverait du tailleur. Alors, résolu à se sauver, il attendit que tout le monde fût endormi et se leva tout doucement. Il mit ses habits, prit son paquet qui lui servait d’oreiller et s’assura que son argent était dans sa poche, se disposant à quitter son lit. C’était un drôle de lit, je dois vous le dire. Comme tous les enfants de Laquille étaient couchés bien serrés avec le père et la mère dans les deux seules couchettes qu’il y eût dans la maison, on avait mis une botte d’algues pour Clopinet dans une petite soupente qui donnait contre une lucarne et où il fallait monter avec une échelle. Il allongea donc un pied dans l’obscurité pour trouver le barreau de cette échelle ; mais il ne sentit rien, et se souvint que madame Laquiile l’avait retirée pour grimper à son grenier, qui était en face, à l’autre bout de la chambre. Clopinet souleva une petite loque qui servait de rideau à sa lucarne et vit qu’il faisait une nuit claire. Il put s’assurer ainsi que l’échelle était hors de portée et qu’il n’était pas possible de sauter de si haut dans la chambre sans se casser le cou.

Chose singulière, il ne pensa point à ses ailes. Son frère s’étant moqué de lui à ce sujet, il n’avait osé en reparler à personne et il se disait qu’il les avait peut-être rêvées. Pourtant il fallait partir et ne pas attendre le jour. Il ouvrit la lucarne et s’assura que son corps pouvait y passer ; mais, en mettant la tête dehors, il vit que c’était beaucoup trop haut pour sauter. La mer était encore loin. Il avait remarqué, la veille au soir, que la marée venait battre les pieux qui soutenaient la maison ; mais quand reviendrait-elle ? On lui avait dit : une fois toutes les vingt-trois heures ; Clopinet ne savait pas assez compter pour faire son calcul.

— Pourtant si la mer venait me chercher, se disait-il, je sauterais bien dedans ; je n’ai pas peur d’elle, elle est bonne pour moi.

Il y avait longtemps qu’il songeait ainsi, toujours tenant son paquet, tantôt dormant malgré lui, tantôt rêvant qu’il était sur la barque de son oncle, quand un coup de vent ouvrit la lucarne qu’il avait mal refermée. Il s’éveilla tout à fait et entendit passer les voix enfantines des petits esprits de la nuit. Il comprenait cette fois leur chanson. — Viens, viens, disaient-elles, à la mer, à la mer ! Allons, ne te rendors pas, ouvre tes ailes et viens avec nous, à la mer, à la mer !

Clopinet sentit son cœur battre et ses ailes s’ouvrir. Il sauta de la lucarne, et de là sur un vieux mât qui était attaché à la maison et qui servait de perchoir aux pigeons ; puis il se laissa glisser ou s’envola comme c’était son idée, et se trouva dans la mer sur la barque de son oncle.

Elle était bien amarrée avec une chaîne et un cadenas. Il n’y avait pas moyen de s’en servir ; mais l’eau ne faisait que lécher le rivage, elle n’était pas profonde, et Clopinet, soit qu’il nageât à la manière des oiseaux, soit qu’il fût porté par le vent, arriva sans mouiller son corps dans une grande plaine de sables et de joncs marins très-sèche où il n’était point aisé de marcher vite. D’ailleurs c’était l’heure de dormir, et Clopinet avait veillé au-delà de ses forces. Il se coucha dans ce sable fin et chaud et ne s’éveilla qu’au lever du soleil, bien reposé et bien content de se sentir libre. Sa joie fut vite troublée par une découverte fâcheuse : il avait cru voler et marcher du côté de Honfleur, dont il avait vu le phare, et il s’était trompé. Il se reconnaissait, il avait passé là l’avant-veille avec son frère François. Il était revenu par là de Villers et des Vaches-Noires. Il y retournait ! C’est par là que le tailleur devait revenir de Dives, il risquait de le rencontrer. Retourner à Trouville n’était pas plus rassurant. On l’y verrait, on ne manquerait pas de livrer sa piste à l’ennemi.

Il prit le parti de continuer du côté des dunes en se tenant loin du chemin plus élevé qui traverse les sables, et en rasant la grève. Son oncle lui avait appris que le tailleur avait la mer en aversion ; il en avait une peur bleue, il disait n’avoir jamais pu mettre le pied sur une barque sans être malade à en mourir. La vue seule des vagues suffisait pour lui tourner le cœur, et quand il cheminait sur la côte, il se gardait bien de suivre les plages, il allait toujours par le plus haut et par le plus loin.

Clopinet arriva ainsi à Villers, où, après avoir bien regardé autour de lui, il acheta vite un grand pain, et tout aussitôt il reprit sa route le long des dunes jusqu’aux Vaches-Noires, où il se retrouva seul, dans son désert, avec un plaisir comme s’il eût revu sa maison et son jardin.

Cependant il ne souhaitait plus retourner chez ses parents. Ce que son frère lui avait dit lui ôtait toute espérance d’attendrir son père et de trouver protection auprès de la mère Doucette. Il mangea en regardant la côte ; le peu de jours qu’il avait passés avec son oncle lui avait donné quelques notions du pays. La journée était claire, il vit comme l’embouchure de la Seine était loin, et que pour gagner Honfleur il fallait traverser des pays plats et découverts. Les dunes où il se trouvait étaient les seules du voisinage où il pût se cacher, s’abriter et vivre seul. Le pauvre enfant avait peur de tout le monde, madame Laquille ne l’avait pas réconcilié avec le genre humain. D’ailleurs il était très habitué à la solitude, lui qui n’avait encore fait que de garder les vaches dans un pays où il ne passait jamais personne. Enfin, depuis qu’il avait commerce avec les esprits, il n’avait plus aucune peur de la vie sauvage.

Toutes ces réflexions faîtes, il résolut de parcourir ce revers de la dune et de s’y établir pour toujours. — Pour toujours ! Vous allez me dire que ce n’était pas possible, que l’hiver viendrait, que les deux ou trois écus de Clopinet s’épuiseraient vite. Puis, eût-il eu beaucoup d’argent, comment faire pour manger et s’habiller dans un désert où il ne pousse que des herbes dont les troupeaux mêmes ne veulent pas ? Il y avait bien la mer et ses inépuisables coquillages, mais on s’en lasse, surtout quand on n’a à boire que de l’eau qui n’est pas bien bonne. — Je vous répondrai que Clopinet n’était pas un enfant pareil à ceux qui à douze ans savent lire et écrire. Il ne savait rien du tout, il ne prévoyait rien, il n’avait jamais réfléchi, peut-être n’avait-il même pas l’habitude de penser. Sa mère avait toujours songé à tout pour lui, et malgré lui il s’imaginait qu’elle était toujours là, à deux pas, prête à lui apporter sa soupe et à le border dans son lit. Ce n’est que par moments qu’il se souvenait d’être seul pour toujours ; mais, à force de se répéter ce mot-là, il s’aperçut qu’il n’y comprenait rien et que l’avenir ne signifiait pour lui qu’une chose : échapper au tailleur.

Il s’enfonça dans les déchirures de la dune. Auprès des Vaches-Noires, elle était haute de plus de cent mètres et toute coupée à pic, très-belle, très-sombre, avec des parois bigarrées de rouge, de gris et de brun-olive, qui lui donnaient l’air d’une roche bien solide. C’est par là qu’il aurait voulu se nicher, mais il ne paraissait point possible d’y aller. Qui sait pourtant s’il n’y avait pas quelque passage ? Son frère lui avait tant dit qu’il ne fallait pas dormir sur les Vaches-Noires qu’il avait promis de ne plus s’y risquer. Et puis le jour il redevenait un peu craintif et ne croyait plus beaucoup à ce qu’il avait vu la nuit. Il grimpa donc les endroits praticables de la dune et les trouva moins effrayants et moins difficiles qu’il ne l’avait pensé. Bientôt il en connut tous les endroits solides et comment on pouvait traverser sans danger les éboulements en suivant les parties où poussaient certaines plantes. Il connut aussi celles qui étaient trompeuses. Enfin il pénétra dans la grande dune et vit qu’elle était toute gazonnée dans certaines fentes et qu’il y pouvait marcher sans trop glisser et sans enfoncer beaucoup. Après avoir erré longtemps, très-longtemps, au hasard, dans ces éboulements plus ou moins solidifiés, il arriva sur une partie rocheuse et vit devant lui un enfoncement en forme de grotte, maçonnée en partie. Il y entra et trouva que c’était comme une petite maison qu’on aurait creusée là pour y demeurer. Il y avait un banc de pierre et un endroit noirci comme si on y eût allumé du feu ; mais il y avait bien longtemps qu’on n’y demeurait plus, car le beau gazon fin qui entourait l’entrée ne portait aucune trace de foulure ; même il y avait de grandes broussailles qui pendaient devant l’ouverture et que personne ne se donnait plus la peine de couper.

Clopinet s’empara de cet ermitage abandonné depuis bien des années à cause des éboulements du terrain environnant. Il y plaça son paquet et coupa des herbes sèches pour se faire un lit sur le banc de pierre. — À présent, se dit-il, le tailleur ni ma tante Laquille ne me trouveront jamais. Je suis très-bien, et si j’avais seulement une de nos vaches pour me tenir compagnie, je ne m’ennuierais point.

Il regrettait ses vaches, que pourtant il n’avait jamais beaucoup aimées, et la tristesse le gagnait. Il prit le parti de dormir, car il avait assez de pain pour deux jours, et il s’était promis de ne pas se montrer tant que le tailleur pourrait être dans les environs. Il dormit longtemps, et, le soir étant venu, il était rassasié de sommeil. Encouragé par l’obscurité, il parcourut ce qu’il lui plut d’appeler son jardin, car il y avait beaucoup de fleurs. C’était tout de même un drôle de jardin ; cela était fait comme un fossé de verdure entre des talus tout droits qui ne laissaient voir qu’un peu de ciel. On y était dans un trou, mais ce trou, placé très-haut sur la dune, n’avait pas de chemin pour monter ni descendre, et Clopinet, ne se souvenant pas bien comment il y était arrivé, se demanda s’il retrouverait le moyen d’en sortir.

Comme il avait l’esprit assez tranquille, ne souffrant plus ni de faim ni de fatigue, il s’essaya pour la première fois à raisonner et à prévoir. Il n’y a rien de tel pour cela que d’y être forcé. Il se dit que quelqu’un ayant demeuré là, il devait toujours être possible de s’y reconnaître. Il se dit aussi qu’il devait être proche de la mer, puisqu’il s’était tenu dans l’épaisseur de la dune loin du petit chemin qui en occupait à peu près le milieu, ce même chemin où il avait échappé au tailleur ; mais pourquoi ne voyait-il pas la mer ? — La ravine où il se trouvait tournait un peu à sa droite, et à sa gauche c’était comme un chemin naturel. Il le suivit, et arriva bientôt à une sorte de petit mur évidemment construit de main d’homme et percé d’un trou par où il regarda. Alors il vit la mer à cent pieds au-dessous de lui et la lune qui se levait dans de gros nuages noirs. Il fut content d’avoir à son gré la vue de cette mer qu’il aimait tant, dont il entendit la voix qui montait et qui promettait de le bercer plus doucement qu’autour de la Grosse-Vache. Il examina bien la paroi extérieure de la falaise, car en cet endroit la dune était assez solide pour être une vraie falaise, toute droite et tout à fait inaccessible. Celui qui avait demeuré là avant lui avait donc eu aussi des raisons de se bien cacher, puisqu’il s’était fait un guettoir dans un lieu si escarpé et si sauvage.

Alors Clopinet voulut voir l’autre bout de cette ravine tournante où il se trouvait comme enfermé, et, revenant sur ses pas, il y alla ; mais il fut vite arrêté par une fente profonde et une muraille naturelle toute droite. Enfin il chercha au clair de la lune, qui n’était pas bien brillant, à reconnaître l’endroit par où il avait pénétré dans cette cachette. Il s’engagea en tâtonnant dans plusieurs fentes fermées par des éboulements si dangereux qu’il n’osa plus essayer, et se promit de vérifier cela au jour. La lune se voilait de plus en plus, mais le peu de ciel qu’il voyait au-dessus de sa tête était encore clair ; il en profita pour rentrer dans sa grotte, car son jardin sauvage n’était pas uni et facile à parcourir. Il n’avait pas sommeil, il s’ennuya de ne rien voir et devint triste ; il espéra que les petits esprits viendraient lui tenir compagnie : il n’entendit que le mugissement de l’orage qui montait et couvrait celui de la mer. Alors il s’endormit, mais d’un sommeil léger et interrompu souvent.

Il n’avait jamais rêvé, tant il avait l’habitude de bien dormir, ou, s’il avait rêvé, il ne s’en était jamais rendu compte en s’éveillant. Cette nuit-là, il rêva beaucoup ; il se voyait encore une fois perdu dans les dunes sans pouvoir en sortir, et puis il se trouvait tout-à-coup transporté dans son pays, dans sa maison, et il entendait son père qui comptait de l’argent en répétant sans cesse le même nombre, dix-huit, dix-huit, dix-huit. — C’était dix-huit livres qui avaient été promises au tailleur pour la première année d’apprentissage, et le tailleur en voulait vingt. Le père Doucy s’était obstiné, et il avait répété « dix-huit » jusqu’à ce que la chose fût acceptée. — Clopinet crut alors sentir la terrible main crochue du tailleur, qui s’abattait sur lui. Il fit un grand cri et s’éveilla. — Où était-il ? Il faisait noir dans sa grotte comme dans un four. Il se souvint et se rassura ; mais tout aussitôt il ne sut que penser, car il entendit bien distinctement, et cette fois bien éveillé, une voix qui parlait à deux pas de lui et qui répétait dix-huit, dix-huit, dix-huit.

Clopinet en eut une sueur froide sur tout le corps ; ce n’était pas la voix forte et franche de son père, c’était une voix grêle et cassée, toute pareille à celle du tailleur au moment où il avait dit : dix-huit, dix-huit,… va pour dix-huit ! — Il était donc là ! il avait découvert la retraite de son apprenti, il allait l’emporter ? Clopinet éperdu sauta de son lit de rocher. Quelque chose tourbillonna bruyamment autour de lui et sortit de la grotte en répétant d’une voix aigre qui se perdit dans l’éloignement : dix-huit,… dix-huit !…

Le tailleur était donc venu là, peut-être pour s’y réfugier contre l’orage ? il n’avait pas vu Clopinet endormi, et à son réveil il en avait eu peur, puisqu’il se sauvait ! Cette idée que le tailleur était poltron, peut-être plus poltron que lui, enhardit singulièrement Clopinet. Il se recoucha avec son bâton à côté de lui, résolu à taper ferme, si l’ennemi revenait.

Quand il eut sommeillé un bout de temps, il s’éveilla encore ; l’orage avait passé, la lune brillait sur le gazon, à l’entrée de la grotte. Il avait plu, et les feuillages qui pendaient devant l’ouverture reluisaient comme des diamants verts. Alors Clopinet fut très-étonné d’entendre, dans le calme de la nuit, le mugissement du taureau, le bêlement des chèvres et l’aboiement des chiens à très-peu de distance. Il écouta, et cela se répéta si souvent qu’en fermant les yeux il aurait juré qu’il était dans sa maison et qu’il entendait ses bêtes. Pourtant il était bien dans sa grotte et dans le désert ; comment une habitation et des troupeaux pouvaient-ils se trouver si près de lui ?

D’abord ces bruits lui furent agréables, ils adoucissaient l’effroi de la solitude ; mais le dix-huit se fit encore entendre, répété à satiété par plusieurs voix qui partaient de différents côtés ; on aurait dit une bande de tailleurs éparpillés sur les pointes de la dune, qui le menaçaient en se moquant de lui. Clopinet ne put se rendormir ; il attendit le jour sans bouger et n’entendit plus rien. Il sortit de la grotte, regarda partout et ne vit personne. Seulement il y avait beaucoup d’oiseaux de mer et de rivage qui avaient dormi sur le haut des dunes et qui passaient au-dessus de lui. Il vit des vanneaux, au plumage d’émeraude, qui voltigeaient en faisant dans l’air mille cabrioles gracieuses, des barges de diverses espèces et un grand butor qui passait tristement, le cou replié sur son dos et les pattes étendues. Il ne connaissait pas ces oiseaux-là par leurs noms, il n’en avait jamais vu de près, parce qu’il n’y avait ni étang ni rivière dans son endroit et que les oiseaux de passage ne s’y abattaient pas. Il prit plaisir à les regarder, mais tout cela ne lui expliquait pas les bruits qui l’avaient étonné, et il résolut de savoir s’il y avait un endroit habité dans son voisinage.

Il s’agissait de sortir de son trou. Au grand jour, rien n’était plus facile, quoique le passage fût étroit et embrouillé de buissons épineux. Il le remarqua bien, et, sûr de ne plus se tromper, même la nuit, il monta sur un endroit plus élevé d’où il vit tout le pays environnant. Aussi loin que sa vue pût s’étendre, il ne trouva que le désert et pas la moindre trace de culture et d’habitation.

Il s’imagina alors que les diables de la nuit avaient voulu l’effrayer. Son frère François lui avait dit ; « Il n’y a pas d’esprits sur la mer, sur la terre je ne dis pas ! » et ses parents croyaient à toute sorte de lutins, bons ou mauvais, qui donnaient la maladie ou la santé à leurs bêtes. Clopinet ne se piquait pas d’en savoir plus long qu’eux. Il n’avait jamais eu affaire à des esprits quelconques avant d’avoir passé la nuit dehors ; mais depuis ce moment là il croyait aux esprits de la mer ; il pouvait donc bien croire à ceux de la terre, et il s’en inquiéta, car il avait lieu de les croire mal disposés pour lui. Peut-être voulaient-ils l’empêcher de demeurer dans la falaise, peut-être le tailleur était-il sorcier et avait-il le pouvoir de venir en esprit le tourmenter pendant la nuit. Tout cela était bien confus dans sa tête ; mais après tout, le fantôme qui disait dix-huit s’était enfui devant lui, et les autres n’avaient pas osé paraître. Ils s’étaient contentés d’imiter des cris d’animaux, peut-être pour le faire sortir de son refuge et l’égarer pendant la nuit. — Une autre fois, pensa-t-il, ils diront tout ce qu’ils voudront, je ne bougerai mie, je ne me perdrai plus dans la dune, je la connais à présent, et, si les lutins entrent dans ma grotte, je les battrai ; mon oncle l’a dit, il me poussera des ailes de courage.



IV


Il se mit à cherchée de l’eau à boire. L’eau ne manquait pas, il en sortait de tous les côtés. Il remarqua que plus il montait, plus elle était douce ; cependant elle avait un goût terreux qui n’était point agréable. Enfin il découvrit un petit filet qui sortait de l’endroit rocheux et qui sentait le thym sauvage ; mais cette bonne eau tombait goutte à goutte, comme si elle eût voulu se faire prier, et il eût fallu un vase pour la recueillir. Il avisa en plusieurs endroits de grandes huîtres de pierres qui étaient engagées dans les marnes ; elles étaient presque toutes cassées ; la mer avait monté jusque-là autrefois, et les avait roulées. En cherchant mieux, il en trouva plusieurs très-larges et entières. Il les adapta bien adroitement les unes au-dessus des autres dans le passage du filet d’eau, de manière qu’elles pussent se remplir toutes et lui fournir une provision toujours prête et toujours renouvelée. Il attendit et en emporta une bien pleine pour déjeuner dans son jardin. Il n’avait que du pain sec, mais il n’était pas habitué aux confitures et savait fort bien s’en passer.

Il ne trouva pas la journée longue. Il faisait un temps charmant, et il s’amusa à regarder les plantes qui poussaient dans son gazon et qui ne ressemblaient pas à celles des herbages de la plaine. Il y en avait de désagréables, tout hérissées d’épines et de dards, mais il leur pardonna ; c’était comme des gardiens chargés de le défendre contre les visites fâcheuses. Il y en avait d’autres très-jolies qui lui plurent beaucoup et sur lesquelles il eut soin de ne pas marcher ni s’asseoir, car elles égayaient les alentours de son refuge et il se serait reproché de les abîmer. Ce jour-là, par le trou pratiqué dans le vieux pan de mur au flanc de la falaise et qu’il appela sa fenêtre, il se rassasia de regarder la mer. Il la trouva plus belle qu’il ne l’avait encore vue. Il contempla au loin des embarcations de différentes grandeurs ; aucune n’approchait des Vaches Noires, l’endroit était réputé dangereux. Aujourd’hui on y va de tous côtés recueillir des moules. Dans ce temps-là, la côte était déserte, on n’y voyait pas une âme. Cette grande solitude l’enhardit. Vers le soir, il alla ramasser des coquillages sur la grève pour son souper et il regarda bien si du dehors on pouvait voir sa fenêtre. Cela était impossible ; elle était trop haute, trop petite, le mur était trop bien caché par la végétation. Il ne put la retrouver avec ses yeux. Cette nuit-là, il dormit bien tranquille. Il avait tant marché, tant grimpé pour connaître tous les recoins du désert qu’il n’eut aucun besoin d’être bercé. Si les lutins s’amusèrent à crier et à parler comme la veille, il ne les entendit pas.

Le troisième jour fut employé à explorer le bas de la dune, afin d’avoir là une bonne cachette en cas de surprise sur la plage. Il en trouva dix pour une, et, tout étant ainsi arrangé et prévu, il se sentit aussi libre qu’un petit animal sauvage qui connaît son lieu de promenade et son terrier. Il pensa aussi à faire sa provision de coquillages pour avoir de quoi déjeuner ou dîner dans sa grotte, s’il ne lui plaisait pas de redescendre pour chaque repas à la mer. Il y avait beaucoup de joncs sur la côte, des genêts, des saules nains, des arbustes flexibles ; il en emporta les rameaux et travailla chez lui (il disait déjà chez moi) à se faire un beau grand panier assez solide. Il se fit aussi un lit excellent avec des algues que la mer apportait sur le rivage. Enfin il s’imagina de chasser, et, comme il était adroit à lancer des pierres, il abattit, après l’avoir guettée longtemps, une perdrix de mer qu’il voyait courir et jouer sur la grève. C’était un joli oiseau très-gras ; il s’agissait de le faire cuire. Clopinet n’était pas embarrassé pour allumer du feu. Il avait dans son paquet une chose que dans ce temps-là on appelait un fusil, et dont tout le monde était muni en voyage. C’était un anneau de fer et un morceau d’amadou. Avec un caillou, on avait du feu presque aussi vite qu’à présent. Il fit un tas de feuilles et de broussailles sèches, et réussit à cuire son oiseau. Je ne réponds pas que la chair fût bien bonne et ne sentît pas la fumée, mais il la trouva excellente et regretta de ne pouvoir en offrir une aile à sa mère et une cuisse à son frère François. La perdrix de mer n’est point du tout une perdrix, c’est plutôt une hirondelle. Elle vit de coquillages et non de grain. Elle est très-jolie avec son bec et son collier, qui ressemblent un peu en effet à ceux des perdrix. Elle est à peu près grosse comme un merle. On voit que Clopinet ne risqua pas d’avoir une indigestion.

Il avait vu, en chassant ce gibier, beaucoup d’autres oiseaux qui l’avaient bien tenté, des guignettes, des pluviers, des alouettes de mer, qui ne sont pas non plus des alouettes, mais qui sont une sorte de petits bécasseaux, — des huîtriers ou pies de mer, des harles, des tourne-pierres, des mauves, des plongeons, enfin une quantité de bêtes emplumées qu’il ne connaissait pas, et qui, aux approches du soir, venaient s’ébattre avec des cris bruyants sur le sable. Il en remarqua de très-gros qui nageaient au large et qui, au coucher du soleil, s’éloignaient encore plus, comme s’ils eussent eu l’habitude de dormir sur la mer. D’autres revenaient à terre et se glissaient dans les fentes de la dune ; d’autres prenaient leur vol, s’élevaient très-haut et semblaient disparaître le matin dans les petits nuages blancs qui flottaient comme des vagues dans le ciel rose. Le soir, ils semblaient en redescendre pour souper sur les rochers et dans les sables. Clopinet se figura d’abord qu’ils passaient la journée dans le ciel, mais il en vit un très-grand qui était perché sur le plus haut de la dune et qui s’en détacha pour faire un tour dans les airs et descendre à son lieu de pêche. Après celui-là, et partant toujours du sommet de la dune, un oiseau pareil fit le même manége, et puis un autre ; Clopinet en compta une vingtaine. Il en conclut que ces oiseaux nichaient là-haut et qu’ils étaient nocturnes comme les chouettes.

Clopinet qui de sa lucarne faisait beaucoup d’observations et voyait les oiseaux de très-près sans en être aperçu, apprit une chose qui l’amusa beaucoup. Les hirondelles de mer, qui décrivaient de grands cercles autour de lui, laissaient tomber souvent de leur bec quelque chose qui ressemblait à des coquillages ou à de petits poissons, et comme elles se balançaient en même temps sur place en jetant un certain cri, elles avaient l’air de le faire exprès et d’avertir. Il en suivit de l’œil une en particulier et regarda en bas. Alors il vit remuer quelque chose par terre, comme si c’eût été le petit monde qui venait ramasser la nourriture que les mères leur jetaient du haut des airs. Quand il retourna à la grève, il put s’assurer qu’il ne s’était pas trompé ; mais quand il voulut s’approcher des petits pour les prendre, car ils ne volaient pas encore, la mère hirondelle jeta un autre cri qui, au lieu de les appeler sur le sable, les fit fuir vers la terre. Clopinet les chercha sous les herbes où ils s’étaient tapis et se tenaient immobiles. Il les trouva, et ne voulut point les prendre pour ne ne pas faire de chagrin à leur mère, qui en savait probablement le compte.

Tout en regardant comment les oiseaux s’y prenaient pour pêcher, il apprit à pêcher lui-même. Il n’y avait pas que des coquillages sur la rive : il y avait sur les sables, au moment où la marée se retirait, quantité de petits poissons très-jolis et très-appétissants. Il ne s’agissait que de se trouver là pour les prendre avant que le flot qui les poussait ne les eût emportés. Il vit comme les oiseaux pêcheurs étaient adroits et rusés. Il fit comme eux ; mais la marée était brutale, et Clopinet, sans en avoir peur, voyait bien maintenant que les ailes lui manquaient pour sauter par-dessus la vague et qu’il ne suffirait plus de son caprice pour devenir oiseau. Il n’avait eu cette faculté que dans les moments de grand danger ou de grand désespoir et il ne souhaitait point trop de s’y retrouver. Il aimait mieux s’apprendre à nager lui-même, et comme il se fiait à la mer, en un jour il nagea comme une mouette et sans savoir lui-même comment cela lui venait. Il faut croire que l’homme nage naturellement comme tous les animaux, et que c’est la peur seule qui l’en empêche.

Cependant comme les oiseaux nageaient plus longtemps que lui sans se fatiguer et voyaient mieux à travers l’eau de mer, il était loin de prendre autant de poisson qu’eux. Il renonça donc à lutter avec ces habiles plongeurs et il observa d’autres oiseaux qui ne plongeaient pas et fouillaient le sable encore mouillé avec leurs longs becs. Il fouilla aussi avec une petite pelle qu’il se fabriqua, et il trouva des équilles à discrétion ; l’équille est une petite anguille excellente qui abonde sur cette côte, et il en fit cuire pour son souper. S’il avait eu du pain, il se fût trouvé nourri comme un roi ; mais le sien était fini, et il n’osait pas encore se montrer pour en aller acheter à Villers.

Il résolut de s’en passer le plus longtemps qu’il pourrait et se mit en tête de trouver des œufs. C’était le temps des nids ; il ne savait pas que la plupart des oiseaux de mer n’en font pas, qu’ils pondent à nu ou presque à nu sur le sable ou dans les rochers. Il en trouva donc par hasard là où il n’en cherchait pas, mais ils étaient si petits que cela ne comptait guère ; les gros oiseaux qui devaient donner de gros œufs pondaient probablement tout en haut de la falaise, et il ne semblait pas possible à une personne d’aller jusque-là, car, si du côté du désert elle était de moitié moins haute que de celui de la mer, elle offrait encore par là un escarpement si raide, avec des veines de terre si friables, que le vertige vous prenait rien que de la regarder d’en bas.

Mais chaque jour qui s’écoulait rendait Clopinet moins poltron. Il apprenait à devenir prudent, c’est-à-dire brave avec tranquillité, et à raisonner le danger au lieu de le fuir aveuglément. Il étudia si bien les contours et les anfractuosités de la grande falaise, qu’il monta presque au faîte sans accident. Il fut bien récompensé de sa peine, car il trouva dans un trou quatre beaux œufs verts qu’il mit dans son panier, dont il avait garni le fond avec des algues. Il trouva là aussi de belles plumes, et il en ramassa trois qu’il mit à son bonnet. C’était trois plumes longues, minces et fines, blanches comme la neige, et qui paraissaient venir de la tête ou de la queue du même oiseau. Comme les œufs étaient tout chauds, il pensa bien alors que les mères venaient pondre ou couver la nuit et qu’il pourrait les surprendre et s’en emparer ; mais il pensa aussi que, pour un oiseau ou deux de pris, il effraierait tous les autres et risquerait de leur faire abandonner ce campement. Il préféra y trouver des œufs à discrétion quand il lui plairait d’y revenir et il les laissa tranquilles.

Huit jours s’étaient déjà passés, et Clopinet n’avait vu personne ni sur le rivage ni sur les dunes. Il avait été si occupé qu’il n’avait pas eu le temps de s’ennuyer ; mais quand il se fut bien installé et à peu près assuré de sa nourriture, quand les dunes et le rivage n’eurent plus un seul recoin qu’il n’eût exploré et fouillé, il en vint à trouver la journée longue et à ne trop savoir que faire du repos. Déjà il connaissait à peu près les habitudes de toutes les bêtes au milieu desquelles il vivait ; il eut souhaité connaître leurs noms, de quels pays elles venaient, raconter les observations qu’il avait faites, causer enfin avec quelqu’un. Le temps était très-beau, le pied boueux des dunes séchait au soleil de mai et la plage redevenait un chemin praticable, aux heures de marée basse. Il vit donc apparaître quelques passants, et le cœur lui battit bien fort de l’envie d’aller leur parler, ne fût-ce que pour leur dire : « Il fait beau temps, il y a du plaisir à marcher. » Il n’osa pas, car, si on venait à lui demander, qui il était et ce qu’il faisait là, que répondrait-il ? Il savait qu’on blâme les vagabonds et que parfois on les ramasse pour les mettre en prison. Il était trop simple et trop honnête pour se donner un faux nom et inventer une fausse histoire ; il aima mieux ne pas se montrer.

Cependant, un matin le vent d’est lui apporta un son de cloches et lui apprit que c’était dimanche. Par habitude il mit ses meilleurs habits, et puis il attacha les trois plumes blanches à son bonnet, il se chaussa bien proprement, et, bien peigné, bien lavé, il se mit à marcher sans trop savoir où il allait. Il avait coutume d’aller à la messe le dimanche. C’était jour de rencontre et de causerie avec les jeunes gars de sa paroisse, parents ou amis. On jouait aux quilles, on dansait quelquefois. Cette cloche qui sonnait, c’était un appel à la vie commune ; Clopinet ne comprenait pas qu’on pût rester seul le dimanche.

Qui sait s’il ne rencontrerait pas encore son frère François ? Il eût risqué beaucoup pour avoir des nouvelles de ses parents, il se risqua donc ; le tailleur devait être bien loin du côté d’Honfleur. Il coupa à vol d’oiseau à travers le désert et se trouva bientôt à deux pas au-dessus de Villers. Comme il n’y connaissait personne et que personne ne l’y connaissait, il espéra passer inaperçu, voir des figures de chrétiens et entendre le son de la voix humaine sans qu’on fit attention à lui. Cela lui était déjà arrivé dans cet endroit, puisqu’il y avait passé deux fois ; mais cette fois-ci il fut très-étonné de voir que tout le monde le regardait et se retournait même pour le suivre des yeux.



V


Cela l’inquiéta, et il pensait à s’en retourner ; mais, comme il passait devant un boulanger, l’envie de manger du pain fut si grande qu’il s’arrêta sur la porte pour en demander.

— Combien en veux-tu, mon garçon ? lui demanda le boulanger, qui l’examinait d’un air de surprise enjouée.

— Pouvez-vous m’en donner un bien gros ? dit Clopinet, qui désirait en avoir pour plusieurs jours. — Certainement, répondit le boulanger, et même deux, et même trois, si tu as la force de les emporter.

— Eh bien ! donnez-m’en trois, reprit Clopinet, je les porterai bien.

— Il y a donc bien du monde à nourrir chez vous ?

— Apparemment, répondit l’enfant, qui ne voulait pas faire de mensonges.

— Oh ! oh ! tu es bien fier ! Tu n’aimes pas à causer ? Tu ne veux pas dire qui tu es et où tu demeures, car je ne te connais point, et tu n’es pas du pays ?

— Non, je ne suis point d’ici, répondit Clopinet ; mais je n’ai pas le temps de causer. Donnez-moi mes trois pains, s’il vous plaît, et dites-moi ce qu’il faut vous donner d’argent.

— Ah dame ! ça fait de l’argent, car le pain est très-cher ici ; mais, si tu veux me donner les trois plumes que tu as à ton bonnet, tu pourras revenir tous les dimanches pendant un mois chercher autant de pain qu’aujourd’hui sans que je te demande d’argent. Tu vois que je suis raisonnable, et tu dois être content.

Clopinet crut d’abord que le boulanger se moquait de lui ; mais, comme cet homme insistait, il lui vint tout à coup assez de jugement dans l’esprit pour se dire que ses trois plumes devaient être quelque chose de rare et que c’était cela que le monde regardait et non pas lui. Il les ôta vitement, et le boulanger tendait déjà la main pour les prendre quand Clopinet, qui ne tenait pas à l’argent, parce qu’avec ses deux gros écus il se croyait riche pour toute sa vie, refusa de donner ces plumes si belles et qu’il avait été chercher si haut, au péril de sa vie. — Non, dit-il, voilà de l’argent ; payez-vous de vos trois pains, j’aime mieux garder mes trois plumes.

— Veux-tu du pain deux fois par semaine au lieu d’une seule fois ?

— Non, merci, j’aime mieux payer.

— Veux-tu quatre pains par semaine pendant deux mois ?

— Je vous dis que non, répondit Clopinet, j’aime mieux mes plumes.

Le boulanger lui donna les trois pains, Clopinet paya et s’éloigna ; mais, comme pour reprendre le chemin du désert il devait tourner la rue, il se retrouva derrière la maison du boulanger et il entendit que cet homme disait : — Non ! pour quarante-huit livres de pain, il n’a pas voulu me céder ses plumes !

Clopinet s’arrêta sous la fenêtre et entendit une voix de femme qui disait : — Était-ce bien des plumes de roupeau ?

— Oh ! des vraies, et des plus belles que j’aie jamais vues !

— Diantre ! reprit la femme, ça devient rare ; les roupeaux ne nichent plus sur la plage, et à présent il y a de ces aigrettes qu’on paie un louis la pièce. Ça t’aurait fait trois louis ! Eh bien il faut courir après ce petit et lui offrir un écu de trois livres pour chaque plume ; peut-être aimera-t-il mieux de l’argent blanc qu’un crédit de pain. Clopinet, on l’a vu, ne tenait pas à l’argent blanc. Il doubla le pas, et pendant que le boulanger le cherchait d’un côté, il se sauva de l’autre et retourna vers son désert.

Cette aventure lui donnait bien à penser. — Pourquoi donc, se disait-il, ces plumes de roupeau, puisque roupeau il y a, sont-elles si précieuses ? comment est-il possible que des plumes d’oiseau puissent valoir un louis d’or la pièce ? J’aurais cru que cela ne pouvait servir que d’amusette à se mettre sur la tête, et voilà que, si j’avais demandé au boulanger de me nourrir pendant un an, il aurait peut-être dit oui pour avoir mes trois plumes !

N’ayant pas encore connu la misère, Clopinet n’était pas intéressé. Il était bien plus sensible au plaisir de posséder une chose rare qui avait peut-être une vertu merveilleuse, inconnue. Comme il était absorbé par ces réflexions et suivait, sans plus se méfier de rien, le chemin du milieu des dunes, il entendit derrière lui une voix aigre et criarde qui disait : — Vous dites qu’il a pris par là ; soyez tranquille, je le rattraperai bien, et s’il ne veut pas vendre ses plumes, je les lui arracherai ; comme ça nous les aurons pour rien et c’est la meilleure manière de faire les affaires.

Cette voix était encore loin, mais elle était si perçante qu’elle portait à bonne distance, et comme elle était de celles qu’on n’oublie pas, Clopinet reconnut que le tailleur en personne était à sa poursuite. Tout aussitôt ses ailes de peur l’emportèrent bien loin du chemin dans les buissons ; mais, quand il fut là, il se sentit très-honteux d’être si lâche devant un bossu, lui qui était monté à la grande dune et qui avait nagé dans la mer, deux choses que Tire-à-gauche n’eût jamais osé tenter. — Il faut, pensa-t-il, que je devienne un homme et que je cesse de craindre un autre homme ; sans cela, je serai toujours malheureux et ne pourrai aller où bon me semble. Je suis aussi grand et aussi fort que cet avorton de tailleur, et mon oncle Laquille assure qu’il n’est brave qu’avec ceux qui ne le sont pas. Finissons-en, allons ! et que les bons esprits de la mer me protégent !

Il remit fièrement ses trois plumes à son bonnet, posa ses trois pains sur l’herbe, et, ramassant son bâton qui était solide et ferré au bout, il s’en alla tout droit au-devant du tailleur, résolu à taper dessus et à le dégoûter de courir après lui. Quand il le vit en face, le cœur lui manqua et il faillit s’enfuir encore ; mais tout aussitôt il agita ses bras en se disant que c’était des ailes de courage, et il fit faire à son bâton un moulinet rapide très-bien exécuté. Le tailleur s’arrêta net, et, faisant deux pas en arrière : — Tiens ! dit-il en ricanant comme pour faire le gracieux ; c’est mon petit apprenti ! Holà ! Clopinet, mon mignon, reconnais-moi, je suis ton ami et ne te veux point de mal.

— Si fait, répondit Clopinet, vous voulez me voler mes trois plumes. Je le sais.

— Oui-da ! reprit le tailleur tout étonné, qui a pu te dire pareille chose ?

— Les esprits apparemment, — répondit Clopinet qui se tenait sur une grosse pierre au bord du chemin, toujours en position pour défendre son trésor et sa liberté. Aussitôt qu’il eut dit ces mots, il vit Tire-à-gauche pâlir et trembler, car ce bossu croyait aux esprits plus que personne : — Voyons, petit, reprit-il, tu es bien méchant ! Dis-moi où nichent les roupeaux qui te donnent de pareilles aigrettes, je ne te demande pas autre chose.

— Ils nichent, répondit Clopinet, dans un endroit où les oiseaux et les esprits peuvent seuls monter. C’est vous dire que je ne vous crains pas et que, si vous tentez encore quelque chose contre moi, je vous y porterai comme un roupeau y porte un crabe et vous ferai rouler au fond de la mer.

Clopinet parlait ainsi, poussé par je ne sais quel vertige de colère et de fierté. Le tailleur crut tout de bon qu’il s’était donné aux lutins, et, tournant les talons, marmottant je ne sais quelles paroles, il reprit le chemin de Villers à toutes jambes. Clopinet, émerveillé de sa victoire, rentra dans le travers de la dune, ramassa ses pains et les porta lestement dans sa grotte.

Là, il se parla tout haut à lui-même, car il avait absolument besoin de parler : — C’est fini, dit-il ; je n’aurai plus peur de rien et personne ne m’emmènera jamais où je ne voudrai pas aller. Me voilà délivré, et si c’est l’esprit de la mer qui m’a donné du courage, je ne veux plus jamais perdre ce qu’il m’a donné. À présent, se dit-il encore, je chercherai d’autres plumes de cet oiseau merveilleux dont l’aigrette, je ne sais pourquoi, fait tant d’envie au monde ; quand j’en aurai beaucoup, je les vendrai, et j’irai dire à mon père : Je n’ai pas besoin d’être tailleur, et, tout boiteux que je suis, me voilà capable de gagner plus d’argent en un jour que mes frères en un an. Comme cela, le père sera content et me laissera vivre à mon idée.

Il se retrouva donc dans sa solitude avec plaisir. Il était si content d’avoir du pain, et celui qu’il avait acheté était si bon, qu’il ne se régala pas d’autre chose ce jour-là. La crainte de trop jeûner ou d’être trop absorbé par le souci de pêcher chaque repas l’avait un peu inquiété les jours précédens. Sûr désormais de circuler sans crainte et d’acheter ce qu’il voudrait, il ne borna plus son ambition à prendre des petits oiseaux et des petits poissons pour ses repas. Il voulut avoir des choses de luxe, des aigrettes à rendre jaloux tous les habitans du pays et à faire crever de rage le sordide tailleur.

Le lendemain, il fit une chose périlleuse et difficile. Il n’attendit pas le jour pour monter tout au beau milieu des grands pics déchiquetés de la falaise, et il y monta si adroitement et si légèrement qu’il ne réveilla pas un seul oiseau. Alors il se coucha doucement sur le côté, de manière à bien voir sans avoir à faire aucun mouvement. Il ne s’était pas aventuré jusque-là la première fois ; il fut surpris d’y trouver une ruine qu’on ne voyait qu’en y touchant et dont il put s’expliquer la destination. L’endroit était fort bien choisi pour servir de refuge à des oiseaux qui aiment à percher. On avait établi là autrefois une vigie, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui un sémaphore ; vous en avez vu un dans une autre partie de ces mêmes dunes. Cela sert à noter tout ce qui se passe sur la mer et à transmettre des avis. Jadis c’était une simple baraque d’observation pour empêcher le vol du sel, qui était une contrebande très-répandue sous le nom de faux saulnage.

La baraque en question s’était écroulée avec un pan de la grande falaise. Ses ais disjoints et sa charpente étaient restés en partie debout, engagés dans une fente, et les roupeaux, qui aiment les arbres, mais qui avaient été très-pourchassés dans les bois et les étangs du pays à cause de leur précieux plumage, avaient établi leur colonie sur cette ruine invisible du dehors et depuis longtemps oubliée. Un petit marécage s’était formé à une certaine distance de l’éboulement, et beaucoup d’autres oiseaux aquatiques avaient transporté de ce côté leur domicile.

Cette vigie expliquait l’ermitage et la lucarne d’observation situés au-dessous et de même abandonnés. Sans doute, c’était un refuge que les guetteurs, condamnés à vivre dans ce poste dangereux, s’étaient creusé et construit en secret pour se mieux abriter des tempêtes sans être réprimandés par leurs chefs.

Clopinet, qui avait rapporté de son court séjour à Trouville des notions un peu plus nettes qu’auparavant, fut content de voir qu’il était seul en possession du secret de sa demeure et de celle des roupeaux. Il observa leurs nids, grossièrement construits avec des branches et tous placés dans les bifurcations des bois de charpente. Il n’y vit que des femelles qui couvaient sans se déranger, mais peu à peu les mâles arrivèrent pour se reposer de leur chasse nocturne ; c’est à cause de leurs habitudes et aussi à cause de leur cri que les anciens naturalistes les ont appelés nycticorax, corbeaux de nuit. Ils appartiennent à la même famille que les hérons ; leur vrai nom est bihoreaux. Leur plumage est épais, et leur vol est sans bruit comme celui des oiseaux nocturnes. Cependant, lorsqu’ils ont des petits, ils chassent aussi le jour ; mais il n’y en avait pas encore de nés dans la colonie, et ces messieurs y venaient dormir après avoir fait manger ces dames. Clopinet, qui, les voyant d’abord en dessous, les avait crus tout blancs, reconnut qu’ils n’avaient de blanc que le cou et le ventre. Leurs ailes étaient gris de perle ; un joli manteau vert sombre leur couvrait le dos, et de leur bonnet, vert aussi, tombait sur le dos, cette longue et fine aigrette invariablement composée de trois plumes. Les mâles seuls paraissaient avoir cette riche coiffure ; cependant Clopinet vit que plusieurs ne l’avaient pas encore ou ne l’avaient plus. C’était le moment de la mue, et beaucoup de ces plumes précieuses, éparses sur les rochers, étaient le jouet du vent. Clopinet ne bougea pourtant pas pour les ramasser, voulant voir les habitudes de ces rôdeurs de nuit, qui, sans faire attention à lui, apportaient aux couveuses les poissons, coquillages et insectes qu’ils avaient pris. Le repas terminé, ils s’aperçurent de la présence de l’étranger, et tous en même temps, avertis par le cri de l’un d’eux, tournèrent la tête de son côté. D’abord Clopinet fut un peu ému de voir tous ces grands yeux rouges qui le regardaient. Les mâles étaient bien là une cinquantaine, gros comme de jeunes dindons, armés de longs becs et de griffes pointues. Si tous se fussent mis après l’enfant curieux, ils eussent pu lui faire un mauvais parti ; mais ils le contemplèrent d’un air de stupéfaction, et, ne le voyant pas remuer, ils ne s’occupèrent plus que de se quereller entre eux à coups d’aile et sans se blesser, puis ils se mirent à se gratter, à s’étendre, même à bâiller comme des personnes fatiguées ; enfin, chacun cherchant un endroit commode, tous s’endormirent sur une patte au lever du soleil. Alors Clopinet se leva doucement et fit sa récolte de plumes sans les déranger, après quoi il redescendit, sagement résolu à ne pas les dégoûter de leur campement et à ne plus prendre les œufs des femelles.

Il y retourna la nuit suivante avant que les mâles fussent revenus de leur chasse nocturne. Il n’éveilla pas les couveuses et mit du pain devant leurs nids, pensant qu’elles le trouveraient bon et lui en sauraient gré. Il ne se trompait pas, bien que ce fût une idée d’enfant. Presque tous les oiseaux aiment le pain, quelque différente que soit leur nourriture, et le matin suivant il vit que le sien avait été mangé. Il continua ainsi, et bientôt tous les bihoreaux, mâles et femelles, furent habitués à le voir, se sauvèrent peu loin à son approche, enfin ne se sauvèrent plus du tout. Il en était né de jeunes qui, le connaissant avant de connaître la peur de l’homme, se trouvèrent si bien apprivoisés qu’ils venaient à lui, se couchaient sur ses genoux, mangeaient dans sa main, et le suivaient jusqu’au bord de la dune quand il les quittait.

Il prit tant de plaisir à cette occupation qu’il ne s’ennuyait plus du tout. Il commençait à aimer ces oiseaux sauvages comme il n’avait jamais aimé ses pigeons et ses poules ; il méprisait ces amitiés banales et se sentait fier d’avoir apprivoisé des animaux méfians, dont les gens du pays cherchaient en vain la retraite et ne pouvaient approcher. Il se prit aussi d’affection pour tous les autres oiseaux, car il s’aperçut que, semant du pain partout dans ses promenades, marchant posément et sans bruit, n’attaquant et n’effrayant aucun d’eux, il arrivait à ne plus les mettre en fuite et à les voir se poser, voltiger et s’ébattre tout près de lui. Il se reprocha le meurtre de la perdrix de mer, et s’en alla acheter du fromage et de la viande, afin de ne plus être tenté de tuer les compagnons de sa solitude.

Il n’alla pas faire ses provisions à Villers, où il craignait d’être reconnu, tourmenté, et peut-être suivi par le boulanger. Il avait remarqué un hameau plus proche, puisqu’il est situé sur la dune même, du côté où elle s’abaisse vers la terre ferme. Je crois que ce hameau s’appelle Auberville. Il y trouva tout ce qu’il souhaitait et même des pommes bien conservées qu’il paya cher. Il n’était pas assez raisonnable pour ne pas faire quelques folies. Il y but un pichet de cidre ; il l’aimait tant ! Il eut bien soin de ne pas arborer son aigrette et de ne point causer inutilement. Il avait désormais deux secrets à garder, son nom et son pays, afin de n’être pas reconduit de force chez ses parens, — son domicile dans la falaise, afin de n’y pas attirer les enfants curieux ou les chasseurs amateurs d’aigrettes ; mais en écoutant causer il apprit plusieurs choses sur le pays, et il vit que les jeunes habitants de ce village connaissaient assez bien les mœurs des oiseaux de la côte. Ils n’en citaient que deux espèces précieuses : les roupeaux ou bihoreaux, qu’on ne pouvait plus atteindre, ils se cachaient trop bien ou ne nichaient plus dans le pays ; et les petits grèbes, qui ne faisaient que passer et auxquels on avait tant fait la chasse qu’ils étaient devenus rares et méfiants. Clopinet fit des questions sur ces grèbes et apprit encore que le plumage épais et brillant de leur ventre se vendait comme fourrure d’ornement aux marchands plumassiers, qui passaient deux fois l’an. Comme il avait déjà une douzaine d’aigrettes, Clopinet souhaitait beaucoup de savoir le jour et l’heure où passeraient ces brocanteurs, afin de faire affaire avec eux ; mais il craignait d’adresser trop de questions et il se promit de mieux s’informer un autre jour.



VI


Il s’étonnait qu’on n’eût pas encore été chercher les bihoreaux où il les avait trouvés, et à ce sujet il entendit raconter une chose qui ne laissa pas de l’inquiéter un peu. Autrefois, disait quelqu’un, on trouvait ces bêtes sur les arbres de la grande falaise ; mais depuis qu’il en est tombé un grand morceau dans la mer et qu’il n’y a plus d’arbres pour retenir les terres, on n’y va plus. On prétend que le poids d’une personne suffirait pour faire ébouler le reste. Clopinet s’en alla un peu tourmenté, lui qui demeurait dans cette falaise et qui presque tous les matins montait au faîte !

La nuit, il eut peur. Il y eut de la houle, et le bruit de la mer arrivait à lui comme par rafales ; à chaque instant il s’éveillait, croyant que c’était la falaise qui s’écroulait. Il avait trop bien examiné l’endroit pour n’être pas sûr que son ermitage était absolument de la même nature que les gros cailloux appelés les Vaches-Noires et les Vaches-Blanches, lesquels avaient été autrefois portés par les terres et s’étaient écroulés avec elles. La mer continuait à ronger le pied des dunes, et chaque hiver, disait-on, elle en mangeait de bons morceaux. Ces gros cailloux qui paraissaient faire la sécurité du refuge de Clopinet pouvaient bien reposer sur un sol aussi fragile que les terres qui le couvraient ; puis, à supposer qu’elles ne dussent pas se dérober sous lui, celles d’au-dessus pouvaient s’effondrer, lui fermer le passage et l’ensevelir vivant dans sa grotte. Il ne dormit guère, car, à mesure que la réflexion lui venait, il sentait bien que, si le raisonnement est une chose nécessaire, il est aussi une chose triste et une source de mille appréhensions. Heureusement cet enfant-là avait dans la tête une passion qui était plus forte que la crainte du danger : c’était de vivre libre et maître de lui-même dans la nature. Il ne connaissait pas ce mot-là, la nature, mais il se sentait épris de la vie sauvage et comme orgueilleux de résister à la tentation de retourner au repos des champs et aux douceurs de la famille. Il resta donc dans son nid d’oiseau, s’imaginant que, puisque les oiseaux nichaient au-dessus de lui, c’est qu’ils en savaient plus long que les hommes et avaient l’instinct de connaître que la montagne était solide.

Il passa là tout l’été, s’approvisionnant tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, ne se faisant connaître nulle part, s’habituant de plus en plus à ne vivre que des produits de la mer et de fruits sauvages, afin d’éviter d’être l’esclave de son ventre. Il devint peu à peu si sobre que la gourmandise ne l’attira plus du côté de la campagne. Il réussit à rencontrer les marchands plumassiers en tournée et à s’aboucher avec eux sans témoins. Il eut assez de raisonnement pour ne pas montrer trop d’exigence, afin d’établir des rapports pour l’avenir. Il se contenta d’un gros écu pour chaque plume, et, comme il en avait recueilli une cinquantaine, il lui fut compté en beaux louis d’or trois cents livres, somme énorme pour ce temps-là, et qu’un petit paysan de son âge n’avait certes jamais gagnée.

Quand il se vit à la tête d’une telle fortune, il résolut d’aller la porter à ses parents ; mais auparavant il souhaita revoir son oncle Laquille, et, aux approches de l’hiver, il se mit en route pour Trouville. Comme il voulait se présenter convenablement à sa famille, et que ses habits, même les meilleurs, étaient très-avariés par l’escalade continuelle et le manque d’entretien, il se commanda à Dives, où il avait fait quelques apparitions, un habillement tout neuf, un peu de linge et de bonnes chaussures. Il paya tout très-honnêtement, et, son bâton à la main, son argent en poche, il se dirigea sur Trouville, où il rencontra son oncle tout en larmes, revenant de l’église. Il venait d’enterrer sa femme, et, bien qu’elle l’eût rendu aussi malheureux qu’il lui avait été possible, le pauvre homme la pleurait comme si c’eût été un ange. Il fut bien étonné de revoir Clopinet, qu’il croyait retourné chez ses parents, et qu’il hésitait à reconnaître, tant il était changé. Sans s’en apercevoir, Clopinet avait grandi, il avait le teint hâlé que donne l’air de la mer ; à force de grimper et d’agir, il avait pris de la force, sa jambe faible était devenue aussi bonne que l’autre, il ne boitait plus du tout. Sa figure aussi avait pris un autre air, un regard vif, pénétrant, une expression assurée et sérieuse. Ses habits, mieux faits que ceux que Tire-à-gauche fabriquait de routine aux paysans, lui donnaient aussi meilleure tournure et meilleure mine que par le passé. Laquille en fut frappé tout de suite.

— D’où sors-tu, s’écria-t-il, tu ne viens pas de chez tes parents ?

— Non, dit Clopinet, mais donnez-moi vitement de leurs nouvelles ; nous parlerons de moi après.

— Je ne puis t’en donner, répliqua l’oncle ; quand tu t’es sauvé de chez nous pendant la nuit, il y a bientôt… six mois… je pense…

— Oui, mon oncle, j’ai compté les lunes.

— Eh bien ! j’ai été inquiet de toi et je t’ai cherché autant que j’ai pu ; mais, une douzaine de jours après, le tailleur a repassé par ici, disant qu’il t’avait vu en bonne santé auprès de Villers et qu’il n’avait pas voulu te contraindre à le suivre, pensant que ta famille t’avait repris et t’envoyait là en commission. Alors je ne me suis plus tourmenté à ton sujet, et, ma pauvre femme étant tombée malade, je n’ai plus quitté le pays que pour aller à la mer quand il le fallait, de sorte que je n’ai rien su de ta famille. Bien sûr, elle te croit embarqué, puisqu’il était convenu avec ton frère François que tu le serais et qu’il aura dit comme cela, le croyant aussi pour son compte. À présent je pense que tu peux aller chez toi sans crainte d’être recédé au tailleur. Je ne sais pas ce que tu lui auras dit quand tu l’as rencontré ; il a juré qu’il aimerait mieux prendre le diable en apprentissage qu’un gars aussi bizarre et aussi revêche que toi. J’ai pensé que tu lui avais montré les dents, et je ne t’en ai pas blâmé.

— Je lui ai montré mon bâton, reprit Clopinet ; vous l’aviez prédit, mon oncle, il m’a poussé des ailes de courage. — Et là-dessus il raconta toute son histoire et fit voir ses cent écus au marin émerveillé.

— Eh bien ! s’écria l’oncle Laquille, voilà que tu es riche, et tu peux faire de ta vie ce que tu voudras. Du moment que tu peux te rendre utile, personne ne refusera de t’embarquer, et tu peux t’en aller dans les pays lointains où il y a des oiseaux bien autrement rares et superbes que tes roupeaux : des paille-en-queue, des aigrettes blanches d’Amérique, des oiseaux de paradis, des phénix qui renaissent de leurs cendres, des condors qui enlèvent des bœufs, et cent autres dont tu n’as pas seulement l’idée.

— C’est vrai que c’est là ce qui me manque, reprit l’enfant. Je ne sais rien, et il faudrait savoir.

— On apprend tout en voyageant.

Cette belle parole de l’oncle ne persuada pas beaucoup le neveu. Laquille avait fait le tour du monde sans avoir appris à lire, et Clopinet commençait à voir, en causant avec lui, qu’il avait les notions les plus fausses sur les choses les plus simples, comme de croire que certains oiseaux ne mangeaient pas et vivaient de l’air du temps, que d’autres ne se reproduisaient pas et naissaient des anatifes, mollusques à tubercules qui s’attachent à la carène des navires. Clopinet avait l’esprit très-romanesque, il croyait volontiers aux oiseaux fées, c’est-à-dire aux génies prenant des formes et des voix d’oiseau ; mais il avait déjà trop observé les lois de la vie pour partager les erreurs et préjugés de son oncle.

Pourtant l’idée de voyager le tentait bien. Pour se désennuyer dans sa solitude, il avait tant rêvé de voyages au long cours ! Laquille lui conseillait d’aller à Honfleur et de prendre passage sur quelque bâtiment partant pour l’Angleterre, il y en avait toujours. Les grèbes nichaient par là, et Clopinet en prendrait à discrétion ; mais quand l’enfant sut qu’il fallait les tuer et les écorcher pour avoir leur plumage, il secoua la tête, cela lui faisait horreur.

Comme après souper il se promenait avec son oncle sur la grève, ils revinrent sur ce sujet, et Clopinet se sentit troublé et affolé par la vue des grosses barques qui se préparaient à partir dès le lendemain matin pour Honfleur. Il était presque décidé à s’arranger avec le patron d’une de ces embarcations, lorsqu’il entendit passer dans la nuit sombre les petites voix d’enfants qu’il connaissait si bien. — Les voilà ! s’écria-t-il, les voilà qui viennent me chercher ! — L’oncle, ne sachant ce qu’il voulait dire, restait bouche béante, attendant qu’il s’expliquât. Clopinet ne s’expliquait pas ; il courait, les bras étendus, suivant le vol des esprits invisibles qui l’appelaient toujours. D’abord ils suivirent la grève, semblant se diriger vers le lieu d’embarquement ; mais tout à coup ils firent un crochet, quittèrent le rivage et prirent à travers champs. Clopinet les suivit tant qu’il put, mais sans réussir à s’envoler, et il revint essoufflé vers son oncle, qui le croyait fou.

— Voyons, mon petit, lui dit le brave homme, est-ce que tout de bon tu prends les courlis pour des esprits ?

— Les courlis ? Que voulez-vous dire, mon oncle ?

— Tu ne connais pas ces oiseaux-là ? Il est vrai qu’ils ne voyagent que dans les nuits bien noires et qu’on ne les voit jamais. On ne les connaîtrait pas, si on n’en tuait point quelquefois en tirant au hasard dans le tas, ce qui est bien rare, car on dit qu’ils volent plus vite que les grains de plomb du fusil. Je conviens que ce sont des oiseaux extraordinaires, ils pondent dans les nuages, et c’est le vent qui les couve.

— Non, mon oncle, reprit vivement Clopinet ; si ce sont des oiseaux, des courlis, comme vous les appelez, ils ne pondent pas dans les nuages, et si ce ne sont pas des oiseaux, si ces voix sont celles des esprits, comme j’en suis sûr, ils ne pondent pas du tout. Que leur chant ressemble à celui des courlis, c’est possible ; moi aussi, la première fois que je les ai entendus, j’ai dit : Voilà des oiseaux de nuit qui passent ; mais, en les écoutant bien, j’ai compris leurs paroles. Ils m’ont appelé, ils m’ont fait pousser des ailes, ils m’ont appris à courir sans me mouiller, sur la mer, la nuit que j’ai passée sur la Grosse-Vache-Noire ; ils m’ont aidé à m’envoler de chez vous par la lucarne de votre maison, enfin ils m’ont secouru et consolé. Je crois en eux, je les aime, et partout où ils me diront d’aller, je les suivrai.

— Et pourtant, reprit l’oncle, tu ne les as pas suivis tout à l’heure ?

— Ils n’ont pas voulu ; mais ils m’ont bien montré, en quittant le bord de la mer, que je ne devais pas m’embarquer cette nuit. Ils ont volé de ce côté-ci, du côté du midi. Dites-moi si c’est par là que mon pays se trouve ?

— C’est par là certainement, à trois lieues de la mer en droite ligne.

— Eh bien ! c’est par là qu’il me fout aller dès demain matin. Je dois aller embrasser mes parens et leur donner l’argent que j’ai gagné.

— Très-bien, mais ils te le garderont, et tu ne pourras plus voyager.

— Je pourrai toujours retourner à mon trou de la falaise et faire une nouvelle provision de plumes ; d’ici là, j’aurai leur permission pour me faire marin.

Clopinet suivit son idée. Il se fit enseigner son chemin, et dès le lendemain, vers midi, il se trouvait à la porte de son enclos.



VII


La première personne qu’il vit fut sa mère, qui le reconnut bien de loin malgré son changement, et pensa mourir de joie en le serrant dans ses bras. Clopinet en fut tout ému, car il s’était imaginé dans sa tristesse qu’elle ne l’aimait qu’un peu, et il vit bien qu’elle le chérissait d’autant plus qu’elle s’était fait violence pour le laisser partir. Le père Doucy, le frère François et les autres accoururent et lui firent grande fête, car de le voir si bien vêtu, si bien portant et si bien guéri de sa boiterie prouvait de reste qu’il n’avait pas souffert dans son voyage. On pensait qu’il arrivait de loin, et François lui-même le croyait, n’ayant pas été détrompé par l’oncle Laquille, qu’on n’avait point revu. Le père Doucy gronda pourtant un peu Clopinet d’avoir disposé de lui-même contre le gré de sa famille, et il ne manqua pas d’ajouter que, s’il n’arrivait point à bien gagner sa vie, il serait une charge pour les siens. Clopinet prit la chose modestement, et, sans faire d’embarras, il présenta sa bourse à son père en lui disant : — J’espère continuer à gagner bien honnêtement ma vie sans faire de tort aux hommes ni aux bêtes. Voilà ce qui m’a été payé pour six mois de ma peine, et si cet argent-là vous fait besoin ou seulement plaisir, je vous prie de l’accepter, mon cher père. Je compte que l’an prochain je vous en apporterai davantage.

Toute la famille ouvrit de grands yeux en voyant les louis d’or de Clopinet, mais le père Doucy hocha la tête. — Où as-tu pris cet argent-là, mon garçon ? Il faut t’expliquer là-dessus, car j’ai beau être un paysan et n’avoir couru ni la mer ni les villes, je sais fort bien qu’un apprenti mousse ou tout autre chose est assez payé quand, à ton âge, il gagne sa nourriture.

Clopinet, voyant que son père le soupçonnait d’avoir fait quelque chose de mal, lui dit la vérité sur la source de sa richesse et ne le trouva pas incrédule, car on savait dans le pays que certains plumages d’oiseau étaient fort recherchés par les plumassiers. Seulement le père Doucy observa que les roupeaux ne se voyaient plus au pays d’Auge, et que sans doute Clopinet avait dû les trouver au loin, car il s’obstinait à croire qu’il avait passé l’été en grands voyages. Clopinet avait refusé aux questions de son oncle Laquille, de révéler l’endroit précis du rivage où il avait passé l’été. Avec ses parents, il ne se départit point de cette réserve. Il savait que, s’il parlait des Vaches-Noires et de la grande falaise, personne chez lui ne lui permettrait de retourner vivre dans un endroit réputé si dangereux. Il laissa donc croire à ses parents qu’il arrivait de l’Écosse, — son oncle ayant prononcé devant lui le nom de ce pays-là, — et qu’il y avait fait bonne chasse.

Il se tira assez bien des nombreuses questions qu’on lui fit le premier jour. Comme on ne savait chez lui quoi que ce soit des pays étrangers, il n’eut point de longues histoires à inventer. Il répondit qu’en Écosse on mangeait du pain, des légumes et de la viande comme ailleurs, que les arbres ne poussaient pas la racine en l’air, enfin qu’il n’avait rien vu de merveilleux là ni ailleurs.

— C’est bien, c’est bien, lui dit le père à la fin du souper ; ce qui me plaît de toi, c’est que tu ne dis pas des mensonges et des folies comme ton oncle Laquille. Continue à être raisonnable, et tout ira bien, puisque tu as de l’invention pour rapporter des choses à vendre et pour faire le commerce. Je ne veux point te priver de ton argent, il est à toi, je vais le placer en bonne terre qui t’appartiendra ; ce sera le commencement de ta fortune.

— Si vous n’en voulez point pour vous, répondit Clopinet, j’aimerais mieux m’en servir pour reprendre mes voyages et faire d’autres trouvailles.

Ce que Laquille avait prévu arriva. Le père Doucy ne voulut pas comprendre ce que lui disait son fils. Il ne pouvait pas s’imaginer un autre placement que les carrés d’herbe et de pommiers avec des vaches dedans ; il ne jugeait pas bon pour un enfant d’avoir une somme comme celle-là à sa disposition. Il le complimenta d’avoir eu la sagesse de l’apporter à la maison, mais il ne le crut pas pour cela incapable de faire quelque folie, si on le lui rendait. Clopinet dut céder ; c’était le cas de dire qu’on lui coupait les ailes. Il s’en alla coucher tout triste, voyant ses futurs voyages retardés ; mais il rêva que les esprits lui parlaient et lui disaient : Espère, nous ne te quitterons pas ; puisque tu as fait notre volonté, nous saurons bien t’en récompenser.

Il se résigna donc, et ne fut point insensible, il faut en convenir, à la douceur de dormir sur une bonne couchette de plumes bien chaude. Depuis une quinzaine que la fraîcheur se faisait sentir, il n’avait pas été très-bien dans sa grotte, où il ne pouvait se défendre de l’humidité qui y suintait et du vent qui s’y engouffrait. On vivait bien chez le père Doucy, on n’était ni pauvre ni avare ; on n’épargnait ni le bon pain ni le bon cidre, et la mère Doucette avait un grand talent pour faire la soupe au lard. Clopinet était l’objet de ses préférences ; elle le caressait et le choyait si tendrement qu’il ne sut point y résister et se laissa amollir par la vie de famille, au point de concevoir l’idée de passer chez lui la mauvaise saison. Il voyait toutes les bandes d’oiseaux voyageurs venir de la mer et se diriger vers l’intérieur des terres, soit pour hiverner dans les marécages, soit pour aller chercher des mers plus chaudes. Il se disait que ce n’était pas la saison de trouver des nids vers le nord ; il ne savait pas encore que certaines espèces s’envolent en sens contraire et vont chercher le froid.

Comme il n’avait pas voulu trop mentir, il avait dit à son père qu’aucun engagement ne le forçait de se remettre en mer. Il voulait amener ses parents à lui laisser sa liberté et à le voir repartir sans fâcherie ; mais, comme il ne pouvait pas rester sans rien faire, il lui fallut bien se remettre à garder et à soigner les vaches, ce qui l’ennuya beaucoup. Ces bêtes lourdes et lentes lui plaisaient de moins en moins ; ce pâturage plat et sans vue le rendait triste, son esprit voltigeait toujours sur la mer et sur les falaises. Un jour, son père l’envoya chercher à Dives un médicament chez l’apothicaire ; dans ce temps-là, on ne disait point pharmacien, mais c’était la même chose, ou plutôt c’était quelque chose de plus. La médication étant plus compliquée, ceux qui fabriquaient et vendaient des remèdes étaient obligés à savoir plus de détails et à fournir plus de drogues différentes.

Dives était une très-ancienne ville ; mais Clopinet, qui n’était pas antiquaire, trouva le pays fort laid, bien qu’il soit très-joli du côté de la campagne : lui qui ne regardait que du côté de la mer s’ennuya de voir cette côte plate et tout ensablée. Alors il vit dans l’étroit chenal qui remplace le grand port, d’où jadis la flotte de Guillaume le Conquérant partit pour l’Angleterre, de grosses barques qui faisaient encore un petit commerce avec Honfleur, et l’envie de s’en aller au moins jusque-là fut si forte qu’il pensa oublier sa commission. Pourtant il résista et se fit enseigner la maison de l’apothicaire. Là, pendant qu’on préparait la drogue, il faillit oublier qu’il devait la reporter à ses parents. L’objet qui absorbait son attention et qui le jetait dans un ravissement sans pareil, c’était un combattant, autrement dit paon de mer, perché sur un bâton et immobile dans la vitrine. L’apothicaire, s’amusant de sa surprise, prit l’oiseau, qui semblait bien vivant, car ses yeux brillaient et son bec était ouvert, et le lui fit toucher ; il était empaillé. Clopinet n’avait pas idée d’un pareil artifice et se le fit expliquer ; puis, avec une vivacité et un air de décision qui, de la part d’un garçon d’apparence si simple, étonna tout à coup l’apothicaire, il demanda si celui-ci voudrait bien lui apprendra à conserver et à empailler.

— Ma foi ! répondit l’apothicaire, si tu veux m’aider dans cette besogne, tu me feras plaisir, pour peu que tu aies autant d’adresse que de résolution. — Il apprit alors à Clopinet que le curé de l’endroit et le seigneur du château voisin étaient grands amateurs d’ornithologie, c’est ainsi que l’apothicaire appelait la connaissance des oiseaux, de leur classement en familles, en genres et en espèces. Ces deux personnages s’en procuraient tant qu’ils pouvaient, le seigneur à tout prix, le curé au prix de tout l’argent qu’il pouvait y mettre. Le pays était très-riche en oiseaux de mer et de rivage, à cause des grands ensablements de la côte et des marécages formés par la Dive. Tous les chasseurs y guettaient ce gibier pour le porter au château, où le seigneur en faisait une collection empaillée. C’était lui, l’apothicaire, que l’on chargeait de la préparation, et il s’y entendait assez bien : mais il n’avait personne pour l’aider, et le temps lui manquait. S’il venait à trouver un élève soigneux et intelligent, il le paierait volontiers aussitôt qu’il saurait son affaire.

— Prenez-moi, monsieur, dit Clopinet, je suis sûr d’apprendre vite et bien ; même, si cela ne vous offense pas, je vous dirai que je connais les oiseaux mieux que vous. Voilà cette bête que vous appelez paon de mer et dont je ne savais pas le nom ; mais je l’ai vue cent fois en liberté, et je sais comment elle est faite et comment elle se tient. Vous avez voulu lui donner l’air qu’elle a quand elle se bat : ce n’est pas ça, et si c’était une chose qu’on puisse pétrir, je vous montrerais comment elle se pose pour de vrai.

L’apothicaire était homme d’esprit, ce qui fait qu’il comprenait vite l’esprit des autres. Il ne se fâcha point des critiques de Clopinet et lui dit : — Ma foi, essaie ; cela peut se pétrir, comme tu dis, c’est-à-dire qu’on peut changer le mouvement de l’oiseau en appuyant sur les fils de fer qui remplacent les os et les muscles. Essaie, te dis-je ; si tu le gâtes, tant pis ! Un paon de mer n’est pas une chose bien rare. — Clopinet hésita un moment, devint pâle, trembla un peu, réfléchit pour se bien rappeler ; puis tout à coup, saisissant l’oiseau avec beaucoup de délicatesse, mais avec une grande résolution, il lui donna une attitude si vraie et une tournure si fière sans lui gâter une seule plume, que l’apothicaire en fut tout surpris. — J’avoue, dit-il, que ton mouvement a l’air plus naturel que le mien. Pourtant le mien était plus énergique.

— Plaît-il, monsieur ? dit Clopinet.

— Je veux dire que le mien avait l’air plus méchant. Ce sont des bêtes féroces que ces oiseaux-là !

— Et c’est en quoi vous vous trompez, monsieur, reprit Clopinet avec conviction. Les oiseaux ne sont pas méchants quand la faim ne les force pas à la bataille. Ceux-ci ne se battent pas pour se faire du mal, et ils ne s’en font presque jamais ; c’est un jeu qu’ils font par fierté quand on les regarde, et je vais vous dire : ils s’en vont, tous les mâles d’un côté et toutes les femelles de l’autre avec les petits. Ils choisissent des tas de sable où ils se mettent en rang, les femelles sur un autre tas les regardent. Alors les vieux disent aux jeunes : Allons, mes enfants, faites-nous voir comment vous savez vous battre. Et il en vient deux jeunes qui se gourment jusqu’à ce qu’ils tombent de fatigue, et puis il en vient deux autres ; quelquefois il y a deux paires qui se battent en même temps, mais toujours un contre un et jamais une bande contre une autre, ni à propos des femelles, ni pour la nourriture. Quand l’heure de cet amusement-là est finie, on va se promener ou manger ensemble, et on est bons amis.

— C’est possible, dit en riant l’apothicaire ; si tu as si bien regardé les oiseaux, tu en sais plus long que moi, et je reconnais que ce combattant me plaît mieux, tourné et dressé comme le voilà. Je pense que tu es un observateur et peut-être un artiste de naissance.

Clopinet ne comprit pas, mais son cœur battit de joie quand l’apothicaire lui dit : — Reviens demain, je t’apprendrai le métier, qui est très-facile, et, puisque tu as le sentiment, qui est un don de nature, je te ferai entrer chez le seigneur du château en qualité de préparateur. Tu apprendras l’histoire naturelle des oiseaux, et tu deviendras un jour conservateur de collections chez lui ou chez quelque autre. Qui sait si tu n’es pas né pour être savant ?

Clopinet ne comprit bien qu’une chose, c’est qu’il allait voir des oiseaux nouveaux pour lui, et qu’il apprendrait les noms et les pays de ceux dont il connaissait les airs, les chants, le plumage et les habitudes. Il vola plutôt qu’il ne courut chez son père et obtint facilement la permission d’aller travailler dans les oiseaux. — Puisque c’est son idée, dit le père Doucy avec un sourire en regardant sa femme, et que M. l’apothicaire est un grand brave homme, je pense, mère Doucette, que vous ne serez point fâchée de savoir cet enfant occupé dans un pays qui n’est pas loin, et où nous pourrons le voir souvent ?

La mère Doucette eût préféré que l’enfant ne la quittât point du tout ; mais, quand son mari avait parlé en l’honorant d’un sourire, elle ne savait qu’approuver en riant de toute sa bouche, ce qui n’était pas peu de chose. D’ailleurs elle tremblait toujours en songeant que Clopinet pouvait retourner dans ce pays d’Écosse, qu’elle croyait situé au bout du monde et où Clopinet n’avait jamais été. Au bout d’un mois, Clopinet sut très-bien composer la préparation arsenicale avec laquelle on préserve les oiseaux de la pourriture et des mites. Il sut écorcher avec une propreté parfaite, en retournant la peau de l’oiseau comme on retourne un gant, sans salir ni froisser une seule plume. Il sut les petits os qu’il faut conserver pour assujettir les fils de fer, ceux qu’il faut couper, la manière de remplacer la charpente de l’animal par des fils de métal plus ou moins gros. Il sut distinguer dans la provision d’œils de verre ceux qui convenaient précisément à tel ou tel volatile. Il sut le rembourrer d’étoupes en lui conservant sa forme exacte, lui recoudre le ventre avec tant d’adresse qu’on ne pût soupçonner la couture, le dresser sur ses pieds, lui fermer ou lui ouvrir les ailes à son gré, et quant à lui donner la grâce ou la singularité de sa pose naturelle, il y fut passé maître dès le premier jour.

L’apothicaire, qui ne demandait qu’à vendre ses préparation et à débarrasser son laboratoire des travaux de l’empaillage, songea vitement à faire entrer Clopinet chez M. le baron de Platecôte, le seigneur épris d’ornithologie, pour qui l’enfant travaillait sans que ses talents fussent encore révélés au curé, car le curé, tout en faisant des recherches et des échanges avec le baron, était un peu jaloux de lui et eût essayé d’accaparer Clopinet pour son compte.

L’apothicaire était brave homme autant qu’homme d’esprit et il s’intéressait à Clopinet, dont la douceur et la raison n’étaient pas ordinaires. Il l’emmena donc au château du baron, et le présenta lui-même comme un garçon capable, entendu et laborieux.

— Je n’en doute pas, répondit poliment le baron, mais c’est un enfant. Il est très-propre et très-gentil, mais c’est un petit paysan qui ne sait rien.

— Monsieur le baron, qui sait tout, répliqua gracieusement l’apothicaire, lui apprendra ce qu’il voudra. Monsieur le baron n’a point d’enfant et pourrait s’occuper de celui-ci, qui lui deviendra un bon et fidèle serviteur ; j’engage fort monsieur le baron à mettre la main sur lui tout de suite, car M. le curé ne le laissera pas échapper, dès qu’il verra les préparations qu’il sait faire.

Là-dessus l’apothicaire ouvrit la boîte qu’il avait apportée, et plaça sur la table trois sujets différents, à chacun desquels Clopinet avait su si bien donner la physionomie qui lui était propre, que le baron, qui s’y connaissait, jeta des cris de surprise et d’admiration. — Je vois bien, dit-il, que ce n’est point vous, monsieur l’apothicaire, qui avez fait ce travail excellent. Pouvez-vous me jurer que c’est tout de bon l’enfant que voici ?

— Je le jure, monsieur le baron.

— Lui tout seul ?

— Lui tout seul.

— Eh bien ! je le prends ; laissez-le-moi, il n’aura point à regretter d’être à mon service.



VIII


Dès le jour même, Clopinet fut installé au manoir de Platecôte, dans une petite chambre située tout en haut des combles. La première chose qu’il fit avant de regarder la chambre, qui était fort gentille, fut de mettre la tête à la fenêtre et de prendre connaissance du pays. Il était des plus beaux, car le château était bâti sur une haute colline, d’où l’on découvrait d’un côté la vallée d’Auge, le cours de la Dive et celui de l’Orne, avec leurs bois et leurs prairies ondulées, de l’autre la mer et les côtes à une grande distance. Clopinet reconnut tout de suite les pointes dentelées de la grande falaise ; il les vit encore mieux en regardant dans une lunette d’approche, installée sur le belvédère du château, qui était encore plus haut perché que sa chambre. Il distingua avec ravissement les Vaches-Noires montrant leur dos au-dessus des vagues, et, du côté de la campagne, la maison de ses parents, dont le chaume perçait à travers les pommiers aux feuilles jaunies. Il se sentit comme ivre de joie de demeurer ainsi dans les airs et de pouvoir ajouter à sa bonne vue le merveilleux pouvoir de cette lunette, qui lui donnait une faculté de vision aussi puissante que celle des oiseaux. Il vit et reconnut toutes les anfractuosités, tous les hameaux et villages de la côte. Il retrouva Trouville et découvrit le cap derrière lequel Honfleur se cache.

Une autre joie fut d’être installé dès le lendemain dans la pièce qui lui fut donnée pour laboratoire, et où l’on avait déjà déposé les fioles, les matériaux et les outils que l’apothicaire avait envoyés et fournis pour son usage ; de cette pièce, on entrait de plain-pied dans le musée de M. le baron, et Clopinet vit là, dans de grandes armoires garnies de vitres, une quantité d’oiseaux étrangers et indigènes plus ou moins précieux, mais tous très-intéressans pour qui voulait apprendre leurs noms et leur classement.

Le baron étant venu le trouver là pour lui expliquer de quelle besogne il comptait le charger, Clopinet, qui avait la confiance que donne la simplicité du cœur, lui dit : — Monsieur le seigneur, votre provision d’oiseaux est mal rangée. En voilà un petit qu’on a mis avec les autres parce qu’il est petit ; mais ça ne va pas du tout. Il doit être à côté de ces gros-là parce qu’il est de leur famille, je vous en réponds. Il a leur bec, leurs pattes, et il se nourrit comme eux, je le sais, je le reconnais, ou si ce n’est pas absolument celui-là, c’en est un qui lui ressemble et qui doit être son cousin ou son neveu.

Le baron fit babiller Clopinet, qui n’était pas du tout causeur, mais qui, sur le chapitre des oiseaux, avait toujours beaucoup à dire ; il admira son bon raisonnement et la sûreté de ses observations, celle non moins remarquable de sa mémoire, car en une matinée il connut tous les noms que le baron voulut bien lui dire, et il les repassa sans faire aucune erreur ; mais tout à coup, voyant que le baron bâillait, prenait force prises de tabac et s’ennuyait de faire le professeur avec un ignorant : — Mon bon seigneur, lui dit-il, c’est encore trop tôt pour que j’entre à votre service, vous n’aurez point de plaisir à m’instruire. Il faut que je sois en état de m’instruire tout seul, et pour cela il me faut savoir lire. Laissez-moi aller chez M. le curé, c’est son métier d’avoir de la patience ; quand je saurai, je reviendrai chez vous.

— Non pas, non pas ! dit le baron, tu n’iras pas chez le curé. Mon valet de chambre est assez instruit, il t’instruira.

Le valet de chambre lisait couramment, il avait une bonne écriture et savait assez de français pour écrire une lettre passable sous la dictée de M. le baron, qui était savant et bel esprit, mais qui était de trop bonne maison pour connaître l’orthographe ; ce n’était pas la mode en ce temps-là pour les gens du grand monde. M. de La Fleur, c’était le nom du valet de chambre, fit donc le maître d’école avec le petit paysan, tout en rechignant un peu et en y mettant fort peu de patience. Il faut de la patience avec la plupart des enfants ; mais pour ceux qui ont comme Clopinet une grande ardeur au travail et qui craignent de voir l’occasion s’échapper, un professeur indolent ou irritable convient assez ; Clopinet fit des efforts de grande volonté pour ne point lasser la médiocre volonté de M. de La Fleur, et au bout d’un an il sut lire, écrire et compter aussi bien que lui. Cela ne lui suffisait point. Les noms scientifiques des oiseaux sont latins et beaucoup des ouvrages qui traitent des sciences naturelles sont écrits en latin. Clopinet, dont le dimanche était libre, alla empailler des oiseaux chez le curé, à la condition que pendant son travail celui-ci lui enseignerait le latin. En une autre année, il sut tout le latin vulgaire dont il avait besoin pour son état.

Tout en s’instruisant ainsi, il empaillait toutes les bêtes que lui envoyaient ou lui apportaient, tant du pays que de l’étranger, les fournisseurs et correspondants du baron ; il réparait ou renouvelait celles de la collection qui étaient mal préparées ou détériorées ; il procédait aussi à un meilleur rangement après des discussions, quelquefois très-animées, avec son patron, car celui-ci croyait en savoir bien long et n’admettait pas aisément qu’il pût s’être trompé ; mais Clopinet, avec la résolution entêtée de son caractère et la droiture de son esprit naturel, arrivait toujours à le persuader ; alors le baron, qui n’était point sot, haussait les épaules, et, feignant d’y mettre de la lassitude ou de la complaisance, disait ; — Fais donc comme tu voudras ! Pour si peu de chose, je ne veux ni te fâcher, ni me fâcher moi-même. — Ce n’était pourtant pas peu de chose. Le curé, qui, pour être moins riche en échantillons, ne laissait pas que d’être plus instruit et plus intelligent que le baron, tenait Clopinet en grande estime, et déclarait que, si M. de Buffon venait à le connaître, il lui ferait faire son chemin.

Clopinet n’en était pas plus fier. Il savait bien le respect qu’on doit à M. de Buffon, dont il lisait avec ardeur le magnifique ouvrage ; mais il avait l’esprit fait de telle sorte que rien ne le tentait dans le monde, hormis les choses de la nature. Il ne se souciait ni d’argent, ni de renommée ; il continuait à ne rêver que voyages, découvertes et observations faites par lui-même et tout seul.

Aussi pensait-il sans cesse à son ermitage de la grande falaise, et plus il faisait connaissance avec le bien-être de la vie de château, plus il regrettait son lit de rochers, ses fleurs sauvages, le chant des libres oiseaux et surtout l’amitié qu’il avait su leur inspirer. Le souvenir de cette intimité bizarre lui serrait parfois le cœur. — Où sont à présent, se disait-il, tous ces pauvres petits compagnons de ma solitude ? où sont mes barges, qui contrefaisaient si bien le bêlement des chèvres et l’aboiement des chiens ? Où est le grand butor solitaire qui mugissait comme un taureau ? Où sont les jolis vanneaux espiègles qui me criaient aux oreilles, en empruntant la voix du tailleur, dix-huit, dix-huit ? Où sont les courlis dont les douces voix d’enfant m’appelaient dans les nuits sombres, et me faisaient pousser des ailes enchantées, des ailes de courage ?

On voit que Clopinet ne croyait plus aux esprits de la nuit. Il n’en était pas plus content pour cela ; il regrettait le temps où il avait cru distinguer les paroles de ses petits amis du ciel noir et du vent d’orage. Le milieu où il se trouvait transplanté ne le portait point au merveilleux. À ce moment-là, tout le monde se piquait d’être philosophe, même le curé, et surtout M. de La Fleur, qui parlait beaucoup de M. de Voltaire sans l’avoir jamais lu, et qui affectait un grand mépris pour les superstitions rustiques.

Quand Clopinet eut atteint au service du baron l’âge de quinze à seize ans, il se trouva avoir épuisé, en fait d’ornithologie, toute l’instruction qu’il pouvait recevoir dans le château et dans le voisinage, et il fut pris du désir invincible d’aller demander à la nature les secrets qu’on ne trouve pas toujours dans les livres. Il se sentait malade, et tout le monde remarquait sa pâleur. Il songea donc sérieusement à se rendre libre, et, bien qu’il fût très-content de son patron et qu’il lui fût attaché, il lui déclara sa résolution de faire un voyage, promettant de lui rapporter tout ce qu’il pourrait recueillir d’intéressant pour son musée. Le baron lui reprocha d’abandonner son service, l’instruction qu’il prétendait lui avoir donnée et le manque de reconnaissance pour ses bontés. Il lui offrit, pour le retenir, de porter ses appointements au même chiffre que ceux de La Fleur et même de ne plus le faire manger à l’office. Clopinet se trouvait bien assez payé et ne se sentait pas humilié de manger à l’office ; il remercia et refusa. — Peut-être, dit le baron, es-tu fâché de porter la livrée ? Je t’autorise à te faire faire un petit habillement noir comme celui de l’apothicaire. — Clopinet refusa encore, il ne se trouvait que trop richement habillé. Alors le baron se fâcha, le traita d’ingrat et de maniaque, le menaça de l’abandonner et lui déclara qu’il rayerait de son testament la petite rente qu’il y avait inscrite en sa faveur. Rien n’y fit. Clopinet lui baisa les mains en lui disant que, déshérité ou non, il l’aimerait toujours autant et lui resterait dévoué, mais qu’il mourrait s’il demeurait enfermé comme il l’était depuis trois ans, qu’il était de la nature des oiseaux et qu’il lui fallait l’espace et la liberté, fût-ce au prix de toutes les misères.

Le baron, voyant qu’il n’y pouvait rien, se résigna et le congédia avec bonté en lui payant ses gages et en y ajoutant un joli cadeau. Clopinet refusa le cadeau en argent et demanda au baron de lui donner une longue-vue portative et quelques outils. Le baron les lui donna et l’obligea de garder aussi l’argent.

Alors Clopinet, le voyant si bon, se jugea véritablement ingrat, et, se jetant à ses pieds, il renonça à tous ses rêves ; il demanda seulement huit jours de congé, jurant de revenir et de faire tout son possible pour s’habituer à la vie de château, que son protecteur lui faisait si douce. Le baron attendri l’embrassa, et le munit de tout ce qui lui était nécessaire pour une tournée de huit jours.

Par une belle matinée de printemps, Clopinet, après avoir donné une journée à ses parents, partit seul pour la grande falaise. Il avait été si assidu au travail que lui confiait le baron et si acharné à s’instruire avec le curé, qu’il ne s’était jamais permis de perdre une heure en promenade pour son plaisir. Il n’avait donc pas revu les Vaches-Noires, et il était impatient de s’assurer de près des ravages que la mer avait dû faire en son absence. On avait parlé chez le baron et chez l’apothicaire d’éboulements considérables ; mais, comme du belvédère, Clopinet avait constaté que les sommets dentelés de la grande falaise existaient toujours, il ne croyait qu’à demi à ce que l’on rapportait.

Vêtu d’un fort sarrau de villageois, chaussé de gros souliers et de bonnes guêtres de toile, coiffé d’un bonnet de laine qui ne craignait pas les coups de vent, portant sur son dos un solide sac de voyage qui contenait ses outils, un ou deux volumes de catalogues, sa longue-vue et quelques aliments, il fut vite rendu aux dunes, mais sans pouvoir suivre la plage, qui se trouva obstruée en divers endroits par le glissage des marnes. À mesure qu’il avançait en se tenant à mi-côte, il s’apercevait d’un changement notable dans ces masses crevassées. Là où il y avait eu des plantes, il n’y avait plus que de la boue très-difficile à traverser sans s’y perdre ; là où il y avait eu des parties molles, le terrain s’était durci et couvert de végétation. Clopinet ne se reconnaissait plus. Ses anciens sentiers, tracés par lui et connus de lui seul, avaient disparu. Il lui fallait faire un nouvel apprentissage pour se diriger et de nouveaux calculs pour éviter les fentes et les précipices. Enfin il gagna la grande falaise, qui était bien toujours debout, mais dont les flancs dénudés et coupés à pic ne lui permettaient plus de monter à son ermitage.



IX


Il faillit y renoncer, mais il s’était fait une telle joie de retrouver son nid, qu’il s’y acharna, et qu’à force de chercher de nouveaux passages il réussit à en trouver un pas bien difficile et pas trop dangereux. Il s’y risqua et arriva enfin à la partie rocheuse, où, avec une vive satisfaction, il retrouva son jardin, sa galerie, sa lucarne et sa grotte à peu près intacts. Aussitôt il s’occupa d’y refaire son installation : son lit d’herbes sèches fut vite coupé et dressé ; après un grand nettoyage, car divers oiseaux avaient laissé leur trace dans sa demeure, il coupa plusieurs brassées de joncs marins desséchés, et alluma du feu pour bien assainir la grotte. Il y brûla même des baies de genévrier pour la parfumer. Il y prit son frugal repas, puis, s’étendant sur l’herbe de son jardin sauvage, où les mêmes fleurs qu’il avait aimées fleurissaient plus belles que jamais, il fit un bon somme, car il s’était levé de grand matin et s’était beaucoup fatigué pour traverser les dunes bouleversées.

Dès qu’il fut reposé, il voulut essayer l’ascension de la grande falaise pour savoir si elle était encore habitée par les mêmes oiseaux. Il y parvint avec mille peines et mille dangers ; mais il n’y trouva plus trace de nids, et il n’y put ramasser une seule plume. Les roupeaux avaient abandonné la place ; c’était signe qu’elle menaçait ruine, leur instinct les en avait avertis. Où s’étaient-ils réfugiés ? Clopinet ne tenait plus à reprendre son bon petit commerce d’aigrettes, il se trouvait assez riche ; mais il eût souhaité revoir ses anciens amis et savoir s’ils le reconnaîtraient après cette longue absence, ce qui n’était guère probable. En cherchant des yeux, il vit qu’une grande fente s’était ouverte à la déclivité de la falaise, et il s’y engagea avec précaution. C’était comme une rue nouvelle qui s’était creusée dans sa cité déserte ; elle le conduisit à des blocs inférieurs où il fut tout surpris de se retrouver auprès de son ermitage et de voir les roches toutes blanchies par le laisser des oiseaux. Il ne lui en fallut pas davantage pour découvrir quantité de nids où les œufs, chauffés par le soleil, attendaient la nuit pour être couvés, et autour desquels mainte plume révélait le passage des mâles. Ainsi les bihoreaux avaient déménagé, et le choix qu’ils avaient fait du voisinage de la grotte prouvait qu’elle était encore solidement assise dans les plis de la falaise. Content de cette découverte, Clopinet rentra chez lui facilement en franchissant un petit pli de terrain, et il se réjouit d’avoir ses anciens amis pour ainsi dire sous la main.

Décidément Clopinet aimait la solitude, car cette journée dans le désert lui fit l’effet d’une récompense après un long exil courageusement supporté. Il refit connaissance avec tout le prolongement des dunes et se mit bien au courant de leur nouvelle disposition. Il revit avec joie ses bonnes Vaches-Noires, toujours couvertes de coquillages ; il se baigna dans la mer avec délices et refit toutes ses anciennes observations sur les oiseaux qui habitaient ce rivage ou qui y campaient en passant. Il n’avait plus rien à apprendre sur leur compte, sinon que ce n’était plus les mêmes individus ou qu’ils n’avaient pas de mémoire, car ils ne parurent pas du tout le reconnaître et ne voulurent point approcher du pain qu’il leur montrait. Pourtant c’était encore pour eux un régal, et sitôt qu’il s’éloignait un peu, ils se jetaient sur les miettes qu’il avait semées et se les disputaient avec de grands cris. Il ne désespéra pas de les apprivoiser de nouveau pendant le peu de temps qu’il passerait dans la falaise, car il souhaitait d’y rester tout le temps de son congé, sans trop savoir pourquoi il s’y plaisait tant.

Il est certain que, quand on est jeune, on se laisse aller à son caractère, sans bien s’en rendre compte. Clopinet n’était pourtant pas le même enfant qui avait mené six mois cette vie de sauvage ; il était maintenant relativement très-instruit, il savait le pourquoi des choses qui lui avaient plu autrefois. Il avait aimé la mer, les rochers, les oiseaux, les fleurs et les nuages avant de savoir en quoi ces choses sont belles. L’étude et la comparaison lui avaient appris ce que c’est que le beau, le terrible et le gracieux. Il en jouissait donc doublement, et il eût pu se savoir quelque gré d’avoir aimé la nature avant de la comprendre ; mais il était modeste comme tous ceux qui vivent de contemplation et d’admiration : c’est la nature qu’il remerciait d’avoir bien voulu se révéler à lui sans le secours de personne.

Comme si cette puissante dame nature eût voulu lui faire fête en lui donnant le spectacle dont elle l’avait régalé trois ans auparavant, le premier soir de son installation dans la falaise, il y eut au coucher du soleil un grand entassement de nuages noirs bordés de feu rouge, et la mer fut toute phosphorescente. Quand il fut retiré dans la grotte, le vent s’éleva et la fête devint un peu brutale. Des torrents de pluie ruisselèrent autour de l’ermitage ; mais la lune aimable et coquette quand même mit encore des diamants verts dans le feuillage qui en festonnait l’entrée. Clopinet dormit au milieu du vacarme, et il prenait plaisir à se trouver réveillé de temps en temps par le fracas du tonnerre. Un de ces éclats de foudre fut pourtant si violent qu’il en ressentit la commotion et se trouva sans savoir comment debout à côté de son lit. Mille cris plaintifs remplissaient l’air au-dessus de lui, et un instant après il se sentit littéralement fouetté par une quantité de grandes ailes qui s’agitaient sans bruit autour de lui dans sa grotte. C’était le campement de ses voisins qui avait été frappé par la foudre. Les femelles éperdues avaient quitté leurs œufs brisés, et, poussées par le vent, elles venaient s’abattre dans le jardin de Clopinet et se réfugier, avec des clameurs d’épouvante et de désolation, presque dans sa demeure. Il en eut une grande pitié, et, se gardant bien de les repousser, il se recoucha et se rendormit au milieu de ces pauvres oiseaux dont quelques-uns à demi morts gisaient sur son lit.

Dès que le jour parut, tout ce qui avait encore des ailes s’envola, mais plusieurs étaient démontés, quelques-uns éborgnés, d’autres morts ou mourans. Clopinet soigna de son mieux ses tristes hôtes et alla ensuite voir le désastre de la colonie. Il fut témoin des cris et des lamentations des couveuses cherchant en vain leurs œufs, et il essaya de réparer quelques nids ; mais le fluide électrique avait cuit ce qui n’était pas brisé, et la colonie, voyant qu’il n’y avait plus d’espérance, s’appela avec de certains cris de détresse, se rassembla sur une roche où elle parut tenir conseil, puis avec des sanglots d’adieu, prit son vol sur la mer et disparut dans les brumes, sans qu’il fût possible de voir ce qu’elle était devenue.

Clopinet, ne les voyant pas revenir le lendemain ni les jours suivants, pensa qu’ils avaient dit adieu, pour toujours peut-être, à cette côte inhospitalière. Il retourna à ses malades, et en peu de temps ils se trouvèrent apprivoisés, mangèrent dans sa main, se laissèrent toucher, gratter et réchauffer, puis se mirent à marcher autour de lui, et à s’installer, les uns dans la grotte pour dormir, les autres dans le jardin pour se ranimer au soleil. Chose étrange, ils parurent avoir oublié le désastre de leur progéniture, n’essayèrent pas d’aller voir ce qu’elle était devenue, répondirent par de petites notes tristes et enrouées à l’appel bruyant de ceux qui partaient, et se résignèrent à la domesticité comme à une existence nouvelle contre laquelle il était inutile de protester.

Clopinet se trouvait à même d’étudier une chose qui l’avait toujours passionné, le degré d’intelligence qui se développe chez les animaux quand l’instinct ne peut plus suffire à leur conservation. Il passa la journée tantôt à observer ces convalescents plus ou moins estropiés qui se donnaient à lui, tantôt à recueillir des hôtes emplumés d’autres espèces qu’il trouva gisants de tous côtés en parcourant la falaise. La tempête en avait amené qu’il n’avait pas encore vus de près, des spatules, des cormorans et des blongios. Le soir, sa grotte en était remplie, il dut leur donner tout le reste de son pain et se coucher à jeun.

Le lendemain au matin, il courut déjeuner à Auberville, le village où il s’était approvisionné autrefois, et il en rapporta de quoi pourvoir aux besoins de son infirmerie. Il y eut dans la journée des décès et des guérisons. Il alla encore recueillir des estropiés sur les hauteurs et il put voir les individus libres et bien portants guetter son passage pour recueillir les miettes qu’il laissait derrière lui. Quelque jours suffirent pour les rendre familiers comme autrefois. Clopinet crut reconnaître dans ceux qui s’apprivoisèrent le plus vite les mêmes qui avaient été déjà apprivoisés par lui.

Mais il remarqua toujours une grande différence de caractère entre les oiseaux qui, tout en s’habituant à l’approcher, restèrent indépendants et ceux que des blessures ou l’évanouissement produit par la foudre avaient mis sous sa dépendance. Ces derniers devinrent confiants avec lui jusqu’à l’importunité. La privation du vol ou de la marche rapide développa en eux un sentiment d’égoïsme et de gourmandise insatiable, tandis que les premiers restaient actifs et fiers. Clopinet se prit de préférence pour ceux-ci, et, bien qu’il soignât davantage ceux qui avaient plus besoin de lui, il ne pouvait s’empêcher de mépriser un peu leur abnégation facile.

Pourtant la pitié le retenait auprès d’eux, il espérait les remettre tous en état de se reprendre à la vie sauvage. Il était trop exercé à reconstruire leur charpente osseuse pour ne pas connaître très-bien leur anatomie, et il réussissait avec une merveilleuse adresse à remettre les pattes et les ailes cassées ; mais ceux qui furent ainsi raccommodés, et qui, au bout de bien peu de jours, furent capables d’aller chercher leur vie, furent si mal accueillis par les libres, qu’ils revinrent tout penauds se réfugier dans les jambes de Clopinet, et qu’il eut à repousser et à réprimander vertement les insulteurs qui voulaient les plumer ou les mettre en pièces. Dans ces combats étranges où il dut prendre part, je vous laisse à penser s’il observa avec intérêt toutes les allures et manières de ces personnages emplumés.

Enfin Clopinet songea, au bout de la semaine, à quitter la falaise et à retourner chez son patron. Il était dans tous les cas bien temps de songer à la retraite, la falaise avait été fort endommagée par le dernier orage. Près du nid foudroyé des roupeaux, une nouvelle fissure s’était faite, et les marnes délayées par la pluie commençaient à couler jusque dans le jardin de Clopinet. Ce fut un chagrin pour lui, car ce petit creux était rempli de bonne terre végétale où jadis il s’était amusé à cultiver les plus jolies plantes des terrains environnants, des genêts, des vipérines superbes, des érythrées maritimes d’un jaune éclatant, de délicieux statices d’un lilas pur et d’une taille élégante, et ces jolis liserons-soldanelle, à corolle rose vif rayée de blanc, à feuilles épaisses et lustrées, qui étalent leurs festons gracieux jusque dans les sables mouillés par la marée. En l’absence de Clopinet, tout cela avait prospéré et s’était répandu jusqu’au seuil de la grotte, et tout cela allait pour jamais disparaître sous l’envahissement implacable de la marne lourde et compacte, stérile par elle-même et stérilisante quand elle n’est pas mêlée et bien incorporée à des terres d’autre nature. Et puis, avec un peu de temps, ou peut-être très-vite, sous l’action des agents extérieurs comme la pluie et la foudre, elle devait combler tout le jardin et toute la grotte. Clopinet était trop attentif et trop habitué à surveiller l’état des glissements de cette marne pour craindre d’être trop brusquement surpris par elle. Pourtant il ne dormait plus, comme on dit, que d’un œil ; et il comptait les jours en se disant : — Voici encore une belle journée qui sèche toute cette boue ; mais, s’il pleut demain, il me faudra peut-être déloger vite et regarder la fin de mon petit monde.

Dans cette attente, pour sauver ses oiseaux du désastre, il résolut de les porter au curé de Dives, sachant qu’il aimait à conserver des bêtes vivantes, tandis que le baron de Platecôte les aimait mieux mortes et empaillées. Le curé était plus naturaliste, le baron plus collectionneur. Clopinet, certain que le curé donnerait des soins à ces volatiles, s’en alla couper des bûchettes dans la campagne et se mit à confectionner un panier assez grand pour emporter tout son monde sans l’étouffer ; mais il songea que ce serait trop lourd pour lui seul, car il y avait de très-grands oiseaux, et il s’en alla louer un âne qu’il fit grimper jusqu’à l’entrée de son jardin, prêt à se mettre en route avec lui le lendemain matin.


X


La nuit fut très-mauvaise et la marne gagna beaucoup. Clopinet dut se lever avant le jour ; il rassembla toutes ses bestioles, les fit déjeuner, les mit avec soin dans le panier garni d’herbe, les chargea sur le bât de l’âne, qu’il fit bien déjeuner aussi, et, le soutenant de son mieux, il lui fit descendre la falaise jusqu’au bord de la mer. Il avait calculé son temps de manière à se trouver là au moment où la marée, commençant à descendre, lui permettrait de suivre la plage pour gagner Dives ; mais quand l’âne entendit la mer de si près, car il faisait encore trop sombre pour qu’il pût bien la voir, il fut pris d’une si belle peur qu’il resta tout tremblant, les oreilles couchées en arrière, sans vouloir avancer ni reculer. Clopinet était fort patient, et au lieu de le battre il le caressa, afin de lui donner le temps de s’habituer au bruit des vagues.

En ce moment, il lui sembla voir sur la grande Vache-Noire, qui montrait toujours son dos au-dessus des vagues, quelque chose de fort extraordinaire. Il ne faisait pas encore assez clair pour qu’il pût distinguer ce que c’était. Cela avait comme un petit corps avec de longues pattes qui remuaient. Clopinet pensa que c’était un poulpe gigantesque, et la curiosité de voir un animal si extraordinaire lui fit abandonner l’âne et avancer de ce côté. Cela remuait toujours, tantôt une patte, tantôt l’autre, mais le corps semblait collé au rocher. Clopinet craignait pourtant que cet animal incompréhensible ne s’en détachât avant qu’il eût pu l’observer et le définir. Il se déshabilla vite, jeta ses vêtements sur l’âne, qui ne bougeait point, et se mit à la mer ; mais la houle était très-forte et l’empêchait d’avancer autrement qu’en s’accrochant aux roches éparses et submergées qu’il connaissait parfaitement. Enfin il put aller assez près pour voir que ce poulpe était un homme cramponné au sommet de la Grosse-Vache et donnant des signes non équivoques de détresse ; mais quel homme singulier ! Il était si effroyablement bâti que, malgré l’émotion qu’il éprouvait, Clopinet songea au tailleur grotesque qui avait été la terreur de son enfance. Lui seul pouvait être aussi laid que l’être difforme dont il apercevait la grosse tête et les longs membres étiques à travers ses habits mouillés et collants. Il nagea vers lui, et crut entendre une voix qui lui criait : À moi, à moi ! Clopinet atteignit la dernière roche qui s’élève avant la Grosse-Vache et qui se montrait à son tour au-dessus de l’eau. Il n’était plus qu’à une très-courte distance du naufragé, et il put s’assurer, grâce au jour qui augmentait rapidement, que c’était bien le misérable bossu dont il avait conservé un souvenir plein de dégoût et d’aversion, quoiqu’il ne l’eût pas revu depuis trois ans. Il lui cria : — Ne bougez pas, attendez-moi ! Ce fut inutile ; soit que Tire-à-gauche n’entendit pas, soit que la marée en se retirant remportât malgré lui, il fit un suprême effort pour tendre ses longs bras à Clopinet, et lâcha prise ; en un clin d’œil, il fut entraîné par la vague qui tourbillonnait autour du rocher et disparut. Clopinet, debout sur celui où il s’était arrêté pour reprendre haleine, resta un moment indécis et comme glacé par l’effroi de la mort. On pense vite dans ces moments-là ; il comprit que le tailleur éperdu allait, s’il lui portait secours, se cramponner, s’enlacer à lui comme une véritable pieuvre et l’entraîner au fond en l’empêchant de nager. Mourir comme cela tout d’un coup, d’une mort affreuse, lui si jeune et si curieux de la vie, pour avoir voulu porter un secours inutile à un être aussi sournois, aussi méchant et aussi laid que ce tailleur, c’était de la folie. Clopinet hésita un instant, — un instant bien court, car il se fit dans ses oreilles un bruit mélodieux qu’il reconnut aussitôt ; c’était le chant énergique et tendre de ses petits amis les esprits ailés de la mer, et ces voix caressantes lui disaient : — Tes ailes, ouvre tes ailes I nous sommes là !

Clopinet sentit ses ailes de courage s’ouvrir toutes grandes, grandes comme celles d’un aigle de mer, et il sauta dans la vague furieuse. Il ne sut jamais comment il avait pu ressaisir le tailleur au milieu de l’écume qui l’aveuglait, lutter avec lui, vaincre avec une force surnaturelle la lame énorme qui l’emmenait au large, enfin revenir à la Grosse-Vache et y tomber épuisé sur le corps du naufragé évanoui. Tout cela se passa comme dans un rêve ; mais dans ce moment-là, malgré toute l’instruction qu’il avait acquise, personne n’eût pu persuader à Clopinet que les bons génies qui l’avaient assisté autrefois ne s’en étaient point mêlés encore cette fois-ci. Il se releva vite en leur criant : — Merci, merci, mes bien-aimés ! — Il retourna le tailleur sur le ventre et le tint couché, la tête en bas, pour lui faire rendre l’eau qu’il avait bue ; il le frotta de toute sa force jusqu’à ce qu’il vit qu’il retrouvait la respiration. Au bout de cinq minutes, Tire-à-gauche revint tout à fait à lui, et, voulant parler, fit de grands cris par suite du dernier étouffement qu’il avait à combattre. Il voulait se rejeter à l’eau pour gagner plus vite la terre ; il était comme fou. Clopinet réussit à le maintenir en le battant ferme du plat de la main, ce qui acheva de le ranimer.

— Ayez confiance, lui dit Clopinet quand il put lui faire comprendre quelque chose ; dans un instant, cette roche sera toute découverte, et nous retournerons à pied sec à la côte. J’ai réussi à vous réchauffer un peu ; si vous vous refroidissez à présent, vous mourrez.

Tire-à-gauche se soumit, et au bout d’un quart d’heure il était sur le rivage et se séchait à fond, tout en mangeant le pain de Clopinet devant un bon feu d’herbes sèches que ce brave enfant avait allumé sur un ressaut de la dune où la marée ne montait pas.

C’est alors que le tailleur put raconter à Clopinet comment, malgré son horreur pour la mer, il s’était laissé surprendre et emporter par elle. — Il faut, lui dit-il, que je t’avoue une chose. Je vivais mal de mon état, et depuis le jour où je t’avais vu paré de trois belles plumes de roupeau, je n’avais plus d’autre ambition que celle de découvrir la cachette de ces oiseaux précieux. J’en voyais bien voler au-dessus et autour de cette maudite falaise, mais je n’osais point m’y risquer ; quoique je marche et grimpe très-joliment, Dieu ne m’a point donné le courage, et je n’osais ni me risquer tout seul, ni me donner comme toi au diable.

— Monsieur le tailleur, dit Clopinet en lui passant sa gourde, buvez un coup ; vous avez besoin d’éclaircir vos idées, car vous êtes un imbécile de croire au diable, et, quand vous prétendez que je me suis donné à lui, je vous déclare, sans vouloir vous offenser, que vous mentez comme un chien.

Le tailleur, qui était querelleur et vigoureux au combat, baissa la tête et fit des excuses, car il avait trouvé son maître.

— Mon cher monsieur Clopinet, dit-il, je vous dois de faire encore l’ornement de ce monde, je vous en suis reconnaissant, et les femmes vous béniront.

— Puisque vous avez de l’esprit et que vous vous moquez agréablement de vous-même, je vous pardonne, reprit Clopinet.

Mais le tailleur ne se moquait point. Il se croyait très-bien de sa personne, et il assura très-sérieusement que les belles le trouvaient aimable et se disputaient son cœur. Clopinet fut alors pris d’un si bon rire qu’il en tomba sur le dos en se tenant les flancs et tapant des pieds. Le tailleur se fût bien fâché s’il l’eût osé, mais il n’osa pas et continua son récit.

— Ce sont les aventures qui m’ont perdu, dit-il ; vous pouvez en rire, mais il n’est que trop vrai que j’ai quitté le pays pour obéir à une veuve qui voulait m’épouser. Elle m’avait fait accroire qu’elle était riche, et j’allais consentir, quoiqu’elle ne fût pas de la première jeunesse, quand je découvris qu’elle n’avait pas le sou, pas même de quoi me payer une misérable dette de cabaret ! Je l’ai donc plantée là, et je revenais par ici, la mort dans l’âme, le gousset vide et le ventre creux, forcé de demander un morceau de pain au boulanger de Villers, lorsque hier soir l’idée me vint de chercher les plumes de roupeau auxquelles j’avais toujours songé. Ce boulanger m’apprit que vous en aviez vendu pour trois mille écus au seigneur de Platecôte, lequel vous avait adopté pour son domestique et son héritier. Voilà du moins ce qu’on raconte dans le pays. Alors je me mis en tête, dussé-je me tuer, de trouver les roupeaux que l’on voyait voler par ici et qu’il fallait surprendre avant le jour lorsqu’ils quittent le bord de la mer. Je partis de Villers à minuit, pensant arriver aux Vaches-Noires avant la marée ; mais il faut croire que le coucou du boulanger retarde, ou qu’il m’avait fait un peu boire, car c’est un homme d’esprit qui aime les gens instruits et qui n’a pas été fâché de me faire goûter son cidre, tout en causant le soir avec moi. Enfin, que le cidre ou le coucou, ou le diable s’en soit mêlé, j’ai été surpris par la marée avant que le jour ne parût, et emporté sur cette roche où sans vous je serais mort.

— C’est-à-dire, répondit Clopinet, qu’avec un peu de sang-froid et de raisonnement vous fussiez resté sans danger jusqu’au départ de la marée. Enfin vous voilà sain et sauf, prenez ces deux écus et allez en paix, j’ai assez de votre compagnie.

Le tailleur se confondit en remercîments ; il eût baisé les mains de Clopinet, si Clopinet l’eût laissé faire. La mer était loin, l’âne se trouvait tout rassuré et tout disposé pour transporter à Dives la ménagerie destinée à M. le curé ; Clopinet avait aussi ramassé beaucoup de plantes que son ami le pharmacien lui avait désignées en le priant de les lui rapporter ; il y en avait une grosse botte attachée sur le derrière du baudet. Le tailleur, bien que congédié, ne s’en allait pas, et regardait la cage et la gerbe de plantes avec une curiosité pleine de convoitise.

— Vous pouvez, lui dit Clopinet, vous rendre utile et gagner quelque chose en ramassant des herbes comme celles-ci ; quant aux oiseaux de la dune, quels qu’ils soient, je vous défends de leur tendre des piéges et de troubler leurs couvées.

— Pourtant, dit avec une timidité sournoise le tailleur attentif, les oiseaux du rivage sont à tout le monde. Il y a là, dans cette cage, des roupeaux magnifiques. Vous les avez pris, ils sont à vous ; mais il en reste, et si vous aviez pitié d’un pauvre homme, vous lui diriez où ces oiseaux se cachent pendant le jour, et par quel moyen on peut y arriver sans périr, car enfin vous voilà, et vous venez de faire cette riche capture.

— Monsieur Tire-à-gauche, répondit Clopinet, vous voulez faire ce que je vous défends et vous ne craignez pas de me déplaire après ce que j’ai fait pour vous. Eh bien ! écoutez ce qui vous attend, si vous voulez escalader la falaise !

— Quoi donc ? dit le tailleur incrédule.

— Vous n’entendez rien ?

— J’entends qu’il tonne du côté de Honfleur.

— Il ne tonne pas, c’est la falaise qui croule, marchons !

Clopinet fit doubler le pas à son âne, et le tailleur prit sa course en avant. Quand il se vit loin du danger, il s’arrêta terrifié par un bruit formidable, et, se retournant, il vit crouler tout un pan de cette montagne avec un banc de roches énormes qui furent lancées au loin dans la mer, ou elles mêlèrent un effrayant troupeau de vaches blanches au sombre troupeau des vaches noires, leurs devancières. Clopinet s’était arrêté et retourné aussi. Il avait vu rouler, avec ce banc de roches, les débris de maçonnerie de son ermitage et de son observatoire.

— Monsieur Tire-à-gauche, dit-il au tailleur quand il l’eût rejoint, j’avais là une maison de campagne, un jardin, et les roupeaux à discrétion tout près de moi ; allez en prendre possession, si vous voulez !

Le tailleur confus secoua la tête. Il était à jamais guéri de la fantaisie de surprendre les oiseaux de mer et d’escalader les falaises.

Clopinet fut triste en continuant sa route. Il avait aimé cet ermitage comme on aime une personne. Les privations qu’il y avait subies, les dangers qu’il y avait bravés, les rêves agréables ou effrayants qu’il y avait eus se représentaient à lui comme des liens de cœur qu’un désastre inévitable et longtemps prévu venait de rompre sans retour. Dame nature, pensa-t-il, n’est pas toujours une hôtesse bien commode, elle a des lois très-rudes qu’on prendrait pour des caprices, si on ne les comprenait pas. Il faut l’aimer quand même, car ce qu’elle vous ôte quelque part, elle vous le rend ailleurs, et je retrouverai bien quelque jour un trou où je pourrai vivre encore tête à tête avec elle.

Clopinet fit l’école buissonnière le long de la plage. C’était son dernier jour de congé, et il n’arriva à Dives que le soir, afin qu’on ne vît pas son chargement d’oiseaux. Il le porta mystérieusement au presbytère en priant le curé de ne pas dire au baron d’où lui venait cette richesse. — Je m’en garderai bien ! s’écria le curé enchanté. Il n’aurait pas de repos qu’il ne m’eût arraché toutes ces charmantes bêtes vivantes pour en faire des momies. Il ne les verra pas, sois tranquille !

Clopinet laissa le curé et sa servante se démener bien avant dans la soirée pour bien loger leurs nouveaux hôtes, et il alla porter les plantes à l’apothicaire ; enfin il s’en retourna coucher, le cœur gros, au manoir de Platecôte.



XI


Le lendemain, le baron le trouvait à son poste au laboratoire. Il avait bonne mine et paraissait guéri ; mais deux jours plus tard le pauvre enfant était aussi pâle et aussi accablé qu’auparavant. Pressé de questions, il répondit enfin à son protecteur : — Monsieur le baron, il faut me laisser partir, je ne peux plus vivre ici. J’ai cru qu’un peu d’air et de promenade suffirait à ma guérison, je me suis trompé. Il me faut plus de temps que cela. Il me faut un an, peut-être davantage, je ne sais pas. Retirez-moi vos bienfaits, je n’en suis plus digne ; mais ne me haïssez pas, j’en mourrais de chagrin et ne pourrais profiter de la liberté que vous m’auriez laissée.

Le baron, voyant Clopinet si affecté, se montra tout à fait brave homme, et, le consolant de son mieux, lui jura qu’il ne cesserait jamais de s’intéresser à lui ; mais, avant de se rendre à la nécessité de le voir partir pour longtemps, peut-être pour toujours, car la vie de voyages est pleine de dangers, il exigea que l’enfant lui ouvrit tout à fait son cœur. Il lui supposait quelque arrière-pensée et ne comprenait pas du tout son amour pour la solitude.

— Eh bien ! répondit Clopinet, je vais tout vous dire, au risque de vous paraître idiot ou fou. J’aime les oiseaux, entendons-nous, les oiseaux vivants, et il me faut vivre avec eux ; j’aime bien à les voir en peinture, car la peinture donne une idée de la vie, et il me semble qu’un jour je pourrais devenir capable de représenter par le dessin et la couleur les êtres que j’aurai eu le temps de bien voir et de bien comprendre ; mais l’empaillage m’est devenu odieux. Vivre au milieu de ces cadavres, disséquer ces tristes chairs mortes, faire le métier d’embaumeur, je ne peux plus, il me semble que je bois la mort et que je me momifie moi-même. Vous admirez la belle tournure et le lustre que je sais donner à ces oiseaux. Pour moi, ce sont des spectres qui me poursuivent dans mes rêves et me redemandent la vie que je ne puis leur donner et quand je passe le soir dans la galerie vitrée, il me semble les entendre frapper le verre de leurs becs pour me réclamer la liberté de leurs ailes, que j’ai liées avec mes fils de fer et de laiton. Enfin ces fantômes me font horreur, et je me fais horreur à moi-même de les créer. Je n’ai pourtant pas à me reprocher leur mort, car je n’ai jamais tué qu’un oiseau, un seul, pour le manger, pressé que j’étais par la faim. Je ne me le suis jamais pardonné, et j’ai juré de n’en pas tuer un second ; mais il n’en est pas moins vrai que je vis de la mort de tous ceux que je prépare, et cette idée me trouble et me poursuit comme un remords. Et puis,… et puis… il y a encore autre chose que je n’ose pas, que je ne saurais peut-être pas vous dire.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda le baron ; il faut me dire tout comme à ton meilleur ami.

— Eh bien ! repartit Clopinet, il y a sur la mer et sur ses rivages des voix qui me parlent et que personne autre que moi ne sait entendre. On croit et on dit que les oiseaux font entendre des cris d’amour ou de peur, de colère ou d’inquiétude, qui ne s’adressent jamais aux êtres d’une autre espèce, et que les hommes n’ont pas besoin de comprendre. C’est possible ; mais comme il y en a que je comprends et qui me disent ce que je dois faire quand j’hésite devant mon devoir, je pense qu’il y a autour de nous de bons génies qui prennent à nos yeux certaines formes et empruntent certaines voix pour nous montrer leur amitié et nous bien conduire. Je ne prétends pas qu’ils fassent des miracles, mais ils nous en font faire en changeant, par leurs bonnes inspirations, nos instincts d’égoïsme et de lâcheté en élans de courage et de dévoûment. Cela vous étonne, mon cher patron, et pourtant je vous ai quelquefois entendu dire en beau langage que, dans l’étude de la science, la nature nous parlait par toutes ses voix, qu’elle nous détachait ainsi de l’ambition et de la vanité, enfin qu’elle nous conservait purs et nous rendait meilleurs. J’ai bu vos paroles, et ces voix de la nature, je les ai entendues. Je me suis enivré de leur magie, je ne puis vivre sans les écouter. Elles ne me parlent point ici ; laissez-moi partir. Elle me commanderont certainement de revenir vous apporter le résultat de mes découvertes, comme déjà elles m’ont commandé d’aller faire soumission à mes parents, et je reviendrai ; mais laissez-moi les suivre, car en ce moment elles m’appellent et veulent que je devienne un vrai savant, c’est-à-dire un véritable élève, de la nature. Le baron jugea que Clopinet était jusqu’à un certain point dans le vrai, mais qu’il avait l’imagination malade et qu’il fallait le laisser se distraire par le mouvement des voyages. Il s’occupa avec lui de tout ce qui pouvait lui faciliter une traversée, et, l’ayant bien muni d’argent, d’effets et d’instruments, il l’embarqua sur un de ces gros bateaux qui, deux ou trois fois par an, font encore le voyage de Dives à Honfleur. Là, Clopinet s’embarqua lui-même pour l’Angleterre, d’où il passa en Écosse, en Irlande et dans les autres îles environnantes. Libre et heureux dans les sites les plus sauvages, étudiant tout et se rendant compte de toutes choses par lui-même, il songea au retour et revint au bout d’un an, rapportant au baron un trésor d’observations nouvelles qui contredisaient souvent les affirmations des naturalistes, mais n’en étaient pas moins aussi vraies qu’ingénieuses.

L’année suivante, après avoir passé quelques semaines dans sa famille et chez ses amis, Clopinet s’en alla en Suisse, en Allemagne et jusque dans les provinces polonaises, russes et turques. Plus tard, il visita le nord de la Russie et une partie de l’Asie, achetant partout les oiseaux que les gens du pays tuaient à la chasse, et les momifiant pour les envoyer au baron, dont la collection devint une des plus belles de France ; mais Clopinet se tint à lui-même la parole qu’il s’était donnée de ne rien tuer et de ne rien faire tuer pour son service. C’était sa manie, et la science y perdit peut-être quelques échantillons précieux qu’avec moins de scrupule il eût pu se procurer. En revanche, il l’enrichit de tant de documents justes et nouveaux qui redressaient des erreurs longtemps consacrées, que le baron n’eut point à se plaindre. Il se fit longtemps honneur de toutes les découvertes de son élève, et publia ses notes sous forme d’ouvrages scientifiques où il oublia de le nommer. Clopinet n’y trouva point à redire, n’ayant aucune ambition personnelle et se trouvant parfaitement heureux de satisfaire sa passion pour la nature. Le baron, parvenu à une certaine réputation, ce qui avait été le but de toutes ses dépenses et de toutes ses commandes, ne fut pourtant pas ingrat envers Clopinet : il mourut en l’instituant son légataire universel. Ses neveux intentèrent un grand procès à ce misérable petit cuistre, qui avait capté, selon eux, la faveur du défunt : le testament était en bonne forme, et Clopinet eût peut-être emporté gain de cause ; mais il n’aimait pas les querelles, et il accepta la première transaction qui lui fut offerte. On lui laissa le manoir et le musée, avec assez de terre pour y vivre modestement et pouvoir voyager avec économie.

Il se tint pour privilégié de la fortune et de la destinée. Il put faire le tour du monde pendant que sa famille et celle de son oncle Laquille habitaient son château, où il revint de temps en temps pour entretenir avec un soin pieux la collection de son bienfaiteur. Il vieillit dans ce mouvement perpétuel, disparaissant des années entières sans donner de ses nouvelles, car il faisait de longues stations dans des endroits si sauvages, qu’il lui était impossible de correspondre avec personne. Il revenait toujours doux, tranquille, facile à vivre, obligeant et généreux au-delà de ses moyens. Des naturalistes qui l’avaient rencontré dans ses lointaines excursions, entre autres M. Levaillant, racontèrent de lui des traits d’une grande bonté et d’un courage extraordinaire ; cependant, comme il n’en parla jamais lui-même, on ne sut pas bien si cela était arrivé.

Il vécut longtemps sans infirmités, mais une fatigue excessive et le froid qu’il éprouva en étudiant les mœurs de l’eider en Laponie le rendirent boiteux comme il l’avait été dans son enfance. Habitué à un grand exercice et ne pouvant plus s’y livrer, il songea qu’il n’avait plus beaucoup d’années à vivre, et s’occupa d’envoyer à divers musées les oiseaux de sa collection et une foule de notes anonymes que les savants estimèrent beaucoup sans savoir d’où elles leur venaient.

Autant la plupart des autres aiment à se produire et à faire parler d’eux, autant Clopinet aimait à se cacher. Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher à être aimé et respecté par les gens du pays, qui l’appelaient M. le baron, et se seraient jetés à la mer seulement pour lui faire plaisir. Il fut donc très-heureux, occupa ses derniers loisirs à faire d’excellents dessins qui furent vendus cher et fort admirés après sa mort. Quand il se sentit près de sa fin, affaibli et comme averti, il voulut revoir la grande falaise. Il n’était pas très-vieux, et sa famille n’avait pas d’inquiétude réelle sur son compte. Ses fidèles amis, le pharmacien et le curé, étaient beaucoup plus âgés que lui, mais ils étaient encore verts, et ils lui offrirent de l’accompagner. Il les remercia en priant qu’on le laissât seul. Il promettait de ne pas aller loin sur la plage, on connaissait son goût pour la solitude, on ne voulut pas le gêner.

Le soir venu, comme il ne rentrait pas, ses frères, ses neveux et ses amis s’inquiétèrent. Ils partirent avec des torches, le curé et le pharmacien suivirent François du mieux qu’ils purent. On chercha toute la nuit, on explora la côte tout le lendemain et on s’informa tous les jours suivants. Les dunes furent muettes, la mer ne rejeta aucun cadavre. Une vieille femme, qui pêchait des crevettes sur la grève au lever du jour, assura qu’elle avait vu passer un grand oiseau de mer dont elle n’avait jamais vu le pareil auparavant, et qu’en rasant presque sa coiffure, cet oiseau étrange lui avait crié avec la voix de M. le baron : — Adieu, bonnes gens ! ne soyez point en peine de moi, j’ai retrouvé mes ailes.