Contes d’Italie/Les Œillets

Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 24-30).
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LES ŒILLETS


Il est midi, la chaleur est accablante. On ne sait où le canon vient de tonner. Dans l’air ébranlé par l’explosion, les odeurs caustiques de la ville sont devenues plus violentes ; on sent plus fortement l’ail, l’huile d’olive, le vin et la poussière chaude.

Le bruit de la journée méridionale, couvert par celui du canon, s’est appuyé pour un instant sur les pavés brûlants ; puis, s’élevant de nouveau au-dessus des rues, il s’est écoulé vers la mer en un large fleuve aux ondes troubles.

La ville est bariolée, allègre et éclatante, comme une chasuble richement brodée ; dans ses cris, son agitation et ses gémissements passe, tel un hymne sacré, le chant de la vie. Toute ville est un temple élevé par les travaux des hommes, tout travail est une prière à l’Avenir.

Le soleil est au zénith, le ciel surchauffé, aveugle comme si de chacun de ses points tombaient sur la terre et sur la mer des rayons de feu bleuâtre qui se planteraient profondément dans l’eau et dans les pierres de la ville. La mer étincelle, pareille à de la soie couverte d’une épaisse broderie d’or ; en effleurant le rivage de ses ondes verdâtres et tièdes, elle chante tout bas au soleil la grande chanson de la source du bonheur et de la vie.

Les gens couverts de poussière et de sueur s’interpellent joyeusement ; ils courent dîner. Beaucoup s’empressent d’aller sur le rivage ; ils se dépouillent à la hâte de leurs vêtements et sautent dans l’eau. Les corps basanés, dès qu’ils se plongent dans les flots, deviennent ridiculement petits, telles de noires parcelles de poussière tombant dans une grande coupe de vin.

Le rejaillissement soyeux des vagues, les cris joyeux, les rires et les glapissements des bambins, les bonds chatoyants de la mer déchirée par les sauts des baigneurs — tout s’élève vers le soleil, telle une offrande à la Divinité.

Sur le trottoir, dans l’ombre d’une grande maison, quatre paveurs, gris, secs et solides comme des pierres, sont assis et se préparent à dîner. Un vieillard, blanc de poussière comme si on l’avait saupoudré de cendres, ferme à moitié ses yeux vigilants et avides ; il tranche avec un couteau un pain long et veille à ce que chaque morceau soit de la même dimension. Il est coiffé d’un bonnet rouge tricoté, dont le pompon lui tombe sur la figure ; le vieillard secoue sa grosse tête d’apôtre, où saille son long nez crochu, pareil à celui d’un perroquet ; il renifle et ses narines se gonflent.

À côté de lui, un jeune homme, bronzé et noir comme un scarabée, est couché, face au ciel, sur les pavés tièdes. Des miettes de pain lui tombent sur le visage, il plisse les yeux paresseusement et chante à mi-voix, comme en rêve. Les deux autres sont assis et sommeillent, appuyés contre les murailles blanches de la maison.

Un garçonnet se dirige vers eux ; il tient d’une main une bouteille de vin entourée d’une clisse de paille et de l’autre un petit paquet. La tête rejetée en arrière, il pousse des cris aigus, tel un oiseau, sans remarquer qu’à travers la paille, s’échappent de lourdes et épaisses gouttes de vin, qui tombent à terre et étincellent comme des rubis.

Le vieillard s’en aperçoit ; il pose le couteau et le pain sur la poitrine de son voisin et appelle l’enfant avec des gestes d’inquiétude.

— Vite ! Vite ! Es-tu aveugle ? Regarde : le vin !

Le bambin élève la bouteille à la hauteur de son visage, pousse une exclamation et accourt auprès des paveurs. Ceux-ci s’agitent, s’écrient, tâtent la bouteille. Rapide comme une flèche, le gamin s’est enfui vers la cour et en revient avec la même hâte en apportant un grand plat jaune et profond.

On pose le plat à terre ; le vieillard y verse avec précaution un jet de liquide rouge et vivant ; quatre paires d’yeux admirent le chatoiement du vin au soleil et les lèvres desséchées frémissent avec avidité.

Une femme survient ; elle a une robe bleu pâle et un fichu de dentelle couleur d’or posé sur ses cheveux noirs. Les hauts talons de ses bottines jaunes résonnent distinctement. Elle mène par la main une fillette aux cheveux bouclés qui tient deux œillets écarlates et chantonne en marchant :

O, ma, o ma, o mia ma-a

La fillette s’arrête derrière le vieux paveur ; elle se tait, se dresse sur la pointe du pied et regarde gravement, par-dessus l’épaule du vieillard, le vin qui coule dans le plat jaune et qui chante comme s’il reprenait la chanson de l’enfant.

Celle-ci a dégagé sa main de la main de la femme, elle arrache les pétales de ses fleurs, et levant bien haut sa menotte noire comme l’aile d’un moineau, elle lance les œillets rouges dans le vase de vin.

Les quatre hommes tressaillent ; quatre têtes irritées et poussiéreuses se relèvent ; la fillette bat des mains et rit, en trépignant en cadence. La mère embarrassée la prend par le bras et prononce quelques mots d’une voix aiguë. Le gamin rit, plié en deux. Dans le vase, sur le vin noir, les pétales de fleurs flottent comme de petits bateaux roses.

Le vieillard tire un verre de sa poche ; il puise du vin et aussi des pétales ; il se soulève avec difficulté sur les genoux et, portant son verre à ses lèvres, il dit d’un ton grave et rassurant :

— Ça ne fait rien, madame ! Le cadeau d’un enfant, c’est un don de Dieu ! À votre santé, belle dame, et à la tienne aussi, petite ! Sois belle comme ta mère et deux fois plus heureuse…

Il trempe sa moustache grise dans le verre, plisse les paupières et aspire le liquide noir par lentes gorgées, en claquant de la langue, et en remuant son nez crochu.

La mère sourit, salue et part, entraînant la petite qui, les yeux mi-clos, se remet à chantonner :

O, ma-a… o, mia mia-a

Les paveurs tournent avec lassitude la tête et contemplent tour à tour le vin et la fillette qui s’en va ; ils regardent, sourient, et se parlent avec la volubilité propre aux méridionaux.

Dans le vase, à la surface du vin rouge foncé, flottent les pétales vermeils des œillets.

La mer chante, la ville bourdonne, le soleil étincelle, créateur de légendes.