Contes d’Italie/Le Naufragé

Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 31-44).


LE NAUFRAGÉ


Les cyprès bruissent.

C’est comme si des milliers de cordes métalliques étaient tendues dans l’épaisse feuillée des oliviers ; le vent agite les feuilles roides qui frôlent les cordes et ces contacts légers et incessants remplissent l’air de sonorités chaudes et enivrantes. Ce n’est pas encore de la musique, mais il semble que des mains invisibles accordent des centaines d’invisibles harpes, il semble à chaque instant que le silence va se faire et que les cordes vont jouer de toute leur force un hymne au soleil, au ciel et à la mer.

Le vent souffle, les arbres se balancent et paraissent descendre la montagne pour aller vers la mer, en hochant leur cime. La vague se brise sur les rochers du rivage avec un bruit sourd et cadencé. La mer tout entière n’est que taches blanches et vivantes, comme si d’innombrables volées d’oiseaux s’étaient posées sur sa surface bleue ; toutes voguent dans le même sens et disparaissent en plongeant pour réapparaître et bruire d’un bruissement à peine perceptible. À l’horizon, deux embarcations se balancent, pareilles, elles aussi, à des oiseaux gris, avec leurs voiles triangulaires hissées très haut. Tout cela rappelle un rêve ancien, à demi oublié, qui ne ressemble pas à la réalité.

— Le vent est fort aujourd’hui, dit un vieux pêcheur assis à l’ombre des rochers, sur la petite plage parsemée de galets sonores.

Le brisant a couvert la grève de filaments d’algues odorantes, rousses, dorées et vertes, qui se flétrissent au soleil sur les galets brûlants. L’air salin est saturé de l’odeur âcre de l’iode. L’une après l’autre, les vagues onduleuses accourent sur le rivage.

Le vieux pêcheur ressemble à un oiseau, avec son petit visage ratatiné, son nez crochu et ses yeux ronds, très perçants, sans doute, que dissimulent les replis bronzés de la peau. Ses doigts sont secs, recourbés, et se meuvent avec difficulté.


— Il y a environ un demi-siècle de cela, signor, me dit le vieillard, et sa voix vibrait à l’unisson du bruissement des flots et du tintement des cyprès, il faisait une journée lumineuse et sonore comme celle-ci, tout riait et chantait. Mon père avait quarante ans, moi seize ; j’étais amoureux : vous savez que c’est inévitable à cet âge-là et sous un beau soleil.

— Allons pêcher des pezzoni, Guido, me dit mon père.

Le pezzone, signor, c’est un poisson très fin et délicat, qui a des nageoires roses. On l’appelle aussi poisson-corail, parce qu’il aime à vivre là où se trouve le corail, à une très grande profondeur. Pour le pêcher, on jette d’abord l’ancre et l’on charge de plomb les hameçons. C’est une bien jolie pêche…

Et nous partîmes sans nous attendre à rien, sauf à la bonne fortune. Mon père était un homme robuste, un pêcheur expérimenté ; mais, quelque temps auparavant, il avait été malade ; il souffrait de la poitrine et ses doigts étaient tordus par le rhumatisme. Il avait travaillé par une froide journée d’hiver, et le mal qui guette tous les pêcheurs avait fondu sur lui.

C’est un vent très méchant et rusé que celui qui nous caresse si doucement ; il souffle du rivage et semble nous pousser amicalement vers la mer. Mais là, il s’approche à la dérobée et se jette sur vous brusquement, comme si on l’avait insulté. La barque est aussitôt désemparée ; elle vogue au vent, quille en l’air parfois, et vous, vous barbotez dans l’eau. Tout cela en moins d’une minute ; à peine avez-vous le temps de recommander votre âme à Dieu, que vous voilà entraîné, pourchassé par le tourbillon. Les brigands sont plus honnêtes que ce vent diabolique. D’ailleurs, les hommes ne sont jamais pires que les éléments.

Or donc, c’est ce vent-là qui nous assaillit à quatre kilomètres du rivage, tout près, comme vous le voyez. Il nous assaillit à l’improviste, comme un poltron et un lâche.

— Attention, Guido ! me cria mon père, en s’emparant des rames. Vite ! l’ancre !

Mais, tandis que je levais l’ancre, mon père reçut un coup de rame en pleine poitrine ; le vent lui avait arraché l’aviron des mains ; il s’écroula évanoui au fond de la barque. Je n’avais pas le temps de lui venir en aide, car nous risquions d’être renversés d’un instant à l’autre. Quand je saisis les rames, nous étions déjà emportés, Dieu sait où, au milieu d’une poussière d’eau. Le vent éparpillait la crête des vagues et nous en aspergeait comme un prêtre, mais avec plus de zèle, bien que ce ne fût pas pour nous laver de nos péchés.

— C’est très grave, fils ! me dit le père en revenant à lui ; et après avoir jeté un coup d’œil vers le rivage, il ajouta : nous en avons pour longtemps…

Quand on est jeune, on croit difficilement au danger. J’essayais de ramer, je faisais tout ce qu’il importe de faire en mer à l’heure du danger, lorsque ce vent, haleine des méchants démons, nous creuse amicalement mille tombes et chante le Requiem sans qu’il nous en coûte rien.

— Reste tranquille, Guido, dit mon père avec un sourire et en secouant l’eau qui tombait sur sa tête. À quoi bon brasser la mer avec des allumettes ? Épargne tes forces, mon fils, sinon on t’attendra en vain à la maison.

Les flots se renvoyaient l’un à l’autre notre petite embarcation, comme des enfants jouant à la balle ; ils venaient nous faire visite en passant par-dessus bord ; ils s’élevaient au-dessus de nos têtes, en hurlant ; nous tombions dans des trous profonds, nous montions sur des crêtes écumeuses, et la terre ferme s’éloignait de nous toujours davantage. Mon père me dit :

— Guido, tu parviendras peut-être vivant au rivage, moi pas : écoute ce que je vais te dire…

Et il me fit part de tout ce qu’il savait des habitudes de tel ou tel poisson ; il m’apprit où, quand, et comment j’avais le plus de chances d’en prendre.

— Nous ferions peut-être mieux de prier, père ? proposai-je. Nous étions comme deux lapins cernés par une bande de molosses à la mâchoire découverte.

— Dieu voit tout, répliqua mon père. Il sait que les hommes créés pour la terre périssent en mer, et que moi, ton père, je dois t’enseigner ce que tu dois savoir. Ce n’est pas des prières qu’il faut à la terre et aux hommes, c’est le travail… Dieu le comprend…

Et après m’avoir confié tout ce qu’il savait de sa profession, mon père m’apprit comment je devais me comporter envers mon prochain.

— Est-ce bien le moment de m’instruire ? demandai-je. Tu ne l’as pas fait sur terre…

— Sur terre, je ne sentais pas la mort aussi proche qu’à présent…

Le vent hurlait comme un fauve et faisait rejaillir les vagues autour de nous. Mon père devait crier pour être entendu ; il clamait :

— Agis toujours comme si personne n’était meilleur ni pire que toi ! Le seigneur et le paysan, le prêtre et le soldat, tous ne forment qu’un seul corps.

Jamais il ne m’avait parlé de la sorte sur la terre ferme. Son visage était bon et gai, mais il me semblait qu’il me considérait avec ironie et méfiance, comme si je n’étais encore qu’un enfant à ses yeux. Parfois même, j’en étais offensé : quand on est jeune, on a de l’amour-propre.

Ses cris avaient sans doute dompté ma frayeur ; c’est probablement pour cette raison que je me souviens aujourd’hui si parfaitement…

Le vieux pêcheur se tut un instant, contempla la mer blanche, sourit, et continua en clignant de l’œil :

— Après avoir étudié avec attention les hommes, je sais, signor, que se souvenir c’est comprendre et que, plus on comprend, plus on aperçoit de bien autour de soi : c’est la vérité, croyez-moi !

Aujourd’hui encore, je me rappelle le visage mouillé de mon père et ses yeux immenses, qui me regardaient avec gravité, avec amour. Ce regard m’apprit alors que le jour de ma mort n’était pas encore venu. J’avais peur, certes ! mais je savais que je ne périrais pas.

Nous fûmes culbutés, cela va sans dire… Nous nous retrouvâmes tous deux dans l’eau bouillonnante, parmi l’écume qui nous aveuglait, au milieu des vagues affolées, qui se lançaient nos corps et les projetaient sur la quille de la barque. Avant de tomber à l’eau, nous avions attaché aux bancs tout ce qu’il était possible d’y assujettir ; nous tenions de solides cordes dans nos mains, afin de ne pas être arrachés de notre barque tant qu’il nous resterait des forces. Mais il était terriblement difficile de se maintenir sur l’eau. Plus d’une fois nous fûmes jetés, mon père et moi, contre la carène dont les flots nous éloignaient ensuite, presque aussitôt. Le pire était que nous avions le vertige ; nos yeux et nos oreilles se remplissaient d’eau et nous nous sentions devenir aveugles et sourds.

Cela dura longtemps, sept heures environ ; puis le vent eut une saute brusque ; il se précipita du côté du rivage et nous fûmes entraînés vers la terre. Alors je m’écriai joyeusement :

— Courage !

Le père cria aussi quelque chose, mais je ne compris qu’un seul mot :

— Brisés…

Il pensait aux rochers ; comme ceux-ci étaient encore loin je ne crus pas au péril. Mais mon père s’y connaissait mieux que moi. Nous voguions entre des montagnes d’eau, collés comme des limaces à notre gouvernail, contre lequel nous nous meurtrissions joliment ; nous sentions nos forces nous trahir, l’engourdissement nous gagner. Cela dura longtemps encore… Par contre, quand les montagnes noires du rivage devinrent visibles, tout se déroula avec une rapidité inconcevable. Elles se mouvaient en chancelant au-devant de nous, elles se penchaient sur l’eau, prêtes à s’écrouler sur nos têtes, d’une seconde à l’autre, et les vagues blanches jetaient nos corps à leurs pieds ; notre barque craqua, comme une noix sous le talon d’une botte ; je fus précipité dans les flots ; je vis les arêtes déchiquetées des rochers pointus pareils à des lames ; je vis la tête de mon père très haut au-dessus de moi, puis au-dessus de ces griffes diaboliques.

On le retira de l’eau deux heures plus tard, l’épine dorsale fracturée et le crâne ouvert jusqu’au cerveau. La plaie qu’il portait à la tête était immense ; une partie de la matière cérébrale avait été emportée par l’eau, mais je revois encore les fragments grisâtres aux veinules rouges qui étaient restés dans la blessure : on eût dit du porphyre ou de l’écume mêlée de sang. Quant au corps, il était effroyablement déchiqueté ; seul, le visage était indemne ; il avait une expression de calme et les yeux étaient bien clos.

Moi aussi, j’étais passablement contusionné ; on me ramena sur le rivage. Nous avions été jetés sur le continent, près d’Amalfi, un lieu inconnu pour moi, habité par des pêcheurs ; ces aventures-là ne les étonnent pas, elles les rendent bons. Les gens qui mènent une vie semée de dangers sont toujours bons !

Je crois que je n’ai pas su vous dire de mon père tout ce que je sens et ce que je garde en mon cœur depuis cinquante et un ans ; il faudrait des paroles spéciales pour cela, un chant peut-être, mais nous, nous sommes des gens simples comme les poissons, et nous ne savons pas trouver les paroles belles et expressives qui conviennent. On sent et on sait toujours plus qu’on ne saurait dire.

L’essentiel pour moi en cette affaire, c’est que mon père, à l’heure de la mort, n’a pas eu peur ; il n’a pas oublié son fils et il a trouvé la force et le temps de me confier ce qu’il considérait comme important. J’ai vécu soixante-sept ans, et je puis dire que tout ce qu’il m’a enseigné est vrai !

Le vieillard enleva son bonnet de tricot, rouge jadis, roux maintenant ; il en tira une pipe, et baissant son crâne nu et bronzé, il ajouta avec force :

— Tout est vrai, cher signor ! Les gens sont tels que vous voulez les voir ! Regardez-les avec bonté et vous vous en trouverez bien, eux de même. Ils en deviendront encore meilleurs et vous aussi ! C’est bien simple !


Le vent devenait toujours plus violent, et les vagues plus hautes, plus blanches et plus aiguës ; des oiseaux se groupèrent sur la mer ; ils se mirent à voguer au loin avec une vitesse toujours croissante ; les deux navires aux voiles triangulaires avaient déjà disparu derrière la bande bleue de l’horizon.

Sous l’écume des flots, les rives escarpées de l’île semblaient bordées de dentelle. L’eau bleue rejaillissait tumultueusement et les cyprès bruissaient, voluptueux et inlassables.