Contes d’Italie/La Vendetta

Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 45-61).


LA VENDETTA
Récit d’un Calabrais.


… Puisque la vie est devenue telle que l’homme ne peut plus trouver son pain sur la terre engraissée par les os des ancêtres, que, traqué par la misère, il doit partir le cœur serré, pour l’Amérique du Sud, à trente jours de voyage du sol natal, puisque la vie est telle, que voulez-vous donc de cet homme ?

Peu importe ce qu’il est ! Il est comme un enfant arraché du sein de sa mère ; le vin de l’étranger lui semble amer et ne réjouit pas son cœur ; au contraire, il l’empoisonne de tristesse et le rend imprégnable comme une éponge ; et de même qu’une éponge s’imbibe d’eau, ce cœur arraché du sein de la patrie absorbe avec avidité tout le mal ambiant.

Chez nous, en Calabre, avant de s’en aller au delà de l’Océan, les jeunes gens se marient ; peut-être est-ce pour approfondir encore l’amour pour la patrie par l’amour pour la femme ; car la femme attire tout autant que la patrie et rien ne préserve mieux l’exilé que l’amour, qui le pousse à revenir au pays, dans les bras de sa bien-aimée.

Mais les unions de ces gens que la misère condamne à l’exil sont presque toujours les prologues de drames atroces de la vengeance et de la fatalité.

Voici une tragédie qui s’est déroulée, il y a peu de temps, à Senerchia, commune située sur les contreforts des Apennins.

Pour prendre à son début cette histoire, simple et terrible comme un récit biblique, il faut remonter à cinq ans en arrière.

La belle Emilia Bracco vivait alors à Saracena, petit village de la montagne ; son mari était parti en Amérique et elle habitait la maison de sa belle-mère. Ouvrière adroite et robuste, elle possédait, en outre, une belle voix et un caractère gai. Elle aimait à rire et à plaisanter ; un peu coquette, elle excitait violemment par sa beauté les désirs ardents des garçons du village et des gardes-forestiers de la montagne.

Tout en s’amusant en paroles, elle savait garder son honneur de femme mariée ; son rire faisait naître de doux rêves, cependant personne ne pouvait se vanter de l’avoir vaincue.

Mais, comme vous le savez, c’est le diable et les vieilles femmes qui souffrent le plus de la jalousie. Emilia avait une belle-mère, et le diable est toujours présent là où le mal est possible.

— Tu es bien gaie pour une femme éloignée de son mari, disait la vieille ; j’ai envie de lui écrire. Prends garde, je suis chacun de tes pas ; rappelle-toi que ton honneur est lié à celui de notre famille.

Tout d’abord, Emilia assura sa belle-mère qu’elle aimait son mari et qu’elle n’avait rien à se reprocher. Mais l’autre la blessa de ses soupçons de plus en plus souvent et avec une violence croissante ; poussée par le diable, elle se mit à conter à droite et à gauche que sa bru avait perdu toute pudeur.

Quand elle l’apprit, Emilia eut peur. Elle supplia la vieille sorcière de ne pas la perdre par ses calomnies, jurant qu’elle n’était pas coupable, même en pensée, ce que la vieille refusa de croire.

— Je sais ce que c’est, disait la belle-mère ; moi aussi j’ai été jeune et je n’ignore pas ce que valent ces sortes de serments. D’ailleurs, j’ai déjà écrit à mon fils qu’il revienne au plus vite venger son honneur.

— Tu lui as écrit ? demanda tout bas Emilia.

— Oui.

— C’est bien…

Nos paysans sont jaloux comme des Arabes. Emilia savait ce qui l’attendait au retour de son mari.

Le lendemain, la belle-mère s’en alla dans la forêt ramasser du bois mort ; Emilia la suivit, une hache dissimulée sous sa jupe, et la tua. Puis elle alla se constituer prisonnière et fit l’aveu de son crime aux carabiniers.

— Mieux vaut être une criminelle que passer pour une femme éhontée, quand on est honnête, déclara-t-elle.

Son jugement fut son triomphe ; presque tous les habitants de Senerchia témoignèrent en sa faveur ; beaucoup dirent en pleurant aux juges :

— Elle est innocente, elle s’est perdue inutilement !

Seul, le vénérable archevêque Cozzi se décida à élever la voix contre la malheureuse ; il ne voulait pas croire en son innocence ; il parla de la nécessité de maintenir dans le peuple les vieilles traditions ; il exhorta le tribunal à ne pas tomber dans l’erreur, commise par les Grecs, qui acquittèrent Phryné, éblouis qu’ils étaient par la beauté d’une femme de mauvaise vie ; il dit tout ce qu’il devait dire et peut-être fut-ce à cause de lui qu’Emilia se vit condamner à quatre ans de détention.

De même que le mari d’Emilia, un autre habitant du village, Donato Guarnaccia, vivait en Amérique ; il avait lui aussi laissé dans sa patrie une jeune femme, dont l’occupation peu joyeuse était celle de Pénélope, tisser des rêves, sans vivre.

Or, voici trois ans de cela, Donato reçut un jour une lettre de sa mère ; elle l’informait que sa jeune femme Térésa était devenue la maîtresse de son beau-père, du père de son mari, et qu’elle vivait avec lui. Toujours le diable et la vieille femme, comme vous voyez !

Le fils Guarnaccia prit passage sur le premier navire en partance pour Naples et arriva brusquement, comme s’il tombait du ciel.

Sa femme et son père feignirent d’être surpris ; les premiers temps, le jeune mari, sévère et méfiant, se tint tranquille. Il voulait savoir au juste ce qu’il en était, car il connaissait l’histoire d’Emilia Bracco ; il se montra donc aimable avec Térésa, et pendant quelque temps il sembla que le couple vivait une seconde lune de miel.

La mère cependant essayait de verser le poison dans l’âme de son fils, mais celui-ci l’arrêtait :

— Assez ! Je veux me convaincre moi-même de la véracité de tes paroles ; ne me trouble pas.

La moitié de l’été s’écoula, paisible et calme ; la vie tout entière peut-être aurait passé ainsi, si durant les brèves absences du fils, le père ne s’était mis à relancer sa bru ; celle-ci repoussa le vieux débauché, qui résolut de se venger.

— Prends garde à toi ! lui cria-t-il. Tu mourras !

— Toi aussi ! répondit-elle.

On parle peu, chez nous.

Le jour suivant, le père dit au fils :

— Sais-tu que ta femme t’a été infidèle ?

L’autre, tout pâle, le fixa dans les yeux et demanda :

— En avez-vous la preuve ?

— Oui. Ses amants m’ont dit qu’elle avait une grosse envie au bas du ventre ; est-ce vrai ?

— C’est vrai, dit Donato. Et puisque vous, mon père, vous m’assurez qu’elle est coupable, elle mourra.

Le père cynique hocha la tête.

— Tu as raison ! Il faut être impitoyable pour les femmes débauchées.

— Et pour les hommes débauchés aussi ! ajouta Donato en sortant.

Il se rendit auprès de sa femme et, lui posant, ses mains pesantes sur les épaules :

— Je sais, dit-il, que tu m’as trompé, je le sais ; au nom de notre amour avant et après la trahison, dis-moi avec qui ?

— Ah ! s’écria-t-elle, tu n’as pu le savoir que par ton maudit père, il…

— Il… ? répéta Donato, et ses yeux s’injectèrent de sang.

— Il m’a prise de force, en me menaçant, mais… il faut que tu saches toute la vérité…

Elle suffoquait ; son mari la secoua :

— Parle !

— Oui, oui, oui, chuchota la femme au désespoir, nous avons été mari et femme, lui et moi, trente ou quarante fois…

Donato s’empara de son fusil et courut aux champs où se trouvait son père. Tout ce qu’un homme peut dire à un autre homme à un moment pareil, il le lui dit. Il finit par lui envoyer deux balles dans le corps ; ensuite, il cracha sur le cadavre et brisa le crâne à coups de crosse. On prétend même que Donato injuria le mort et qu’il dansa sur sa dépouille une sauvage danse de vengeance.

Puis il revint auprès de sa femme et lui dit, en chargeant son fusil :

— Recule de quatre pas et fais ta prière.

Elle éclata en sanglots et le supplia de lui laisser la vie.

— Non, dit-il, j’agis en toute justice, comme tu devrais agir envers moi si c’était moi le coupable.

Il l’abattit comme un oiseau ; puis il alla se remettre aux mains des autorités ; et quand il passa par la grand’rue du village, les gens lui firent place et beaucoup s’écrièrent :

— Tu as agi en honnête homme, Donato.

Devant les juges, il se défendit avec une sombre énergie, avec la brutale éloquence d’une âme primitive :

— J’ai pris une femme pour avoir d’elle un enfant dans lequel nous devions revivre tous deux. Quand on aime, il n’y a ni père ni mère, il n’y a que l’amour ; et l’amour vit éternellement, et ceux-là, hommes et femmes qui le souillent, qu’ils soient maudits de la malédiction de la stérilité, des maladies affreuses, de la mort atroce.

La défense demanda aux juges de reconnaître que le crime avait été commis sous l’empire de la colère. Ils firent mieux. Ils acquittèrent Donato, aux applaudissements frénétiques de l’auditoire. Et Donato revint à Senerchia avec l’auréole d’un héros ; on l’accueillit comme un homme qui avait strictement observé les vieilles traditions populaires, qui veulent qu’un outrage à l’honneur soit vengé dans le sang.

Peu après l’acquittement de Donato, Emilia Bracco, sa compatriote, sortit de prison ; c’était la triste saison hivernale ; Noël était proche, et à cette époque de l’année on sent tout particulièrement le besoin d’être au milieu des siens, sous le toit de la tiède maison familiale. Emilia et Donato étaient solitaires ; leur renommée n’était pas de celles qui inspirent l’amitié ; le criminel est malgré tout un criminel ; il peut étonner, mais non se faire aimer. Emilia et Donato avaient tous deux les mains teintes de sang, tous deux avaient le cœur brisé ; personne à Senerchia ne trouva donc bizarre que ces deux êtres, marqués par la fatalité, se liassent et décidassent d’embellir mutuellement leur vie tragique ; tous deux étaient jeunes et avaient besoin de caresses.

— Que ferons-nous ici, parmi les tristes souvenirs du passé ? dit Donato à Emilia, après les premiers baisers.

— Si mon mari revient, il me tuera, car maintenant, je l’ai effectivement trahi en pensée, répondit Emilia.

Ils résolurent de traverser l’Océan, dès qu’ils auraient amassé suffisamment d’argent pour le voyage ; peut-être seraient-ils parvenus à trouver dans le monde un refuge paisible et un peu de bonheur ; mais il se trouva autour d’eux des gens qui pensèrent :

— Nous pouvons excuser un meurtre par amour, nous avons applaudi à un assassinat commis pour venger l’honneur ; mais ces deux êtres ne vont-ils pas maintenant à l’encontre de ces traditions, qui leur ont tant coûté à défendre ?

Ces verdicts sévères, échos de la cruelle antiquité, se faisaient entendre avec une force toujours croissante ; enfin, la mère d’Emilia, Sérafina Amato, fut avertie de la conduite de sa fille. C’était une femme fière et forte ; malgré ses cinquante ans, elle a gardé jusqu’à aujourd’hui sa beauté de montagnarde.

Tout d’abord, elle ne voulut pas croire aux bruits qui couraient.

— Ce sont des calomnies, dit-elle aux gens ; vous oubliez ce qu’elle a souffert pour défendre son honneur !

— Non, c’est elle qui l’a oublié, pas nous ! répondit-on.

Alors, Sérafina, qui habitait dans un autre village, se rendit chez sa fille et lui dit :

— Je ne veux pas qu’on parle de toi ainsi. Ce que tu as fait autrefois était une œuvre honnête et pure, malgré le sang répandu ; et telle elle doit rester, pour l’édification de tous !

La fille se mit à pleurer et dit :

— Le monde entier est pour les gens, mais pourquoi donc sont les gens, si ce n’est pour eux-mêmes ?

— Demande-le au curé, si tu es trop bête pour le savoir ! répliqua la mère.

Puis, elle se rendit chez Donato et lui parla durement :

— Laisse ma fille tranquille, sinon il t’en cuira !

— Écoute, supplia le jeune homme, je suis épris de ta fille, qui est aussi malheureuse que moi ! Permets-moi de l’emmener sous un autre ciel et tout sera dit !

Ces mots ne firent que verser de l’huile sur le feu.

— Vous voulez fuir ? s’écria Sérafina, avec fureur et désespoir. Non, cela ne sera pas !

Ils se séparèrent en rugissant comme des fauves et en se mesurant l’un l’autre avec des yeux flamboyants d’ennemis irréconciliables.

Dès ce jour-là, Sérafina se mit à poursuivre les amoureux, comme un chien de race traque le gibier, ce qui n’empêchait d’ailleurs pas les jeunes gens de se voir en cachette, la nuit ; car l’amour aussi est rusé et habile comme un fauve.

Or, un soir, Sérafina surprit sa fille et Guarnaccia en train de discuter le plan de leur fuite ; elle les entendit et, en cet instant néfaste, elle résolut de commettre un acte terrible.

Le dimanche, les gens se réunirent à l’église pour entendre la messe. Les femmes, vêtues de leurs robes de fête et de leurs fichus bigarrés, se tenaient debout près de l’autel ; derrière elles, les hommes étaient agenouillés ; les amoureux vinrent prier la Madone de bénir leur sort.

Sérafina Amato arriva à l’église après les autres ; elle était vêtue de sa robe de fête ; un large tablier brodé de fleurs de laine couvrait sa jupe, et sous le tablier était dissimulée une hache.

Lentement, la prière aux lèvres, elle se dirigea vers l’image de l’archange Saint Michel, le patron de Senerchia ; elle ploya le genou, toucha du doigt la main du saint, puis sa propre bouche ; et s’approchant à la dérobée du séducteur de sa fille, qui était agenouillé, elle le frappa par deux fois à la tête, en formant sur le crâne du malheureux le cinq romain, ou la lettre V, qui signifie vendetta, vengeance.

Un tourbillon d’horreur souleva l’assistance. Avec des cris déchirants, tous se précipitèrent vers la porte ; beaucoup tombèrent sans connaissance sur les dalles ou pleurèrent comme des enfants ; la hache à la main, Sérafina demeura près du pauvre Donato et d’Emilia évanouie, comme la Némésis du village.

Elle resta ainsi pendant de longues minutes, et quand les gens, revenus à eux, s’emparèrent d’elle, elle se mit à prier à haute voix, levant au ciel ses yeux étincelants d’une joie féroce :

— Saint Michel, je te remercie ! C’est toi qui m’as donné la force nécessaire pour venger l’honneur outragé d’une femme, de ma fille !

Quand elle apprit que Guarnaccia était vivant, qu’on l’avait placé sur une chaise et conduit à la pharmacie pour panser ses horribles plaies, elle fut saisie d’un tremblement et, roulant des yeux fous pleins de terreur, elle s’écria :

— Non, non, je crois en Dieu, il mourra, cet homme ! Car je lui ai fait des blessures terribles ; mes mains l’ont senti… et Dieu est juste, il doit mourir…

Cette femme sera jugée prochainement, on la condamnera sans doute à une très forte peine ; mais que peut faire la prison à un être qui s’est arrogé le droit de frapper et de tuer ? Le fer ne s’attendrit pas quand on le forge.

Le jugement des hommes dit à l’accusé :

— Tu es coupable !

L’accusé répond « oui » ou « non » et rien n’est changé.

Pour conclure, chers signors, il faut souhaiter que l’homme croisse et multiplie là où le Seigneur l’a semé, là où l’aiment la terre et la femme…