Contes chinois, précédés d’une Esquisse pittoresque de la Chine/IV


IV.
De l’état du Commerce, de l’Industrie, des Arts, des Sciences et de la Littérature en Chine.


Commerce, Arts, Industrie.


Les Chinois, qui ont vécu si longtemps en dehors de toute relation avec les peuples étrangers, n’en ont pas moins toujours eu un commerce immense à l’intérieur. Chaque province de l’Empire tire parti de ses productions particulières, et le négoce est facilité, non-seulement par les canaux qui coupent le pays en tous sens, mais aussi par des ponts magnifiques et ces travaux admirables qu’on appelle routes sur des piliers. L’Empire, disent les anciens voyageurs, n’est qu’un vaste marché, et le commerce n’est interrompu que pendant quatre ou cinq jours de l’année consacrés aux réjouissances publiques. La mauvaise marine des Chinois les empêche de trafiquer beaucoup avec les étrangers ; leurs jonques ne vont qu’au Japon, à Siam, à Manille, à Batavia ; elles y transportent des drogues médicinales, des cuirs, des étoffes de soie, des porcelaines, et surtout du thé, qui est la principale richesse du Céleste Empire. On sait que les Anglais, qui en font une grande consommation, en exportent annuellement pour la valeur de 35 000 000 de livres. Le nouveau traité de commerce augmentera peut-être les relations avec les étrangers, puisque cinq ports, au lieu d’un, sont aujourd’hui ouverts à leurs vaisseaux ; mais, à l’exception du thé, les Chinois ne vendent pas immensément de leurs productions. Depuis qu’on a transporté en Europe une quantité prodigieuse de porcelaines et d’ouvrages vernis, et surtout depuis que nos artistes ont imité ces ouvrages (la porcelaine façon de la Chine a été inventée en 1680 par le saxon Tschirnhaus), tous ces petits objets d’art ont bien perdu de leur ancien prix, et, d’un autre côté, beaucoup de marchandises d’Europe sont tombées dans le même décri à la Chine. Il est assez curieux, cependant, de constater qu’il se fait encore un commerce énorme de parasols et d’éventails chinois, et cela s’explique très-bien pour ce dernier article. En effet, indépendamment de leur beauté, ces éventails, malgré un droit protecteur très-fort et malgré les frais de transport, se vendent en Europe plus de cent pour cent au-dessous du prix de revient de nos fabriques[1].

La monnaie chinoise s’appelle taël ; un taël vaut 8 fr. 50 c. Les pièces les plus communes ont la forme de nos anciens deniers, avec un trou carré au milieu qui sert à les enfiler. C’est à Pékin que se fabrique la monnaie, et la contrefaçon est punie de mort. Peu avancés dans la métallurgie, les Chinois ne retirent presque rien de leurs mines ; aussi le gouvernement craint-il, comme nous l’avons vu, qu’un grand commerce avec l’étranger ne fasse disparaître peu à peu de l’Empire les métaux précieux.

Les deux grandes branches de l’industrie chinoise sont les soieries et la porcelaine. L’art de filer la soie et d’élever les vers qui la produisent vient originairement de ce pays, et il est arrivé à un haut point de perfection. Les soies sont si abondantes dans la plupart des provinces, que c’est la matière la plus commune des habillements ; la populace et les habitants des campagnes s’habillent seuls de toile de coton teinte en bleu. Les meilleures étoffes se fabriquent à Nankin, et la plus recherchée des Chinois est le louan-tse, espèce de satin très-fort, souvent orné de figures qui représentent des fleurs, des oiseaux, des maisons, des dragons. Aucun de ces objets n’est tissu en relief ; on les peint avec des sucs de fleurs ou d’herbes qui s’imbibent dans l’étoffe. C’est encore aux Chinois qu’on est redevable de l’invention de la porcelaine, importée en Europe par les Portugais qui l’ont appelée porcellana, c’est-à-dire tasse ; le nom chinois est tse-ki. Cet art est fort ancien, puisque le vernis était, avec la soie, un objet d’échange, plus de deux mille ans avant l’ère chrétienne. La véritable porcelaine de la Chine ne se fait que dans une seule bourgade appelée King-te-tching et qui compte près d’un million d’habitants. On sait avec quel art ces ouvriers fabriquent et peignent des vases de toute forme et de toutes les couleurs.

On fait aussi à King-te-tching ces petites statuettes connues sous le nom de magots de la Chine, figures grotesques qui ont donné aux habitants du Céleste Empire une réputation si singulière et si peu méritée. « Ces peuples, dit un savant missionnaire, le P. Le Comte, se font par là plus de tort qu’ils ne pensent. Nous ne jugeons de la figure des Chinois que par les portraits ridicules qu’ils en font eux-mêmes, et quiconque n’a pas voyagé en Chine est tenté de croire que tous ses habitants ressemblent, aux magots des paravents et des porcelaines qui viennent de cet empire. »

Les Chinois ne sont pas de grands artistes, dans l’acception réelle du mot. Ainsi, leurs peintres, leurs sculpteurs n’ont, en général, aucune idée du style, de la composition. Mais leurs productions ont par cela même un caractère d’originalité plein de charmes. Ils peignent d’ailleurs avec soin et excellent dans les détails. Poussant l’amour du luxe jusqu’à la coquetterie, ce peuple couvre ses maisons de sculptures et de peintures ; tout est poli, vernissé, et la propreté chinoise pourrait devenir aussi proverbiale que celle des Hollandais. Aussi, peut-on dire que les Chinois, sans avoir nos connaissances ni nos ressources, sont véritablement plus artistes que les Européens. Leur goût, cependant, est loin d’être toujours excellent ; ils recherchent, surtout le faste, l’éclat, tout ce qui frappe les yeux. Leurs vêtements, leurs armes, leurs maisons, leurs vaisseaux sont couverts de dessins, de couleurs.

Ce ne sont que festons, ce ne sont, qu’astragales.

Les matériaux nous manquent encore pour avoir une idée bien positive des arts en Chine, histoire importante qui se fera quelque jour ; mais d’après les documents existants, aucun peuple n’a apporté plus de soin à la construction de ses édifices publics, n’a recherché le luxe avec plus de raffinements. Deux mille ans avant notre ère, la cour impériale avait tout ce faste oriental que l’admirable compilation des Mille et une Nuits a rendu si populaire en Europe. Lorsque le palais impérial de Pékin fut incendié en 1780, on calcula que la perte dépassait deux millions huit cent cinquante mille onces d’or ! Les révolutions successives qui ont bouleversé la Chine ont détruit presque tous les monuments, presque tous les objets d’art qui datent des premières dynasties. Mais ce qui en reste frappe d’admiration. L’empereur Kien-Loung, qui régna de 1756 à 1796, a fait publier en quarante-deux volumes une description et la gravure de tous les vases anciens déposés au Musée impérial de Pékin[2]. Ce recueil renferme la description de plus de douze cents vases en métaux différents, classés sous la seconde et la troisième dynastie, c’est-à-dire, depuis 1766 jusqu’à 260 avant notre ère[3].

Les Chinois connaissent la fabrication du verre colorié depuis quatorze cents ans. Bien avant cette époque, ils avaient de la poudre à canon et des bouches à feu. Les écrivains affirment que quatre cents ans avant notre ère, on se servait en Chine du ho-yao (feu dévorant), du ho-toung (tube et boîte à feu), et du tien-ho-kieou (globe contenant, le feu du ciel). Nous avons vu cependant que l’artillerie impériale, malgré son antique origine, était bien inférieure à celle des Européens.

C’est, dit-on, le célèbre Moung-Tien, l’un des généraux de l’empereur Chi-Hoang-ti, qui, deux cents ans avant l’ère chrétienne, inventa l’art de fabriquer le papier et de remployer pour écrire avec des pinceaux et de l’encre, au lieu des tablettes de bambous sur lesquelles on gravait, depuis trois mille ans, les caractères, à l’aide d’un poinçon de fer. D’autres écrivains attribuent, cette invention à un mandarin nommé Tsai-lun. Quoi qu’il en soit, les Chinois fabriquent depuis longtemps du papier avec la substance ligneuse du bambou et du cotonnier, ou bien avec de la bourre de soie et du chanvre. Ce papier, dont on fait des feuilles de dix et douze pieds de longueur, est moins épais et beaucoup plus lissé que le nôtre, mais il se coupe, prend l’humidité et résiste moins aux vers. On en fabrique en Europe de bonnes imitations dont il se fait un grand commerce, surtout pour la gravure, ainsi que de l’encre de Chine, composée d’une foule d’ingrédients mêlés à de l’ambre et à du musc qui lui donnent un parfum agréable. On sait que cette encre est une pâte avec laquelle on forme des bâtons marqués de caractères et souvent ornés de fleurs coloriées.

Les Chinois se servent pour écrire d’un pinceau. Un petit marbre creusé dans une de ses extrémités pour contenir de l’eau leur tient lieu d’écritoire. Ils trempent le bâton d’encre dans ce creux et le frottent sur la partie unie du marbre, plus ou moins légèrement, selon qu’ils veulent que leur encre soit plus ou moins chargée. Le pinceau se tient perpendiculairement, et on écrit de haut en bas, en sorte que les lignes sont couchées dans la longueur et non dans la largeur du papier. Comme celle des Hébreux, l’écriture des Chinois va de droite à gauche, et leurs livres commencent où finissent les nôtres.

L’origine de la civilisation se confond, dans les idées chinoises, avec celle de l’écriture. C’est par l’invention des caractères, disent-ils, que les rites prirent naissance ; que les relations morales qui existent entre les hommes commencèrent à se multiplier ; que les lois devinrent invariables, etc. Aussi l’écriture est-elle l’objet d’une haute vénération. Un Chinois n’oserait pas marcher sur une feuille imprimée. Je lis dans un règlement pour les écoles publiques dont je parlerai tout-à-l’heure : « Si l’écolier aperçoit à terre des feuilles de papier sur lesquelles se trouvent des caractères écrits, il devra les ramasser avec soin pour les brûler ensuite ; il s’abstiendra d’essuyer la table ou d’éponger de l’eau sale avec ces feuilles ; il ne devra pas s’en servir pour faire des enveloppes. »

Voici un spécimen des caractères chinois :


L’art de l’imprimerie, dont l’Europe est si fière, était connu des Chinois quatre cents ans avant l’ère chrétienne ; mais leur manière d’imprimer est bien différente de la nôtre. L’alphabet européen n’étant composé que de vingt-quatre lettres, il suffit d’un certain nombre de caractères pour composer un volume. Les signes alphabétiques usités chez les Chinois sont au nombre de 80 000 ; on voit quelle dépense occasionnerait la fonte de ces caractères. Les imprimeurs du Céleste Empire emploient donc la gravure sur bois ; chaque manuscrit est reproduit en relief sur des petites planches avec un art et une vitesse inexprimables. Ce procédé, appelé chez nous xylographique, et qui a été employé en différents pays de l’Europe, notamment en Hollande, jusqu’à Guttemberg, n’est point très-coûteux en Chine. Ainsi, on assure que le caractère chinois du Nouveau-Testament qui occasionnerait en France une dépense de 340 000 fr., coûterait, dans le pays, 2 700 fr. Au reste, les Chinois n’ignorent pas la manière dont on imprime en Europe. Ils ont des caractères mobiles dont on se sert en certaines occasions, entre autres pour l’impression des ordonnances. Dans des cas extraordinaires, par exemple lorsqu’il s’agit d’envoyer dans les provinces un décret ou une proclamation, ils emploient un procédé qui ressemble à la lithographie. On ne se sert pas de presses dans les imprimeries chinoises, les planches ne résisteraient pas au poids de ces machines. Le papier ne se mouille pas non plus ; on l’applique à sec sur la planche qu’on enduit d’encre. La feuille ne s’imprime que d’un côté, parce que le papier chinois est si mince et si transparent que les caractères le perceraient. Chaque feuillet est, double et se relie de manière que son pli est en dehors, et non au dos du livre suivant notre méthode. Les reliures sont en carton, mais les plus élégantes sont en soie et ornées de figures de fantaisie.


Sciences.


Les Chinois, qui sont, on ne saurait trop le répéter, un peuple positif, étudiaient, les sciences physiques et naturelles lorsque l’Europe était encore plongée dans la barbarie ; mais, il faut l’avouer, ils y ont fait peu de progrès, si ce n’est dans l’astronomie. Une mauvaise méthode, des idées fausses ou incomplètes, l’impossibilité de rectifier ou de contrôler leurs expériences, les ont rendus stationnaires. Abel Rémusat en a donné aussi une excellente raison, c’est que les institutions politiques de la Chine tiennent éloignés des sciences spéculatives tous les esprits actifs et d’une trempe vigoureuse, en les appelant par la voie des concours aux honneurs et aux emplois et en les confinant ainsi dans les détails de l’administration et les fonctions de la magistrature.

La géométrie et les autres parties des hautes mathématiques sont étudiées en Chine d’une manière assez superficielle, au dire de certains missionnaires. Cependant il est assez difficile qu’on ait pu élever sans le secours de la science la grande muraille et ces édifices publics qui encombrent les villes de l’Empire. L’empereur Kang-Hi, mort en 1725, a laissé un petit traité de géométrie et de trigonométrie. Quant à l’arithmétique, les Chinois connaissent, dit-on, les quatre règles seulement. Un écrivain du dernier siècle raconte que pour calculer ils se servent d’une bande de bois traversée de haut en bas de dix à douze baguettes parallèles, qui enfilent de petites boules mobiles d’os ou d’ivoire. En assemblant ces boules ou en les séparant ils font à peu près les mêmes calculs que nous pourrions faire avec des jetons ; mais il est à croire que depuis que leurs relations commerciales se sont étendues, ils ont augmenté leurs connaissances en arithmétique.

D’ailleurs comment seraient-ils parvenus, si on admettait une ignorance aussi complète, à avoir des notions si précises d’astronomie ? Dès les temps les plus reculés, les Chinois avaient inventé la boussole[4] et étudiaient avec soin le mouvement des corps célestes. Hoang-Ti créa, près de trois mille ans avant Jésus-Christ, un tribunal des affaires célestes pour régler le calendrier et les saisons. « Yao, dit le premier des King ou livres sacrés, ordonna à ses ministres Hi et Ho de suivre exactement et avec attention les règles pour la supputation de tous les mouvements des astres, du soleil et de la lune. » L’astronomie fut toujours en grand honneur à la Chine, et le tribunal des mathématiques, qui fut au dernier siècle présidé par le savant missionnaire jésuite, le P. Verbiest, a pour mission de composer tous les ans un calendrier et d’avertir l’Empereur des phénomènes célestes. Si, dans ce dernier cas, les astronomes manquent à leur devoir, ils sont punis, non pas de mort, comme on l’a dit, mais de la privation de leurs appointements ou de leur charge. Lorsque le tribunal des mathématiques à précisé le jour et l’heure d’une éclipse, le ministre des Rites en instruit le peuple et prescrit des cérémonies pour conjurer le phénomène. « Les éclipses de soleil, dit un jésuite, le P. Gaubil, sont regardées en Chine comme de mauvais présages et comme un avis donné à l’Empereur pour examiner ses fautes et se corriger. De là vient qu’une éclipse de soleil a toujours été regardée comme une affaire de conséquence pour l’État. De là vient aussi qu’on a toujours été fort attentif au calcul et à l’observation de ces météores et aux cérémonies à faire dans ces conjonctures. » Cinq astronomes placés sur la tour de l’observatoire de Pékin s’occupent jour et nuit à étudier le cours des astres. Toutes les éclipses mentionnées par les Chinois ont été calculées par les savants modernes qui ont rendu justice à la science de leurs devanciers. Il est impossible de s’imaginer à quel point de perfection l’astronomie chinoise était arrivée lorsque les missionnaires pénétrèrent dans l’Empire. Elle avait découvert l’aplatissement des pôles de la terre, le mouvement diurne d’orient en occident du soleil et de la lune, l’ascension droite des étoiles, les révolutions de Saturne, de Jupiter, etc. C’est le cas de s’écrier avec, l’empereur Kang-Hi : « Combien de choses que nous ne faisons que rapprendre et qu’on rapprendra dans la suite des siècles ! » L’année solaire des Chinois qui commence au mois de janvier est de trois cent soixante-cinq jours et quelques heures ; elle est comme la nôtre divisée en douze mois et en semaines, et chaque jour porte le nom d’une planète. Leur jour astronomique commence à minuit ; ils le divisent en douze parties égales dont chacune répond à deux de nos heures. Chaque heure a son nom particulier, et l’heure de minuit est la plus heureuse, parce que c’est à ce moment, disent-ils, que le monde fut créé. À l’exemple des anciens Romains, ce peuple superstitieux distingue également des jours heureux et malheureux. De graves historiens ont dit que les Chinois ne connaissaient point l’usage des horloges et qu’ils se servaient de cadrans solaires et d’autres mesures pour régler le temps. Leurs relations avec les étrangers les ont cependant mis à même de se pourvoir de pendules et de montres. En 1585, Mathieu Ricci, jésuite, porta à l’empereur une horloge et une montre à répétition. D’ailleurs, sous le règne de Hian-Tsoung, en l’an 725, un célèbre bonze (prêtre boudhiste) construisit une pendule fort curieuse. Les roues de cette machine, mues au moyen de l’eau, représentaient, dit-on, le mouvement commun et particulier des astres, les éclipses, etc. Une statue, en frappant un tambour, annonçait les quarts d’heure ; une autre, en frappant sur une cloche, annonçait les heures ; puis ces statues disparaissaient.

Or, tandis qu’un pauvre moine inventait au fond de l’Asie ce chef-d’œuvre de mécanique, l’Occident était toujours dans un état à peu près complet de barbarie. On sait qu’en Tan 807 le calife Haroun fit présent à Charlemagne d’une horloge sonnante qui excita l’étonnement et l’admiration des Francs. Le calife avait envoyé des ambassadeurs en Chine quelques années auparavant, et peut-être avaient-ils imité la pendule du bonze. Ajoutons ici que ce peuple ingénieux connaissait le jeu des échecs[5] cent cinquante-quatre ans avant notre ère.

Les sciences naturelles sont apprises en Chine d’une manière fort incomplète. L’écriture figurative ou par images favorise l’étude de l’histoire naturelle ; mais les notions premières de cette science sont souvent fausses, parce que les savants du pays ignorent presque entièrement les lois de l’organisation et de la structure interne des animaux. Ils s’imaginent que les êtres se transforment. Ainsi, au printemps, le rat des champs se change en caille, et les cailles redeviennent rats à la huitième lune ; le loriot se métamorphose en taupe, etc. Sur l’histoire des plantes seule les travaux des Chinois sont assez remarquables. Les simples sont en effet la base de leur pharmacopée. La plupart de leurs médicaments ne sont que des mélanges d’herbes, de racines, de fruits et de semences froides. Ils sont employés avec succès, car l’art de guérir a toujours été en grand honneur à la Chine. Les missionnaires y on introduit plusieurs remèdes, entre autres, le quinquina ; et les Anglais prétendent y avoir porté la vaccine, mais il paraît, que l’inoculation était, déjà connue depuis longtemps dans le Céleste Empire.


Littérature.


La langue chinoise n’est formée originairement que d’environ trois cents et quelques mots, tous monosyllabes ; mais on les a multipliés par la diversité des inflexions qui varient le sens et la valeur d’un même mot. En outre, ces différents mots se combinent à peu près de la même manière que nos vingt-quatre lettres, et ces combinaisons s’élèvent jusqu’au nombre de quatre-vingt mille. Cependant, pour être en état, de parler et même d’entendre la plupart des livres, il suffit de mettre dans sa mémoire environ dix mille caractères. Cette variété d’accents, d’inflexions et d’aspirations est une occasion continuelle d’erreur pour ceux qui ne sont pas assez versés dans l’étude du chinois. Ainsi le mot chu, prononcé en appuyant sur l’u et haussant la voix, signifie seigneur et maître ; d’un ton simple, mais un peu lent, il veut dire pourceau ; d’un ton bref, il signifie cuisine, et d’un ton mâle, colonne. Le monosyllabe po n’a pas moins de onze significations différentes, suivant la diversité des inflexions. Il veut dire verre, bouillir, vanner du grain, prudent, libéral, préparer, vieille femme, casser ou fendre, incliné, fort peu, arroser, esclave. La langue chinoise se divise en trois dialectes : le vulgaire parlé par le peuple, le langage mandarin à l’usage des hautes classes, et un troisième qui ne se parle pas et qui s’emploie dans les ouvrages de philosophie. S’il est très-difficile d’exprimer les mots chinois en caractères européens, il y a encore plus de difficulté à exprimer les mots européens en caractères chinois. Cet alphabet manque de plusieurs lettres employées fréquemment chez nous : b, d, u, x et z. Les Chinois expriment le d par ki, et ils emploient p pour b, et l pour r. Ainsi les marchands de riz qui parcourent le quartier européen de Canton sont obligés de crier lice (poux), au lieu de rice (riz). Il est vraiment impossible de reconnaître les mots européens dans la prononciation chuchotante et nasillarde des Chinois dont les sons ressemblent au tintement d’une clochette, comparaison qui rend assez bien l’effet des mots tels que ping, ting, king, tchéou, tchao, chao, tsiao, piao, miao, etc.

Aucun peuple n’a plus honoré la littérature et les sciences. Les emplois même inférieurs ne sont accordés qu’à des hommes distingués, après des concours rigoureux. De cette nécessité d’étudier il s’ensuit que la Chine est immensément riche en livres et en écrits. Les guerres civiles, la destruction des anciens livres par Chi-Hoang-Ti, les incendies dont un seul (554 de notre ère) a consumé cent quarante mille volumes, ont causé sans doute de grandes pertes„ mais ces maux ont été réparés en partie, et le nombre des bibliothèques publiques et particulières s’est fort augmenté.

Les branches de la littérature chinoise sont très-variées. On n’y trouve aucune idée de ce que nous appelons la rhétorique. Les productions oratoires des mandarins se bornent aux discours qu’ils adressent au peuple pour l’instruire de ses devoirs ; mais les travaux de philosophie et d’histoire sont très-nombreux. On sait que l’amour des Chinois pour les traditions du pays est excessif et qu’ils poussent jusqu’au fanatisme leur vénération pour les monuments des annales nationales. Aussi jamais peuple n’a possédé ou ne possède des corps d’histoire aussi complets, aussi authentiques. C’est l’opinion de tous les missionnaires, entre autres du savant jésuite français, le P. Amiot. On a conservé des éphémérides de plusieurs capitales de province qui remontent à plus de deux cents ans avant Jésus-Christ. Chaque ville a ses historiographes qui enregistrent jour par jour les événements météorologiques et les faits les plus remarquables. Enfin, depuis le règne de Hoang-Ti (deux mille six cent trente-sept ans avant Jésus-Christ), il existe dans la capitale de l’Empire un tribunal historique composé des lettrés les plus distingués, magistrats inamovibles qui sont chargés d’écrire l’histoire générale de chaque règne. On ne choisit que des hommes d’une probité reconnue ; et, pour les mettre à l’abri de tout soupçon de partialité, il leur est défendu de se communiquer leur travail. Chacun écrit ce qui lui paraît digne de remarque, et quand une feuille est remplie, il la jette dans une boîte par une petite ouverture. Cette boîte ne s’ouvre que lorsqu’une dynastie vient à s’éteindre ou est remplacée par une autre ; on rassemble alors ces mémoires et on écrit l’histoire des empereurs précédents. Quelques écrivains composent, il est vrai, l’histoire de la dynastie régnante ; mais ces relations sans caractère officiel ne circulent dans le public que sous la forme de manuscrits. Une autre institution non moins admirable et qui sert à contrôler les annalistes impériaux, c’est le jugement public auquel les souverains sont soumis après leur mort. Cet usage existait en Égypte. On décerne à l’empereur défunt un titre plus ou moins honorable, selon que son règne a été plus ou moins glorieux, et il n’a pas d’autre nom dans l’histoire du pays.

Pour avoir une idée de la richesse de la littérature chinoise, il suffit de dire que l’empereur Kian-Loung avait eu l’intention de faire imprimer un choix des meilleures productions, et cette collection devait s’élever à cent quatre-vingt mille, d’autres disent à six cent mille volumes. Le style des écrivains chinois, surtout celui des poètes, est plein de comparaisons et de métaphores ; c’est le caractère de toutes les littératures orientales. Ainsi, ils donnent au tigre le nom de roi des montagnes, et à l’hirondelle, celui de fille du ciel. L’aurore, c’est la blanche courrière ; la fourmi, le coursier noir ; le vin, un ami vermeil. Ils disent d’un bon versificateur que c’est un léopard en poésie, et d’une jolie femme que c’est une fleur qui parle. Outre leurs poésies, dont quelques-unes sont fort gracieuses, les (Chinois ont un grand nombre de contes et de nouvelles, charmants petits romans qui ne sont malheureusement connus que des savants. Mais ce mot de chinois a eu si longtemps en France une acception ridicule que des hommes d’esprit n’ont pu se résoudre à publier la traduction des romanciers chinois. Abel Rémusat l’avouait lui-même fort plaisamment, à l’époque où Walter-Scott nous faisait connaître les mœurs des clans écossais. « Me conseilleriez-vous, dit-il, de faire paraître un livre dont le titre serait Iu kiao li, et dont les deux héroïnes s’appelleraient Houng iu et Lou meng li ? Je craindrais que de pareils noms n’effrayassent d’abord les lecteurs des récits du maître d’école de Ganderclengs, Jédédiah Cleishbotham, et du capitaine Cuthbert Cluterbuck de Kennaquhair. » Ces préjugés ridicules contre la littérature chinoise disparaissent de jour en jour, et en vérité nous ne pourrons qu’y gagner.

Le théâtre de ce peuple est peu connu ; on sait seulement que les représentations dramatiques existent chez les Chinois depuis un temps immémorial. Ils n’ont jamais eu, ce semble, de théâtre public. Des troupes de comédiens, composées souvent d’enfanfs de douze à quinze ans, parcourent les provinces et vont jouer dans les maisons des grands seigneurs. Ces divertissements ont lieu pendant et après les repas. Le directeur présente à l’amphitryon une liste de pièces, parmi lesquelles on en choisit, une ; les acteurs la jouent aussitôt, et au milieu de la représentation ils font une quête parmi les convives. À l’exception des farces, les pièces sont en général historiques, mais elles n’ont point de régularité, ni d’intérêt, s’il faut s’en rapporter au témoignage de quelques voyageurs. Ce qu’il y a de plus curieux dans ces divertissements, ce sont les pantomimes, les exercices des danseurs, des équilibristes, des faiseurs de tours d’adresse, des montreurs d’animaux savants, qui sont beaucoup plus habiles que les nôtres. Quelques empereurs ont eu dans leurs palais jusqu’à dix mille femmes qui paraissaient dans des représentations théâtrales ; mais il ne paraît pas qu’en Chine le goût des spectacles ait jamais été poussé aussi loin qu’au Japon.

Pendant les entre-actes et même au milieu de la pièce, les comédiens exécutent des chants et des symphonies. La musique a toujours été en grand honneur dans le Céleste Empire, et elle a été cultivée dès l’origine de cette nation, puisqu’une intendance de la musique existait déjà sous l’empereur Chun, plus de 2 200 ans avant notre ère. On lit dans le livre des Rites, mis en ordre par Confucius : « Voulez-vous être instruit, étudiez avec soin la musique ; c’est l’expression et l’image de l’union de la terre avec le ciel. Rien n’est difficile dans l’empire avec les rites et la musique. » Les Chinois aiment beaucoup à chanter ; mais leurs airs sont monotones, et ils ne connaissent pas l’harmonie. Ils ont un grand nombre d’instruments à cordes, à vent, et surtout à percussion ; parmi ces derniers figurent les gong (tamtams), les king (instruments formés de pierres sonores), et quantité de sortes de tambours : on trouve même chez eux la première pensée de l’orgue. Mais l’art de la musique est en Chine bien loin de la perfection à laquelle nous l’avons porté[6].

Je terminerai ce précis des institutions et des mœurs de la Chine, par un tableau de l’éducation donnée aux enfants. C’est un fait important dans un pays où le savoir est mis au-dessus de tout, et dont le principe politique consiste à rechercher et à employer tous les hommes de capacité, selon le degré de leur mérite, à quelque rang et à quelques conditions qu’ils appartiennent. Dès la plus haute antiquité, des écoles publiques furent établies dans l’Empire et elles ont toujours attiré la sollicitude du gouvernement. Les instituteurs sont honorés, mais on exige d’eux non-seulement du savoir, mais encore une bonne conduite. « L’éducation des enfants, dit un philosophe, est, de toutes les choses, celle qui intéresse le plus la société. » De l’avis de tous les hommes compétents, les méthodes d’enseignement adoptées par les chinois sont excellentes.


INTÉRIEUR D’UNE ÉCOLE CHINOISE.



Les enfants commencent leurs études dès l’âge de cinq ans ; trois années dans une école publique suffisent pour acquérir l’instruction exigée de celui qui veut devenir un homme (tchhing-jin) ; les Chinois considèrent comme un être nul (tchhing-khong) celui qui n’a pas reçu d’éducation. Aussi engagent-ils les gens de la campagne eux-mêmes à envoyer leurs enfants à l’école après le temps de la moisson. Le premier livre mis entre les mains de l’élève renferme une centaine de caractères qui expriment les choses les plus communes, comme le soleil, la lune, certains animaux, quelques ustensiles de ménage, une maison, etc. Les images de ces mêmes objets sont représentées au naturel vis-à-vis des caractères qui les expriment. Je ne puis m’empêcher de reproduire ici la judicieuse explication que donne le savant Rémusat de l’écriture chinoise ; elle est indispensable pour comprendre le système d’enseignement adopté depuis si longtemps dans le Céleste Empire.

« La langue des Chinois, dit l’illustre sinologue, diffère de celle des autres peuples, et leur écriture est fondée sur un principe tout particulier. On sait que, dans leurs caractères, on a cherché à peindre des idées, et non à exprimer des sons. Les objets matériels ont été représentés par des traits qui rappellent leur forme, ou ce qu’ils ont de vraiment essentiel et de caractéristique. Les notions abstraites, les sentiments, les passions, les opérations de l’esprit ont été figurés par des symboles ou des combinaisons de symboles. Cette direction donnée à l’art de l’écriture a influé sur les formes du langage, sur le caractère de la littérature, et peut-être sur le génie même de la nation. Chez aucune autre, l’écriture n’est tenue si près de la pensée ; et, par une conséquence nécessaire, nulle part on n’a appris tant de choses en apprenant à lire. Quand nos enfants ont retenu la forme de ces éléments qui, chez nous, représentent les articulations et les variations de la voix, ils sont en état de répéter les mots de nos idiomes sans y attacher aucun sens ; ils savent ce que peut savoir un perroquet, parler sans penser, articuler un mot sans avoir dans l’esprit aucune idée. À la Chine, tout signe retenu par la mémoire indique une acquisition faite par l’intelligence. Si c’est le nom d’un être naturel, l’enfant qui l’a appris sait quelque chose de la figure extérieure de cet être, ou de ses habitudes, ou de ses propriétés ; si c’est un objet d’art, il a quelques notions de son utilité ; si c’est un terme qui rappelle un sentiment, un devoir, un usage, son attention est reportée par la composition même du signe sur quelque point de doctrine morale, sur quelque principe social, sur quelque tradition antique. Si on lui explique le mot qui signifie « enseignement », on lui fait remarquer que ce mot est formé de deux parties. L’une est un vieillard au-dessus d’un fils, pour signifier « obéissance filiale » ; l’autre veut dire « animer, mettre en mouvement, donner de faction » : l’instruction apprend à mettre en pratique les inspirations de la piété filiale. Si l’on rencontre le caractère qui exprime la « colère », on fait observer à l’élève que le signe du « cœur » y est surmonté du mot « esclave ». Deux perles d’égale grosseur désigneront un « ami ». Il est si difficile de rencontrer des perles qui soient parfaitement appareillées ! Une femme tenant la main au-dessus d’un balai forme le titre des « femmes mariées » et les rappelle aux soins du ménage. Les prémices d’un champ placées sous l’image d’un édifice représentent un « temple ». Une touffe de poils à l’extrémité d’un manche figure un « pinceau » ; avec une bouche où la langue se montre, ce caractère désigne un « livre », la parole peinte. Croit-on qu’un enfant qui a appris deux ou trois mille signes de cette espèce, et à qui on a tâché d’en faire sentir la force et d’en inculquer l’étymologie, ait fait une étude stérile ? N’a-t-il pas, en les retenant, exercé son jugement autant que sa mémoire, et ne peut-on pas appliquer à ces premières études des jeunes lettrés ce qu’on a dit, avec tant de raison, en faveur des humanités de nos collèges, que ce qu’il y a de moins important dans ce qu’apprennent ces écoliers, c’est ce qu’on leur enseigne ? Leur raison se développe en même temps que leur esprit : ils semblent ne s’occuper que de l’étude d’une langue, et ils se sont formés sans s’en apercevoir dans l’art de penser et de s’expliquer, sans parler des notions de morale et d’histoire qu’ils ont recueillies, et qui sont comme des premiers pas pour aborder des connaissances plus approfondies.

« On a dit et assuré que les lettrés passaient leur vie à apprendre à lire : c’est à penser et à juger qu’il eut fallu dire : pour se trouver répétée en cent ouvrages, cette assertion n’en est pas moins une absurdité. Sans doute les lettrés apprennent à lire toute leur vie, en ce sens qu’il peut leur arriver à tout âge de rencontrer un caractère qui leur est inconnu, c’est-à-dire une idée qui est nouvelle pour eux. Et quel est l’homme de lettres à qui la même chose n’arrive pas souvent parmi nous ? Combien de noms et de mots dont le sens ne nous est pas familier, n’apercevons-nous pas à l’ouverture d’un dictionnaire ? Si le reproche qu’on lait aux lettrés de la Chine avait quelque fondement, il serait applicable aux lettrés de toutes les nations. À le prendre de cette manière, que de savants écrivains en Europe qui auraient besoin d’apprendre encore à lire[7] ! »

Examinons maintenant le système pédagogique en usage dans les écoles publiques chinoises. Tous les renseignements nécessaires nous sont fournis par un curieux document ; c’est un règlement d’études et de discipline, adopté dans les écoles primaires, et composé par un lettré de la province de Nankin, vers l’an 1700, sous le règne de l’empereur Kang-hi[8].

En même temps que les élèves apprennent à lire, ils s’exercent à tracer les caractères avec le pinceau. On leur donne d’abord de grandes feuilles écrites ou imprimées en caractères rouges assez gros. Ils ne font que couvrir les traits d’une couleur noire avec leurs pinceaux, puis, lorsqu’ils ont appris à former ces gros caractères, on leur en donne d’autres plus petits et noirs. L’enfant place un papier transparent sur l’exemple et calque les traits sur la forme de ceux qui sont dessous. On voit que c’est la méthode graduelle qui est employée en Europe. De même pour la lecture et l’étude des livres ; l’élève ne quitte un ouvrage que lorsqu’il le sait par cœur et surtout lorsqu’il a bien compris non-seulement le sens général de chaque phrase, mais encore la force et la valeur de chaque expression. Les maîtres doivent cultiver l’intelligence plus que la mémoire. Aussi dans chaque leçon donnent-ils toutes les explications nécessaires pour bien comprendre le texte, accompagnant ces renseignements historiques ou philologiques de bons conseils et de sages préceptes. Suivant l’expression chinoise, il leur est enjoint de développer le précepte et de discuter l’exemple. Après ces premières études on applique les enfants à la composition du Ven-Chang ; c’est une matière qu’on leur donne à développer. On prend pour sujet une sentence tirée des King (livres sacrés, ouvrages d’histoire et de philosophie dont la plupart sont de Confucius). Souvent ce sujet ne consiste que dans un simple caractère dont il faut deviner et développer le sens ; le style de cette composition doit être concis et serré. On voit combien la pédagogie des Chinois, si décriée par des écrivains qui ne la connaissaient pas, est basée sur de bons principes. L’élève n’apprend point des mots sans suite, il se rend compte de tout et développe son intelligence par une étude assidue. Le professeur, toujours en rapport avec, lui, le seconde dans son travail et facilite ses efforts. « Tous les soirs, dit le règlement, avant que le maître congédie les écoliers, les uns chanteront une section d’une ode du Chi-King (livre de vers), les autres raconteront un trait d’histoire ancienne. Le maître examinera devant eux les grands faits de l’antiquité ou des temps modernes, mais surtout ceux qui lui paraîtront les plus faciles à saisir, les plus touchants et les plus propres à porter les élèves à la pratique du bien. Il leur ordonnera ensuite de les exposer et les leur développera pour que les écoliers se fassent, l’application des bons exemples. »

L’éducation n’est pas moins surveillée que l’instruction. Le règlement que nous avons cité contient plusieurs articles sur la conduite que doivent, tenir les enfants à l’école ou dans leur famille. « En entrant dans la classe, dès la pointe du jour, et en sortant, ils doivent saluer le grand instituteur, le saint homme Kong (Confucius), puis leur maître. En rentrant au logis ils salueront les esprits domestiques, puis leurs ancêtres, ensuite leur père et leur mère, leurs oncles et leurs tantes. Si l’élève trouve un parent ou un hôte dans la salle de réception, il se tiendra dans une posture régulière, inclinera sa tête devant l’hôte d’une manière respectueuse et l’appellera par son nom d’honneur ; il devra ensuite croiser les mains sur sa poitrine, faire une révérence profonde et inviter l’hôte à s’asseoir. Il aura soin de répondre attentivement aux questions qui lui seront adressées. On ne souffrira pas qu’il s’abandonne à la vivacité de son âge et parle beaucoup, ou que, par excès de timidité, il aille se cacher dans un coin de la maison. Quand l’écolier rencontrera, chemin faisant, une personne âgée ou un membre de sa famille, il devra s’arrêter aussitôt, incliner la tête, croiser les mains sur sa poitrine et faire une révérence profonde. En marchant avec un élève plus âgé que lui, il prendra la droite et cédera le côté d’honneur à son compagnon ; mais avec son père, sa mère, ses supérieurs ou des personnes âgées, il devra toujours marcher derrière. Quand les écoliers profitent des instructions, quand ils se conforment aux règlements de l’école, apprennent bien leurs leçons, écrivent bien leurs copies, le maître peut prononcer leur éloge on leur donner des bâtons d’encre ou des pinceaux d’honneur, afin de stimuler leur zèle et d’engager les autres à les imiter : sinon, on les reprendra d’abord deux ou trois fois ; s’ils ne se corrigent pas on les obligera de se mettre à genoux à leur place, afin de leur faire honte ; si cela ne réussit point, on les fera mettre à genoux à la porte de la classe, ce qui est une grande humiliation pour eux ; enfin si tous ces moyens sont infructueux, on en viendra à les frapper ; mais on se gardera bien de leur infliger ce châtiment après leurs repas, dans la crainte de les rendre malades, ou de les frapper avec violence sur le dos, de peur de les blesser. » La lecture seule de ce règlement, qui n’est qu’une compilation des anciennes méthodes en usage depuis près de deux mille ans, prouve assez avec quel soin est dirigée l’éducation des enfants en Chine.

Les gens riches ont chez eux des précepteurs pour leurs enfants. C’est un emploi également honorable et lucratif. Ces instituteurs sont comblés d’égards et occupent toujours la première place. Lorsque les jeunes gens ont terminé leur cours d’études complet, ils se préparent à passer des examens pour entrer dans l’ordre auguste des lettrés et obtenir l’un des grades qui seuls conduisent aux emplois civils et militaires. Sinon, ils restent, perdus dans la foule, et, suivant l’expression chinoise, ne sont pas hommes. On va voir combien sont difficiles ces examens et quel travail ils demandent. « Tout lettré qui aspire aux grades, c’est-à-dire aux emplois, doit prendre pour texte de ses travaux des ouvrages dont l’ensemble est environ six fois plus volumineux que notre code civil. Il faut qu’il sache les lire couramment, par conséquent qu’il en connaisse tous les caractères ; qu’il soit en état d’expliquer chaque mot, d’en assigner la valeur, de remonter à son origine ; qu’il puisse indiquer les passages parallèles, comme disent les savants, c’est-à-dire les différentes manières dont la même pensée a pu être exprimée ; qu’il ne se montre pas moins au fait des choses que des mots ; qu’il ait des notions exactes sur les animaux, les plantes, les instruments, les meubles, les arts, les usages, les lois dont il est parlé dans ces livres anciens ; qu’il soit enfin capable de récrire en entier le texte de ces mêmes ouvrages, en tournant le dos au livre (c’est l’expression consacrée), et de répondre par écrit et en bon style à toutes les difficultés qu’on peut proposer sur un endroit quelconque, pris au hasard. Voilà, en général, le sujet de ces compositions, dont on parle si souvent dans les relations, et qui occupent les lettrés toute leur vie[9]. »

Le premier examen, appelé soui-kao, qui confère le grade de sieou-tsaï, bachelier, porte sur les principaux objets dont se compose l’instruction primaire : La morale ; la langue chinoise, comprenant le kou-wen ou style antique, et le kouan-hoa, la langue commune ; la lecture, l’écriture ; l’interprétation exacte des quatre livres classiques (ssé-chou), c’est-à-dire des ouvrages de Confucius et du philosophe Meng-tseu ; l’art de la composition en kou-wen et kouan-hoa ; les rites et le chant. Les candidats se réunissent dans un des collèges des principales villes de l’Empire et passent leur examen devant un mandarin de première classe ; ils font leurs compositions sans le secours d’aucun livre et renfermés isolément dans de petites cellules. Les bacheliers jouissent de plusieurs privilèges ; ils portent une robe bleue à bordure noire et ont un oiseau d’argent sur leur bonnet. Les magistrats ordinaires ne peuvent leur faire donner la bastonnade ; ils sont sous les ordres d’un supérieur qui seul a le droit de les punir.

L’épreuve de capacité (ko-kiu) ne confère aucun grade, mais constate la capacité requise pour subir le second examen, appelé hiang-chi. qui confère le grade de kiu-jin, licencié. Cet examen n’a lieu que tous les trois ans dans la capitale de chaque province, en présence des principaux mandarins et de deux commissaires impériaux. Les licenciés portent une robe brune, avec une bordure bleue, large de quatre doigts, et à leur bonnet un oiseau d’argent doré. Un kiu-jin peut être élevé au mandarinat et même à une vice-royauté.

Le troisième et dernier examen, nommé hœï-chi, mène au grade de docteur (tsin-ssé). Il a lieu tous les trois ans, à Pékin, dans le palais impérial, sous la présidence du souverain, qui donne souvent lui-même le sujet de la composition. Cinq ou six mille licenciés se présentent ordinairement, mais un petit nombre seulement sont reçus. Chaque docteur reçoit aussitôt de la générosité impériale une écuelle d’argent, un parasol de soie bleue et une chaise magnifique pour se faire porter. Les noms des candidats reçus sont inscrits sur de grands tableaux qu’on expose en public, et sur un registre spécial qui reste au siège du gouvernement. Enfin, il existe deux concours pour constater l’instruction supérieure. Le premier (lien-chi), qui est ouvert dans le palais impérial sans que le souverain y assiste, confère le titre de membre du collège des Hanlin. Cette célèbre académie, fondée par Hiouan-tsoung, se compose de quarante docteurs, et c’est d’elle que l’on tire les historiographes, les visiteurs de provinces, les vice-rois, etc. Le deuxième concours (tchao-kao) a lieu en présence de l’Empereur ; les candidats reçus sont nommés tchoang-youen. L’emploi de ces docteurs politiques est d’expliquer tous les jours, dans le palais, les livres qui sont les plus propres à former les princes et les grands à l’art difficile du gouvernement.

Ici se termine notre tâche. Nous avons essayé d’esquisser, dans quelques pages, le tableau de l’histoire politique de la Chine, du gouvernement de ce pays, de ses institutions ; nous avons tenté de faire connaître à nos lecteurs cette belle civilisation qui date de plusieurs mille ans. Reste maintenant à leur donner, sous une forme moins aride, une idée des mœurs, des coutumes, des usages du Céleste Empire : ce sera le sujet des Contes chinois.


  1. Gazette des Tribunaux du 19 juillet 1844. — S’il faut en croire un journal anglais, le commerce du Céleste Empire aurait déjà une plus grande extension : « Les Chinois, dit-il, exportent à l’étranger, non-seulement beaucoup d’articles ordinaires dans le commerce, mais encore beaucoup d’articles curieux inconnus en Europe. Ainsi, ils exportent annuellement, terme moyen, 2 000 caisses de parapluies de papier ; ils vendent aussi aux barbares une grande quantité de bracelets de verre ; environ cinq mille caisses d’armes à feu par an (ce qui nous paraît assez peu probable) ; beaucoup de tableaux, dont une partie à l’huile, et dix mille peintures au moins sur papier de riz ; enfin ils s’occupent aussi de la préparation des fruits et des viandes qu’ils vendent aux étrangers. D’un autre côté, on importe en Chine un nombre considérable de nids d’oiseaux, qui font un mets fort goûté dans le pays, et une racine, appelée pont-choue, dont on fait de l’encens. » Morning Advertiser, juillet 1844.
  2. La Bibliothèque royale de Paris, si riche en tous genres, possède un exemplaire de ce magnifique ouvrage.
  3. La Chine, par M. G. Pauthier, dans l’Univers pittoresque. Il est à regretter que ce savant n’ait point publié le second volume si impatiemment attendu.
  4. Peut-être dès 1110 ans av. J.-C.. C’était une petite boîte en forme de pavillon, dans laquelle était une main qui indiquai le sud.
  5. Note Wikisource : Il s’agit ici du jeu de go (en chinois wéiqí), et non des échecs chinois (xiàngqí), dont l’origine est beaucoup moins ancienne.
  6. Voyez l’Histoire de la Musique et de la danse, par M. Adrien de La Fage ; c’est le travail le plus complet qui ait été publié sur ce sujet.
  7. Mélanges posthumes d’Histoire et de littérature orientales, par Abel Rémusat. 1843.
  8. Ce règlement, qui présente un tableau fidèle de l’intérieur d’une école chinoise, et ne contient pas moins de cent articles, se trouve dans un ouvrage intitulé : kia-phao-tsiouen-tsi (Collection complète des joyaux de famille) ; il a été traduit, par M. Bazin aîné (Journal de l’Instruction publique, mars 1859).
  9. Rémusat, Mémoires.