Contes canadiens/Un Murillo/1

Texte établi par Librairie Beauchemin Limitée (Un Murillop. 5-39).

CONTE DE NOËL


C’est la veille de Noël à Montréal.

Le dos à moitié tourné à l’unique fenêtre d’une modeste chambre d’hôtel, sa palette d’une main et son pinceau de l’autre, un jeune artiste de bonne mine travaille fiévreusement devant un petit chevalet de campagne.

À sa gauche, retenue par quatre épingles aux boiseries d’une armoire à glaces, pend une vieille toile d’à peu près trois pieds sur deux, toute noircie, toute délabrée, au centre de laquelle on distingue les formes gracieuses d’un Enfant-Jésus couché sur un coussin, et dont le front s’auréole de mille petites boucles blondes.

Il était en frais de copier le bel Enfant-Jésus.

De temps à autre, le peintre laisse retomber sa main droite sur son genou, fixe la vieille peinture avec une intensité de regard où perce un profond sentiment d’admiration ; puis il se remet à l’ouvrage, son pinceau se jouant sur la mosaïque polychrome de la palette et voyageant de celle-ci à la toile avec une sûreté de mouvements qui révèle un travailleur habile et expérimenté.

Évidemment il est en frais de copier le bel Enfant-Jésus.

Mais pourquoi se presse-t-il autant dans son travail ?

C’est ce que nous saurons bientôt.

En attendant, contentons-nous de constater que son regard s’arrête aussi de temps en temps, avec une expression triomphante, à quelques papiers épars sur une petite table adossée à la cloison, et profitons du privilège des conteurs pour nous renseigner sur ce que ces papiers peuvent avoir d’intéressant.

Voici d’abord une enveloppe dont le cachet est brisé.

Elle a dû faire un long voyage, car elle est frappée d’un timbre canadien, et porte comme suscription :

Monsieur Maurice Flavigny, Artiste-peintre,
9 bis, rue Jacob, à Paris, France.


Ouvrons et lisons :

Contrecœur, 10 novembre 1872.

« Mon cher fils, — Un mot à la hâte pour te dire combien ta dernière lettre m’a donné de bonheur en m’annonçant ton prochain retour au pays. Hâte-toi, cher enfant. Hélas ! je ne pourrai pas te voir, mais je t’entendrai, et je te presserai comme autrefois sur mon cœur de mère.

« Je suis encore l’hôte de Mlle d’Aubray — ma petite Suzanne que j’aime toujours comme ma fille, et qui me sert de secrétaire depuis que Dieu m’a privée de la vue. Viens vite, n’est-ce pas ? Tâche de nous arriver pour Noël !

« Ta vieille mère qui brûle de t’embrasser,

« Sophie Flavigny. »

Ceci est une dépêche télégraphique :

« New-York, 22 décembre 1872.


« À Monsieur Maurice Flavigny,

Hôtel Great Western, Montreal, Canada.


« Si Murillo authentique et bien conservé, donnerons dix mille dollars. Voir agent Liebzeltern, 4, Petite rue Craig.

« Boussod et Valadon. »


À côté de cette dépêche, et portant la même signature avec la date du lendemain, s’étale une lettre constituant un crédit à Maurice Flavigny de dix mille
Elle lui servait de secrétaire
dollars à la banque de Montréal, sur apostille de Victor Liebzeltern, agent de la maison Boussod et Valedon, de New-York.

Dix mille dollars !…

Une fortune pour lui. La maison paternelle rachetée ; la bonne vieille mère à l’abri du besoin ; et, plus que le pain sur la planche, l’aisance honorable et douce, en attendant la réputation et ce qu’elle apporte.

Et à qui devait-il tout cela ?

À ce lambeau de toile brunie et racornie par les années, sur lequel un grand peintre avait imprimé le cachet de son génie, et que le plus capricieux des hasards avait fait tomber en sa possession.

Et, tout en mêlant ses couleurs et en jouant ferme du pinceau, Maurice Flavigny — le lecteur a sans doute deviné que tel était le nom de la nouvelle connaissance — Maurice Flavigny repassait dans sa tête toutes les circonstances qui venaient de le favoriser d’une façon si exceptionnelle, et les événements qui les avaient fait naître.

Il se voyait, cinq années auparavant, à l’âge de dix-huit ans, disant adieu aux siens, et s’embarquant à l’aventure, pour aller demander à la patrie de l’art moderne la science qui développe le talent, et sans laquelle le génie même reste impuissant et veule.

Il se rappelait ses journées d’ambition fiévreuse, ses longues veilles consacrées à un labeur ingrat, ses désappointements, ses froissements, ses découragements.

Il songeait à l’égoïsme des maîtres, aux jalousies des camarades, aux humiliations subies, aux mille révoltes de la fierté blessée.

Les deux premières années avaient été relativement heureuses.

Maurice Flavigny avait « pioché » avec conscience, vivant modestement de la petite pension que lui faisait son père — un notaire de campagne propriétaire de deux petites fermes aux revenus limités — passant ses heures de loisir dans les musées, étudiant les grands maîtres et demandant à leurs immortels chefs-d’œuvre le secret des inspirations fécondes.

Ses progrès furent rapides ; et déjà des lueurs d’espérance commençaient à sourire à son ambition, lorsqu’une série de fatalités étaient venues renverser tous ses beaux rêves, et plonger le pauvre garçon dans l’accablement et la détresse.

Des malheurs impossibles à prévoir avaient fondu sur le toit paternel.

De fausses spéculations avaient entraîné le vieux notaire dans une ruine complète.

Et, le jour même où se vendait, par autorité de justice, la maison où Maurice était né, son père mourait d’apoplexie et de chagrin, ne laissant à ses héritiers qu’une police d’assurance sur la vie à peine suffisante pour empêcher sa pauvre femme, devenue aveugle, de tomber au crochet de la charité publique.

Elle avait été recueillie par une jeune institutrice, sa voisine — seul rejeton d’une ancienne famille seigneuriale tombée dans la pauvreté — qui avait spontanément offert à la mère de Maurice l’une des quatre chambres dont se composait le petit appartement réservé à l’institutrice, dans la maison d’école.

Tous les détails de ces cruels événements lui avaient été communiqués par cette jeune personne, qui, naturellement, avait dû servir de secrétaire à celle que la plus triste infirmité empêchait de tenir la plume.

Privé de la pension paternelle, le jeune peintre avait été forcé de négliger l’étude, pour se livrer presque exclusivement au travail du mercenaire en quête du repas quotidien.

Il avait dû, comme bien d’autres, se soumettre à l’exploitation du mercantilisme sans entrailles, qui, à Paris comme ailleurs, spécule sur le talent pauvre pour arracher aux jeunes artistes le sang de leurs veines, en échange d’une bouchée de pain.

Durant deux longues années, il avait ainsi peiné et végété, sans pouvoir, au prix du travail le plus asservissant, amasser seulement la somme nécessaire pour son retour en Amérique.

Puis étaient venus la guerre franco-prussienne, le siège de Paris, les horreurs de la Commune,

Le jeune Canadien, plein de cœur et de patriotisme, n’avait pas hésité : il avait vaillamment payé sa dette de sang à la grande patrie, et avait été blessé, à la prise de Benzenval, à côté de son maître et ami, Henri Regneault, tombé lui-même, frappé par une balle allemande en pleine poitrine.

Puis ce furent les long mois d’hôpital ; et enfin le harnais repris, le cou de nouveau dans la bricole, pour recommencer la désespérante corvée…

En repassant dans son esprit ces longues années de pauvreté, de douleurs et d’abandon, le jeune peintre baissait la tête et sa figure prenait une expression navrante.

Mais tout à coup, elle s’éclairait d’un rayon de joie.

Un de ses tableaux reçu et admiré au Salon. Un amateur riche. Une vente avantageuse ; les dettes payées, et le retour au pays natal, avec l’avenir devant lui, auprès de sa vieille mère !

Et Maurice Flavigny, se remettant à l’ouvrage, murmurait sur un ton de suprême reconnaissance à Dieu :

— Et maintenant riche !… je suis riche !… Et cela, après avoir vu disparaître ma dernière ressource
Il avait payé sa dette de sang à
grande patrie
.
avec ce porte-monnaie perdu au moment même où je mettais le pied sur le sol de mon pays ! N’y a-t-il pas là le doigt de la Providence aussi visible qu’il puisse être ?

Et le pinceau allait, venait, brossait toujours, fondant les ombres, assouplissant les contours, accentuant les jeux de lumières…

Et sous l’effet de l’inspiration fébrile, une intensité de vie réellement surprenante éclatait de plus en plus sur la toile, à mesure que l’œuvre avançait et sortait radieuse de l’ébauche.

Mais laissons l’artiste à son travail, et racontons cette histoire de porte-monnaie perdu.

En arrivant à la gare Bonaventure par le train direct de New-York, Maurice Flavigny avait fait transporter ses malles à un hôtel voisin, et avait payé le commissionnaire avec la menue monnaie qu’un Européen porte toujours dans son gousset pour les exigences du pourboire.

Or, rendu à sa chambre, le pauvre jeune homme avait constaté, avec un désespoir facile à imaginer, la disparition de son porte-monnaie, contenant tout ce qui lui restait d’argent.

Les recherches furent inutiles.

Il fallut se rendre à la cruelle évidence : il était la victime d’un pick-pocket, et n’avait plus même en sa possession la somme qu’il lui fallait pour regagner le village où l’attendait sa mère, sans doute aussi pauvre que lui.

C’en était trop pour le courage d’un homme. Maurice Flavigny tomba à genoux, pleura longtemps, et pria…

Le lendemain matin, quelqu’un frappait à sa porte.

— Monsieur Flavigny ?

— C’est moi.

— Un paquet pour vous.

— Merci.

Assez intrigué, notre ami prit le paquet et l’ouvrit.

À côté d’un objet roulé, de la grosseur du bras, son porte-monnaie, lui-même, bien reconnaissable, était là avec une lettre.

La main toute tremblante d’émotion. Maurice brisa le cachet, et lut l’étrange missive qui suit :


« Monsieur,

« Celui qui vous écrit est un étranger. Il a vu, hier au soir, tomber un porte-monnaie de votre poche, et l’a ramassé. S’il vous le rend intact, il n’a plus qu’à mourir de faim. Il prend donc la liberté, en vous le remettant, de retenir cinquante dollars sur la somme de cent-dix qu’il contient. Mais, comme je ne suis pas un voleur, et que je viens d’apprendre par les registres de l’hôtel, que vous êtes peintre, je vous laisse en échange un objet qui ne peut m’être d’aucune utilité dans ce pays, mais qui — vous pourrez en juger par vous-même — vaut certainement, et plus, la somme soustraite. Je suis venu de Québec, il y a six semaines, à petites étapes et à pied. C’est un mode de locomotion auquel, je le sens, je ne me ferai jamais. Aussi je viens d’acheter un billet de chemin de fer pour Chicago avec votre argent. Dieu vous garde d’être jamais réduit à emprunter par ce procédé ! »


Point de signature.

Maurice Flavigny défit le rouleau, et vit apparaître la toile dont nous avons parlé plus haut. Il l’examina d’abord d’une façon assez indifférente. Mais plus il lui donnait d’attention, plus il sentait s’éveiller son intérêt.

— Voyons, voyons… murmurait-il avec anxiété. Si c’était possible !… Mais oui !… Ces traits… ce coloris… ce coup de pinceau… Jour de ma vie, serait-ce bien vrai ?… Un Enfant-Jésus de Murillo !… Et je suis moi, possesseur de ce trésor ! Ô ma bonne mère !…

Et Maurice Flavigny sentit de nouveau ses yeux se remplir de larmes. Il se rappelait qu’en passant à New-York il avait fait la connaissance de marchands de tableaux millionnaires — représentant des successeurs de l’ancienne maison Goupil, de Paris — qui lui avaient dit :

— Il doit y avoir de vieilles toiles de maîtres au Canada, dans les anciennes familles françaises. Si vous en rencontriez, et que les possesseurs voulussent s’en départir, songez à nous.

— Sainte Vierge, s’écria-t-il ; dans trois jours d’ici c’est la Noël ; si je vends ce tableau, je fais vœu d’en peindre d’ici là une copie pour la crèche de mon village !

Et plein de confiance — sa dépêche partie pour New-York — le jeune peintre s’était mis à l’œuvre.

Cette copie en deux jours, c’était une rude tâche, mais il y arriverait.

Deux jours de plus sans voir sa mère, après six ans d’absence, c’était une grande épreuve, mais il s’y soumettrait.

Nous savons déjà que le Murillo avait victorieusement subi l’épreuve de l’expert, et que Maurice Flavigny n’attendait plus que d’avoir donné le dernier coup de pinceau à sa copie, pour toucher le prix de l’original.

Qu’on nous permette d’abréger.

Vers trois heures de l’après-midi, après avoir soldé sa note d’hôtel, conclu ses derniers arrangements avec l’agent de la maison Boussod et Valadon, et fait emballer sa précieuse copie ornée d’un joli cadre en or fin commandé d’avance, le jeune voyageur avait traversé le fleuve à Longueuil, et là avait pris une voiture de louage pour se faire conduire à Contrecœur.

On le retrouve frappant à la porte du presbytère de cette dernière paroisse, son ex-voto à la main.

Le curé, enchanté de l’aubaine, naturellement, accueillit avec une extrême courtoisie le jeune voyageur, qu’il connaissait seulement de nom, n’étant que depuis trois ans à la tête de la paroisse.

Il admira beaucoup le petit tableau — auquel il trouvait comme un air de déjà vu, disait-il — et, une heure après, celui-ci, couronné de fleurs et de verdure, suspendu au fond du reposoir sacré, au-dessus de la petite châsse traditionnelle, n’attendait que la cloche de minuit pour resplendir dans toute sa grâce et sa fraîcheur virginale à la lueur des lampes et des cierges.

Et Maurice Flavigny avait quitté la cure de Contrecœur avec une nouvelle commande, pour l’église, d’un grand tableau de la Sainte-Trinité, patronne de la paroisse.

Jugez quel orchestre délirant, quel cantique attendri devaient chanter au fond du cœur de ce jeune homme de vingt-quatre ans, qui, dans cette nuit de Noël, si joyeuse, si solennelle, si impressionnante pour tous, apportait le bonheur et la richesse à ce qu’il avait de plus cher au monde — sa bonne vieille mère pauvre et aveugle, qu’il n’avait pas revue depuis six ans !

Maurice la trouva seule au logis, avec une petite servante, — la jeune institutrice, qui était en même temps l’organiste de la paroisse, ayant dû passer la journée au village chez son cousin, un jeune médecin récemment établi à Contrecœur — afin d’être plus à la portée de l’église pour les répétitions.

Passons sous silence l’entrevue de la mère et du fils.

Longtemps ils pleurèrent dans les bras l’un de l’autre.

Puis — ô mystérieuse impulsion de l’âme qui, dans le bonheur comme dans la détresse, sent le besoin de s’épancher au pied de Celui qui est la source de toute félicité comme de toute consolation ! — la pauvre aveugle prit son fils par la main.

Le bon curé lui trouvait un air de déjà vu.

— Viens, Maurice ! dit-elle, en s’orientant de son mieux vers un pan du mur, où ses yeux éteints semblaient contempler quelque chose d’invisible, viens, Maurice, viens t’agenouiller avec moi devant l’Enfant-Jésus !

— Quel Enfant-Jésus ? demanda le jeune peintre, qui n’avait pas vu les signes multipliés que, depuis un instant, lui faisait la petite bonne en train de dresser le couvert.

— Mais l’Enfant-Jésus de Suzanne, qui est là sur le mur, la vieille peinture qu’elle aimait tant.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, fit Maurice.

— Comment, tu ne vois pas de tableau sur ce mur !

— Mais non, fit le jeune homme en regardant sa mère avec une surprise inquiète.

— L’Enfant-Jésus n’est plus là !… L’Enfant-Jésus est parti !… Ah ! mon Dieu, j’ai peur de comprendre.

Et la pauvre femme s’affaissa sur une chaise en s’écriant :

— Maurice ! Maurice ! jamais nous ne pourrons nous acquitter.

La petite bonne, que Maurice interrogea, après quelques instants d’hésitation, expliqua tout.

Pendant la dernière maladie de Mme Flavigny, Suzanne, à bout de ressources et ne sachant où prendre de l’argent pour acheter les médicaments ordonnés par le médecin d’une paroisse voisine — il n’y en avait pas dans le moment à Contrecœur — avait vendu son vieux tableau à un étranger, un passant entré chez elle par hasard. Elle en avait reçu un bon prix, par exemple : cinq piastres comptant ! Ce qui ne l’avait pas empêché, disait la petite, d’avoir les yeux rouges en s’en séparant, et en recommandant de ne rien dire de tout cela à personne — surtout à Mme Flavigny, qui, n’y voyant point, s’imaginait que l’Enfant-Jésus était toujours à sa place.

— Maintenant, ajouta-t-elle, n’allez pas dire à Mlle Suzanne que j’ai trahi son secret ; elle ne me gronderait pas, elle est trop bonne ; mais cela lui ferait de la peine, n’est-ce pas, madame ?

La mère de Maurice pleurait en silence, pendant que lui-même, en proie à quelque singulière préoccupation, réfléchissait profondément en arpentant la pièce de long en large.

— Comment était ce tableau ? demanda-t-il.

— Oh ! une vieillerie, répondit sa mère ; mais l’enfant y tenait. C’était un trésor pour elle : tout ce qui lui restait de sa famille — une ancienne famille des environs de Québec. La dernière bribe de leur fortune d’autrefois, que sa grand’mère lui avait laissée en lui disant qu’elle lui porterait bonheur… Et dire que la chère petite s’en est séparée pour moi !…

Maurice réfléchissait toujours.

— Était-il grand ce tableau ?

— À peu près trois pieds sur deux, répondit la petite bonne.

— Un Enfant-Jésus ?

— Oui, couché sur un oreiller de soie, avec de beaux petits cheveux dorés.

Maurice devenait hagard.

— Le fond noir ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.

— Très noir, monsieur !

Depuis quelques instants, l’on entendait par intervalles des tintements de grelots et de clochettes se mêler, au dehors, aux grincements des traîneaux sur la neige durcie.

Tout à coup :

— Woh !… woh !… Arrié’donc !…

Des voix à la porte. Une voiture, deux voitures arrêtées.

— Qu’est-ce ?

— Ce sont les Gendreau et les Benoît, madame.

— Nos anciens fermiers, Maurice ; tu les as connus. De braves gens qui ne m’oublient point.

— Entrez, messieurs et dames, entrez !

— Bonsoir la compagnie.

— C’est vous, monsieur et madame Gendreau ? C’est toi, Julie ? Et ton mari, je suppose ?…

— Marcel Benoît pour vous servir, madame Flavigny.

— Oui, madame, interrompit Gendreau — qui était un peu orateur, ayant déjà été candidat aux honneurs municipaux — Marcel Benoît et Philippe Gendreau, vos anciens fermiers, qui se souviennent de leur bonne maîtresse, et qui viennent, avec leurs épouses ici présentes, vous souhaiter la Noël, avec tous les compliments de la saison, comme disent les avocats du Montréal.

— Merci, merci, mes bons amis !

— Plusse que ça, mame Flavigny, je venons d’apprendre que vot’jeune monsieur, que vous attendiez, est arrivé à soir ; et comme on sait que vous pouvez pas sortir, si vous voulez nous le permettre, on viendra réveillonner tous ensemble avec vous autres, après la messe de minuit.

— Vous êtes mille fois trop bons, fit en s’avançant Maurice Flavigny, qui, toujours absorbé dans ses réflexions, s’était tenu un peu à l’écart. Monsieur et madame Gendreau, monsieur et madame Benoît, je suis touché de votre démarche. Je sais que vous avez été d’excellents amis pour ma pauvre mère, et je suis heureux d’avoir l’occasion de vous en remercier. Quant au réveillon…

— Vous ne trouverez guère à vous régaler ici, interrompit Mme Flavigny.

— Ta ta ta ta !… C’est pas vous autres qui régalez, s’écria Philippe Gendreau. J’avons apporté tout ce qui faut. On sait ce que c’est quand on n’attend pas de visite.

— Voyons, Lisette, voyons Julie, s’écrie à son tour Marcel Benoît, montrez vos provisions. Tenez, regardez voir ça ! Deux paniers pleins : des tourquières, des tartes feuilletées, un soc, un dinde, des croxignoles — des vrais croxignoles de Noël, comme on sait que vous les aimez, madame Flavigny.

— Oui, oui, oui ! mais faut pas oublier de mentionner le reste, ajouta Philippe Gendreau avec un clin d’œil significatif et en tapant légèrement sur une petite cruche de grès au ventre rebondi ; de la Jamaïque du bon vieux temps, monsieur Maurice ; celle que votre père aimait. J’ai cru vous faire plaisir, et j’espère que vous la trouverez de votre goût. Pauvre M. le notaire, c’est le fond d’un petit baril qu’il m’avait donné le jour de mes noces !

Maurice Flavigny, le cœur tout remué par cette cordialité naïve, passait d’un groupe à l’autre, serrant silencieusement la main à tout le monde, trop ému pour remercier autrement.

— Eh bien, c’est entendu alors, s’écria Philippe Gendreau de son verbe retentissant.

— C’est entendu, répéta Marcel Benoît, son fidèle écho,

— La Louise va venir, continua Gendreau, pour aider la petite créature à mettre tout ça sur la table. Nous autres, filons ! le dernier coup de la messe va sonner. À l’église d’abord, on réveillonnera ensuite. Monsieur Maurice, j’ai une place pour vous dans ma carriole à côté de ma vieille. Seulement, vous prendrez garde : elle est un peu chatouilleuse !

Maurice, pour qui ces manières joviales et familières n’étaient pas nouvelles, accepta de grand cœur, et, après avoir endossé les lourds vêtements d’hiver qu’il s’était procurés à Montréal, alla déposer un long baiser sur le front de sa mère.


De la Jamaïque du bon vieux temps.
— À bientôt, mon fils, dit celle-ci. Remercie l’Enfant-Jésus pour tout le bonheur qu’il nous donne ce soir. Tu vas voir Suzanne ; dis-lui que je l’attends sans faute après la messe, avec son cousin, le nouveau docteur, et sa femme, si elle peut sortir par ce froid-là.

— Ho ! ho !… Embarque ! embarque !… Perdons pas de temps, nos gens !

C’était la voix tonitruante de Philippe Gendreau qui donnait le signal du départ.

— Embarquez, embarquez, les créatures !…

C’était Marcel Benoît qui, suivant son habitude, secondait l’initiative de son camarade.

Et gling ! glang ! diriding !…

Voilà les deux équipages filant au grand trot sur la neige criarde, et sous un ciel criblé d’étoiles scintillant au fond de l’azur comme des pointes d’acier chauffé à blanc.

Gling ! glang ! glon ! diriding ! ding !…

Ils vont les petits chevaux canadiens, s’ébrouant dans la buée, secouant leurs crinières où le givre brode des festons et emportant, avec l’ardeur qu’on leur connaît, Maurice Flavigny et les fermières emmitouflées au fond des « carrioles », tandis que, debout sur le « devant », bien ceinturés dans leurs « capots » de chat sauvage, le « casque » sur les yeux, des glaçons dans les moustaches et les guides passées autour du cou, Philippe Gendreau et Marcel Benoit se battent vigoureusement les flancs pour se réchauffer les doigts — car l’air est vif et sec…

Et gling !… gling !… diriding !

Ils vont toujours les braves petits chevaux canadiens, encouragés par des sons plus sourds et plus lointains, que bientôt la rafale leur apporte par volées intermittentes.

Dang ! dong !

Ce sont les cloches, cette fois, les cloches de la paroisse qui chantent leur noël joyeux dans la nuit, au clocher à lanternes de la vieille église de Contrecœur, dont on aperçoit bientôt les grandes fenêtres illuminées de rose faisant contraste avec les pâles clartés du dehors.

Ils vont, les braves petits chevaux canadiens !

Au moment où Maurice Flavigny entrait dans l’église et se dirigeait vers le banc de Philippe Gendreau situé en avant, dans la chapelle de la Vierge, en face de la crèche de l’Enfant-Jésus, une voix sonore et douce, une voix de femme toute vibrante d’expression émue, et qu’accompagnaient les accords d’une harmonium habilement touché, entonnait le vieux noël de nos pères :


Ça, bergers, assemblons-nous !


Fut-ce simplement l’impression que tout cœur un peu vivant éprouve en revoyant la vieille église du village, ou bien l’effet que produisit sur lui cette voix au timbre d’or qu’il entendait pour la première fois ? Toujours est-il que le jeune étranger s’agenouilla, ou plutôt se laissa tomber à genoux, la tête cachée dans ses deux mains et la poitrine secouée par mille sensations étranges et toutes nouvelles pour lui.

Quand il releva les yeux, son Enfant-Jésus était là, qui le regardait avec un sourire ineffable.

Et, bercée par les chants naïfs et solennels de cette nuit toute remplie du mystère sacré, sa pensée entière se fondit en réminiscences douces et dans on ne sait quels vagues espoirs, qui lui montaient au cœur comme des bouffées d’attendrissement et de bonheur.

Peu à peu, la figure du divin bambino se transforma en une délicieuse figure de jeune fille blonde, au front virginal, aux yeux caressants et veloutés, aux traits réguliers et sereins dans leur expression de suprême bonté et de suave mélancolie.

La scène entière se transforma aussi par degrés.

Il voyait cette jeune fille élevée dans l’opulence, et réduite à un travail ardu pour vivre, recueillir chez elle une pauvre femme aveugle et sans appui, se faire son ange gardien, sa fille, sa garde-malade.

Bien plus encore, il la voyait sacrifier à vil prix une relique de famille, un souvenir sacré, un chef-d’œuvre choyé, vénéré, prié, pour secourir cette pauvre infirme, une étrangère pour elle, mais qui était sa mère, à lui !

Car, il n’en doutait pas, cet Enfant-Jésus à la copie duquel le curé avait trouvé des airs de déjà vu, ce tableau qui était tombé entre ses mains d’une façon si bizarre, ce Murillo qui l’avait enrichi, ce ne pouvait être que la vieille toile vendue en secret à un passant pour sauver sa mère…

Et cette voix qui lui remuait si profondément toutes les fibres du cœur, n’était-ce pas celle de la jeune fille, de cette bienfaitrice obscure — celle de Suzanne ?

Et ce nom à moitié prononcé vint expirer sur ses lèvres, comme la plus radieuse en même temps que la plus troublante des musiques…

La communion approchait.

Quelques lambeaux d’accords flottèrent encore un instant sous la profondeur sonore des voûtes.

Puis Maurice Flavigny vit passer à sa gauche, se dirigeant vers la table sainte, une grande jeune fille toute blonde, élégante et distinguée, modestement vêtue de noir, et dont la vue le fit tressaillir.

La jeune fille s’agenouilla, reçut la communion, puis vint se prosterner dévotement devant la crèche de l’Enfant-Jésus.

Quand elle releva la tête pour faire le signe de la croix, un léger cri lui échappa, et on la vit chanceler.

D’un bond Maurice Flavigny fut près d’elle et la soutint dans ses bras.

Quelques minutes après, on frappait à la porte du médecin, qui, informé de l’incident, accourait en toute hâte de son côté ; sans nécessité, cependant, la fraîcheur du dehors ayant complètement remis la jeune institutrice — on a deviné que c’était elle — du choc soudain qu’elle avait éprouvé à la vue du tableau de Maurice.

Quand celui-ci et le cousin de Suzanne se trouvèrent en présence l’un de l’autre, leur surprise se traduisit par deux exclamations :

— Gustave !

— Maurice !

— Par quel hasard, grands dieux !

— Moi ? j’habite Contrecœur depuis un mois ; et toi, quand es-tu revenu d’Europe ?

— Mais j’arrive ce soir même.

— C’est incroyable ! et qui t’attire ici ?

— Ma mère, parbleu, qui demeure avec… mademoiselle d’Aubray, n’est-ce pas ? fit Maurice, en s’inclinant du côté de la jeune fille.

— Chez Suzanne ?

— Oui, cousin, intervint l’institutrice ; cette dame aveugle dont je t’ai parlé… il paraît que c’est la mère de monsieur.

— Vraiment ? Comme ça tombe ! moi qui dois aller lui donner des soins…

— En effet, à Paris, tu étais oculiste.

— Sans doute.

— Ah ! mon cher, si jamais…

— Je te comprends, sois tranquille. On travaillera de son mieux.

— Mais comment se fait-il ?…

— Qu’un spécialiste soit à Contrecœur au lieu d’être à Montréal ? Des intérêts de famille, mon cher ; et puis la santé de ma femme à qui il faut l’air de la campagne, — car je suis marié, mon bon, marié depuis six mois. Mais nous nous raconterons tout cela en route ; je viens de donner ordre d’atteler. Je vais reconduire Suzanne, et il y a naturellement place pour toi dans la voiture. Avec ta permission, cousine.

— C’est cela, en route ! interrompit Philippe Gendreau, qui, après s’être absenté un instant, venait de reparaître sur le seuil de la porte, son fouet à la main, et avec son fidèle Achate sur les talons.

— En route ! répéta Marcel Benoît ; les petites femmes attendent.

— Vous savez que nous réveillonnons tous ensemble, docteur, n’est-ce pas ? ajouta Philippe Gendreau ; c’est entendu ?

— Ah ! dame, fit le médecin, écoutez, s’il y a réveillon, c’est autre chose. Il faut attendre une seconde alors, j’aurai mon mot à dire dans cette affaire-là.

Un instant après, on était en route.

En entrant, la jeune institutrice avait couru embrasser la mère de Maurice.

C’était une habitude de tous les jours ; mais, soit grâce à la journée d’absence, soit pour autre cause, l’aveugle ne put s’empêcher de remarquer en elle-même, que « sa petite Suzanne » l’embrassait, ce soir-là, avec une effusion tout à fait particulière.

Et bientôt, au milieu des rires et des éclats de voix joyeuses, la bombance commença, après le bénédicité prononcé dévotement par la bonne dame sur cette table autour de laquelle se pressait tout ce qu’elle aimait au monde.

Le peintre était assis auprès de sa mère ; et à l’autre bout de la table, la jeune fille avait modestement pris place auprès de son cousin.

— Dites donc, s’écria Philippe Gendreau ; les messieurs et les petites dames — sauf vot’ respect, mame Flavigny — si on prenait une petite santé entre nous autres, ne serait-ce que pour avoir un petit speech de M. Maurice !

— Ça, c’est une idée ! ne manqua pas d’appuyer Marcel Benoît, jamais en arrière lorsqu’il s’agissait de seconder les vues de son ami et candidat.

— Alors, intervint le docteur en s’éclipsant un instant, si c’est comme ça, en avant ma surprise !

Et il revint avec deux bouteilles cachetées, qui, quoi que le lecteur puisse en penser, n’eurent pas l’air trop dépaysées sur la table de cette pauvre maison d’école de Contrecœur.

— C’est, ma foi, du champagne ! s’écria Maurice.

— Et oui ; du champagne et du bon ! fit le docteur en clignant de l’œil avec l’assurance d’un connaisseur.

— Un banquet alors ?

— Les restes de celui que mes confrères carabins m’ont donné la veille de mes noces, mon fiston ! C’est double fête.

Et le jeune médecin, après avoir fait sauter les bouchons et rempli les verres, leva le sien en s’écriant :

— Mes amis, à la santé, d’abord, de Mme Flavigny ; et puis, à celle de mon brave camarade, Maurice, nouveau Messie, qui nous arrive, comme un Enfant-Jésus, en pleine nuit de Noël !

— Noël ! Noël ! crièrent tous les convives en se levant, et en choquant leurs verres, d’un côté de la table à l’autre.

Suzanne avait disparu.

Celui à qui l’on venait de porter un toast si cordial se leva à son tour, pendant que tous les autres reprenaient leurs sièges, et, après avoir vidé son verre :

— Mes amis, commença-t-il d’une voix émue…

Il s’interrompit.

Une voix délicieuse, la même qui avait tant surpris le jeune peintre à son entrée dans l’église, une de ces voix qui partent du cœur et qui vont au cœur, une voix dont le timbre laissait comme transparaître on ne sait quelle fraîcheur d’émotion sereine, venait de se faire entendre dans une pièce voisine, soutenue par un petit mélodium dont les sons tremblants et doux se mariaient avec elle d’une façon charmante.

La voix chantait :

Nouvelle agréable !

Aux dernières notes du joyeux couplet, les applaudissements éclatèrent de tous côtés :

— Noël ! Noël ! cria-t-on de nouveau.

Maurice embrassait sa mère qui pleurait.

Noël ! Noël !

Suzanne était revenue prendre sa place à table, à côté de son cousin tout ému lui-même, et baissait la tête en rougissant un peu sous le regard profondément attendri dont le fils de Mme Flavigny l’enveloppait des pieds à la tête.

Un courant d’effluves mystérieux flottait dans l’air.

En une minute, deux cœurs venaient de s’échanger, dans ce pacte inconscient, mais sacré que l’ange des amours saintes va ratifier devant Dieu, un sourire sur les lèvres.

Maurice voulut reprendre la parole.

— Mes amis, dit-il, vous venez de boire à la santé de ma mère et à la mienne…

Il fut interrompu de nouveau.

— Attendez, j’en suis ! s’écria la voix joyeuse d’un nouvel arrivant.

Une exclamation générale de surprise répondit :

— Monsieur le curé !

Et tout le monde se leva respectueusement devant le pasteur aimé et vénéré de la paroisse.

— Oui, fit celui-ci, qui tenait sous son bras un objet d’assez grandes dimensions ; oui, madame Flavigny, oui, mademoiselle Suzanne, c’est moi qui viens vous demander la permission de me mêler un instant à votre joie.

— Bravo ! bravo ! monsieur le curé ! venez vous mettre à table avec nous.

— Certainement, mes enfants ; mais d’abord, permettez-moi d’apporter ma quote-part à la réjouissance générale.

Et le bon curé étala, aux yeux de tous, l’objet qu’il portait sous son bras, et qui n’était autre que la copie du Murillo peinte avec tant de soins par Maurice, et qui avait figuré le soir même à la crèche de Noël, dans l’église de la paroisse.

— Mon Enfant-Jésus ! s’écria Suzanne hors d’elle-même. C’est bien lui ; je n’avais pas rêvé… Et tout neuf !… tout rajeuni !… tout rayonnant !… Comment se fait-il… ?

— Mademoiselle, dit le bon curé, on vient de m’apprendre qu’il y a pour vous un grand souvenir et une touchante histoire de dévouement attachés à cette charmante peinture ; vous méritez qu’elle vous revienne, et j’ai tenu à honneur de vous la présenter moi-même dès ce soir. La paroisse vous doit bien cela pour les services précieux et gratuits que vous rendez à notre église, d’un bout à l’autre de l’année, comme organiste et cantatrice.

— Noël ! Noël ! recommencèrent toutes les voix, pendant que Suzanne, les mains jointes, et encore sous le coup de la surprise disait :

— Monsieur le curé, parlez ! ce n’est pas un rêve que je fais ; c’est un miracle, n’est-ce pas ?

— Oui, mon enfant, un miracle de savoir-faire. Demandez à mon nouveau paroissien, M. Maurice Flavigny, qui va se charger, n’est-ce pas, de dissimuler la soustraction que je viens de commettre au détriment de ma fabrique et à l’insu de mes marguilliers.

La jeune fille se tourna lentement, et rendit au jeune homme le long regard dont il l’avait caressée un instant auparavant.

Après s’être devinés, ils se comprenaient.

La plus suave des émotions emplissait désormais leurs deux âmes.

— Voyons, à table ! à table ! s’écria Philippe Gendreau ; nous ne faisons que commencer.

Une autre voix répondit :

— À table !

Pas besoin de demander si c’était celle de Marcel Benoît.

— Monsieur Flavigny, je bois à votre heureux retour parmi les vôtres ! fit le bon curé en vidant le verre que venait de lui offrir le jeune médecin ; Dieu vous bénisse dans vos voies, et qu’il vous garde toujours digne de la sainte mère qu’il vous a donnée !

— Merci, monteur le curé, pour ces bons souhaits, dit Maurice Flavigny, en prenant la parole sur un ton tout particulièrement grave ; je vais essayer de m’en montrer digne dès l’instant.

Et, quittant son siège, il alla déposer devant la jeune institutrice, une enveloppe blanche, en disant :

— Mademoiselle, cette enveloppe contient un mandat de crédit sur la banque de Montréal pour dix mille dollars ; c’est une somme que je vous restitue.

— Hein ?

— Quoi ?

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire, mes amis, répondit Maurice, que l’original du tableau que vous venez de voir appartenait à Mademoiselle ; que c’était l’œuvre d’un grand maître ; qu’il m’était tombé entre les mains d’une façon fortuite et pour ainsi dire providentielle ; que je l’ai vendu dix mille dollars, et que j’en remets tout simplement le prix à qui de droit.

— Mais, monsieur, fit Suzanne, que ces assauts multipliés avaient rendue toute pâle et toute nerveuse, vous ne me devez rien. Ce tableau ne m’appartenait plus ; je l’avais vendu.

— Oh ! non, mademoiselle, vous ne l’aviez pas vendu ; comme en bon ange que vous êtes, vous aviez sacrifié cette relique de famille qui vous était chère, pour venir au secours de ma pauvre mère malade et délaissée.

— Qu’importe, monsieur ! Même en supposant un acte aussi charitable de ma part, je ne puis m’attribuer la propriété d’un objet sur lequel j’ai perdu tout droit de réclamation.

— Mademoiselle…

— Non, monsieur, je ne puis prendre cet argent, fit Suzanne en remettant l’enveloppe au jeune homme. Il n’est pas à moi.

— Alors, tiens, mère ! fit Maurice en déposant la traite entre les mains de l’aveugle ; donne-lui cela toi-même, puisqu’elle ne veut rien accepter de moi…

— Maurice, tu es digne de ton père, fit solennellement la pauvre aveugle.

Et s’adressant à Suzanne :

— Ma fille, dit-elle, Suzanne, mon enfant, accepte cette somme ; elle est à toi ; c’est la prédiction de ta grand’maman qui s’accomplit : tu te souviens, ce tableau devait te porter bonheur. Tu as pris soin de moi, tu m’as soulagée dans ma détresse, tu as veillé à mon chevet, tu m’as sauvé la vie : Dieu t’en récompense par la main de mon fils, et par l’intermédiaire inconscient de l’objet même dont ta charité s’était servie. Prends cet argent !

— Non, madame, inutile d’insister, fit Suzanne inébranlable. Cet argent n’est pas à moi !

— Mais il t’est dû.

— Madame Flavigny, si j’avais quelque titre à votre reconnaissance, ce ne serait pas une raison pour moi, n’est-ce pas, d’accepter le paiement d’un service rendu ?

— Et moi, mademoiselle, intervint Maurice, je ne saurais garder cet argent qui vous appartient. M’enrichir au prix de votre sacrifice — à vous à qui je dois tant — ce serait une lâcheté qui me rendrait méprisable à mes propres yeux. Acceptez, je vous en prie… Suzanne ! dit-il.

Et il s’arrêta, tout bouleversé d’avoir osé prononcer ces deux syllabes, qui n’avaient fait encore que monter de son cœur pour expirer sur ses lèvres.

— Acceptez, dit-il, pour votre bonheur et le nôtre.

— Impossible, monsieur Maurice, répondit la jeune fille en se cachant la tête dans ses mains. Cet argent est à vous ; je ne l’accepterai, jamais… jamais…

Maurice laissa tomber ses deux bras de découragement, et jeta un regard autour de lui comme pour demander conseil.

Que faire ?

— Voyons, monsieur le curé, parlez ! supplia la pauvre aveugle.

Les deux jeunes gens qui étaient debout, l’un en face de l’autre, les yeux baissés, confondus dans le même embarras, aussi perplexes qu’affligés devant cette fortune inespérée qui leur tombait du ciel, et qu’ils ne pouvaient toucher, ni l’un ni l’autre, sans la capitulation de la conscience et du cœur.

— Monsieur le curé, voyons… firent ensemble tous les assistants.

— Dame, mes bons amis, dit le saint prêtre, le cas est bien embarrassant… Cependant, puisque Dieu leur envoie cette aubaine, il doit y avoir un moyen… Au fait, il y aurait un moyen… Mais…

— Monsieur le curé, je vous comprends, interrompit joyeusement le jeune médecin. Vous l’avez trouvé, le moyen ! Il n’y en a point d’autre… Et si Mme Flavigny avait par hasard la moindre velléité de me demander la main de ma cousine pour son fils, après ce que j’ai remarqué chez moi, le long de la route et ici, je lui donne ma parole d’honneur que j’irais « mettre les bancs à l’église » avant la quinzaine.

— Et je vous garantis que cela ne vous coûterait pas cher, dit le curé.

— J’en accepte votre parole, monsieur l’abbé. Quant à moi, je n’ai qu’une condition à imposer : c’est que, pour éviter tout nouveau conflit d’intérêt, les futurs époux soient en communauté de biens.

— Bravo ! Noël ! Noël !

Les deux enfants étaient si confus qu’ils n’osaient pas lever les yeux l’un sur l’autre.

L’aveugle, toute tremblante, étendit les deux bras vers Suzanne, qui s’y précipita en sanglotant.

Maurice mit un genou en terre.

Et pendant que Lisette, Julie « la Louise » et la petite bonne se passaient le tablier sur les yeux, il saisit la main de Suzanne et y déposa un long et ardent baiser.

— Bénissez-les, monsieur le curé, disait la bonne mère, en essuyant elle aussi, ses pauvres yeux éteints ; bénissez-les, vous qui pouvez les voir !

Et pendant que le vieux curé levait ses longues mains blanches au-dessus des deux jeunes fronts inclinés, le médecin — qui, à la dérobée, avait plus d’une fois examiné les prunelles de la malade — s’approcha d’elle, et lui dit à l’oreille :

Bénissez-les, monsieur le curé, vous qui pouvez les voir.

— Vous les verrez, vous aussi, dans quelques semaines, madame Flavigny, prenez-en ma parole !

Le petit tableau avait porté bonheur à tout le monde.

Et si quelqu’un eût, à ce moment-là, passé sur la route, en face de la vieille maison d’école de Contrecœur, il eût sans doute entendu, mêlées à de bien joyeux éclats de rire, des voix jeunes et vieilles, claires et sonores, qui criaient :

— Noël ! Noël !

— Nous en ferons un conseiller, disait Philippe Gendreau.

— Un maire, s’écria Marcel Benoît, qui, pour la première fois, se permettait de différer d’opinion avec son ami.

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Maurice Flavigny n’a pas été maire de Contrecœur.

Il a préféré devenir peintre en vogue à New-York, où il travaille sous les regards toujours tendres de sa femme, en face du petit Murillo qui lui rappelle de si chers souvenirs, à côté de sa vieille mère, qui, grâce au cousin de Suzanne, a pu montrer à lire à toute une maisonnée de petits-enfants, aussi robustes qu’intelligents.


Louis Fréchette.