Contes bruns/Une bonne fortune

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Une bonne fortune

dans Contes bruns
1832



UNE BONNE FORTUNE

Philarète Chasles


C’est chose curieuse qu’une soirée de Palerme, au bord de la mer murmurante, sous les flots du soleil d’été, au milieu de cette population grimaçante et mobile, plus originale mille fois et moins connue que la race classique des abbés, des courtisanes et des lazzaroni napolitains. Grâce aux romans et à la scène, Naples est vieux pour moi : on me l’a gâté ; on m’a usé ce ciel et cette mer pleins de prestiges. La Sicile est neuve et inconnue ; il y a là un double reflet venu de l’Arabie et de l’Espagne. Des murailles sarrazines s’élèvent autour de vous ; des costumes espagnols flottent aux fenêtres et étincellent sur les quais. C’est une féerie comique et fantastique ! Et l’air est si doux, la brise apporte tant de parfums avec sa fraîcheur, la chanson du pâtre lointain a quelque chose de si sauvage et de si tendre ! Vous ne respirez que fleurs, vous ne voyez que débris de marbres et fragmens de temples. C’est encore un fragment de grotesque comédie que cette aristocratie en guenilles, et sur ces guenilles de l’or ; ces femmes belles comme dans l’ancienne Syracuse, et vêtues comme on l’était il y a quarante ans ; puis au milieu des chanteurs et des promeneurs, un gros moine rebondi qui vous offre un crâne de mort au bout d’une croix noire, et vous demande l’aumône en riant, son urne sépulcrale toujours brandie et vacillante sous votre menton ; puis des carrosses découverts roulant doucement sur la Marina[1], chargés d’abbés qui rient, qui s’éventent avec des plumes, qui se parfument, qui prennent du tabac, qui savourent des sorbets. Auprès des abbés sont des princes écrasés de noms propres et d’ennui, traînant de leur mieux leur gloire séculaire, leur obscurité profonde et leur pauvreté incurable. Quelques-uns d’entre eux se jettent dans la dévotion, d’autres dans la débauche, d’autres dans les arts. J’ai connu un prince palermitain qui s’est ruiné en sculptures d’un genre inouï ; il faisait exécuter des bouteilles hautes de trente pieds et taillées dans le marbre ; des pions d’échecs de dimensions colossales, et dont le régiment garnissait une vaste cour de son palais ; un polichinel grand comme Atlas, en agathe et en onyx ; au milieu de l’étoile du parc une longue marotte d’ébène s’élevait en forme de pyramide. Toutes ces inventions fantasques coûtèrent sa fortune au prince de ***, et l’envoyèrent mourir à l’hôpital. Ce que c’est que l’oisiveté entée sur la sottise et la richesse !

Vous qui avez de belles couleurs sous votre pinceau, mes amis, donnez-nous la copie du tumulte de la Marina, reproduisez ce bruit d’un peuple indigent qui jouit de se sentir vivre, ces baise-mains jetés au vent et rendus de toutes parts : bonjour ! bonsoir ! lancés de carrosse en carrosse, avec plus de verve que de bon ton ; et la cloche de l'Angélus retentissant sous ce beau ciel dont l’azur noir se fond dans une teinte d’émeraudes : belle et ravissante scène en vérité ! On l’a très-peu admirée et rarement décrite. Il est à la mode d’aller à Rome et à Naples ; la Sicile n’est pas encore fashionable.

J’admirais ce spectacle, et je m’étais appuyé, pour en mieux jouir, contre la muraille basse ornée de petits pilastres d’architecture sarrazine qui suit le rivage de la mer, et présente aux promeneurs fatigués une longue et commode banquette de marbre fruste et usée depuis des siècles. Je m’assis sur ce banc. L’air maritime soufflait dans mes cheveux ; la mobile scène passait devant moi.

Un capucin à longue barbe vint prendre place à mes côtés. Il avait l’air souffrant, son extérieur était plutôt triste et simple que dévot et humble. On lui aurait donné cinquante ans, et on l’aurait pris pour un ancien militaire. Sa physionomie n’était pas sicilienne. Au lieu de se contracter avec une mobilité presque convulsive, elle était froide, sévère, résignée. Vous avez rencontré dans votre vie de ces traits heureux qui appellent la confiance et la fixent ; vous vous intéressez involontairement à cette physionomie inconnue ; ce n’est pas de la beauté ni même de la grâce ; vous vous dites : « La souffrance a passé par là ; elle a passé, non sans se faire sentir ; elle n’a point rencontré un corps d’airain, une ame de bronze, mais un être faible, tendre, mais une organisation délicate ; la lutte a été cruelle. Et voici cet être, il n’a pas été brisé ; approchons pour en toucher les restes. C’est en lui qu’a eu lieu le combat, c’est lui qui a été le théâtre, la victime et l’athlète. »

Je voulais lier conversation avec le capucin ; je lui demandai l’heure. Il me regarda fixement, reconnut sans doute à mon accent que j’étais étranger à Palerme, et me répondit en anglais :

« Il est huit heures. »

Puis il se leva et partit.

Je sais l’anglais ; la prononciation du capucin était toute nationale et franchement britannique ; je ne pouvais m’y tromper. Mais comment cet Anglais était-il venu à Palerme ? Un homme de cette nation en Sicile et sous la robe de capucin ! Il y avait là quelque mystère que je voulais approfondir. Je revins le lendemain à la même place dans l’espérance de l’y retrouver ; en effet il y était. Les jours suivans même manége. Peu à peu sa farouche humeur s’adoucit ; je parlais anglais avec lui, cela lui gagna le cœur. Il vit que je désirais me lier avec lui, et s’y prêta sans peine ; il avait de l’instruction et une connaissance pratique assez étendue des hommes et des choses : quinze jours après notre première entrevue il me raconta sa vie.

Rien n’est plus touchant qu’une douleur vraie qui se juge, se condamne et se contraint. La voix du moine était ferme, son œil restait sec, mais on voyait que ce calme lui coûtait. Il faisait l’histoire de son malheur comme un brave invalide raconte la campagne où il a perdu un de ses membres. La conversation n’était point encore tombée sur cette matière, et il ne m’avait parlé ni de ses antécédens, ni de ses malheurs, lorsque je m’avisai de lui demander depuis combien de temps il portait cette robe.

« Ne me jugez pas d’après elle. Vous ne me connaissez pas, me répondit-il. J’ai adopté le couvent comme un lieu de paix et de retraite, et cette robe comme une égide commode contre la vie et ses tourmens ; je ne suis pas de l’ordre de Saint-François. Les moines de ce pays, classe d’hommes dont on dit tant de mal, sont d’une admirable tolérance ; ils me laissent porter leur costume, partager leur vie, et ne m’imposent pas leurs croyances ; ils me souffrent et m’aiment. Je suis protestant. Que cela ne vous étonne pas : nous autres philosophes de France et d’Angleterre nous ne savons pas ce que les couvens d’Italie et d’Espagne renferment de lumières et de bon sens. Jamais nos moines ne me font subir l’ennui d’aucune controverse ; je vis avec eux, et j’y vis… tranquille. »

A ce dernier mot il hésita, il s’arrêta, il n’osait pas dire heureux. Une rêverie plus sombre nuagea ce front pensif ; des idées tristes l’assiégeaient. Il garda quelques momens le silence, appuya sa tête rasée entre ses mains, et me dit :

« Je suis du comté de Herford. Quan d notre armée revint d’Alexandrie, le vaisseau de transport sur lequel je me trouvais avec plusieurs autres officiers fut incapable de tenir la mer, et nous relâchâmes à Messine. Fatigués des incommodités sans nombre de l’existence orientale, des détestables appartemens du Caire et de la vie de vaisseau, nous descendîmes au lazaret ; nous le trouvâmes commode et de bon goût. Vous savez ce que c’est que ce lazaret : une mauvaise cour carrée avec un cimetière au milieu. On est là, isolé des vivans, sans communication avec la terre, et sans autre récréation que l’espérance d’en sortir bientôt. Mes camarades supportaient fort bien leur position ; les journaux anglais que l’on nous envoyait fournissaient un aliment à leur curiosité et à leur gaieté. Ils jouaient, ils chantaient ; j’étais triste et j’ignorais la cause de cette tristesse. Un indicible pressentiment pesait sur moi ; dans nos journaux je ne trouvais rien qui se rapportât à ma famille ou à mes amis ; les journaux stériles comme cette mer aux flots plats et tristes, comme ces murs jaunes et lugubres qui m’environnaient. Mes camarades me raillaient ; je ne savais que leur répondre. Enfin notre quarantaine s’acheva.

»Vous connaissez sans doute la disposition des théâtres de Messine : ils sont distribués en stalles où chacun trouve la place que le hasard lui assigne, de sorte que trois ou quatre rangs d’auditeurs peuvent vous séparer des personnes de votre société. C’est ce qui m’arriva le soir même où la liberté nous fut rendue. Toutes les loges étaient pleines ; nous allâmes prendre place au parterre, mes camarades et moi ; nous fûmes obligés de nous asseoir à de grandes distances les uns des autres. Dans un entr’acte plusieurs Siciliens assis près de moi se levèrent, et d’autres officiers anglais accompagnés d’un jeune homme en costume de ville prirent leur place. Ils parlaient très-haut, et j’appris que le dernier interlocuteur était arrivé le soir même à Messine par le paquebot.

»C’était un homme de taille moyenne, l’œil bleu et fixe, le regard attentif, pour ne pas dire insolent ; un véritable Anglais de l’école moderne. La secte était nouvelle alors, le Caire et Alexandrie ne m’avaient rien offert de tel : aussi l’examinais-je avec curiosité et l’écoutais-je avec attention. L’officier auquel il s’adressait, et qui semblait fort intime avec lui, avait été son condisciple au collége d’Éton. La cravate du nouveau venu l’emprisonnait si étroit ement, ses grandes joues étaient d’une si belle couleur safranée, son affectation d’austérité sourcilleuse contrastait si ridiculement avec la fatuité de ses paroles, que j’oubliais le spectacle pour le contempler et pour l’entendre.

»Il m’est arrivé bien des choses, mon cher, disait-il à son camarade, depuis nos vieilles folies d’Éton. Vous me direz, vous, combien de villes nouvelles vous avez visitées, et à combien de batailles vous avez assisté : cela est très-héroïque et très-beau ; moi, je vous dirai, en revanche, combien de chevaux j’ai tué à la chasse, et combien de maris désolés m’ont envoyé à tous les diables. La liste en est longue, par Dieu ! et je ne vous en ferai pas grâce. Ce qui m’amène à Messine aujourd’hui, et me force d’assister à ce spectacle que Dieu damne, c’est l’éclat de ma dernière affaire de ce genre. Il s’agissait d’une femme mariée, jolie, intrigante, et dont la rouerie profonde eût aisément servi de modèle à tout ce que la France et l’Espagne possèdent de plus consommé en ce genre. Vous sentez que la délicatesse m’empêche de la nommer. Tout nous ordonnait une conduite prudente ; eh bien ! malgré notre habileté mutuelle, nous fûmes trahis. Une femme, une aubergiste de la route de Bath, que j’avais daigné dans le temps honorer de quelques regards, éventa notre complot anti-conjugal, et me menaça de l’ébruiter. C’eût été dangereux de toute manière : la dame a des parens qui ne plaisantent jamais, et nos tribunaux font payer cher les maladresses amoureuses. J’achetai le silence de notre hôtesse, et me voici à Messine, où je compte passer quelque temps loin de celle dont mon absence protégera sans doute la réputation. »

»Cette conversation fit peu d’impression sur moi dans le premier moment. Je ne remarquai que deux choses : la corruption froidement frivole du jeune dandy, et la dépravation de sa complice. Je rentrai chez moi. Un paquet de lettres et de journaux se trouvait sur ma table. Je reconnus l’écriture de ma femme, et je me hâtai de décacheter sa lettre. On ne peut être attaché à une amante, à une sœur, à une épouse, par des liens plus doux que ceux qui m’unissaient à Marie. Sa lettre respirait toute la tendresse d’une ame pure et dévouée. Depuis que j’avais épousé Marie, elle ne m’avait pas causé un seul chagrin. Jeune fille élevée dans un des comtés les plus sauvages de l’Angleterre, appartenant à une des familles les plus illustres de la pairie, elle unissait à la grâce et à la dignité aristocratique la rare magie de l’ingénuité la plus touchante. »

Le capucin se leva ; le soleil baissait, nous nous dirigeâmes vers son couvent. Il me fit entrer dans sa cellule, et pendant que la nuit commençait à tout obscurcir, il continua en ces mots :

« Dans la lettre de ma femme elle faisait mention d’un voyage à Bath et d’un retour subit à Londres, retour causé par la mauvaise santé de sa mère. Je reconnaissais dans ces lignes, pleines de sensibilité, toute son ame angélique, et je me félicitais d’avoir rencontré une telle épouse, lorsqu’en portant la main sur le paquet de journaux une singulière réflexion m’occupa. Le mot Bath, si souvent reproduit dans la conversation du dandy, se montrait aussi dans la lettre de ma femme ; ce rapprochement frappa mon esprit d’une étrange terreur. Ce n’était pas un doute, ce n’était pas un soupçon, c’était comme une vague, une lugubre et lointaine clarté. Une angoisse jalouse me saisit le cœur, et je tremblai un moment comme la feuille. Je me rappelai toute la vie passée de ma femme, son amour pour ses devoirs, la profondeur simple et naïve de ses affections, je m’accusai moi-même : mais je ne pouvais échapper à ce tourment. Entre sa vertu et ma confiance, il me semblait qu’un démon gigantesque s’élevait pour en éclipser la clarté et me plonger dans des ténèbres profondes.

»Comment vous peindre, monsieur, ce supplice d’une jalousie fondée sur la plus légère hypothèse, conçue dans un pays étranger, sans aucun moyen d’en vérifier la réalité ou l’injustice ? Tous mes raisonnemens étaient inutiles, le dard envenimé restait là enfoncé dans mon sein. Je ne pouvais le secouer ni l’arracher. L’horreur de la même pensée me poursuivait sans relâche. Je me levai, me promenai à travers la chambre et ne retrouvai un peu de calme que vers une heure du matin, après avoir respiré à longs traits l’air embaumé de la nuit sicilienne. Le portrait de Marie se trouvait dans l’intérieur d’un de mes portefeuilles ; je l’ouvris, je contemplai cette image qui s’offrit à moi pure, naïve, candide ; c’étaient bien ces traits si modestes dont l’expression semblait me reprocher mes soupçons outrageux et se plaindre de ma défiance. Un sentiment amer et brûlant comme le remords s’empara de moi ; j’étais prêt à demander pardon à ce portrait. Je me calmai ensuite ; et, rallumant ma lampe que le vent venait d’éteindre, je repris le paquet de journaux que j’avais négligé d’ouvrir.

»Après avoir parcouru négligemment plusieurs paragraphes politiques et littéraires, je me mis à lire cette partie de nos feuilles publiques où, sous le titre de Bruits de la ville et de la cour, on accumule hardiment tous les scandales semés dans les salons et dans les tavernes. Voici le passage étrange qui frappa mes regards, et que je relus plusieurs fois avec une anxiété que vous n’aurez pas de peine à deviner :

« Il n’est bruit dans le monde que de la piété filiale de la belle et jeune mistriss Os… qui a quitté tout à coup les plaisirs de Bath pour suivre sa mère souffrante. On dit que la réputation de la fille est aussi invalide que la santé de la mère. »

»Je laissai tomber le journal. Mon nom est Osprey. L’initiale dont le journaliste s’était servi était précisément celle du nom de ma femme et du mien.

»Vingt balles eussent frappé et déchiré ma poitrine à la fois que je n’eusse pas souffert davantage. Ces lignes du journal ajoutaient à mes soupçons un venin mortel et une hideuse probabilité. Je n’essaierai pas de décrire l’état dans lequel je tombai ; le temps s’écoula, l’horloge d’un couvent voisin sonna quatre heures. Je repris machinalement un autre numéro du même journal, où, sous la même rubrique dont j’ai déjà parlé, se trouvait le paragraphe suivant :

« Les insinuations scandaleuses et injustes dont lady O… et sa famille ont été l’objet sont formellement démenties par des personnes dignes de foi. »

»Je méditai long-temps ces paroles, et j’y vis non une attestation de l’innocence de la dame accusée, mais seulement une réponse adroite, et la preuve irréfragable d’une réputation déjà flétrie. D’ailleurs le dandy n’avait-il pas répété que sa maîtresse était ingénieuse dans le vice, spirituelle dans ses excès, féconde en ressources pour les voiler, d’une dissimulation profonde, d’une adresse sans égale, d’une perfidie qui eût fait bonté aux plus habiles. Plus je rêvais, plus mon anxiété augmentait ; la fièvre s’emparait de mon cerveau. Tourment insupportable ! Le matin je me jetai s ur mon lit, où je restai étendu et pleurant. Tantôt ma femme m’apparaissait comme l’ange de nos premières amours, tantôt comme un monstre odieux. Dans le flux et le reflux de mes pensées je ne savais à quoi me fixer ; je ne pouvais aller demander raison à l’homme dont les paroles avaient soulevé dans mon sein cette affreuse tempête. Le mot Bath retentissait à mon oreille comme un glas funèbre.

»Il était onze heures quand je sortis au hasard ; et bientôt, par un mouvement presque machinal, je m’acheminai vers un couvent de bénédictins où demeurait un homme que j’avais remarqué pendant le séjour que j’avais fait précédemment à Messine. Il se nommait le père Anselme ; sa sagacité était rare et puissante ; il donnait un démenti formel à l’opinion vulgaire, mais ridicule et fausse, qui peuple les couvens d’une race ignorante, oisive et inutile.

»Ne croyez pas que toute l’intuition du cœur humain appartienne aux gens du monde : la solitude donne des leçons. Un moine qui a l’instinct de l’observation en sait plus sur vous et sur moi que le favori des salons et des boudoirs n’en saura jamais. Ce dernier se dissipe, sa sagacité se perd sur une surface plane ; son esprit de détail s’applique à des riens. Le solitaire, s’il a l’esprit droit, creuse à une profondeur inouïe, découvre des rapports ignorés des autres hommes, étudie le monde sans le voir, devine les secrets des cœurs sans se confondre dans la tourbe sociale, pénètre le ciel et l’enfer, invente dans sa cellule tout ce qui doit changer le globe : c’est Roger Bacon devinant la machine à vapeur et la circulation du sang ; c’est Abeilard et Occam préludant au scepticisme de Voltaire ; il n’y a que les esprits sans portée qui se moquent des cénobites. Le cénobitisme est le nourricier du génie ; la cellule en est le berceau. Croyez-vous que ces jésuites qui émouvaient le monde et pétrissaient les ames royales eussent acquis dans le tumulte d’une société bruyante leur génie si fécond et si dangereux ? Non. Même le talent de l’intrigue peut émaner de la cellule : là, dans la solitude, en face du ciel, loin du mouvement des pensées tumultueuses, qui nous enlèvent à nous, germent et grandissent tous les bons et mauvais génies.

»Le père Anselme, Vénitien de naissance, était un remarquable exemple de sagacité et de finesse mondaines, chez un prêtre enfermé dans le cloître.

»J’avais beaucoup de confiance en lui et je crois qu’il m’aimait. Les prêtres siciliens forment, vous ne l’ignorez pas, une classe à part. L’hérésie ne leur fait pas peur, combien de fois ai-je entendu le père Anselme me dire :

« Vous autres Anglais, vous êtes une grande nation, et Dieu ne voudra pas damner des hérétiques tels que vous. »

»Je lui appris tout ce qui m’agitait, je ne lui cachai pas la moindre particularité des événemens de ma vie, pas un des détails que je viens de vous donner. Il m’écouta paisiblement, et me répondit :

» — Retournez chez vous, ce soir vous reviendrez au couvent après vêpres. Peut-être alors serai-je en état de vous donner quelques conseils.

»J’allai m’enfermer dans ma chambre. Mes camarades s’étaient absentés, et sous la conduite d’un cicérone ils visitaient les ruines dont cette partie de la Sicile est semée. Je fus heureux de pouvoir rester seul et triste dans mon appartement. J’attendis avec impatience le moment de notre entrevue. Le jour baissait ; à la porte du couvent un religieux appartenant aux ordres mendians causait avec Anselme ; quand ils me virent, leurs regards semblèrent se fixer sur moi avec une expression de pitié. En Sicile, comme dans tout le reste de l’Italie, la police secrète se trouve entre les mains des prêtres. Je ne sais si le père Anselme avait consulté ce moine sur ce qui m’intéressait si vivement ; mais quand il eut fait ses adieux, il me prit par la main et me dit :

» — Venez.

»Sa figure était plus grave qu’à l’ordinaire. Nous entrâmes dans l’église ; elle était déserte. Qu’elles sont belles, monsieur, nos églises siciliennes, où le génie de la mosquée d’orient s’allie au génie du catholicisme occidental ! Vous aimez sans doute ces mosaïques incrustées, ces saints de couleurs tranchantes, ce mélange d’éclat et de ténèbres, ces nombreux monumens, un ciel éthéré apparaissant à travers les dentelures et les trèfles des hautes voûtes ; l’or et la pourpre resplendissant dans les chapelles, et les versets du Coran qui se lisent encore au bas des corniches noircies par la fumée des cierges chrétiens ? Malgré cette pompe, il y avait autour de moi, dans cette solitude du temple, une tranquillité pour ainsi dire palpable qui m’enlaça, me saisit, pesa sur moi comme un manteau de plomb, et dit à la fièvre de mes passions : Fais silence.

»Le père Anselme me conduisit vers le fond de l’église, s’arrêta derrière le maître-autel, et là il me dit :

» — Mon fils, quoique nous soyons de communion différente, agenouillez-vous ici. Je suis prêtre et vieux, vous recevrez mes conseils d’homme et de pasteur, vous plierez le genou, non devant moi, mais devant Dieu qui nous frappe et nous sauve. Nous prierons ensemble.

»J’étais troublé, je fis ce qu’il me disait. Après quelques prières communes, il reprit :

» — Votre soupçon est fondé.

»Un long soupir s’échappa de mon sein, et je ne pus rien répondre.

» — Partez pour l’Angleterre, écrivez à votre femme sans lui témoigner aucun soupçon ; passez par Bath où demeure la femme dont on a acheté le silence ; payée pour se taire, elle parlera si vous lui offrez un meilleur prix. Que rien ne trahisse votre intention avant que vos soupçons soient éclaircis ; quand vous connaîtrez toute la vérité, vous vous conduisez comme un homme d’honneur doit le faire, et vous abandonnerez la coupable à ses remords, ou vous rendrez votre confiance à l’épouse fidèle.

»En ce moment quelques personnes entraient dans l’église ; nous étions placés de manière à ce que je pusse les voir sans être aperçu d’eux.

» — C’est lui ! m’écriai-je.

« En effet le jeune Anglais, dont le nom était sir Ormond Mondeville, venait d’entrer dans l’église, accompagné d’un de ses amis. Il n’était pas étonnant que, nouvellement arrivé à Messine, il s’empressât de visiter l’intérieur de cette nef remarquable, l’une des curiosités les plus pittoresques de la contrée. Le père Anselme vit mon mouvement et me retint.

» — Je suis plus calme que vous, me dit-il, je vais lui parler ; vous devez vous taire. Le moine salua sir Ormond et lui fit remarquer une belle et vieille statue de bronze placée à droite du maître-autel. J’essayai de lier conversation avec l’un des officiers qui se trouvaient là ; je ne sais ce que je lui dis, mais, incapable de lier deux paroles et deux idées, je suis persuadé qu’il me regarda comme un fou ou comme un idiot.

»Anselme s’exprimait avec facilité, avec élégance ; sa courtoisie envers sir Ormond me surprenait. Malgré l’état d’irritation fébrile où je me trouvais, j’étais frappé de la singularité de sa conduite. Il me semblait qu’il s’agissait pour lui d’une expérience à faire. Sa froideur se communiqua, pénétra jusqu’à moi : je le suivis en silence et beaucoup plus calme, plus recueilli, plus attentif.

»J’avais donné à ce moine des renseignemens exacts qu’il m’avait demandés, sur ma femme, sur son caractère, sur ses traits, le son de sa voix, la couleur de ses cheveux, la forme de son visage et l’expression de sa physionomie. Il causait vivement avec sir Ormond et arrêtait son attention sur les portraits des saints pères, qui peuplaient le temple, profitant de la liberté italienne pour commenter ces tableaux, demander au jeune homme son opinion sur leur beauté relative, et déduire des conséquences morales de leur extérieur mélancolique ou sévère. Lorsque sir Ormond parlait, le long regard noir d’Anselme descendait dans l’ame de son interlocuteur ; mais mon compatriote restait indifférent et calme, et toute cette investigation métaphysique, chef-d’œuvre de pénétration intuitive et d’inquisition intellectuelle, n’aboutit qu’à nous montrer un cœur froid, des sens blasés, un faux goût pour les arts, et un cœur incapable de véritable passion dans aucun genre. En vain Anselme éveillait tout ce que le fond d’une ame humaine peut renfermer d’associations et de souvenirs tendres et délicats, rien ne vibrait à l’unisson chez notre dandy. Il développait par saillies un épicurisme facile et sans choix, mêlé d’une vanité de fat : puis, sans savoir qu’il avait placé dans les mains de l’étranger une clef qui découvrait le triste trésor de ses secrètes pensées, il remercia Anselme de sa complaisance et s’en alla.

» — Vous voyez cet homme, me dit le moine ; la femme qui aura cédé à ses instances ne mérite pas un regret, car il n’a pas un remords. L’intrigue dont il vous a fait involontairement confidence n’est qu’une folie de jeune homme ; si malheureusement votre femme est coupable vous devez l’oublier à jamais.

» — Elle mourra ! lui dis-je.

»Il me regarda sévèrement.

» — Une erreur de ce genre ne mérite pas votre colère et vous dégage de toute affection. L’épreuve à laquelle j’ai soumis ce jeune homme est certaine ; il n’a pas aimé, il n’aime pas, il n’est pas aimé. Un amour profond, même quand on ne le partage pas, laisse son empreinte chez la personne aimée. Croyez-moi, mon fils, ces gens ont péché sans vous offenser. Dans le cas où le crime que vous soupçonnez serait réel, bénissez le ciel ; il vous délivre d’une compagne qui vous aurait déshonoré tôt ou tard.

»Ces paroles d’Anselme me semblaient oraculaires ; je ne cherchais pas à les comprendre ou à les discuter. Il me fallait un guide, ma main le suivait sans réflexion.

»Mais essayer de bannir l’image de Marie était inutile ; je ne pouvais déraciner ainsi mon premier et mon seul amour. Tout rappelait à mon esprit sa beauté, sa simplicité, sa piété, surtout cette délicatesse du sens moral qui s’accordait si peu avec la grossière erreur et l’entraînement sans excuse que l’on attribuait à la maîtresse de sir Ormond. Cependant la première rage était passée. À ma fureur succéda une douleur plus calme, et, si je puis me servir de cette expression, plus exquise. Oh ! l’angoisse de ces journées ! Oh ! la douleur de perdre une telle consolation, un tel soutien, un tel amour, tout l’espoir de ma vie !

»Deux jours après je m’embarquai pour l’Angleterre, et aussitôt après mon arrivée à Falmouth, je partis pour Bath. C’était là qu’étaient restées les traces du crime, et que m’attendaient les seuls renseignemens que je pusse espérer. Me voilà en face de l’auberge que sir Ormond avait désignée ; j’entre, tout mon corps frémit de crainte. Une femme de moyen âge et assez jolie se présente à moi, c’est la maîtresse de la maison. On me sert du thé. Sous prétexte que j’ai quitté depuis long-temps l’Angleterre et que je désire m’instruire de quelques particularités relatives à l’état de mon pays, je prie la servante de demander à sa maîtresse si elle peut venir prendre le thé avec moi.

»J’étais arrivé à mon but, et j’allais causer avec celle qui connaissait le secret fatal. Elle monta dans ma chambre, et les discours que je tins furent si incohérens qu’elle s’en étonna. J’étais trop préoccupé du seul sujet qui m’intéressât, pour que mes autres paroles ne fussent pas obscures et confuses. Je passais d’un sujet à l’autre, et j’essayais vainement de donner à ma conversation l’ordre et la suite nécessaires pour inspirer de la confiance à l’hôtesse. Quand je vis que ses regards surpris se fixaient sur moi :

» — Pardon, lui dis-je, madame, vous vous apercevez de mon inquiétude ; j’ai des sujets de chagrin profonds, des soupçons cruels à éclaircir ; je suis jaloux d’une femme que j’adore, et l’anxiété où je suis doit se peindre dans tous mes discours.

»Je vis que son cœur de femme s’intéressait à mon chagrin et que sa curiosité était excitée.

» — Hélas ! repris-je, le lieu même où je suis ne fait qu’accroître mon émotion. S’il faut en croire au scandale qui est venu jusqu’à moi dans un pays étranger, c’est à Bath même que s’est formée l’intrigue qui me désespère. »

»A mesure que je parlais j’examinais à la dérobée les traits de l’aubergiste dont l’émotion et le trouble s’accroissaient pendant mon récit.

» — Je ne connais pas assez la ville de Bath, continuai-je d’un ton assez indifférent, pour trouver sur un sujet qui m’occupe si cruellement des informations exactes. Je sais seulement que l’homme auquel on prétend que je dois mon déshonneur est sir Ormond Mondeville.

»L’hôtesse pâlit ; je n’eus pas l’air de m’en apercevoir.

» — Je servais à l’étranger : ma femme et sa mère vinrent passer quelque temps à Bath. Voici, madame, comment on m’a fait le cruel récit de ma honte et de mon malheur : sir Ormond les attendait dans une auberge de Bath ou des environs…

»L’hôtesse, qui tenait une tasse de thé à la main, trembla et en répandit le contenu sur la table. — La jeune femme quelle qu’elle soit, sous prétexte d’une indisposition grave, demanda une chambre séparée. Au milieu de la nuit, l’hôtesse entendant du bruit dans la chambre de cette dernière y entra ; sir Ormond Mondeville s’y trouvait : cent livres sterling furent offertes par sir Ormond à cette femme, qui lui promit le silence.

»Je crus que l’hôtesse allait se trouver mal.

»Les renseignemens que m’avait donnés le père Anselme étaient si précis, j’affectais une si complète ignorance du rôle important que l’hôtesse avait joué dans l’aventure, enfin j’étais si bien instruit qu’elle fut obligée de convenir que tout était vrai et que son auberge avait été le théâtre de l’aventure. Je ne voulus pas pousser plus loin mon enquête, et le lendemain je partis pour Londres sans vouloir lui dire mon nom. Il me restait une dernière et faible espérance, la possibilité de quelque méprise qui aurait disculpé Marie, et m’aurait rendu le bonheur. Qu’on imagine avec quelles palpitations de cœur je retrouvai le foyer domestique !

»Marie, en me voyant, se jeta dans mes bras avec une effusion de sensibilité qui me toucha d’abord ; puis songeant à sa perfidie, je crus sentir les étreintes d’un serpent, et je fus près de la repousser : je me contraignis. Avec quelle admiration maternelle elle me parla de la beauté de nos enfans, de leurs grâces enfantines et de ses espérances  ! Comme je souffrais, monsieur, de tout ce qui, sans cette fatale circonstance, m’eût pénétré de bonheur ! Chaque battement de mes veines était une douleur ; chacune de ses paroles me frappait comme une blessure. Elle pleurait, tout agitée encore de la joie de mon retour, et comme je l’observais d’un air sombre, je crus découvrir dans son regard je ne sais quelle lueur étrange ; cet indice excepté, tout en elle respirait la tendresse et la candeur. Pour moi, je n’y voyais que ruse et déception. Elle m’amena ses enfans avec une allégresse et un triomphe de mère : il était impossible de conserver l’ombre d’un soupçon en la regardant ; mais elle se détourna, je l’épiai, et je la vis essuyer furtivement des larmes qui coulaient de ses yeux. C’était pour moi la preuve d’un remords qui se trahissait involontairement, le témoignage d’une angoisse secrète infligée par le repentir à cette ame qui n’était point encore entièrement corrompue.

»Je ne sais si ma femme s’aperçut de la contrainte et du tourment que j’éprouvais, il y eut entre nous un moment d’embarras et de silence, puis je pris tout à coup ma résolution.

» — Emmenez les enfans dans la chambre de leur nourrice.

»On les emmena, je restai en silence : Marie les vit partir sans leur adresser un mot, sans leur faire une caresse ; sa stupeur acheva de me convaincre. Quand la porte fut fermée je la regardai, elle était pâle ; elle arrêtait sur moi un œil hagard, et restait muette devant moi.

» — Madame, veuillez répondre à quelques questions.

»Elle se tut.

» — Quand avez-vous fait connaissance avec sir Ormond Mondeville ?

»Point de réponse.

» — Est-ce dans votre voyage de Londres à Bath ?

»Même silence.

» — Répondez-moi, malheureuse femme ; je voudrais pour tout au monde vous arracher au coup de l’infamie qui vous flétrit. Répondez !

»A ces mots je me levai ; elle se leva aussi, étendit ses bras vers moi, puis laissa échapper un éclat de rire convulsif, mouvement si terrible, si hideux à voir, et accompagné d’un cri si aigu que vous auriez frémi, que je tremble encore d’horreur en me le rappelant. Puis elle me contempla un instant d’un air solennel, et tomba par terre. Je commandai au domestique de la porter dans sa chambre. Un reste de tendresse me parlait pour elle ; je pris soin d’elle, et aussitôt qu’elle eut repris l’usage de ses sens, je sortis pour me rendre chez son père. C’est un plus des vénérables vieillards de la pairie anglaise ; homme froid, d’une probité à toute épreuve, et d’une rare hauteur de raison. J’étais si douloureusement ému que, lorsque je le vis, les larmes jaillirent de mes yeux.

» Sa froideur m’étonna. Elle contrastait avec mon émotion et semblait me la reprocher. D’un air de réserve et de hauteur cérémoniale, il me demanda ce que je venais faire en Angleterre, depuis combien du temps j’y étais, et si je comptais y rester long-temps. Je me persuadai qu’il savait d’avance les torts de sa fille, et que sa froideur avec moi n’était qu’un moyen d’éloigner les reproches que j’avais à lui faire. Dans tous les temps, il est vrai, je l’avais vu froid, posé, et ses ennemis taxaient de morgue et d’insolence aristocratique la réserve de ses manières. Mais bouleversé comme je l’étais, il me semblait que cette froideur était une insulte à mon émotion. Je m’armai de courage, mes larmes se tarirent, et je lui fis à mon tour, d’un ton calme et concentré, le récit de mon aventure à Messine et de ma visite à Bath. Je ne lui cachai aucune particularité, ni la lecture de ce fatal article de journal, ni les conseils du père Anselme, ni ma conversation avec l’hôtesse.

»Il m’écouta en silence. Sa fille avait paru consternée, lui n’était qu’attentif. Il fit plusieurs tour s dans sa galerie d’un air méditatif, passant souvent sa main sur son front, mais sans trahir aucune émotion par ses gestes ou ses paroles.

» — Cela n’est pas impossible, me dit-il ensuite en croisant les bras et s’arrêtant devant moi.

»C’était un caractère profond, parfaitement maître de lui-même dans toutes les circonstances, qui exprimait toujours une pensée par une parole et cachait la plus grande partie de ses pensées. Il continua cependant :

» — Ce que vous me dites est étrange ; nous verrons.

»Une larme roulait dans ses yeux, il se hâta de l’essuyer. La douleur de cet homme vénérable, cette double souffrance de l’orgueil et de l’amour paternel, cette larme arrachée à un vieillard toujours calme et maître de lui, m’ébranlèrent jusqu’au fond de l’ame. Je me levai brusquement. Tout semblait confirmer nos soupçons.

» — Je partirai bientôt, lui dis-je ; d’ici à mon départ, j’habiterai la maison de ma mère, où je vais faire conduire mes enfans.

» — Vous n’avez pas perdu de temps, monsieur, et vous allez bien vite : au surplus, je passerai chez vous dans la journée.

»Nous nous quittâmes froidement. J’étais déterminé à faire avec la plus grande promptitude les démarches nécessaires pour hâter le divorce, et je ne doutai pas un moment de la justesse de nos soupçons. Si les preuves légales du crime manquaient, toutes les preuves morales concouraient à le prouver : la consternation de Marie, le long silence de son père, le trouble et l’aveu de l’aubergiste, ces fatales initiales employées par le journaliste, ce voyage de Bath qui se trouvait à la fois dans le récit du jeune homme, dans la lettre de ma femme et dans l’article du journal. Ma tête brûlait, mon corps chancelait quand j’arrivai chez ma mère. Les caresses de mes enfans, que j’envoyai chercher, ne me touchèrent pas. Ma mère, à qui l’on avait appris l’état où se trouvait ma femme et mon départ précipité, était sortie. Je sus plus tard qu’elle s’était rendue chez moi ; mais dans le premier moment, son absence me surprit. Craint-elle, me dis-je, de retrouver un fils malheureux, et a-t-elle à se reprocher de n’avoir pas prévenu ma douleur par des conseils assez sévères et une surveillance assez attentive ? Hélas ! j’étais injuste, et j’oubliais que le premier mouvement d’une mère est de s’élancer chez un fils souffrant.

»Je m’étendis sur un sofa, et j’attendis avec angoisses. A l’instant où je me levais pour aller à sa recherche, ma mère entra, et quelques minutes après on annonça lord Barndale, père de Marie. Ma mère n’avait eu que le temps de prononcer ces paroles :

» — Je viens de chez vous : votre femme est partie dans une voiture de louage, sans dire où elle allait.

»Lord Barndale venait aussi de ma maison ; il y avait sur sa figure une expression de résolution et de douleur.

— »J’ai pensé, monsieur, me dit-il, à tout ce que vous m’avez appris ;

ne jouons pas notre bonheur et notre repos. Il peut y avoir erreur dans tout cela. Nous allons monter dans la même chaise de poste, et nous irons à l’instant trouver cette femme qui n’imposera pas à notre crédulité. Nous la paierons, mais pour nous faire des révélations complètes. Venez, monsieur.

»Ses mains se serraient convulsivement. Je pris mon chapeau. Nous partîmes, et pendant toute la route nous ne prononçâmes pas un mot. Nous arrivâmes le soir même de bonne heure à l’auberge. Quel fut mon étonnement ou plutôt mon indignation quand je vis Marie dans le parloir ! Elle était donc venue s’assurer de la discrétion de l’hôtesse, et sa présence seule dans ce lieu était une preuve de sa faute.

» — Vous ici, madame, lui dis-je  ! comment y êtes-vous venue ? pourquoi ?… Qui vous a donc appris que je fusse venu ici avant vous ?… N’espérez pas…

»Elle m’interrompit en tirant vivement le cordon de la sonnette ; l’hôtesse se présenta. Marie voulut parler, je lui imposai silence, et je dit à la maîtresse de l’hôtel :

» — Lady Osprey n’a-t-elle point passé une nuit dans votre auberge, dans le même lit que sir Ormond Mondeville ?

»L’hôtesse pâle hésita un moment.

» — Vous me l’avez dit, repris-je ; n’en êtes-vous pas convenue ?

» — Oui, monsieur.

» — Quel nom ? Répondez. Quel est le nom de cette femme ?

» — Vous venez de le prononcer.

» — Lady Osprey ?

» — Oui.

» — Je vais parler à madame, disait d’une voix entrecoupée Marie, qui, depuis son enfance sujette à des palpitations violentes, avait appuyé sa main sur son cœur et avait peine à prononcer ce peu de mots. Elle se leva en tremblant, et regardant l’hôtesse, elle lui dit :

» — Suis-je lady Osprey ?

»L’hôtesse se tut quelques momens, parut incertaine, et dit enfin :

» — Non, madame.

» — Ces ruses ne me tromperont pas, Marie ; c’est une adresse inutile. Combien avez-vous donné à cette femme ? Sir Ormond Mondeville lui a donné cent guinées.

»Marie me regarda. Au nom de sir Ormond, l’hôtesse tressaillit, et je me tournai vers lord Barndale.

» — Croyez-vous, lui demandai-je, que l’on puisse trop payer cette femme pour savoir d’elle la vérité ?

» — Non certes, dit le père.

»Son énergie était vaincue.

» — Marie, disait-il, vous que j’ai élevée, vous que j’aimais ! est-il possible ? répondez, vous être livrée à cet homme !

» — Vous n’êtes pas convaincu ? dit Marie ; eh bien ! voici ce que j’exige : allons à Bath. Faites ce que je désire ; il faut que cette femme vienne avec nous. Et vous, mon père, prenez-moi sous votre protection.

»Elle avait l’air de souffrir beaucoup en parlant.

» — Faisons ce qu’elle demande, dit lord Barndale, nous déciderons après.

»L’aubergiste se refusait d’abord à nous accompagner mais Marie lui dit d’un ton impératif et avec une énergie qui m’étonna :

» — Il le faut !

« Le changement subit qui venait de s’opérer chez Marie me blessa. Était-ce donc cette femme si délicate et si faible qui prenait tout à coup une attitude arrogante, et un ton auquel la convenance semblait manquer ? Nous partîmes.

»Lord Barndale était avec sa fille dans une chaise de poste ; je me trouvais avec l’aubergiste dans une autre. Trois fois il fallut s’arrêter pour secourir Marie, dont les évanouissemens nous affligeaient ; l’hôtesse paraissait très-émue et à peu près incapable de répondre à mes questions.

»Lorsque nous descendions de voiture, Marie semblait affecter de ne faire aucune attention à moi. Je ne sais quelle résolution violente paraissait l’animer. Arrivée à Bath, elle fit dire au postillon de se diriger vers un hôtel de la rue Pultney qu’elle indiqua très-exactement. Quand nos voitures s’arrêtèrent, Marie descendit la première, frappa, dit au domestique de prier sa maîtresse de descendre un moment, et nous fit signe de la suivre. Nous étions tous debout dans le parloir de cette maison inconnue quand la dame du logis se présenta devant nous ; à peine avait-elle mis le pied dans la chambre que l’hôtesse, s’avançant d’un pas et la regardant fixement, s’écria :

» — Voici lady Osprey !

»La dame pâlit, recula vers la porte et eut l’air de reconnaître l’aubergiste.

» — Vous vous trompez, lui dit-elle, je suis lady Heathstone.

» — Non, non, s’écria l’hôtesse avec beaucoup d’émotion et de violence, c’est vous qui m’avez dit votre nom, vous-même, cette nuit où vous êtes venue dans mon auberge avec lord Mondeville, et où je vous ai surprise ! Cette jeune dame, ajouta-t-elle en montrant Marie qui se trouvait mal pendant cette explication, logeait aussi chez moi, et elle vous a vue ; elle vous a même saluée le matin lorsque vous partîtes avec sir Mondeville.

» — Il y a ici quelque erreur, reprit lady Heathstone ; que voulez-vous dire ?

»Je m’avançai vers lady Heathstone, en priant lord Barndale d’avoir soin de sa fille.

» — Sir Ormond, que j’ai eu le plaisir de voir à Messine, dis-je à cette dame, avait raison de faire l’éloge de votre politique et de votre adresse, cependant elles échouent aujourd’hui. Rendez son nom et son honneur à lady Osprey, madame.

»Elle se jeta sur le sofa, et couvrant son visage de ses mains, elle s’écria :

» — Quoi ! vous l’avez vu à Messine ?

» — Quittons cette femme, dit d’une voix sombre lord Barndale, qui ne pouvait parvenir à rendre à sa fille l’usage de ses sens.

»Nous la replaçâmes dans la chaise de poste, mourante, presque inanimée, incapable de ressentir la joie que devait lui causer son innocence, si hautement reconnue. Hélas ! monsieur, que puis-je vous dire de plus, pendant deux mois elle languit ; elle me pardonna et mourut d’un anévrisme au cœur, déterminé par tant de secousses et d’émotions.

»Le père indigné déclara qu’il ne me reverrait jamais. J’eus le malheur de perdre mes deux enfans. Je n’avais plus rien à faire au monde, monsieur, je revins en Sicile, où j’espérais trouver encore lord Mondeville, à qui je voulais demander vengeance de tous les maux que sa fatuité avait fait tomber sur moi, et de l’indigne supposition de nom qui avait flétri l’honneur de ma femme : il était parti pour les Indes avec une commission du gouvernement. Le père Anselme me facilita l’entrée de ce cloître, où je trouve un asile. Hélas ! tous les lieux me sont indifférens ! Une seule pensée de haine me reste, au milieu de tant de pensées douloureuses ! J’ai de l’aversion pour ces institutions sociales qui me condamnent au malheur. Ah ! le mariage, monsieur, le mariage ! posséder une femme, l’aimer, la croire à soi et trembler toujours ; et ne jamais savoir si un autre ne reçoit pas en pur don ce que la loi nous accorde et ce que le cœur peut nous refuser ; n’être jamais certain que les désirs et les vœux d’une épouse sont pour vous, sont à vous ; conserver pour un autre et élever pour les menus plaisirs d’un ami ces créatures si frêles, si délicates, que nous pouvons briser en les adorant, et que nous couvrons de nos hommages immérités, après les avoir accablées de nos injustices. »



  1. La Marina, quai de Palerme