Contes bruns/Les Regrets


Les Regrets

dans Contes bruns
1832



LES REGRETS.

Charles Rabou



AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS.


On nous fera remarquer, nous nous y attendons bien, que la composition dramatique que l’on va lire n’est pas conséquente au titre de ce livre, qui promet des contes et non des proverbes ; mais le moyen d’obtenir que l’imagination capricieuse à laquelle est dû ce recueil gardât, l’espace d’un volume, l’unité d’une forme littéraire ? Dans ses habitudes fantasques, avoir conté pendant deux cents pages devenait une raison toute concluante pour quitter la forme du récit, et se jeter brusquement dans celle du drame ; bien heureux le lecteur qu’elle n’ait pas eu l’idée de prendre sa lyre, pour formuler, sous le titre d’Inondations, de Stupéfactions, ou de Dévastations, deux ou trois confidences de poésie rêveuse.

Mais une chose bien autrement difficile à excuser, c’est l’atroce calomnie dirigée contre la nature humaine, dans une suite de scènes où l’on semble avoir voulu nier la religion des morts. Nous avons eu beau nous récrier sur la crudité de ce tableau, protester contre sa vérité, la mégère avec laquelle nous avions traité nous a répondu que nous étions d’honnêtes cœurs, simples et naïfs, qui n’avions rien observé, et qui prenions plaisir à nous leurrer d’agréables mensonges ; elle nous a soutenu, par exemple, qu’un mari, venant à perdre sa femme, était quelquefois capable, non seulement de dîner, mais aussi de l’oublier le jour même de son enterrement. Elle s’est jetée dans une métaphysique incroyable pour nous prouver que les enfans, à l’exception de quelques-uns d’entre eux, chez lesquels la sensibilité se développait prématurément, n’avaient que l’intelligence de la douleur physique. Enfin elle a été jusqu’à prétendre qu’ordinairement les domestiques se souciaient fort peu de la mort de leurs maîtres, et qu’ils n’y voyaient guère que l’occasion d’un habit neuf, dans le cas où on leur faisait prendre le deuil.

Nous n’avons pas besoin de dire l’indignation profonde que nous a causée le développement de ces principes subversifs. Tout le monde sait, de reste, qu’un homme tombant dans le veuvage reste toujours de huit à quinze jours sans manger ; que des enfans à la mamelle ont été vus pleurant à chaudes larmes le jour de la mort de leur mère, surtout quand la nourrice oubliait de leur donner à téter, et que, chez les anciens, des esclaves se précipitaient souvent au milieu du bûcher de leurs maîtres, afin de ne pas leur survivre. Obligés d’éditer, dans toute son atrocité, une conception immorale, nous nous empressons de faire ici nos réserves, en priant le public de croire qu’il n’a pas tenu à nous qu’elle ne fût pas publiée.

P.S. Nous déclarons en outre ne pas nous associer aux insinuations qu’on paraît avoir voulu diriger contre deux classes de femmes recommandables par les soins qu’elles rendent à l’humanité souffrante : celle des garde-malades, et celle des femmes dites entretenues.


PERSONNAGES.

Mme LAROCHE, garde-malade.

SOPHIE, ouvrière en linge.

ROYER, chef de division au ministère des affaires ecclésiastiques, officier de la légion-d’honneur.

BOISSEL, premier expéditionnaire de son cabinet.

UN APPRENTI IMPRIMEUR.

ERNEST ROYER, fils de Royer, âgé de cinq ans et quelques mois.

CHARLES, son ami, âgé de six ans.

MARGUERITE, cuisinière de Royer.

PICARD, dit COEUR-VOLANT, croque-mort.

DEUX PROCHES PARENS DE ROYER, DU CÔTÉ DE SA FEMME.

DEUX AMIS ET CONNAISSANCES.

UN GARÇON DE RESTAURANT.

Mme SAINT-LÉON, rentière.

JULIE, sa femme de chambre.

GUSTAVE, clerc de notaire.

Mme SAGOT, marbrière.

JEAN, ouvrier chez Mme Sagot.

LES REGRETS.


SCÈNE 1re.


(LUNDI SOIR SEPT HEURES. — Une chambre à coucher en désordre. — Sur la cheminée plusieurs fioles ayant contenu des potions.)

MADAME LAROCHE, versant dans une cuiller un restant de bouteille.

Pauvre chère femme ! elle n’a pas eu le temps seulement de finir son looch. (Buvant.) Il était fameux pourtant. Faudra que j’en fasse compliment à M. Cadet. (S’approchant du lit où Sophie est occupée à coudre.) Ah ben ! par exemple, vas-tu pas me coudre ça à points-arrière ?

SOPHIE.

Mais il me semble, mame Laroche, qu’il faut que ça soye solide : c’est pas pour un jour que je l’ourle.

MADAME LAROCHE.

Sois donc tranquille, ça tiendra toujours assez bien pour jusqu’au cimetière ; après ça c’est l’affaire aux vers.

SOPHIE.

Saprestie ! êtes-vous philosophe ! Elle vous parle de ça comme d’une demi-tasse à avaler.

MADAME LAROCHE.

Tu sens bien, chère petite, qu’on n’est pas venu jusqu’à mon âge, ayant gardé quantité de malades que beaucoup me sont passés dans les bras, sans se familiariser avec eux sur la chose de mourir. Car enfin qu’est-ce que la mort ? c’est le terme, c’est déménager, c’est finir. Aujourd’hui pour demain, ça peut être not re tour.

SOPHIE.

S’entend, mère Laroche, que le vôtre est plus près que le mien.

MADAME LAROCHE.

Ah ! mon Dieu, pauvre bichonne, j’ai vu encore périr plus d’une jeunesse. Tiens donc, la petite Leroy, qui allait sur ses dix ans, et qui vous a été troussée en trois jours de temps, la semaine passée.

SOPHIE.

Oui, mais d’abord les enfans sont bien plus susceptibles à mourir que les jeunes personnes. — Quel âge qu’elle avait, cette pauvre dame que je tiens là ?

MADAME LAROCHE.

Vingt-neuf ans, à ce qu’elle disait. Moi je lui en aurais bien donné trente-trois ou trente-quatre.

SOPHIE.

C’est tout de même mourir jeune.

MADAME LAROCHE.

Je crois bien, c’est la fleur de notre âge ; d’autant plus que si cette femme avait eu de la santé, il n’y avait rien de si heureux qu’elle. — Allonge donc tes points. — Adorée de son mari, qui a une très-jolie place…

SOPHIE.

Est-ce qu’il n’est pas pour les récompenses des mémorables journées ?

MADAME LAROCHE.

Non, ça c’est à la mairerie ; mais son bureau est rue de Grenelle. C’est lui qui fait payer les suminaires.

SOPHIE, d’un air dédaigneux.

Ah ! un fanatique.

MADAME LAROCHE.

Eh bien ! magine-toi qu’elle avait trois cachemires, deux français et un vrai des Indes…

SOPHIE.

Trois châles pour lors ?

MADAME LAROCHE.

Une paire de boucles d’oreilles en diamans, des b agues l’impossible ; montée en robes, en linge ; que son mari ne la contrariait jamais, qu’elle ordonnait tout dans la maison ; même que son fils qui est gentil tout plein est très-fort et très-grand pour son âge ; avec tout ça fallait qu’elle fût pomonique.

SOPHIE.

C’est terrible, ça !

MADAME LAROCHE, d’un air capable.

Mais vois-tu ben, je l’ai dit quand j’ai vu son médecin : C’t'homme-là ne la réchappera pas.

SOPHIE.

Taisez-vous donc ; vos médecins c’est tous des faiseurs d’embarras. — V’là qu’est fait, mère Laroche.

MADAME LAROCHE.

En te remerciant, ma fille. — Maintenant c’n'est pas le tout : faut que tu me sortes adroitement le petit paquet d’hardes, parce que moi, la portière a toujours l’habitude de m’appeler quand je passe, de manière que si je n’entrais pas pour jaser un peu dans sa loge, ça ferait un mauvais effet. — Tu fileras vite ; alors toi t’auras le canezou.

SOPHIE.

Convenu. — Et vous, comme ça, vous allez rester toute la nuit auprès d’elle ?

MADAME LAROCHE.

Pauvre chère femme, c’est le dernier service.

SOPHIE.

Je n’oserais jamais, moi.

MADAME LAROCHE.

Ah ben ! par exemple, as-tu pas peur qu’elle vienne te tirer par les pieds ? Comme dit l’auteur, va, les morts sont morts ; laissons en paix leur cendre.

SOPHIE.

Bonsoir, mère Laroche.

MADAME LAROCHE.

Bonsoir, ma fille. — Ne t’amuse pas en route, que la mère serait inquiète. Vois-tu, le canezou qui est peut-être un peu élégant pour toi, tu pourrais ôter un rang ; ça te ferait une jolie garniture de bonnet.

SOPHIE.

Oui, mame Laroche.

MADAME LAROCHE.

Attends, je descends avec toi. Je vais dire à la cuisine qu’on me fasse un peu de vin sacré ! L’air de la nuit est mauvaise, il faut se tenir l’estomac chaud.

(Elles sortent.)


SCÈNE II.

(LUNDI SOIR HUIT HEURES. — Le cabinet de Royer.)

ROYER, BOISSEL.

BOISSEL, entrant.

Monsieur le directeur m’a fait demander ?

ROYER.

Oui, mon cher Boissel. Entrez, vous savez le malheur qui m’est arrivé ?

BOISSEL.

Hélas ! oui, monsieur. Le garçon de bureau, en venant ce matin ici pour prendre le porte-feuille, a appris le décès de madame votre épouse, il nous l’a transmis. — Les bureaux sont dans la consternation.

ROYER, avec un soupir.

Que voulez-vous, mon ami ? — Il n’y a rien de nouveau là-bas ?

BOISSEL.

Nous avons eu la visite du secrétaire général ; il a parcouru tous les bureaux.

ROYER.

Qui était avec lui ?

BOISSEL.

M. Certain le chef.

ROYER, à part.

Petit intrigant ! (Haut.) C’est incroyable qu’on ne puisse pas s’absenter un jour, et pour un motif aussi légitime, sans s’exposer à des désagrémens.

BOISSEL.

Je vous assure, monsieur, que monsieur le secrétaire général n’a pas du tout paru piqué de votre absence.

ROYER.

Piqué de mon absence ! Il s’agit bien qu’il soit piqué ou non. Ne voyez-vous pas qu’il est de la dernière inconvenance, quand il y a un chef de service, de se faire accompagner par un de ses subalternes ? Du moment que monsieur le secrétaire-général voulait faire sa visite ce jour-là, il devait me prévenir ; j’aurais surmonté la préoccupation de ma juste douleur, je me serais arraché aux derniers embrassemens d’une épouse chérie, afin de me trouver à mon poste.

BOISSEL.

Moi, je sais bien que pour mon compte j’ai trouvé très-étonnante la conduite de M. Certain.

ROYER.

Du reste, je sais ce que j’ai à faire. — Dites-moi, mon cher Boissel. — Asseyez-vous donc. — Je veux vous demander un service…

BOISSEL.

Deux, monsieur le directeur.

ROYER.

Qu’est-ce que vous faites le soir ?

BOISSEL.

Mon Dieu, nous sommes une société, des employés, un médecin, quelques avocats, il y a même là un homme, un ancien magistrat, je voudrais que vous le connussiez, un homme du premier mérite. Nous nous réunissons dans un café près de chez moi, on jase politique, on fait sa partie de dames ou de dominos ; quand on est célibataire…

ROYER.

Voyez-vous, j’ai là une liste des personnes de ma connaissance auxquelles je veux envoyer des billets de faire-part. J’ai marqué aussi dans l'Almanach royal les différens fonctionnaires de l’ordre civil et militaire auxquels je compte en adresser…

BOISSEL.

Oui, monsieur.

ROYER.

Il faudrait me prendre cette liste et l’Almanach, avoir bien soin de n’oublier personne, et de votre belle écriture…

BOISSEL, riant.

Ah ! monsieur le directeur.

ROYER.

Non, vraiment, vous avez une main superbe. Vous auriez donc la bonté de plier les lettres, de mettre les adresses, et à mesure qu’il y en aura un paquet de prêt, Cumilhac mon garçon de bureau viendra les prendre pour les porter. Avant minuit vous pouvez avoir fini tout cela.

BOISSEL.

Oui, monsieur.

ROYER.

Ça ne vous contrarie pas de manquer votre partie ce soir ?

BOISSEL.

Comment donc, monsieur le d irecteur !

ROYER.

Tenez, voilà précisément qu’on vient de l’imprimerie.

(Entre un apprenti.)

L’APPRENTI.

Bonsoir, monsieur la compagnie ; v’la les billets de votre épouse.

ROYER.

Vous venez bien tard !

L’APPRENTI.

Ah ! monsieur, dame c’est de l’ouvrage soigné qu’est long à tirer.

ROYER.

Comment, c’est là ce que M. Éverat a de mieux ?

L’APPRENTI.

Monsieur ne les trouve pas bien ?

ROYER.

Du tout. Ce papier est horrible, la vignette et d’un goût détestable. (Ayant lu.) Ah ! et puis voilà qu’ils me mettent chevalier de la légion-d’honneur au lieu d’officier.

L’APPRENTI.

C’est ces animaux de compositeurs qui n’aura pas fait attention.

ROYER.

Remportez-moi ces lettres ; je n’en veux pas.

BOISSEL.

J’observerai à monsieur le directeur que si la cérémonie est pour demain matin, il est bien tard pour que nous en fassions faire d’autres.

ROYER.

Mais, mon cher, voyez vous-même si l’on peut se servir de pareilles horreurs.

BOISSEL.

Je sais bien que c’est désagréable, mais des billets d’enterrement ne sont pas absolument pour faire trophée.

ROYER.

Dans six lignes une faute énorme !

BOISSEL.

Monsieur, je corrigerai à la main, et même comme ça le titre d’officier sera plus visible.

ROYER.

Allons, voyons, laissez ces lettres.

L’APPRENTI.

V’là, monsieur.

ROYER.

Vous direz à votre maître que je suis excessivement mécontent.

L’APPRENTI.

Oui, ’sieur.

(Il sort.)

ROYER

Vous avez perdu quelque chose ?

BOISSEL.

C’est mon canif que je cherche. Je l’ai sur moi ordinairement, mais précisément aujourd’hui…

ROYER.

Tenez, en voilà un et dépêchons-nous, car il faut absolument que nous ayons fini ce soir. (Se promenant à grands pas.) Certain avait-il l’air à son aise avec le secrétaire général ?

BOISSEL.

Comme ça, monsieur.

ROYER.

Que lui disait-il ?

BOISSEL.

Ah ! je n’ai pas pu entendre. (Avec intention.) Mais j’ai bien regretté que vous ne fussiez pas là.

ROYER, vivement.

Pourquoi ? Est-ce que vous pensez qu’il se soit passé quelq ue chose ?

BOISSEL.

Non, monsieur ; mais c’est que j’aurais fait ma demande d’augmentation, et j’ose croire que vous n’auriez pas dédaigné de l’appuyer. C’est bien de l’indiscrétion à moi ; mais puis-je espérer…

ROYER.

Ah ! mon pauvre Boissel, j’ai si peu le cœur a m’occuper d’affaires de bureaux. — Je vous laisse ; je vous empêche de travailler ; je vais tâcher de dormir un peu ; toute la nuit dernière j’ai été sur pied, et j’ai un fils pour lequel il faut me conserver.

(Il sort.)


SCÈNE III.


(MARDI MIDI.) — La cour de la maison mortuaire.

ERNEST ROYER à une fenêtre, son chapeau sur la tête.

ERNEST.

Eh ! dis-donc, Charles ? bonjour !

CHARLES, paraissant à une fenêtre en face.

Tiens ! t’es donc pas à ta pension ?

ERNEST.

Non.

CHARLES.

Pourquoi donc ?

ERNEST.

Je vais à l’enterrement de maman. Il s’ra j’ment beau, va ; y aura trois voitures noires ; je serai dans une.

CHARLES.

Oh ! je voudrais-t’y y aller avec toi.

ERNEST.

Tu ne peux pas, tu n’es pas invité ; si tu savais tout c’monde qu’il y a dans le salon !

CHARLES.

Mais, dis-donc, tu ne pleures pas ?

ERNEST.

J’peux pas ; j’ai pas envie.

CHARLES.

Moi j’ai j’ment pleuré quand ma grand’maman est morte.

ERNEST.

Elle t’grondait toujours.

CHARLES.

Je sais bien ; mais papa et maman pleuraient, moi je pleurais aussi.

ERNEST.

Oh bien oui ! mais papa ne pleure pas.

CHARLES.

Dis-donc : en revenant, tu viendras jouer ?

ERNEST.

Si ma bonne veut.

CHARLES.

Nous jouerons à la garde n ationale.

ERNEST.

Oui ; mais alors je veux être Lafayette.

CHARLES.

Tu le seras : moi je serai artilleur.

ERNEST.

Nous ferons l’émeute.

CHARLES.

Ça y est.

ERNEST.

Otons-nous de la fenêtre, voilà un croque-mort qui se promène dans la cour ; ma bonne m’a dit que ces hommes-là étaient trèsméchans.


SCÈNE IV.

(MIDI ET DEMI.)


MARGUERITE, cuisinière de M. Royer, PICARD, dit Coeur-Volant, croque-mort.


PICARD, s’approchant de la porte de la cuisine.

Vous effondrez là, mademoiselle, une bien belle volaille ; combien ça peut-il revenir une pièce comme ça ?

MARGUERITE.

3 francs 10 sous, 4 francs.

PICARD.

Je vous demande ça, parce que dernièrement, à un repas de corps que nous fîmes, on nous compta une poularde beaucoup moins belle que celle-ci au prix de 6 francs.

MARGUERITE.

Oh ! par exemple, on vous a joliment écorchés !

PICARD.

Eh bien ! voyez, ma femme me soutenait que non.

MARGUERITE.

Votre femme ? Vous êtes donc marié ?

PICARD.

Comment donc ? mais sans doute ; ça vous étonne ?

MARGUERITE.

Dam ! il me semblait que vous deviez-t’-être célibataire.

PICARD.

Le monde est drôle : mais nous sommes presque tous mariés. Tel que vous me voyez, j’en suis à ma seconde femme ; une grosse mère, bien fraîche, bien réjouie, qui tient une jolie boutique de fruiterie près de la Halle, et qui avait plus d’un soupirant encore. Mais je n’ai eu qu’à me présenter pour obtenir la pré férence.

MARGUERITE.

Ça vous rapporte donc bien votre place ?

PICARD.

Ce n’est pas l’intérêt qui l’a décidée ; c’est mon humeur, mon caractère franc et gai, mon physique : ensuite l’état n’est pas mauvais ; — d’abord, nous, nous ne connaissons pas de morte saison.

MARGUERITE.

Ah ! bien, dans nos pays c’est rien du tout que les sacquards[14].

[Note 14 : Nom des croque-morts en Bourgogne.]

PICARD.

Je crois bien. (Avec importance.) On porte à bras chez vous ?

MARGUERITE.

Oui, monsieur.

PICARD.

C’est ça ; mais ici vous voyez que nous so mmes sur un autre pied. Les plus pauvres gens ne meurent qu’en voiture. Si je vous disais que ce convoi-là va coûter plus de 25 louis à la famille de la défunte !

MARGUERITE.

Comment ! 25 louis pour enterrer madame ?

PICARD.

Ah ! c’était votre maîtresse ? Je parie que vous ne la regrettez pas ?

MARGUERITE.

Ma foi, pas trop.

PICARD.

Il paraît qu’elle n’était pas commode ?

MARGUERITE.

Oh ! d’abord, avant sa maladie, elle était très-regardante sur la dépense ; et puis, après ça, depuis qu’elle était indisposée, fallait faire trente-six tisanes, se relever la nuit.

PICARD.

Ces malades sont si e xigeans !

MARGUERITE.

Avec ça que la femme de chambre est très-paresseuse, tout me retombait sur les bras.

PICARD.

Il y a seulement huit jours, j’aurais pu vous indiquer une bien excellente place ! une très-forte maison !

MARGUERITE.

Je ne quitterais toujours pas, maintenant, parce que un homme seul, je veux voir, ça peut devenir bon, et puis il va nous faire faire, à la femme de chambre et à moi, chacune deux robes pour deuil.

PICARD.

Alors, il ne serait pas délicat de sortir maintenant.

UNE VOIX.

Picard, ohé ! Picard !

PICARD.

Pardon, mademoiselle, voilà qu’on enlève l e corps, il faut que j’aille donner un coup de main. Au plaisir de vous revoir.

(Il sort.)

MARGUERITE.

Bonjour, monsieur. Il est aimable !


SCÈNE V.


(TROIS HEURES APRÈS MIDI.) — L’intérieur d’une voiture de deuil.

LE BEAU-FRÈRE de la défunte, SON COUSIN, DEUX ÉTRANGERS.


LE BEAU-FRÈRE.

Elle devait avoir de trente à trente-deux ans.

PREMIER ÉTRANGER.

C’est bien cela, l’âge critique pour les poitrinaires.

PREMIER ÉTRANGER.

Monsieur, sans indiscrétion, qu’avait-elle apportée en dot à Royer ?

LE BEAU-FRÈRE.

60,000 francs.

DEUXIÈME ÉTRANGER.

J’aurais cru que c’était davantage. Mais, est-ce qu’il ne va pas être forcé de restituer cette somme ?

LE BEAU-FRÈRE.

Du tout, monsieur, du tout ; il y a un enfant.

DEUXIÈME ÉTRANGER.

Ah ! fort bien.

(Moment de silence.)

PREMIER ÉTRANGER.

Ce sont toujours de fort tristes cérémonies que celles auxquelles nous allons assister.

LE BEAU-FRÈRE.

Sans doute.

PREMIER ÉTRANGER.

Avec ça, moi, qui vais immensément dans le monde, je connais tout Paris. En sorte que continuellement je me vois forcé de remplir de ces sortes de devoirs, qui sont très-pénibles.

LE COUSIN.

Mais en effet, monsieur, j’ai eu l’honneur de vous rencontrer dans plusieurs maisons, à ce qu’il me semble.

PREMIER ÉTRANGER.

Cela est possible ; je vais partout.

LE COUSIN.

Par exemple ! l’autre semaine n’ai-je pas eu l’honneur de dîner avec vous chez Mme d’Angremont ?

PREMIER ÉTRANGER.

En effet, monsieur, j’y étais. Un dîner bien remarquable !

LE COUSIN.

Ah ! tout-à-fait. Des truffes à profusion, des vins, tout ce qu’il y a de mieux ; et puis, une maîtresse de maison faisant ses honneurs !…

PREMIER ÉTRANGER.

Admirablement.

LE COUSIN.

Monsieur, autant que je me rappelle, vous n’êtes pas resté la soirée ?

PREMIER ÉTRANGER.

Non, monsieur ; ma femme était à l’Opéra, et je fus la chercher.

LE COUSIN.

Vous avez beaucoup perdu : il y avait immensément de jolies femmes : on a joué un proverbe de Théodore Leclercq ; Mme d’Angremont y a été charmante.

LE BEAU-FRÈRE.

C’est un homme qui a bien de l’esprit, ce Théodore Leclercq !

PREMIER ÉTRANGER.

Excessivement d’esprit, monsieur ; et puis véritablement une gaieté, — à faire rire des morts.

DEUXIÈME ÉTRANGER.

Nous voilà, je crois, au cimetière.

LE COUSIN.

Oui, où par parenthèse nous allons avoir de la boue jusqu’à la cheville.

LE BEAU-FRÈRE, au cousin.

Ah ça ! Adolphe, ne nous perdons pas. Tu sais que nous avons un rendez-vous chez Véry à six heures moins un quart. Les voitures vous ramenant chez vous, nous nous ferons jeter par le cocher au Perron.

(Ils sortent de la voiture et entrent au cimetière.)


SCÈNE VI.


(MARDI, SEPT HEURES.) — Un salon de restaurateur.


ROYER.

Garçon, la carte et un bol.

LE GARÇON.

V’là, m’sieur. (Dictant, au comptoir.) Bouteille de bordeaux, julienne, filet sauté aux truffes, saumon sauce câpres, pâté de foie gras, cardons au jus, salade, gelée d’orange, café. (Apportant la carte.) V’là, m’sieur.

ROYER, à part.

Ce restaurant n’est pas mauvais. — Mon chapeau, garçon.

(Il sort.)


SCÈNE VII.


(MARDI, HUIT HEURES). — Un salon.

Mme SAINT-LÉON, GUSTAVE.


MADAME SAINT-LÉON.

Mon Dieu, tu sais bien, Gustave, que je t’aime et que j’aime le spectacle ; mais je ne puis pas y aller ce soir : il viendra, j’en suis sûre.

GUSTAVE.

Allons donc, aujourd’hui qu’il a enterré sa femme ?

MADAME SAINT-LÉON.

Raison de plus, puisqu’il vient tous les soirs. Aujourd’hui il aura besoin de se distraire, alors il me tombera sur les bras.

GUSTAVE, d’un air boudeur.

C’est bien gai ?

MADAME SAINT-LÉON.

Il me semble, monsieur, que je suis ici la première victime ; vous n’avez pas de raison.

GUSTAVE.

Mais au moins tâche d’être libre pour notre partie de campagne.

MADAME SAINT-LÉON.

Sois tranquille.

JULIE, accourant.

Vite, vite, monsieur Gustave, partez ; voilà monsieur qui est en bas.

MADAME SAINT-LÉON

Là, qu’est-ce que je te disais ?

GUSTAVE, prenant son chapeau.

Le ciel le confonde. Je vais monter un étage, j’aurai l’air de venir du troisième. A demain.

(Il sort.)

MADAME SAINT-LÉON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.

Cela va faire une petite soirée bien amusante ! Il faudra qu’il la paie. Il a eu l’air de ne pas m’entendre l’autre jour, mais je vais aujourd’hui, positivement, lui demander le cachemire de sa femme.


SCÈNE VIII.


(HUIT HEURES UN QUART.)

Mme SAINT-LÉON, ROYER, d’un front soucieux.

MADAME SAINT-LÉON, d’un air affectueux.

Ah ! vous voilà, mon ami ; j’avais peur que vous ne vinssiez pas ce soir ; je n’ai fait que penser à vous toute la matinée. Vont avez dû être bien ennuyé ! Comment allez-vous ?

ROYER, avec un soupir.

Je suis tout malingre.

MADAME SAINT-LÉON.

Je conçois cela. (Avec hésitation.) Est-ce que vous avez été au cimetière ?

ROYER.

Non, ce n’est pas l’usage… J’ai été à mon bureau.

MADAME SAINT-LÉON.

Comment, aujourd’hui ?

ROYER.

Oui, ils sont là deux ou trois intrigans toujours prêts, quand on s’absente, à entamer votre position ; d’ailleurs j’avais un travail pressé qui ne pouvait guère se remettre, une circulaire très-délicate sur l’enseignement primaire. Eh bien ! je m’en suis encore tiré ; je crois qu’elle sera remarquée ; je vous l’apporterai demain soir dans le Messager.

MADAME SAINT-LÉON.

Je la lirai avec plaisir. (A part.) Avec beaucoup de plaisir.

(Moment de silence.)

ROYER.

Voulez-vous sonner Julie, qu’elle m’apporte un peu de rhum ; j’ai mal à l’estomac.

MADAME SAINT-LÉON.

La cave est sur la console. — Vous n’avez peut-être pas dîné ?

ROYER.

Si fait ; j’ai essayé de manger quelques cuillerées de potage et une aile de volaille, ça ne m’a pas passé. (Il boit un verre de rhum.) — Le ministre a été fort content de mon dernier rapport.

MADAME SAINT-LÉON.

Ah !

ROYER.

Il en a fait presque tout l’exposé des motifs de son projet de loi.

MADAME SAINT-LÉON.

C’est très-affable. — (Moment de silence.) J’ai vu Mme Saint-Phal aujourd’hui, elle m’a fort demandé de vos nouvelles.

ROYER.

A propos, je l’ai rencontrée l’autre soir, elle ne m’a pas vu ; elle était avec un grand jeune homme blond.

MADAME SAINT-LÉON.

Ah ! tout de suite de mauvaises idées !

ROYER.

Non ; mais cette femme-là est très-légère, et je ne me soucie pas que vous la voyiez beaucoup.

MADAME SAINT-LÉON.

Mon Dieu ! je ne la reçois presque jamais. Elle est venue aujourd’hui, parce qu’elle avait un grand bonheur à me conter.

ROYER.

Qu’est-ce que c’est que ce bonheur ?

MADAME SAINT-LÉON

Ah ! mon Dieu, elle venait me dire que le général était en marché de quelque chose pour elle qu’elle désirait depuis long-temps.

ROYER.

Quelque chose qu’elle désirait depuis long-temps ?

MADAME SAINT-LÉON, négligemment.

Oui, un châle ! — un cachemire !

ROYER.

Ah !

MADAME SAINT-LÉON.

Du reste, ce n’est pas un cachemire neuf, c’est une Anglaise qui veut se défaire d’un.

ROYER.

Vos lampes vont bien mal, ma chère !

MADAME SAI NT-LÉON

Mais non, c’est que la mèche n’est pas assez levée. — Il paraît que cette Anglaise en a six.

ROYER.

Eh bien ! je suis sûr qu’elle ne les met pas.

MADAME SAINT-LÉON.

C’est possible, lorsqu’on en a tant ; mais celles qui n’en ont qu’un…

ROYER.

S’en lassent tout aussi bien !

MADAME SAINT-LÉON.

Mais, mon ami, il faut toujours un châle.

ROYER.

Sans doute ; mais les châles français, comme celui que je vous ai donné, valent bien les châles étrangers, dont les dessins sont horribles. D’ailleurs, qu’est-ce que ça prouve, un cac hemire ?

MADAME SAINT-LÉON

Qu’est-ce que prouve la croix de la légion-d’honneur que vous voulez tous avoir ? Jouissance d’amour-propre ; au moins on n’a pas l’air d’une grisette.

ROYER.

On peut très-bien avoir l’air distingué sans cela.

MADAME SAINT-LÉON

Alors pourquoi en aviez-vous acheté un des Indes à votre femme ?

ROYER.

Parce qu’avec la dot qu’elle m’apportait, j’étais tenu à une corbeille convenable, et que dans une corbeille convenable il y a toujours au moins quelques diamans et un cachemire.

MADAME SAINT-LÉON

Je suis sûre qu’elle le portait, elle !

ROYER.

Très-peu.

MADAME SAINT-LÉON

Tant pis ; parce que s’il avait été un peu fané, je vous l’aurait repris.

ROYER.

Je ne vous l’aurais pas vendu.

MADAME SAINT-LÉON, souriant.

Vous aimeriez mieux me le donner ?

ROYER.

Pas davantage !

MADAME SAINT-LÉON.

Qu’est-ce que vous comptez donc en faire ?

ROYER.

Rien ; mais il n’est pas convenable qu’une chose que ma femme a portée…

MADAME SAINT-LÉON, avec ironie.

Passe aux mains de la femme que vous aimez ?

ROYER.

Je ne dis pa s cela.

MADAME SAINT LÉON.

Mon Dieu si, monsieur, c’est votre pensée, et c’est précisément pour cela que j’avais envie de ce châle. Je voulais voir si vous ne mettiez pas de différence entre votre femme et moi, si vous me croyez digne des mêmes égards que vous aviez pour elle…

ROYER.

Pourquoi ne me demandez-vous pas aussi ses diamans ?

MADAME SAINT LÉON, avec dignité.

Des diamans, monsieur, sont comme de l’argent ; ils ont une valeur réelle, tandis qu’un objet de toilette, qui a été porté…

ROYER.

Sais-tu que tu plaides bien ?

MADAME SAINT LÉON.

Eh bien ! écoute, Alfred, prête-le-moi pour quelques mois ; je te le rendrai après. (S’approchant de lui, et arrangeant le nœud de sa cravate.) Si tu savais, ça m’irait s i bien !

ROYER.

Non, je le donnerai à ma belle-soeur.

MADAME SAINT LÉON, allant s’asseoir sur un sofa à l’autre bout du salon.

C’est vrai, ce sera plus convenable.

ROYER.

Tu vas bouder ?

MADAME SAINT LÉON.

Non, monsieur ; vous êtes bien libre de me préférer les personnes de votre famille.

ROYER.

Allons ! des folies maintenant.

MADAME SAINT LÉON.

J’ai un malheur ; je ne sais pas, comme Mme Saint-Phal, donner des inquiétudes. Ce sont celles-là qu’on aime !

ROYER, assis auprès d’elle.

Voyons, Irma, ne pleure pas, et embras se-moi.

MADAME SAINT LÉON.

Non, monsieur.

ROYER.

Comment tu ne veux pas m’embrasser, moi qui suis aujourd’hui si triste, si à plaindre ? Voyons, nous arrangerons tout cela.

MADAME SAINT LÉON.

Nous n’arrangerons rien, car je ne veux rien de vous.

ROYER.

Irma !

MADAME SAINT-LÉON, le repoussant.

Laissez-moi, monsieur.

ROYER.

Ma petite Irma !

MADAME SAINT-LÉON.

Du tout, monsieur ; non, je ne veux pas ; laiss ez-moi.


SCÈNE IX.


(NEUF HEURES.) — L’atelier de M. Sagot, marbrier près le cimetière Mont-Parnasse.

MADAME SAGOT.

Tenez, Jean, voilà une épitaphe qu’il faudra graver le plus tôt possible sur cette pierre-là. On a bien recommandé de ne pas faire attendre.

JEAN, lisant.

Ci-gît Jeanne-Marie Perrault, femme de M. Royer, chef de division aux affaires ecclésiastiques, officier de la Légion-d’Honneur, morte à l’âge de trente-deux ans. Elle fut bonne mère, bonne épouse. Son époux et son fils inconsolables lui ont élevé ce monument.

De profundis.

C’est bien, madame, je ferai ça demain.

MADAME SAGOT.

Dès que vous aurez fini votre pierre, vous irez la poser, et vous mettrez au-dessus une couronne d’immortelles.

JEAN.

Oui, madame ; bonsoir.

MADAME SAGOT.

Bonsoir, Jean.


SCÈNE X.


(NEUF HEURES UNE MINUTE.) — Le salon de Mme Saint-Léon.

MADAME SAINT-LÉON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.

Vous êtes insupportable. — Eh bien ! vous vous en allez ?

ROYER.

Oui, je suis fatigué ; j’ai eu tant d’émotions aujourd’hui ! J’ai besoin de repos. Je vous apporterai le châle demain ; mais vous ne le mettrez pas de quelque temps. Qu’on n’aille pas le reconnaître sur vos é paules.

MADAME SAINT-LÉON.

Oui, mon ami.

ROYER.

Adieu, petite.

MADAME SAINT-LÉON.

Vous ne m’embrassez pas ? (Il l’embrasse et sort.)


SCÈNE XI.


(NEUF HEURES CINQ MINUTES.)

MADAME SAINT-LÉON.

Julie, Julie, je l’aurai demain.

JULIE.

Quoi donc, madame ?

MADAME SAINT-LÉON.

Le cachemire.

JULIE, se jetant à son cou.

Oh ! madame, que je suis contente ! Comme ça va vous aller !

MADAME SAINT-LÉON.

Tu n’as qu’à aller chercher demain mon petit châle rayé, chez le dégraisseur ; je te le donne.

JULIE.

Que vous êtes bonne ; mais c’est le cachemire que je voudrais vous voir.

MADAME SAINT-LÉON.

Dis donc ? Mme Saint-Phal qui n’a jamais pu en avoir un, depuis deux ans qu’elle intrigue auprès du général.

JULIE.

Elle va être désolée.

MADAME SAINT-LÉON.

Tu ne sais pas ? j’ai une idée. Il est de très-bonne heure encore ; si nous allions chez elle pour lui conter la no uvelle ?

JULIE.

Ah ! oui, madame ; il y a de quoi l’empêcher de dormir cette nuit.

MADAME SAINT-LÉON.

Eh bien ! cours t’arranger ; moi je vais mettre mon chapeau.

(Elles sortent toutes deux.)


SCÈNE XII


(MARDI SOIR, DIX HEURES.) — La chambre à coucher de Royer. Sur un panneau auprès de la cheminée le portrait de sa femme.

ROYER, COIFFÉ DE NUIT, EN CALEÇON, PRÊT A SE METTRE AU LIT ; MARGUERITE.

ROYER.

…Comme du temps de ma femme, un livre de compte que j’arrêterai. — Avez-vous eu le soin de mettre le lit à l’air ?

MARGUERITE.

Oui, monsieur ; il y est resté toute la journée.

ROYER.

Il ne faudrait pas le laisser cette nuit, il n’y aurait qu’à pleuvoir.

MARGUERITE.

Je l’ai ôté, monsieur.

ROYER, prenant sa montre pour la monter.

Quelle heure est-il à la pendule ?

MARGUERITE.

Il est, il est… Elle est arrêtée.

ROYER.

C’est juste ; dans tout ce tracas d’hier j’ai oublié de la monter. Voyez l’heure qu’il est au salon.

MARGUERITE.

Dix heures dix minutes.

ROYER, près de la pendule.

Voyons, tenez la cage, et prenez garde de la laisser tomber.

(Il monte la pendule, et fait sonner les heures.)

MARGUERITE.

Ah ! mon Dieu, que j’ai eu peur !

ROYER.

Qu’est-ce que c’est donc ?

MARGUERITE.

C’est le portrait de madame ; imaginez-vous, monsieur, il m’a semblé qu’il me regardait.

ROYER.

Allons, sotte que vous êtes. — Vous dites qu’il était dix heures…

MARGUERITE.

Dix minutes, monsieur.

ROYER.

Mettons dix minutes et demie. — Donnez-moi la cage. — Là, je suis bien aise d’avoir fait cette opération ; je n’aime pas à ne point entendre sonner l’heure la nuit quand je me réveille.

MARGUERITE.

Monsieur n’a plus rien à me commander ?

ROYER.

Non. (La rappelant.) Ayez-moi demain des sardines fraîches pour mon déjeuner, et réveillez-moi à huit heures.

MARGUERITE.

Oui, monsieur. — Monsieur, je voulais vous dire pour la couturière…

ROYER.

C’est bien, c’est bien, nous reparlerons de ça. Bonsoir.

(Marguerite sort.)

ROYER, lisant le journal du soir.

Diable ! la loi a passé à une grande majorité : allons, bravo, monsieur le ministre ; avec votre permission, je m’en vais remettre la lecture de notre discours à demain ; je tombe de sommeil.

(Il éteint sa bougie et s’endort.)