Slatkine reprints (p. 97-113).

LA FAUSSE ESTHER


Au milieu du catalogue rouge, je lus ce prodigieux article :


Manuscrit. — Fragment d’un journal intime (1836-1839), par Mlle Esther van Gobseck, philosophe néerlandaise……………… 50 fr.

Intéressant. Détails inédits sur Fichte.


Les principaux types romanesques dont le public conserve le souvenir acquièrent souvent une célébrité qui dépasse celle des personnages historiques de même ordre. Si peu balzacien que puisse être le lecteur, il me permettra de supposer qu’il n’ignore pas Esther Gobseck. Lui-même lisant cette annonce eût manifesté une extrême surprise, personne n’en saurait douter.

Une heure plus tard, j’étais chez le libraire et le document m’appartenait. On voulut l’envelopper ; je n’y consentis pas, et dans la voiture qui me ramenait je commençai de l’examiner.


Mon acquisition était une sorte de registre couvert d’un papier à fleurs. À la première page, Mlle Gobseck, ou plutôt son homonyme, avait aquarellé d’une main timide et sage deux bouquets de roses liés par un ruban d’azur. Une hirondelle et un papillon, qui se trouvaient être de la même taille, volaient au-dessus de la composition, et vers le milieu de la feuille se lisait cette calligraphie :


IIe CAHIER DE MON JOURNAL

Commencé le 5 mars 1836 Anniversaire !)
Terminé le…


Le catalogue avait dit vrai. Mlle Gobseck parlait de Fichte ; sinon : pour l’avoir connu (puisque le grand Johann-Gottlieb était mort depuis 1814) au moins pour avoir eu l’honneur d’entendre parler son fils Hermann, pendant un séjour en Prusse.

De même l’annonce avait dûment traité de philosophe cette Néerlandaise.

La philosophie et Mlle Gobseck étaient inséparables ; mais, au cours de cette sympathie, entre une abstraction, et une réalité, la première ne donnait guère, encore que la seconde crût recevoir beaucoup. Le zèle de Mlle Gobseck à évoluer de la raison pure jusqu’à la raison pratique n’avait d’égale que la résistance sourde opposée à ses efforts par sa lente cérébralité. Les thèses et les antithèses qui s’affrontaient dans son esprit ne se rencontraient nulle part ailleurs dans le champ de l’intelligence humaine, et elle en tirait des synthèses qui étaient d’abord remarquables par la surprise qu’elles ne lui causaient pas.

Mais rien ne la décourageait. Mlle Gobseck éprouvait à l’égard de la philosophie cette Liebe ohne Wiederliebe, cette passion non partagée, que l’on s’accorde à regarder comme incomparable, en sentiment comme en expression. Elle aimait à régler sa vie en tous temps d’après ses principes, je veux dire d’après les principes des maîtres. Elle se gardait de croire aux critériums trompeurs de ses sens, aux conseils néfastes de ses goûts, aux fallacieux bavardages de ses opinions personnelles, et rien ne lui semblait véritable, légitime ou digne de foi, qui ne reposât d’abord sur un enseignement. Sa paix intérieure était à ce prix.

Les années 1836 et 1837 n’amenèrent aucun événement notable dans son existence. La petite ville, où elle passait des jours sans tristesses ni joies et parfaitement exempts de surprises, donnait un horizon tranquille à ses méditations régulières. En 1838, elle fit un voyage en Prusse, voyage d’études et de perfectionnement, au cours duquel toute aventure lui fut, semble-t-il, épargnée. Ce préambule exposé pour l’instruction du lecteur, je me bornerai à transcrire les dernières pages du journal que j’ai sous les yeux sans insister autrement sur ce qu’elles présentent d’extraordinaire.


I

28 mars 1839.

« Mina est venue me voir ce matin, à cinq heures et demie. D’habitude, je ne la vois jamais avant le lever du soleil, bien qu’elle et moi nous travaillions de bonne heure… Je suis allée lui ouvrir, une chandelle en main et mes cheveux sur le dos, dans une tenue où je n’aime pas à me montrer ; mais je me coiffais et je ne l’attendais pas.

« Je lui ai dit : « Qu’y a-t-il ? »

« Et elle m’a répondu : « Ah ! Esther ! »

« Bien inquiète, je l’ai fait asseoir, et je lui ai demandé si elle n’était pas malade, ou si son grand-père n’était pas plus mal, ou si peut-être la petite sœur… mais il ne s’agissait pas d’elle ; il s’agissait de moi, hélas !

« Elle tenait deux volumes à la main et elle me les tendit en disant :

« — Lis toi-même. »

« Je lus : H. De Balzac, la Femme supérieure, et je repris :

« — Qu’y a-t-il là dedans ?

« — Ce qu’il y a, répondit-elle. Il y a que ces deux volumes contiennent trois romans, et que dans le troisième il est question de toi, sous les traits d’une fille perdue.

« Elle m’avait dit cela si brusquement… Je me trouvai mal tout de suite et perdis conscience…

« Lorsque je fus de nouveau capable de l’entendre, Mina continuait :

« — Oui, oui, c’est affreux ; mais il faut que tu lises, Esther, il faut que tu lises. C’est une Hollandaise, te dis-je ; elle s’appelle Esther, comme toi ; Gobseck, comme ton père : c’est ton nom, c’est toi enfin, à toutes les pages de cet horrible livre. S’il continue de se vendre, ce roman de l’enfer, tu es déshonorée, ma fille, comprends-tu ; il faut agir tout de suite, aller à Paris, parler à l’auteur… »

« Miséricorde ! quel malheur sur moi ! Mina m’a montré quelques pages. Ce troisième roman s’appelle la Torpille[1]… Esther Gobseck… Esther Gobseck… En effet, c’est moi, c’est le nom de mon père… et dans quelle compagnie, Seigneur ! dans quelles maisons ! Ah ! mon Dieu ! quel malheur sur moi ! Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’y survivrai pas ! Mon Dieu ! faut-il avoir vécu comme je l’ai fait pendant vingt-sept ans selon la sagesse et parfois au prix de quelles luttes avec mes penchants naturels ! Faut-il avoir tout sacrifié aux fortifications de cette maison pure où je veux qu’habite mon âme et se cultive mon esprit ! Faut-il avoir renoncé même aux félicités du mariage pour se voir à la fin souillée moralement, salie : par un Français que je ne connais même point, traînée sous mon propre nom dans la boue du ruisseau de Paris… Ah ! mon Dieu ! quel malheur sur moi !

« Que faire ? que faire à présent ? Comment serai-je reçue par ce romancier si j’ose me présenter à lui ? Sais-je seulement si je serai respectée chez un homme assez débauché pour écrire ces infamies ? Et puis, qui me dit que tout cela n’est pas une vengeance, une machination ourdie contre moi ? J’ai des ennemis dans la ville, bien que je n’aie fait de mal à personne. Certains en veulent à ma famille, d’autres à ma fortune, d’autres à mon savoir. Et puis… et puis… le mal est fait… »


II


Paris, 12 avril.

« Je suis venue. En vérité, je ne sais pas ce que je fais ici, mais je suis venue… Mina le voulait pour mon honneur. Elle m’a dit qu’il était encore temps d’agir pour éviter un mal plus grave… Si du moins elle m’accompagnait, si je pouvais faire avec elle cette visite qui m’épouvante… Mais je suis seule ici dans cette ville, où mon nom, depuis six mois, est un nom infâme… »

III


13 avril.

« Où demeure M. de Balzac ? Comment me renseigner ? Je suis entrée ce matin chez son éditeur et j’ai posé la question. Un employé m’a dit : « Qui êtes-vous ? » et comme je n’osais pas me nommer, il m’a répondu grossièrement :

« — Ah ! alors, une créancière ? Eh bien ! si on vous demande l’adresse de Balzac, vous direz que vous ne la savez pas.

« Je suis partie… À mon hôtel on ne connaît pas même le nom de ce monsieur. Il n’est pas si célèbre que Mina me l’avait dit.

« Et cependant ses romans sont chez tous les libraires. J’ai vu, ce soir, la Torpille au Palais-Royal et je me suis enfuie en me cachant. Il me semble toujours que les passants me dévisagent, qu’ils me reconnaissent dans les rues… »


IV


15 avril.

« Enfin je sais. M. de Balzac : aux Jardies, Sèvres, sur la route de Ville-d’Avray, après l’arcade du chemin de fer.

« J’irai demain matin de bonne heure, pour être certaine de le trouver chez lui.

« Ah ! aurai-je assez de courage ? »

V


16 avril, midi.

« Je ne crois pas que l’on se soit moqué de moi, mais quel homme singulier que cet écrivain !…

« À sept heures, j’avais pris au Carrousel l’omnibus de Sèvres et je m’étais fait arrêter à l’arcade de Ville-d’Avray.

« J’ai trouvé sans peine la maison. Elle est située à mi-côte d’une colline, sous un parc, en plein midi, devant une admirable vue. Partout des bois, des forêts, des vallons. La brume du matin était si fraîche et si douce autour de moi que je me sentais pleine de vaillance et décidée à être forte lorsque j’ai sonné à la grille.

« Un domestique m’ouvre.

« — Monsieur de Balzac ?

« — Monsieur vient de se coucher.

— Il est souffrant ?

« — Non, madame. Monsieur se couche tous les jours vers huit heures du matin. Monsieur travaille la nuit.

« Vraiment, je ne crois pas qu’il se soit moqué de moi… À Paris, on ne voit guère d’existences normales… Tous les Français sont de tels originaux.

« — Madame peut revenir à six heures du soir, m’a dit le domestique, si Madame tient à voir Monsieur.

« Je reviendrai donc, mais cette journée d’attente me fait mal aux nerfs et m’enlève toute mon énergie. Maintenant, j’ai peur, je suis épuisée d’impatience et d’appréhensions. »


VI


16 avril, soir.

« Si cette journée n’est pas un rêve, j’en resterai folle ou j’en mourrai. Je ne comprends pas moi-même comment j’ai le courage d’en écrire le récit après l’avoir vécue ; mais il n’importe, j’écris machinalement, sans voir, dans un bourdonnement cérébral qui emporte ma raison.

« Je suis entrée chez cet homme à six heures, je crois… je ne sais plus… Ah ! pourquoi Mina m’a-t-elle fait lire ces pages que peut-être j’eusse ignorées ! Pourquoi le destin s’acharne-t-il sur ma tête ! Ah ! pauvre moi ! pauvre moi !

« Le domestique m’avait demandé qui annoncer. J’ai donné mon nom ; j’espérais qu’ainsi M. de Balzac saurait tout de suite quel était l’objet de ma démarche.

« Pendant cinq minutes je suis restée seule dans une antichambre qui n’avait pas de sièges. Les quatre murs en étaient blancs, et sur le plâtre on avait écrit au charbon : Ici une fresque par Delacroix… Ici un bas-relief de Rude… Ici une tapisserie des Gobelins… Je ne sais quoi encore… Il me vint à l’esprit que j’étais chez un fou… Mais non… Ce n’est pas lui qui est fou. C’est moi qui suis folle, ce soir. Lui, il a raison, il a toujours raison.

« On a ouvert une porte, j’ai fait trois pas, je n’ai vu personne… Et soudain une voix : terrible m’a crié du fond de la pièce :


« — Qui vous autorise, mademoiselle, à prendre le nom d’Esther Gobseck ? »


« Ah ! cette voix ! elle résonne encore dans ma pauvre tête en démence…

« J’ai levé les yeux. Un homme était devant moi, gros et laid et cependant superbe, avec de longs cheveux droits comme j’en ai vu porter aux étudiants prussiens. Il était debout derrière un bureau où il y avait bien dix mille feuilles de papier, plus mêlées, plus houleuses que les flots de la mer, et, par-dessus cet océan, il me regardait avec des prunelles noires que je voyais luire jusqu’à moi, bien qu’il tournât le dos à la lumière du jour.

« — Ah ! monsieur », murmurai-je, presque défaillante.

« Les mots mouraient sur mes lèvres.

« Il frappa du poing le bois de son bureau et répéta plusieurs fois :

« — Qui vous autorise ? qui vous autorise ? »

« Alors je ne sais plus comment j’en trouvai la force, mais je réussis à murmurer :

« — Monsieur, je suis Esther Gobseck. »

« Il porta tout son buste en avant, me foudroya d’un regard que je ne pus soutenir, et partit d’un éclat de rire qui secoua les murs comme la commotion d’une bombe.

« Vous ? dit-il. Vous !! Esther Gobseck ! »

« J’inclinai la tête.

« — Mademoiselle, reprit-il plus calme, cette plaisanterie est détestable. Si vous voulez me cacher votre identité, libre à vous. Prenez un pseudonyme ou ne vous nommez point, mais ne ravissez pas le nom d’une autre ! Le nom est la propriété la plus sacrée que possède la personne humaine. »


« D’une main tremblante, j’ouvris ma serviette portefeuille et je lui tendis mon passeport où mon signalement se trouvait exposé.

« — Prenez-en connaissance, monsieur. Les pièces sont signées du bourgmestre… »

« Il lut, relut, dit à plusieurs reprises : « Étrange… curieux… singulier… » Puis il me considéra longuement, et, de pâle que j’étais, je devins extrêmement rouge.

« — C’est en règle, fit-il enfin. Il n’y a rien à dire, vous êtes Esther Gobseck… si extraordinaire que cela puisse sembler. »


« Il chiffonna un papier qu’il jeta dans une corbeille, s’assit, et, se retournant soudain vers moi :

« — Alors vous allez me donner tout de suite un renseignement dont j’ai besoin. De quoi se composait le mobilier de votre chambre à coucher lorsque vous êtes entrée à l’Opéra comme petite danseuse ?

« — Petite danseuse ! m’écriai-je révoltée. Mais monsieur, je n’ai jamais été petite danseuse ! je suis philosophe fichtiste.

« Furieux, il frappa de nouveau le bois du meuble :

« — Mademoiselle, je vous répète que cette facétie est déplacée. De deux choses l’une : ou bien vous n’êtes pas Esther Gobseck (et c’est ce que j’ai cru tout d’abord), ou bien si vous êtes Esther Gobseck, vous êtes la Torpille.

« — La Torpille, c’est moi ? balbutiai-je égarée.

« — Mais bien entendu ! Et la Torpille n’est pas philosophe fichtiste ! »


« Après un silence, il se leva, étendit sa main dans ma direction et me dit les choses stupéfiantes que je vais essayer d’écrire si j’en ai encore la force. L’autorité de sa voix était telle que je ne l’interrompis à aucun moment.

« — Vous êtes née en 1805, de Sarah van Gobseck et de père inconnu. Votre mère, ruinée par Maxime de Trailles, est morte assassinée par un officier dans une maison du Palais-Royal, au mois de décembre 1818. À cette date, vous aviez treize ans et, depuis plusieurs années déjà, guidée par votre mère Sarah, vous meniez la triste vie des petites prostituées impubères. C’est alors que vous êtes entrée à l’Opéra. Plusieurs habitués vous entretenaient, parmi lesquels Clément des Lupeaulx. J’aurais bien besoin de savoir quel fut le mobilier de votre chambre à coucher vers cette époque ; mais puisque vous ne voulez rien dire, passons. En 1823, on complote de vous envoyer à Issoudun chez le vieux Jean-Jacques Rouget sur le point d’épouser sa bonne, et que l’on voudrait, grâce à vous, détourner de ce mariage indigne. Le projet ne réussit pas. Je passe encore sur les embarras d’argent qui attristèrent votre dix-huitième année, embarras qui vous obligent à un expédient honteux. À la fin de cette année 1823, vous rencontrez par hasard Lucien de Rubempré au théâtre, vous le recevez dans votre appartement situé rue de Langlade. Vous l’adorez, il vous aime, et je ne vous apprendrai point comment, par l’entremise de Vautrin, le baron de Nucingen fait votre fortune et celle de Lucien tout ensemble. Maintenant, écoutez-moi bien.

« Je l’écoutais, au comble de l’horreur.

« — Nucingen vous est odieux, ma fille. Il a trente-huit ans de plus que vous. Il est antipathique et même répulsif. Vous le subissez avec une aversion croissante. Écoutez-moi bien : le 13 mai, après une soirée donnée en son honneur, vous absorberez une perle noire contenant un topique javanais et vous mourrez instantanément. Tel est le sort que je vous réserve. »

« Hélas ! je tremblais comme une feuille.

« — Comment le savez-vous, monsieur ? bégayai-je.

« — Comment je le sais ? cria-t-il. Quelle inepte question ! c’est moi qui vous ai faite ! »

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VII


17 avril.

« Ma raison revint peu à peu.

« Maintenant j’y vois clair. La situation s’illumine. C’est la lutte de deux certitudes entre elles, et pas autre chose, pas autre chose.

« Je crois (je crois) que j’ai vingt-sept ans, que je suis née à Maestricht en 1812, que je porte le nom de mon père et que j’ai toujours vécu en honnête fille ; mais au fond quelle preuve ai-je de cela ? aucune.

« Je ne me fonde ni sur un principe rationnel, ni sur une vérité d’expérience, ni sur une sensation pour affirmer que telle est ma vie. Je ne puis donc examiner que deux représentations pour arriver à la connaissance adéquate de mon passé : mon propre souvenir ou le témoignage d’autrui. Or, dans le cas actuel, ce sont des représentations antagonistes. Reste donc à déterminer laquelle des deux primera l’autre.

« Eh bien, je me sens encore mentalement trop atteinte pour accorder la suprématie à ma certitude personnelle. L’homme qui m’a parlé hier me domine, je n’en puis pas douter. Considérer son esprit comme inférieur au mien serait de ma part une insigne niaiserie. Sa clairvoyance a été la lumière de ma raison égarée. J’ai vécu ces jours-ci dans une hallucination dont je n’avais pas même conscience, et qui, par un phénomène inexplicable, m’a donné des souvenirs fictifs au moment où je perdais mes souvenirs conformes.

« Ma personnalité s’est dédoublée si complètement que je ne puis pas savoir à quelle date exacte s’est faite la métamorphose de mon moi, car je ne trouve à mon service qu’une mémoire faussée de fond en comble. Je me sens vivre dans l’état mental du rêve, acceptant comme vraisemblables des événements chimériques et toute une longue suite de souvenirs que M. de Balzac, par son témoignage formel, réduit à néant. »

VIII


18 avril.

« Ainsi je suis une de ces femmes… Mon Dieu ! je ne m’en doutais guère. Je ne voyais pas la vérité ; mais quelle folie de la nier ; quelle folie ! Ma sensation intervient pour corroborer le témoignage. Je ne suis pas physiquement pure ; ma chasteté n’est qu’intellectuelle, j’ai les sens impérieux d’une courtisane, mon corps est brûlé d’un feu intérieur. Comment le nier, hélas ! et toutes mes faiblesses ! et toutes les faiblesses de ma volonté ! »


IX


19 avril.

« Ce soir je suis sortie pour accomplir mon destin ; mais quelle étrange métamorphose est la mienne ! J’ai totalement oublié mes habitudes premières. La seule pensée d’y revenir m’effarouche et la timidité m’étrangle au moment d’articuler un mot.

« Un inconnu que j’ai osé aborder m’a prise sans doute pour une mendiante, car il m’a jeté cinquante centimes et ne m’a pas invitée à le suivre. Peut-être n’ai-je pas le costume… Peut-être aussi n’ai-je pas la voix. »

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X


5 mai.

« La fin approche, la fin de ma pauvre destinée.

Je sais bien, quoique je n’ose pas l’écrire ; je sais trop bien pourquoi le 13 mai prochain, comme l’a prédit M. de Balzac, je passerai de la vie à la mort en avalant une perle noire…

« Une perle noire, contenant un topique javanais… Où la trouver, cette perle noire qui renferme l’éternité ? Je vais de boutique en boutique, chez les pharmaciens, chez les herboristes… On m’offre des poisons, mais pas celui-là… (Oh ! Dieu ! l’horrible vie et que la mort me sera douce !)… Je veux un topique javanais, un topique javanais dans une perle noire… M. de Balzac l’ordonne ainsi. »

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(Le manuscrit s’arrête là. Suivent quarante et une pages blanches.)

  1. La première partie de Splendeurs et Misères parut sous ce titre en octobre 1838, en même temps que La Femme supérieure et La Maison Nucingen.