Contes épiques/Les Deux Évêques

PoésiesBibliothèque-CharpentierTome second (p. 85-87).


Les Deux Évêques

À Léon Cladel


 
Les fidèles priaient, prosternés sur les dalles :
Manants, reîtres, bourgeois venus de la cité,
Et seigneurs descendus des aires féodales.

Près d’eux, sur un drap noir de larmes argenté,
Un cadavre portant la mitre pastorale
Semblait, rigide et blême, un évêque sculpté.

Un prêtre vint, monta les marches en spirale
De la chaire, s’assit, ayant toussé d’abord,
Et remplit de sa voix la grande cathédrale.


« Frères, votre pasteur fut très doux, et très fort,
« Très fort contre les loups, très doux pour les ouailles, »
Dit l’évêque vivant louant l’évêque mort.

« Tendre, il dissuadait les hommes des batailles,
« Prêchant aux paysans de subir les impôts,
« Conseillant aux seigneurs de réduire les tailles.

« Il égalait, dans son amour toujours dispos,
« Au noble le vilain, le serviteur au maître ;
« Et ce berger chrétien n’avait pas deux troupeaux.

« Il était charitable et se cachait de l’être ;
« Il priait pour celui qui l’avait insulté ;
« Donner et pardonner, n’est-ce pas tout le prêtre ?

« Et maintenant, reçu dans le ciel mérité,
« Assis entre le Père et le Fils, il contemple,
« Prie et célèbre Dieu pendant l’éternité ! »



Ainsi parlait l’évêque en rhythmant sa voix ample,
Quand un cri par la foule en délire poussé
Fit trembler les vitraux et les piliers du temple.

Du catafalque noir le mort s’était dressé !
Ses yeux rouverts par un effrayant privilège
Regardèrent le peuple à ses pieds renversé.

Il était morne et blanc comme un spectre de neige,
Et, tendant la longueur de son bras décharné
Vers l’évêque vivant qui tremblait sur son siège,

L’évêque mort cria : « Tu mens ! je suis damné. »