Contes épiques/L’Épée

PoésiesBibliothèque-CharpentierTome second (p. 74-76).


L’Épée


 
Très fidèle à son roi, plus fidèle à l’honneur,
Don Alonzo Perez de Guzman, gouverneur
De Tarifa célèbre entre les villes fortes,
Fait sa ronde, exhortant les officiers des portes,
Surveillant les cuviers de bitume et de poix,
Parlant bas aux veilleurs et saluant les croix
Qu’on a peintes de sang païen sur les murailles.
Vieux, mais dur, le cuir brun et balafré d’entailles,
On le cite parmi les plus fiers batailleurs ;
A Tolose, à Figuère, à Saragosse, ailleurs,

La mort et lui se sont regardés face à face ;
Si nombreux que l’on soit, quoi qu’on veuille ou qu’on fasse,
On ne lui prendra pas la ville qu’il défend.
Un soin le trouble ; il a, lui vieillard, un enfant,
Suprême et frêle fleur de son arbre héraldique.
C’est la seule faiblesse où son orgueil abdique.
Il vécut sans amour, à sa tâche adonné,
Mais le jour où naquit son fils, son cœur est né.
Or l’enfant est malade, une âme éclose à peine !
Vers la sierra d’Arcos où la brise est plus saine,
Chétif, maigre à tenir en l’étui d’un poignard,
On l’a porté dans un village montagnard.
De là naît le souci dont le vieillard s’attriste :
Les Mores sont venus, de nuit, à l’improviste ;
Peut-être ont-ils, troupeau forcené de démons,
Brûlé huttes et bourgs à travers bois et monts,
Égorgé les enfants sur le sein des nourrices ;
Et des pleurs par instants mouillent ses cicatrices.

Tout à coup, au delà du rempart, dans le camp,
Un héraut vêtu d’or et l’air très arrogant
Fait ce Cry que don Juan de Castille, son maître,
(Les païens ont pour chef ce chrétien fourbe et traître)
Veut parler à Perez de Guzman, gouverneur.
Celui-ci monte au mur. « Que me veux-tu, Seigneur ?
— Regarde ! » dit don Juan. On voit luire une lame
Dans sa main droite, et dans ses bras, comme une femme,
Il élève un enfant qui se tord demi-nu
Et pleure. Cet enfant, Guzman l’a reconnu.
« Çà, dit l’autre, choisis. Livre ta ville, ou tremble,
Car je frappe ton fils sous tes yeux. Que t’en semble
Et qu’en dis-tu ? » Guzman répond : « Je dis, damné,
Que même pour percer le cœur d’un nouveau-né
Ta lame ne fut pas, lâche, assez bien trempée. »
Et du haut du rempart il lui jette une épée.