Consuelo/Chapitre XLV

Michel Lévy (2p. 44-56).

XLV.

Ce langage rassurait Consuelo sur le présent, mais ne la laissait pas sans appréhension pour l’avenir. L’abnégation fanatique d’Albert prenait sa source dans une passion profonde et invincible, sur laquelle le sérieux de son caractère et l’expression solennelle de sa physionomie ne pouvaient laisser aucun doute. Consuelo, interdite, quoique doucement émue, se demandait si elle pourrait continuer à consacrer ses soins à cet homme épris d’elle sans réserve et sans détour. Elle n’avait jamais traité légèrement dans sa pensée ces sortes de relations, et elle voyait qu’avec Albert aucune femme n’eût pu les braver sans de graves conséquences. Elle ne doutait ni de sa loyauté ni de ses promesses ; mais le calme qu’elle s’était flattée de lui rendre devait être inconciliable avec un amour si ardent et l’impossibilité où elle se voyait d’y répondre. Elle lui tendit la main en soupirant, et resta pensive, les yeux attachés à terre, plongée dans une méditation mélancolique.

« Albert, lui dit-elle enfin en relevant ses regards sur lui, et en trouvant les siens remplis d’une attente pleine d’angoisse et de douleur, vous ne me connaissez pas, quand vous voulez me charger d’un rôle qui me convient si peu. Une femme capable d’en abuser serait seule capable de l’accepter. Je ne suis ni coquette ni orgueilleuse, je ne crois pas être vaine, et je n’ai aucun esprit de domination. Votre amour me flatterait, si je pouvais le partager ; et si cela était, je vous le dirais tout de suite. Vous affliger par l’assurance réitérée du contraire est, dans la situation où je vous trouve, un acte de cruauté froide que vous auriez bien dû m’épargner, et qui m’est cependant imposé par ma conscience, quoique mon cœur le déteste, et se déchire en l’accomplissant. Plaignez-moi d’être forcée de vous affliger, de vous offenser, peut-être, en un moment où je voudrais donner ma vie pour vous rendre le bonheur et la santé.

— Je le sais, enfant sublime, répondit Albert avec un triste sourire. Tu es si bonne et si grande, que tu donnerais ta vie pour le dernier des hommes ; mais ta conscience, je sais bien qu’elle ne pliera pour personne. Ne crains donc pas de m’offenser, en me dévoilant cette rigidité que j’admire, cette froideur stoïque que ta vertu conserve au milieu de la plus touchante pitié. Quant à m’affliger, cela n’est pas en ton pouvoir, Consuelo. Je ne me suis point fait d’illusions ; je suis habitué aux plus atroces douleurs ; je sais que ma vie est dévouée aux sacrifices les plus cuisants. Ne me traite donc pas comme un homme faible, comme un enfant sans cœur et sans fierté, en me répétant ce que je sais de reste, que tu n’auras jamais d’amour pour moi. Je sais toute ta vie, Consuelo, bien que je ne connaisse ni ton nom, ni ta famille, ni aucun fait matériel qui te concerne. Je sais l’histoire de ton âme ; le reste ne m’intéresse pas. Tu as aimé, tu aimes encore, et tu aimeras toujours un être dont je ne sais rien, dont je ne veux rien savoir, et auquel je ne te disputerai que si tu me l’ordonnes. Mais sache, Consuelo, que tu ne seras jamais ni à lui, ni à moi, ni à toi-même. Dieu t’a réservé une existence à part, dont je ne cherche ni ne prévois les circonstances ; mais dont je connais le but et la fin. Esclave et victime de ta grandeur d’âme, tu n’en recueilleras jamais d’autre récompense en cette vie que la conscience de ta force et le sentiment de ta bonté. Malheureuse au dire du monde, tu seras, en dépit de tout, la plus calme et la plus heureuse des créatures humaines, parce que tu seras toujours la plus juste et la meilleure. Car les méchants et les lâches sont seuls à plaindre, ô ma sœur chérie, et la parole du Christ sera vraie, tant que l’humanité sera injuste et aveugle : Heureux ceux qui sont persécutés ! heureux ceux qui pleurent et qui travaillent dans la peine ! »

La force et la dignité qui rayonnaient sur le front large et majestueux d’Albert exercèrent en ce moment une si puissante fascination sur Consuelo, qu’elle oublia ce rôle de fière souveraine et d’amie austère qui lui était imposé, pour se courber sous la puissance de cet homme inspiré par la foi et l’enthousiasme. Elle se soutenait à peine, encore brisée par la fatigue, et toute vaincue par l’émotion. Elle se laissa glisser sur ses genoux, déjà pliés par l’engourdissement de la lassitude, et, joignant les mains, elle se mit à prier tout haut avec effusion.

« Si c’est toi, mon Dieu, s’écria-t-elle, qui mets cette prophétie dans la bouche d’un saint, que ta volonté soit faite et qu’elle soit bénie ! Je t’ai demandé le bonheur dans mon enfance, sous une face riante et puérile, tu me le réservais sous une face rude et sévère, que je ne pouvais pas comprendre. Fais que mes yeux s’ouvrent et que mon cœur se soumette. Cette destinée qui me semblait si injuste et qui se révèle peu à peu, je saurai l’accepter, mon Dieu, et ne te demander que ce que l’homme a le droit d’attendre de ton amour et de ta justice : la foi, l’espérance et la charité. »

En priant ainsi, Consuelo se sentit baignée de larmes. Elle ne chercha point à les retenir. Après tant d’agitation et de fièvre, elle avait besoin de cette crise, qui la soulagea en l’affaiblissant encore. Albert pria et pleura avec elle, en bénissant ces larmes qu’il avait si longtemps versées dans la solitude, et qui se mêlaient enfin à celles d’un être généreux et pur.

« Et maintenant, lui dit Consuelo en se relevant, c’est assez penser à nous-mêmes. Il est temps de nous occuper des autres, et de nous rappeler nos devoirs. J’ai promis de vous ramener à vos parents, qui gémissent dans la désolation, et qui déjà prient pour vous comme pour un mort. Ne voulez-vous pas leur rendre le repos et la joie, mon cher Albert ? Ne voulez-vous pas me suivre ?

— Déjà ! s’écria le jeune comte avec amertume ; déjà nous séparer ! déjà quitter cet asile sacré où Dieu seul est entre nous, cette cellule que je chéris depuis que tu m’y es apparue, ce sanctuaire d’un bonheur que je ne retrouverai peut-être jamais, pour rentrer dans la vie froide et fausse des préjugés et des convenances ! Ah ! pas encore, mon âme, ma vie ! encore un jour, encore un siècle de délices. Laisse-moi oublier ici qu’il existe un monde de mensonge et d’iniquité, qui me poursuit comme un rêve funeste ; laisse-moi revenir lentement et par degrés à ce qu’ils appellent la raison. Je ne me sens pas encore assez fort pour supporter la vue de leur soleil et le spectacle de leur démence. J’ai besoin de te contempler, de t’écouter encore. D’ailleurs je n’ai jamais quitté ma retraite par une résolution soudaine et sans de longues réflexions ; ma retraite affreuse et bienfaisante, lieu d’expiation terrible et salutaire, où j’arrive en courant et sans détourner la tête, où je me plonge avec une joie sauvage, et dont je m’éloigne toujours avec des hésitations trop fondées et des regrets trop durables ! Tu ne sais pas quels liens puissants m’attachent à cette prison volontaire, Consuelo ! tu ne sais pas qu’il y a ici un moi que j’y laisse, et qui est le véritable Albert, et qui n’en saurait sortir ; un moi que j’y retrouve toujours, et dont le spectre me rappelle et m’obsède quand je suis ailleurs. Ici est ma conscience, ma foi, ma lumière, ma vie sérieuse en un mot. J’y apporte le désespoir, la peur, la folie ; elles s’y acharnent souvent après moi, et m’y livrent une lutte effroyable. Mais vois-tu, derrière cette porte, il y a un tabernacle où je les dompte et où je me retrempe. J’y entre souillé et assailli par le vertige ; j’en sors purifié, et nul ne sait au prix de quelles tortures j’en rapporte la patience et la soumission. Ne m’arrache pas d’ici, Consuelo ; permets que je m’en éloigne à pas lents et après avoir prié.

— Entrons-y, et prions ensemble, dit Consuelo. Nous partirons aussitôt après. L’heure s’avance, le jour est peut-être près de paraître. Il faut qu’on ignore le chemin qui vous ramène au château, il faut qu’on ne vous voie pas rentrer, il faut peut-être aussi qu’on ne nous voie pas rentrer ensemble : car je ne veux pas trahir le secret de votre retraite, Albert, et jusqu’ici nul ne se doute de ma découverte. Je ne veux pas être interrogée, je ne veux pas mentir. Il faut que j’aie le droit de me renfermer dans un respectueux silence vis-à-vis de vos parents, et de leur laisser croire que mes promesses n’étaient que des pressentiments et des rêves. Si on me voyait revenir avec vous, ma discrétion passerait pour de la révolte ; et quoique je sois capable de tout braver pour vous, Albert, je ne veux pas sans nécessité m’aliéner la confiance et l’affection de votre famille. Hâtons-nous donc ; je suis épuisée de fatigue, et si je demeurais plus longtemps ici, je pourrais perdre le reste de force dont j’ai besoin pour faire ce nouveau trajet. Allons, priez, vous dis-je, et partons.

— Tu es épuisée de fatigue ! repose-toi donc ici, ma bien-aimée ! Dors, je veillerai sur toi religieusement ; ou si ma présence t’inquiète, tu m’enfermeras dans la grotte voisine. Tu mettras cette porte de fer entre toi et moi ; et tant que tu ne me rappelleras pas, je prierai pour toi dans mon église.

— Et pendant que vous prierez, pendant que je me livrerai au repos, votre père subira encore de longues heures d’agonie, pâle et immobile, comme je l’ai vu une fois, courbé sous la vieillesse et la douleur, pressant de ses genoux affaiblis le pavé de son oratoire, et semblant attendre que la nouvelle de votre mort vienne lui arracher son dernier souffle ! Et votre pauvre tante s’agitera dans une sorte de fièvre à monter sur tous les donjons pour vous chercher des yeux sur les sentiers de la montagne ! Et ce matin encore on s’abordera dans le château, et on se séparera le soir avec le désespoir dans les yeux et la mort dans l’âme ! Albert, vous n’aimez donc pas vos parents, puisque vous les faites languir et souffrir ainsi sans pitié ou sans remords ?

— Consuelo, Consuelo ! s’écria Albert en paraissant sortir d’un songe, ne parle pas ainsi, tu me fais un mal affreux. Quel crime ai-je donc commis ? quels désastres ai-je donc causés ? pourquoi sont-ils si inquiets ? Combien d’heures se sont donc écoulées depuis celle où je les ai quittés ?

— Vous demandez combien d’heures ! demandez combien de jours, combien de nuits, et presque combien de semaines !

— Des jours, des nuits ! Taisez-vous, Consuelo, ne m’apprenez pas mon malheur ! Je savais bien que je perdais ici la juste notion du temps, et que la mémoire de ce qui se passe sur la face de la terre ne descendait point dans ce sépulcre… Mais je ne croyais pas que la durée de cet oubli et de cette ignorance pût être comptée par jours et par semaines.

— N’est-ce pas un oubli volontaire, mon ami ? Rien ne vous rappelle ici les jours qui s’effacent et se renouvellent, d’éternelles ténèbres y entretiennent la nuit. Vous n’avez même pas, je crois, un sablier pour compter les heures. Ce soin d’écarter les moyens de mesurer le temps n’est-il pas une précaution farouche pour échapper aux cris de la nature et aux reproches de la conscience ?

— Je l’avoue, j’ai besoin d’abjurer, quand je viens ici, tout ce qu’il y a en moi de purement humain. Mais je ne savais pas, mon Dieu ! que la douleur et la méditation pussent absorber mon âme au point de me faire paraître indistinctement les heures longues comme des jours, ou les jours rapides comme des heures. Quel homme suis-je donc, et comment ne m’a-t-on jamais éclairé sur cette nouvelle disgrâce de mon organisation ?

— Cette disgrâce est, au contraire, la preuve d’une grande puissance intellectuelle, mais détournée de son emploi et consacrée à de funestes préoccupations. On s’est imposé de vous cacher les maux dont vous êtes la cause ; on a cru devoir respecter votre souffrance en vous taisant celle d’autrui. Mais, selon moi, c’était vous traiter avec trop peu d’estime, c’était douter de votre cœur ; et moi qui n’en doute pas, Albert, je ne vous cache rien.

— Partons ! Consuelo, partons ! dit Albert en jetant précipitamment son manteau sur ses épaules. Je suis un malheureux ! J’ai fait souffrir mon père que j’adore, ma tante que je chéris ! Je suis à peine digne de les revoir ! Ah ! plutôt que de renouveler de pareilles cruautés, je m’imposerais le sacrifice de ne jamais revenir ici ! Mais non, je suis heureux ; car j’ai rencontré un cœur ami, pour m’avertir et me réhabiliter. Quelqu’un enfin m’a dit la vérité sur moi-même, et me la dira toujours, n’est-ce pas, ma sœur chérie ?

— Toujours, Albert, je vous le jure.

— Bonté divine ! et l’être qui vient à mon secours est celui-là seul que je puis écouter et croire ! Dieu sait ce qu’il fait ! Ignorant ma folie, j’ai toujours accusé celle des autres. Hélas ! mon noble père, lui-même, m’aurait appris ce que vous venez de m’apprendre, Consuelo, que je ne l’aurais pas cru ! C’est que vous êtes la vérité et la vie, c’est que vous seule pouvez porter en moi la conviction, et donner à mon esprit troublé la sécurité céleste qui émane de vous.

— Partons, dit Consuelo en l’aidant à agrafer son manteau, que sa main convulsive et distraite ne pouvait fixer sur son épaule.

— Oui, partons, dit-il en la regardant d’un œil attendri remplir ce soin amical ; mais auparavant, jure-moi, Consuelo, que si je reviens ici, tu ne m’y abandonneras pas ; jure que tu viendras m’y chercher encore, fut-ce pour m’accabler de reproches, pour m’appeler ingrat, parricide, et me dire que je suis indigne de ta sollicitude. Oh ! ne me laisse plus en proie à moi-même ! tu vois bien que tu as tout pouvoir sur moi, et qu’un mot de ta bouche me persuade et me guérit mieux que ne feraient des siècles de méditation et de prière.

— Vous allez me jurer, vous, lui répondit Consuelo en appuyant sur ses deux épaules ses mains enhardies par l’épaisseur du manteau, et en lui souriant avec expansion, de ne jamais revenir ici sans moi !

— Tu y reviendras donc avec moi, s’écria-t-il en la regardant avec ivresse, mais sans oser l’entourer de ses bras : jure-le-moi, et moi je fais le serment de ne jamais quitter le toit de mon père sans ton ordre ou ta permission.

— Eh bien, que Dieu entende et reçoive cette mutuelle promesse, répondit Consuelo transportée de joie. Nous reviendrons prier dans votre église, Albert, et vous m’enseignerez à prier ; car personne ne me l’a appris, et j’ai de connaître Dieu un besoin qui me consume. Vous me révélerez le ciel, mon ami, et moi je vous rappellerai, quand il le faudra, les choses terrestres et les devoirs de la vie humaine.

— Divine sœur ! dit Albert, les yeux noyés de larmes délicieuses, va ! Je n’ai rien à t’apprendre, et c’est toi qui dois me confesser, me connaître, et me régénérer ! C’est toi qui m’enseigneras tout, même la prière. Ah ! je n’ai plus besoin d’être seul pour élever mon âme à Dieu. Je n’ai plus besoin de me prosterner sur les ossements de mes pères, pour comprendre et sentir l’immortalité. Il me suffit de te regarder pour que mon âme vivifiée monte vers le ciel comme un hymne de reconnaissance et un encens de purification. »

Consuelo l’entraîna ; elle-même ouvrit et referma les portes.

« À moi, Cynabre ! » dit Albert à son fidèle compagnon en lui présentant une lanterne, mieux construite que celle dont s’était munie Consuelo, et mieux appropriée au genre de voyage qu’elle devait protéger.

L’animal intelligent prit d’un air de fierté satisfaite l’anse du fanal, et se mit à marcher en avant d’un pas égal, s’arrêtant chaque fois que son maître s’arrêtait, hâtant ou ralentissant son allure au gré de la sienne, et gardant le milieu du chemin, pour ne jamais compromettre son précieux dépôt en le heurtant contre les rochers et les broussailles.

Consuelo avait bien de la peine à marcher ; elle se sentait brisée ; et sans le bras d’Albert, qui la soutenait et l’enlevait à chaque instant, elle serait tombée dix fois. Ils redescendirent ensemble le courant de la source, en côtoyant ses marges gracieuses et fraîches.

« C’est Zdenko, lui dit Albert, qui soigne avec amour la naïade de ces grottes mystérieuses. Il aplanit son lit souvent encombré de gravier et de coquillages. Il entretient les pâles fleurs qui naissent sous ses pas, et les protège contre ses embrassements parfois un peu rudes. »

Consuelo regarda le ciel à travers les fentes du rocher. Elle vit briller une étoile.

« C’est Aldébaram, l’étoile des zingari, lui dit Albert. Le jour ne paraîtra que dans une heure.

— C’est mon étoile, répondit Consuelo ; car je suis, non de race, mais de condition, une sorte de zingara, mon cher comte. Ma mère ne portait pas d’autre nom à Venise, quoiqu’elle se révoltât contre cette appellation, injurieuse, selon ses préjugés espagnols. Et moi j’étais, je suis encore connue dans ce pays-là, sous le titre de Zingarella.

— Que n’es-tu en effet un enfant de cette race persécutée ! répondit Albert : je t’aimerais encore davantage, s’il était possible ! »

Consuelo, qui avait cru bien faire en rappelant au comte de Rudolstadt la différence de leurs origines et de leurs conditions, se souvint de ce qu’Amélie lui avait appris des sympathies d’Albert pour les pauvres et les vagabonds. Elle craignit de s’être abandonnée involontairement à un sentiment de coquetterie instinctive, et garda le silence.

Mais Albert le rompit au bout de quelques instants.

« Ce que vous venez de m’apprendre, dit-il, a réveillé en moi, par je ne sais quel enchaînement d’idées, un souvenir de ma jeunesse, assez puéril, mais qu’il faut que je vous raconte, parce que, depuis que je vous ai vue, il s’est présenté plusieurs fois à ma mémoire avec une sorte d’insistance. Appuyez-vous sur moi davantage, pendant que je vous parlerai, chère sœur.

« J’avais environ quinze ans ; je revenais seul, un soir, par un des sentiers qui côtoient le Schreckenstein, et qui serpentent sur les collines, dans la direction du château. Je vis devant moi une femme grande et maigre, misérablement vêtue, qui portait un fardeau sur ses épaules, et qui s’arrêtait de roche en roche pour s’asseoir et reprendre haleine. Je l’abordai. Elle était belle, quoique hâlée par le soleil et flétrie par la misère et le souci. Il y avait sous ses haillons une sorte de fierté douloureuse ; et lorsqu’elle me tendit la main, elle eut l’air de commander à ma pitié plutôt que de l’implorer. Je n’avais plus rien dans ma bourse, et je la priai de venir avec moi jusqu’au château, où je pourrais lui offrir des secours, des aliments, et un gîte pour la nuit.

« — Je l’aime mieux ainsi, me répondit-elle avec un accent étranger que je pris pour celui des vagabonds égyptiens ; car je ne savais pas à cette époque les langues que j’ai apprises depuis dans mes voyages. Je pourrai, ajouta-t-elle, vous payer l’hospitalité que vous m’offrez, en vous faisant entendre quelques chansons des divers pays que j’ai parcourus. Je demande rarement l’aumône ; il faut que j’y sois forcée par une extrême détresse.

« — Pauvre femme ! lui dis-je, vous portez un fardeau bien lourd ; vos pauvres pieds presque nus sont blessés. Donnez-moi ce paquet, je le porterai jusqu’à ma demeure, et vous marcherez plus librement.

« — Ce fardeau devient tous les jours plus pesant, répondit-elle avec un sourire mélancolique qui l’embellit tout à fait ; mais je ne m’en plains pas. Je le porte depuis plusieurs années, et j’ai fait des centaines de lieues avec lui sans regretter ma peine. Je ne le confie jamais à personne ; mais vous avez l’air d’un enfant si bon, que je vous le prêterai jusque là-bas.

« À ces mots, elle ôta l’agrafe du manteau qui la couvrait tout entière, et qui ne laissait passer que le manche de sa guitare. Je vis alors un enfant de cinq à six ans, pâle et hâlé comme sa mère, mais d’une physionomie douce et calme qui me remplit le cœur d’attendrissement. C’était une petite fille toute déguenillée, maigre, mais forte, et qui dormait du sommeil des anges sur ce dos brûlant et brisé de la chanteuse ambulante. Je la pris dans mes bras, et j’eus bien de la peine à l’y garder ; car, en s’éveillant, et en se voyant sur un sein étranger, elle se débattit et pleura. Mais sa mère lui parla dans sa langue pour la rassurer. Mes caresses et mes soins la consolèrent, et nous étions les meilleurs amis du monde en arrivant au château. Quand la pauvre femme eut soupé, elle coucha son enfant dans un lit que je lui avais fait préparer, fit une espèce de toilette bizarre, plus triste encore que ses haillons, et vint dans la salle où nous mangions, chanter des romances espagnoles, françaises et allemandes, avec une belle voix, un accent ferme, et une franchise de sentiment qui nous charmèrent. Ma bonne tante eut pour elle mille soins et mille attentions. Elle y parut sensible, mais ne dépouilla pas sa fierté, et ne fit à nos questions que des réponses évasives. Son enfant m’intéressait plus qu’elle encore. J’aurais voulu le revoir, l’amuser, et même le garder. Je ne sais quelle tendre sollicitude s’éveillait en moi pour ce pauvre petit être, voyageur et misérable sur la terre. Je rêvai de lui toute la nuit, et dès le matin je courus pour le voir. Mais déjà la Zingara était partie, et je gravis la montagne sans pouvoir la découvrir. Elle s’était levée avant le jour, et avait pris la route du sud, avec son enfant et ma guitare, que je lui avais donnée, la sienne étant brisée à son grand regret.

— Albert ! Albert ! s’écria Consuelo saisie d’une émotion extraordinaire. Cette guitare est à Venise chez mon maître Porpora, qui me la conserve, et à qui je la redemanderai pour ne jamais m’en séparer. Elle est en ébène, avec un chiffre incrusté en argent, un chiffre que je me rappelle bien : « A. R. » Ma mère, qui manquait de mémoire, pour avoir vu trop de choses, ne se souvenait ni de votre nom, ni de celui de votre château, ni même du pays où cette aventure lui était arrivée. Mais elle m’a souvent parlé de l’hospitalité qu’elle avait reçue chez le possesseur de cette guitare, et de la charité touchante d’un jeune et beau seigneur qui m’avait portée dans ses bras pendant une demi-lieue, en causant avec elle comme avec son égale. Ô mon cher Albert ! je me souviens aussi de tout cela ! À chaque parole de votre récit, ces images, longtemps assoupies dans mon cerveau, se sont réveillées une à une ; et voilà pourquoi vos montagnes ne pouvaient pas sembler absolument nouvelles à mes yeux ; voilà pourquoi je m’efforçais en vain de savoir la cause des souvenirs confus qui venaient m’assaillir dans ce paysage ; voilà pourquoi surtout j’ai senti pour vous, à la première vue, mon cœur tressaillir et mon front s’incliner respectueusement, comme si j’eusse retrouvé un ami et un protecteur longtemps perdu et regretté.

— Crois-tu donc, Consuelo, lui dit Albert en la pressant contre son sein, que je ne t’aie pas reconnue dès le premier instant ? En vain tu as grandi, en vain tu t’es transformée et embellie avec les années. J’ai une mémoire (présent merveilleux, quoique souvent funeste ! ) qui n’a pas besoin des yeux et des paroles pour s’exercer à travers l’espace des siècles et des jours. Je ne savais pas que tu étais ma Zingarella chérie ; mais je savais bien que je t’avais déjà connue, déjà aimée, déjà pressée sur mon cœur, qui, dès ce moment, s’est attaché et identifié au tien, à mon insu, pour toute ma vie. »