Consuelo/Chapitre XLIII

Michel Lévy (2p. 27-35).

XLIII.

À peine Consuelo se fut-elle nommée, que le comte Albert, levant les yeux au ciel et la regardant au visage, changea tout à coup d’attitude et d’expression. Il laissa tomber à terre son précieux violon avec autant d’indifférence que s’il n’en eût jamais connu l’usage ; et joignant les mains avec un air d’attendrissement profond et de respectueuse douleur :

« C’est donc enfin toi que je revois dans ce lieu d’exil et de souffrance, ô ma pauvre Wanda ! s’écria-t-il en poussant un soupir qui semblait briser sa poitrine. Chère, chère et malheureuse sœur ! victime infortunée que j’ai vengée trop tard, et que je n’ai pas su défendre ! Ah ! tu le sais, toi, l’infâme qui t’a outragée a péri dans les tourments, et ma main s’est impitoyablement baignée dans le sang de ses complices. J’ai ouvert la veine profonde de l’Église maudite ; j’ai lavé ton affront, le mien, et celui de mon peuple, dans des fleuves de sang. Que veux-tu de plus, âme inquiète et vindicative ? Le temps du zèle et de la colère est passé ; nous voici aux jours du repentir et de l’expiation. Demande-moi des larmes et des prières ; ne me demande plus de sang : j’ai horreur du sang désormais, et je n’en veux plus répandre ! Non ! non ! pas une seule goutte ! Jean Ziska ne remplira plus son calice que de pleurs inépuisables et de sanglots amers ! »

En parlant ainsi, avec des yeux égarés et des traits animés par une exaltation soudaine, Albert tournait autour de Consuelo, et reculait avec une sorte d’épouvante chaque fois qu’elle faisait un mouvement pour arrêter cette bizarre conjuration.

Il ne fallut pas à Consuelo de longues réflexions pour comprendre la tournure que prenait la démence de son hôte. Elle s’était fait assez souvent raconter l’histoire de Jean Ziska pour savoir qu’une sœur de ce redoutable fanatique, religieuse avant l’explosion de la guerre hussite, avait péri de douleur et de honte dans son couvent, outragée par un moine abominable, et que la vie de Ziska avait été une longue et solennelle vengeance de ce crime. Dans ce moment, Albert, ramené par je ne sais quelle transition d’idées, à sa fantaisie dominante, se croyait Jean Ziska, et s’adressait à elle comme à l’ombre de Wanda, sa sœur infortunée.

Elle résolut de ne point contrarier brusquement son illusion :

« Albert, lui dit-elle, car ton nom n’est plus Jean, de même que le mien n’est plus Wanda, regarde-moi bien, et reconnais que j’ai changé, ainsi que toi, de visage et de caractère. Ce que tu viens de me dire, je venais pour te le rappeler. Oui, le temps du zèle et de la fureur est passé. La justice humaine est plus que satisfaite ; et c’est le jour de la justice divine que je t’annonce maintenant ; Dieu nous commande le pardon et l’oubli. Ces souvenirs funestes, cette obstination à exercer en toi une faculté qu’il n’a point donnée aux autres hommes, cette mémoire scrupuleuse et farouche que tu gardes de tes existences antérieures, Dieu s’en offense, et te la retire, parce que tu en as abusé. M’entends-tu, Albert, et me comprends-tu, maintenant ?

— Ô ma mère ! répondit Albert, pâle et tremblant, en tombant sur ses genoux et en regardant toujours Consuelo avec un effroi extraordinaire, je vous entends et je comprends vos paroles. Je vois que vous vous transformez, pour me convaincre et me soumettre. Non, vous n’êtes plus la Wanda de Ziska, la vierge outragée, la religieuse gémissante. Vous êtes Wanda de Prachatitz, que les hommes ont appelée comtesse de Rudolstadt, et qui a porté dans son sein l’infortuné qu’ils appellent aujourd’hui Albert.

— Ce n’est point par le caprice des hommes que vous vous appelez ainsi, reprit Consuelo avec fermeté ; car c’est Dieu qui vous a fait revivre dans d’autres conditions et avec de nouveaux devoirs. Ces devoirs, vous ne les connaissez pas, Albert, ou vous les méprisez. Vous remontez le cours des âges avec un orgueil impie ; vous aspirez à pénétrer les secrets de la destinée ; vous croyez vous égaler à Dieu en embrassant d’un coup d’œil et le présent et le passé. Moi, je vous le dis ; et c’est la vérité, c’est la foi qui m’inspirent : cette pensée rétrograde est un crime et une témérité. Cette mémoire surnaturelle que vous vous attribuez est une illusion. Vous avez pris quelques lueurs vagues et fugitives pour la certitude, et votre imagination vous a trompé. Votre orgueil a bâti un édifice de chimères, lorsque vous vous êtes attribué les plus grands rôles dans l’histoire de vos ancêtres. Prenez garde de n’être point ce que vous croyez. Craignez que, pour vous punir, la science éternelle ne vous ouvre les yeux un instant, et ne vous fasse voir dans votre vie antérieure des fautes moins illustres et des sujets de remords moins glorieux que ceux dont vous osez vous vanter. »

Albert écouta ce discours avec un recueillement craintif, le visage dans ses mains, et les genoux enfoncés dans la terre.

« Parlez ! parlez ! voix du ciel que j’entends et que je ne reconnais plus ! murmura-t-il en accents étouffés. Si vous êtes l’ange de la montagne, si vous êtes, comme je le crois, la figure céleste qui m’est apparue si souvent sur la pierre d’Épouvante, parlez ; commandez à ma volonté, à ma conscience, à mon imagination. Vous savez bien que je cherche la lumière avec angoisse, et que si je m’égare dans les ténèbres, c’est à force de vouloir les dissiper pour vous atteindre.

— Un peu d’humilité, de confiance et de soumission aux arrêts éternels de la science incompréhensible aux hommes, voilà le chemin de la vérité pour vous, Albert. Renoncez dans votre âme, et renoncez-y fermement une fois pour toutes, à vouloir vous connaître au delà de cette existence passagère qui vous est imposée ; et vous redeviendrez agréable à Dieu, utile aux autres hommes, tranquille avec vous-même. Abaissez votre science superbe ; et sans perdre la foi à votre immortalité, sans douter de la bonté divine, qui pardonne au passé et protège l’avenir, attachez-vous à rendre féconde et humaine cette vie présente que vous méprisez, lorsque vous devriez la respecter et vous y donner tout entier, avec votre force, votre abnégation et votre charité. Maintenant, Albert, regardez-moi, et que vos yeux soient dessillés. Je ne suis plus ni votre sœur, ni votre mère ; je suis une amie que le ciel vous a envoyée, et qu’il a conduite ici par des voies miraculeuses pour vous arracher à l’orgueil et à la démence. Regardez-moi, et dites-moi, dans votre âme et conscience, qui je suis et comment je m’appelle. »

Albert, tremblant et éperdu, leva la tête, et la regarda encore, mais avec moins d’égarement et de terreur que les premières fois.

« Vous me faites franchir des abîmes, lui dit-il ; vous confondez par des paroles profondes ma raison, que je croyais supérieure (pour mon malheur) à celle des autres hommes, et vous m’ordonnez de connaître et de comprendre le temps présent et les choses humaines. Je ne le puis. Pour perdre la mémoire de certaines phases de ma vie, il faut que je subisse des crises terribles ; et, pour retrouver le sentiment d’une phase nouvelle, il faut que je me transforme par des efforts qui me conduisent à l’agonie. Si vous m’ordonnez, au nom d’une puissance que je sens supérieure à la mienne, d’assimiler ma pensée à la vôtre, il faut que j’obéisse ; mais je connais ces luttes épouvantables, et je sais que la mort est au bout. Ayez pitié de moi, vous qui agissez sur moi par un charme souverain ; aidez-moi, ou je succombe. Dites-moi qui vous êtes, car je ne vous connais pas ; je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue : je ne sais de quel sexe vous êtes ; et vous voilà devant moi comme une statue mystérieuse dont j’essaie vainement de retrouver le type dans mes souvenirs. Aidez-moi, aidez-moi, car je me sens mourir. »

En parlant ainsi, Albert, dont le visage s’était d’abord coloré d’un éclat fébrile, redevint d’une pâleur effrayante. Il étendit les mains vers Consuelo ; mais il les abaissa aussitôt vers la terre pour se soutenir, comme atteint d’une irrésistible défaillance.

Consuelo, en s’initiant peu à peu aux secrets de sa maladie mentale, se sentit vivifiée et comme inspirée par une force et une intelligence nouvelles. Elle lui prit les mains, et, le forçant de se relever, elle le conduisit vers le siège qui était auprès de la table. Il s’y laissa tomber, accablé d’une fatigue inouïe, et se courba en avant comme s’il eût été près de s’évanouir. Cette lutte dont il parlait n’était que trop réelle. Albert avait la faculté de retrouver sa raison et de repousser les suggestions de la fièvre qui dévorait son cerveau ; mais il n’y parvenait pas sans des efforts et des souffrances qui épuisaient ses organes. Quand cette réaction s’opérait d’elle-même, il en sortait rafraîchi et comme renouvelé ; mais quand il la provoquait par une résolution de sa volonté encore puissante, son corps succombait sous la crise, et la catalepsie s’emparait de tous ses membres. Consuelo comprit ce qui se passait en lui :

« Albert, lui dit-elle en posant sa main froide sur cette tête brûlante, je vous connais, et cela suffit. Je m’intéresse à vous, et cela doit vous suffire aussi quant à présent. Je vous défends de faire aucun effort de volonté pour me reconnaître et me parler. Écoutez-moi seulement ; et si mes paroles vous semblent obscures, attendez que je m’explique, et ne vous pressez pas d’en savoir le sens. Je ne vous demande qu’une soumission passive et l’abandon entier de votre réflexion. Pouvez-vous descendre dans votre cœur, et y concentrer toute votre existence ?

— Oh ! que vous me faites de bien ! répondit Albert. Parlez-moi encore, parlez-moi toujours ainsi. Vous tenez mon âme dans vos mains. Qui que vous soyez, gardez-la, et ne la laissez point s’échapper ; car elle irait frapper aux portes de l’Éternité, et s’y briserait. Dites-moi qui vous êtes, dites-le-moi bien vite ; et, si je ne le comprends pas, expliquez-le-moi : car, malgré moi, je le cherche et je m’agite.

— Je suis Consuelo, répondit la jeune fille, et vous le savez, puisque vous me parlez d’instinct une langue que seule autour de vous je puis comprendre. Je suis une amie que vous avez attendue longtemps, et que vous avez reconnue un jour qu’elle chantait. Depuis ce jour-là, vous avez quitté votre famille, et vous êtes venu vous cacher ici. Depuis ce jour, je vous ai cherché ; et vous m’avez fait appeler par Zdenko à diverses reprises, sans que Zdenko, qui exécutait vos ordres à certains égards, ait voulu me conduire vers vous. J’y suis parvenue à travers mille dangers…

— Vous n’avez pas pu y parvenir si Zdenko ne l’a pas voulu, reprit Albert en soulevant son corps appesanti et affaissé sur la table. Vous êtes un rêve, je le vois bien, et tout ce que j’entends là se passe dans mon imagination. Ô mon Dieu ! vous me bercez de joies trompeuses, et tout à coup le désordre et l’incohérence de mes songes se révèlent à moi-même, je me retrouve seul, seul au monde, avec mon désespoir et ma folie ! Oh ! Consuelo, Consuelo ! rêve funeste et délicieux ! où est l’être qui porte ton nom et qui revêt parfois ta figure ? Non, tu n’existes qu’en moi, et c’est mon délire qui t’a créé ! ».

Albert retomba sur ses bras étendus, qui se raidirent et devinrent froids comme le marbre.

Consuelo le voyait approcher de la crise léthargique, et se sentait elle-même si épuisée, si prête à défaillir, qu’elle craignait de ne pouvoir plus conjurer cette crise. Elle essaya de ranimer les mains d’Albert dans ses mains qui n’étaient guère plus vivantes.

« Mon Dieu ! dit-elle d’une voix éteinte et avec un cœur brisé, assiste deux malheureux qui ne peuvent presque plus rien l’un pour l’autre ! »

Elle se voyait seule, enfermée avec un mourant, mourante elle-même, et ne pouvant plus attendre de secours pour elle et pour lui que de Zdenko dont le retour lui semblait encore plus effrayant que désirable.

Sa prière parut frapper Albert d’une émotion inattendue.

« Quelqu’un prie à côté de moi, dit-il en essayant de soulever sa tête accablée. Je ne suis pas seul ! oh non, je ne suis pas seul, ajouta-t-il en regardant la main de Consuelo enlacée aux siennes. Main secourable, pitié mystérieuse, sympathie humaine, fraternelle ! tu rends mon agonie bien douce et mon cœur bien reconnaissant ! »

Il colla ses lèvres glacées sur la main de Consuelo, et resta longtemps ainsi.

Une émotion pudique rendit à Consuelo le sentiment de la vie. Elle n’osa point retirer sa main à cet infortuné ; mais, partagée entre son embarras et son épuisement, ne pouvant plus se tenir debout, elle fut forcée de s’appuyer sur lui et de poser son autre main sur l’épaule d’Albert.

« Je me sens renaître, dit Albert au bout de quelques instants. Il me semble que je suis dans les bras de ma mère. Ô ma tante Wenceslawa ! Si c’est vous qui êtes auprès de moi, pardonnez-moi de vous avoir oubliée, vous et mon père, et toute ma famille, dont les noms même étaient sortis de ma mémoire. Je reviens à vous, ne me quittez pas ; mais rendez-moi Consuelo ; Consuelo, celle que j’avais tant attendue, celle que j’avais enfin trouvée… et que je ne retrouve plus, et sans qui je ne puis plus respirer ! »

Consuelo voulut lui parler ; mais à mesure que la mémoire et la force d’Albert semblaient se réveiller, la vie de Consuelo semblait s’éteindre. Tant de frayeurs, de fatigues, d’émotions et d’efforts surhumains l’avaient brisée, qu’elle ne pouvait plus lutter. La parole expira sur ses lèvres, elle sentit ses jambes fléchir, ses yeux se troubler. Elle tomba sur ses genoux à côté d’Albert, et sa tête mourante vint frapper le sein du jeune homme. Aussitôt Albert, sortant comme d’un songe, la vit, la reconnut, poussa un cri profond, et, se ranimant, la pressa dans ses bras avec énergie. À travers les voiles de la mort qui semblaient s’étendre sur ses paupières, Consuelo vit sa joie, et n’en fut point effrayée. C’était une joie sainte et rayonnante de chasteté. Elle ferma les yeux, et tomba dans un état d’anéantissement qui n’était ni le sommeil ni la veille, mais une sorte d’indifférence et d’insensibilité pour toutes les choses présentes.