Michel Lévy (2p. 1-12).

XL.

Cependant, en se voyant surveillée par Wenceslawa comme elle ne l’avait jamais été, Consuelo craignit d’être contrariée par un zèle malentendu, et se composa un maintien plus froid, grâce auquel il lui fut possible, dans la journée, d’échapper à son attention, et de prendre, d’un pied léger, la route du Schreckenstein. Elle n’avait pas d’autre idée dans ce moment que de rencontrer Zdenko, de l’amener à une explication, et de savoir définitivement s’il voulait la conduire auprès d’Albert. Elle le trouva assez près du château, sur le sentier qui menait au Schreckenstein. Il semblait venir à sa rencontre, et lui adressa la parole en bohémien avec beaucoup de volubilité.

« Hélas ! je ne te comprends pas, lui dit Consuelo lorsqu’elle put placer un mot ; je sais à peine l’allemand, cette dure langue que tu hais comme l’esclavage et qui est triste pour moi comme l’exil. Mais, puisque nous ne pouvons nous entendre autrement, consens à la parler avec moi ; nous la parlons aussi mal l’un que l’autre : je te promets d’apprendre le bohémien, si tu veux me l’enseigner. »

À ces paroles qui lui étaient sympathiques, Zdenko devint sérieux, et tendant à Consuelo une main sèche et calleuse qu’elle n’hésita point à serrer dans la sienne :

« Bonne fille de Dieu, lui dit-il en allemand, je t’apprendrai ma langue et toutes mes chansons. Laquelle veux-tu que je te dise pour commencer ? »

Consuelo pensa devoir se prêter à sa fantaisie en se servant des mêmes figures pour l’interroger.

« Je veux que tu me chantes, lui dit-elle, la ballade du comte Albert.

— Il y a, répondit-il, plus de deux cent mille ballades sur mon frère Albert. Je ne puis pas te les apprendre ; tu ne les comprendrais pas. J’en fais tous les jours de nouvelles, qui ne ressemblent jamais aux anciennes. Demande-moi toute autre chose.

— Pourquoi ne te comprendrais-je pas ? Je suis la consolation. Je me nomme Consuelo pour toi, entends-tu ? et pour le comte Albert qui seul ici me connaît.

— Toi, Consuelo ? dit Zdenko avec un rire moqueur. Oh ! tu ne sais ce que tu dis. La délivrance est enchaînée

— Je sais cela. La consolation est impitoyable. Mais toi, tu ne sais rien, Zdenko. La délivrance a rompu ses chaînes, la consolation a brisé ses fers.

— Mensonge, mensonge ! folies, paroles allemandes ! reprit Zdenko en réprimant ses rires et ses gambades. Tu ne sais pas chanter.

— Si fait, je sais chanter, repartit Consuelo. Tiens, écoute. »

Et elle lui chanta la première phrase de sa chanson sur les trois montagnes, qu’elle avait bien retenue, avec les paroles qu’Amélie l’avait aidée à retrouver et à prononcer.

Zdenko l’écouta avec ravissement, et lui dit en soupirant :

« Je t’aime beaucoup, ma sœur, beaucoup, beaucoup ! Veux-tu que je t’apprenne une autre chanson ?

— Oui, celle du comte Albert, en allemand d’abord ; tu me l’apprendras après en bohémien.

— Comment commence-t-elle ? » dit Zdenko en la regardant avec malice.

Consuelo commença l’air de la chanson de la veille :

« Il y a là-bas, là-bas, une âme en travail et en peine… »

« Oh ! celle-là est d’hier ; je ne la sais plus aujourd’hui, dit Zdenko en l’interrompant.

— Eh bien ! dis-moi celle d’aujourd’hui.

— Les premiers mots ? Il faut me dire les premiers mots.

— Les premiers mots ! les voici, tiens : Le comte Albert est là-bas, là-bas dans la grotte de Schreckenstein… »

À peine eut-elle prononcé ces paroles que Zdenko changea tout à coup de visage et d’attitude ; ses yeux brillèrent d’indignation. Il fit trois pas en arrière, éleva ses mains au-dessus de sa tête, comme pour maudire Consuelo, et se mit à lui parler bohémien dans toute l’énergie de la colère et de la menace.

Effrayée d’abord, mais voyant qu’il s’éloignait, Consuelo voulut le rappeler et le suivre. Il se retourna avec fureur, et, ramassant une énorme pierre qu’il parut soulever sans effort avec ses bras maigres et débiles :

« Zdenko n’a jamais fait de mal à personne, s’écria-t-il en allemand ; Zdenko ne voudrait pas briser l’aile d’une pauvre mouche, et si un petit enfant voulait le tuer, il se laisserait tuer par un petit enfant. Mais si tu me regardes encore, si tu me dis un mot de plus, fille du mal, menteuse, Autrichienne, Zdenko t’écrasera comme un ver de terre, dût-il se jeter ensuite dans le torrent pour laver son corps et son âme du sang humain répandu. »

Consuelo, épouvantée, prit la fuite, et rencontra au bas du sentier un paysan qui, s’étonnant de la voir courir ainsi pâle et comme poursuivie, lui demanda si elle avait rencontré un loup.

Consuelo, voulant savoir si Zdenko était sujet à des accès de démence furieuse, lui dit qu’elle avait rencontré l’innocent, et qu’il l’avait effrayée.

« Vous ne devez pas avoir peur de l’innocent, répondit le paysan en souriant de ce qu’il prenait pour une pusillanimité de petite maîtresse. Zdenko n’est pas méchant : toujours il rit, ou il chante, ou il raconte des histoires que l’on ne comprend pas et qui sont bien belles.

— Mais il se fâche quelquefois, et alors il menace et il jette des pierres ?

— Jamais, jamais, répondit le paysan ; cela n’est jamais arrivé et n’arrivera jamais. Il ne faut point avoir peur de Zdenko, Zdenko est innocent comme un ange. »

Quand elle fut remise de son trouble, Consuelo reconnut que ce paysan devait avoir raison, et qu’elle venait de provoquer, par une parole imprudente, le premier, le seul accès de fureur qu’eut jamais éprouvé l’innocent Zdenko. Elle se le reprocha amèrement. « J’ai été trop pressée, se dit-elle ; j’ai éveillé, dans l’âme paisible de cet homme privé de ce qu’on appelle fièrement la raison, une souffrance qu’il ne connaissait pas encore, et qui peut maintenant s’emparer de lui à la moindre occasion. Il n’était que maniaque, je l’ai peut-être rendu fou. »

Mais elle devint plus triste encore en pensant aux motifs de la colère de Zdenko. Il était bien certain désormais qu’elle avait deviné juste en plaçant la retraite d’Albert au Schreckenstein. Mais avec quel soin jaloux et ombrageux Albert et Zdenko voulaient cacher ce secret, même à elle ! Elle n’était donc pas exceptée de cette proscription, elle n’avait donc aucune influence sur le comte Albert ; et cette inspiration qu’il avait eue de la nommer sa consolation, ce soin de la faire appeler la veille par une chanson symbolique de Zdenko, cette confidence qu’il avait faite à son fou du nom de Consuelo, tout cela n’était donc chez lui que la fantaisie du moment, sans qu’une aspiration véritable et constante lui désignât une personne plus qu’une autre pour sa libératrice et sa consolation ? Ce nom même de consolation, prononcé et comme deviné par lui, était une affaire de pur hasard. Elle n’avait caché à personne qu’elle fût espagnole, et que sa langue maternelle lui fût demeurée plus familière encore que l’italien. Albert, enthousiasmé par son chant, et ne connaissant pas d’expression plus énergique que celle qui exprimait l’idée dont son âme était avide et son imagination remplie, la lui avait adressée dans une langue qu’il connaissait parfaitement et que personne autour de lui ne pouvait entendre, excepté elle.

Consuelo ne s’était jamais fait d’illusion extraordinaire à cet égard. Cependant une rencontre si délicate et si ingénieuse du hasard lui avait semblé avoir quelque chose de providentiel, et sa propre imagination s’en était emparée sans trop d’examen.

Maintenant tout était remis en question. Albert avait-il oublié, dans une nouvelle phase de son exaltation, l’exaltation qu’il avait éprouvée pour elle ? Était-elle désormais inutile à son soulagement, impuissante pour son salut ? ou bien Zdenko, qui lui avait paru si intelligent et si empressé jusque-là à seconder les desseins d’Albert, était-il lui-même plus tristement et plus sérieusement fou que Consuelo n’avait voulu le supposer ? Exécutait-il les ordres de son ami, ou bien les oubliait-il complètement, en interdisant avec fureur à la jeune fille l’approche du Schreckenstein et le soupçon de la vérité ?

« Eh bien, lui dit Amélie tout bas lorsqu’elle fut de retour, avez-vous vu passer Albert dans les nuages du couchant ? Est-ce la nuit prochaine que, par une conjuration puissante, vous le ferez descendre par la cheminée ?

— Peut-être ! lui répondit Consuelo avec un peu d’humeur. C’était la première fois de sa vie qu’elle sentait son orgueil blessé. Elle avait mis à son entreprise un dévouement si pur, un entraînement si magnanime, qu’elle souffrait à l’idée d’être raillée et méprisée pour n’avoir pas réussi.

Elle fut triste toute la soirée ; et la chanoinesse, qui remarqua ce changement, ne manqua pas de l’attribuer à la crainte d’avoir laissé deviner le sentiment funeste éclos dans son cœur.

La chanoinesse se trompait étrangement. Si Consuelo avait ressenti la moindre atteinte d’un amour nouveau, elle n’eût connu ni cette foi vive, ni cette confiance sainte qui jusque-là l’avaient guidée et soutenue. Jamais peut-être elle n’avait, au contraire, éprouvé le retour amer de son ancienne passion plus fortement que dans ces circonstances où elle cherchait à s’en distraire par des actes d’héroïsme et une sorte de fanatisme d’humanité.

En rentrant le soir dans sa chambre, elle trouva sur son épinette un vieux livre doré et armorié qu’elle crut aussitôt reconnaître pour celui qu’elle avait vu prendre dans le cabinet d’Albert et emporter par Zdenko la nuit précédente. Elle l’ouvrit à l’endroit où le signet était posé : c’était le psaume de la pénitence qui commence ainsi : De profondis clamavi ad te. Et ces mots latins étaient soulignés avec une encre qui semblait fraîche, car elle avait un peu collé au verso de la page suivante. Elle feuilleta tout le volume, qui était une fameuse bible ancienne, dite de Kralic, éditée en 1579, et n’y trouva aucune autre indication, aucune note marginale, aucun billet. Mais ce simple cri parti de l’abîme, et pour ainsi dire des profondeurs de la terre, n’était-il pas assez significatif, assez éloquent ? Quelle contradiction régnait donc entre le vœu formel et constant d’Albert et la conduite récente de Zdenko ?

Consuelo s’arrêta à sa dernière supposition. Albert, malade et accablé au fond du souterrain, qu’elle présumait placé sous le Schreckenstein, y était peut-être retenu par la tendresse insensée de Zdenko. Il était peut-être la proie de ce fou, qui le chérissait à sa manière, en le tenant prisonnier, en cédant parfois à son désir de revoir la lumière, en exécutant ses messages auprès de Consuelo, et en s’opposant tout à coup au succès de ses démarches par une terreur où un caprice inexplicable. Eh bien, se dit-elle, j’irai, dussé-je affronter les dangers réels ; j’irai, dussé-je faire une imprudence ridicule aux yeux des sots et des égoïstes ; j’irai, dussé-je y être humiliée par l’indifférence de celui qui m’appelle. Humiliée ! et comment pourrais-je l’être, s’il est réellement aussi fou lui-même que le pauvre Zdenko ? Je n’aurai sujet que de les plaindre l’un et l’autre, et j’aurai fait mon devoir. J’aurai obéi à la voix de Dieu qui m’inspire, et à sa main qui me pousse avec une force irrésistible.

L’état fébrile où elle s’était trouvée tous les jours précédents, et qui, depuis sa dernière rencontre malencontreuse avec Zdenko, avait fait place à une langueur pénible, se manifesta de nouveau dans son âme et dans son corps. Elle retrouva toutes ses forces ; et, cachant à Amélie et le livre, et son enthousiasme, et son dessein, elle échangea des paroles enjouées avec elle, la laissa s’endormir, et partit pour la source des Pleurs, munie d’une petite lanterne sourde qu’elle s’était procurée le matin même.

Elle attendit assez longtemps, et fut forcée par le froid de rentrer plusieurs fois dans le cabinet d’Albert, pour ranimer par un air plus tiède ses membres engourdis. Elle osa jeter un regard sur cet énorme amas de livres, non pas rangés sur des rayons comme dans une bibliothèque, mais jetés pêle-mêle sur le carreau, au milieu de la chambre, avec une sorte de mépris et de dégoût. Elle se hasarda à en ouvrir quelques-uns. Ils étaient presque tous écrits en latin, et Consuelo put tout au plus présumer que c’étaient des ouvrages de controverse religieuse, émanés de l’Église romaine ou approuvés par elle. Elle essayait d’en comprendre les titres, lorsqu’elle entendit enfin bouillonner l’eau de la fontaine. Elle y courut, ferma sa lanterne, se cacha derrière le garde-fou, et attendit l’arrivée de Zdenko. Cette fois, il ne s’arrêta ni dans le parterre, ni dans le cabinet. Il traversa les deux pièces, et sortit de l’appartement d’Albert pour aller, ainsi que le sut plus tard Consuelo, regarder et écouter, à la porte de l’oratoire et à celle de la chambre à coucher du comte Christian, si le vieillard priait dans la douleur ou reposait tranquillement. C’était une sollicitude qu’il prenait souvent sur son compte, et sans qu’Albert eût songé à la lui imposer, comme on le verra par la suite.

Consuelo ne délibéra point sur le parti qu’elle avait à prendre ; son plan était arrêté. Elle ne se fiait plus à la raison ni à la bienveillance de Zdenko ; elle voulait parvenir jusqu’à celui qu’elle supposait prisonnier, seul et sans garde. Il n’y avait sans doute qu’un chemin pour aller sous terre de la citerne du château à celle du Schreckenstein. Si ce chemin était difficile ou périlleux, du moins il était praticable, puisque Zdenko y passait toutes les nuits. Il l’était surtout avec de la lumière ; et Consuelo s’était pourvue de bougies, d’un morceau de fer, d’amadou, et d’une pierre pour avoir de la lumière en cas d’accident. Ce qui lui donnait la certitude d’arriver par cette route souterraine au Schreckenstein, c’était une ancienne histoire qu’elle avait entendu raconter à la chanoinesse, d’un siège soutenu jadis par l’ordre Teutonique. Ces chevaliers, disait Wenceslawa, avaient dans leur réfectoire même une citerne qui leur apportait toujours de l’eau d’une montagne voisine ; et lorsque leurs espions voulaient effectuer une sortie pour observer l’ennemi, ils desséchaient la citerne, passaient par ses conduits souterrains, et allaient sortir dans un village qui était dans leur dépendance. Consuelo se rappelait que, selon la chronique du pays, le village qui couvrait la colline appelée Schreckenstein depuis l’incendie dépendait de la forteresse des Géants, et avait avec lui de secrètes intelligences en temps de siège. Elle était donc dans la logique et dans la vérité en cherchant cette communication et cette issue.

Elle profita de l’absence de Zdenko pour descendre dans le puits. Auparavant elle se mit à genoux, recommanda son âme à Dieu, fit naïvement un grand signe de croix, comme elle l’avait fait dans la coulisse du théâtre de San-Samuel avant de paraître pour la première fois sur la scène ; puis elle descendit bravement l’escalier tournant et rapide, cherchant à la muraille les points d’appui qu’elle avait vu prendre à Zdenko, et ne regardant point au-dessous d’elle de peur d’avoir le vertige. Elle atteignit la chaîne de fer sans accident ; et lorsqu’elle l’eut saisie, elle se sentit plus tranquille, et eut le sang-froid de regarder au fond du puits. Il y avait encore de l’eau, et cette découverte lui causa un instant d’émoi. Mais la réflexion lui vint aussitôt. Le puits pouvait être très-profond ; mais l’ouverture du souterrain qui amenait Zdenko ne devait être située qu’à une certaine distance au-dessous du sol. Elle avait déjà descendu cinquante marches avec cette adresse et cette agilité que n’ont pas les jeunes filles élevées dans les salons, mais que les enfants du peuple acquièrent dans leurs jeux, et dont ils conservent toute leur vie la hardiesse confiante. Le seul danger véritable était de glisser sur les marches humides. Consuelo avait trouvé dans un coin, en furetant, un vieux chapeau à larges bords que le baron Frédérick avait longtemps porté à la chasse. Elle l’avait coupé, et s’en était fait des semelles qu’elle avait attachées à ses souliers avec des cordons en manière de cothurnes. Elle avait remarqué une chaussure analogue aux pieds de Zdenko dans sa dernière expédition nocturne. Avec ces semelles de feutre, Zdenko marchait sans faire aucun bruit dans les corridors du château, et c’est pour cela qu’il lui avait semblé glisser comme une ombre plutôt que marcher comme un homme. C’était aussi jadis la coutume des hussites de chausser ainsi leurs espions, et même leurs chevaux, lorsqu’ils effectuaient une surprise chez l’ennemi.

À la cinquante-deuxième marche, Consuelo trouva une dalle plus large et une arcade basse en ogive. Elle n’hésita point à y entrer, et à s’avancer à demi courbée dans une galerie souterraine étroite et basse, toute dégouttante de l’eau qui venait d’y couler, travaillée et voûtée de main d’homme avec une grande solidité.

Elle y marchait sans obstacle et sans terreur depuis environ cinq minutes, lorsqu’il lui sembla entendre un léger bruit derrière elle. C’était peut-être Zdenko qui redescendait et qui reprenait le chemin du Schreckenstein. Mais elle avait de l’avance sur lui, et doubla le pas pour n’être pas atteinte par ce dangereux compagnon de voyage. Il ne pouvait pas se douter qu’elle l’eût devancé. Il n’avait pas de raison pour courir après elle ; et pendant qu’il s’amuserait à chanter et à marmotter tout seul ses complaintes et ses interminables histoires, elle aurait le temps d’arriver et de se mettre sous la protection d’Albert.

Mais le bruit qu’elle avait entendu augmenta, et devint semblable à celui de l’eau qui gronde, lutte, et s’élance. Qu’était-il donc arrivé ? Zdenko s’était-il aperçu de son dessein ? Avait-il lâché l’écluse pour l’arrêter et l’engloutir ? Mais il n’avait pu le faire avant d’avoir passé lui-même, et il était derrière elle. Cette réflexion n’était pas très-rassurante. Zdenko était capable de se dévouer à la mort, de se noyer avec elle plutôt que de trahir la retraite d’Albert. Cependant Consuelo ne voyait point de pelle, point d’écluse, pas une pierre sur son chemin qui put retenir l’eau, et la faire ensuite écouler. Cette eau ne pouvait être qu’en avant de son chemin, et le bruit venait de derrière elle. Cependant il grandissait, il montait, il approchait avec le rugissement du tonnerre.

Tout à coup Consuelo, frappée d’une horrible découverte, s’aperçut que la galerie, au lieu de monter, descendait d’abord en pente douce, et puis de plus en plus rapidement. L’infortunée s’était trompée de chemin. Dans son empressement et dans la vapeur épaisse qui s’exhalait du fond de la citerne, elle n’avait pas vu une seconde ogive, beaucoup plus large, et située vis-à-vis de celle qu’elle avait prise. Elle s’était enfoncée dans le canal qui servait de déversoir à l’eau du puits, au lieu de remonter celui qui conduisait au réservoir ou à la source. Zdenko, s’en allant par une route opposée, venait de lever tranquillement la pelle ; l’eau tombait en cascade au fond de la citerne, et déjà la citerne était remplie jusqu’à la hauteur du déversoir ; déjà elle se précipitait dans la galerie où Consuelo fuyait éperdue et glacée d’épouvante. Bientôt cette galerie, dont la dimension était ménagée de manière à ce que la citerne, perdant moins d’eau qu’elle n’en recevait de l’autre bouche, pût se remplir, allait se remplir à son tour. Dans un instant, dans un clin d’œil, le déversoir serait inondé, et la pente continuait à s’abaisser vers des abîmes où l’eau tendait à se précipiter. La voûte, encore suintante, annonçait assez que l’eau la remplissait tout entière, qu’il n’y avait pas de salut possible, et que la vitesse de ses pas ne sauverait pas la malheureuse fugitive de l’impétuosité du torrent. L’air était déjà intercepté par la masse d’eau qui arrivait à grand bruit. Une chaleur étouffante arrêtait la respiration, et suspendait la vie autant que la peur et le désespoir. Déjà le rugissement de l’onde déchaînée grondait aux oreilles de Consuelo ; déjà une écume rousse, sinistre avant-coureur du flot, ruisselait sur le pavé, et devançait la course incertaine et ralentie de la victime consternée.