Consuelo/Chapitre XCIII

Michel Lévy (tome 3p. 227-240).

XCIII.

Dans l’attente d’une réponse qu’elle ne devait pas recevoir, puisque le Porpora avait brûlé sa lettre, Consuelo continua le genre de vie studieux et calme qu’elle avait adopté. Sa présence attira chez la Wilhelmine quelques personnes fort distinguées qu’elle eut grand plaisir à y rencontrer souvent, entre autres, le baron Frédéric de Trenck, qui lui inspirait une vraie sympathie. Il eut la délicatesse de ne point l’aborder, la première fois qu’il la revit, comme une ancienne connaissance, mais de se faire présenter à elle, après qu’elle eut chanté, comme un admirateur profondément touché de ce qu’il venait d’entendre. En retrouvant ce beau et généreux jeune homme qui l’avait sauvée si bravement de M. Mayer et de sa bande, le premier mouvement de Consuelo fut de lui tendre la main. Le baron, qui ne voulait pas qu’elle fît d’imprudence par gratitude pour lui, se hâta de prendre sa main respectueusement comme pour la reconduire à sa chaise, et il la lui pressa doucement pour la remercier. Elle sut ensuite par Joseph, dont il prenait des leçons de musique, qu’il ne manquait jamais de demander de ses nouvelles avec intérêt, et de parler d’elle avec admiration ; mais que, par un sentiment d’exquise discrétion, il ne lui avait jamais adressé la moindre question sur le motif de son déguisement, sur la cause de leur aventureux voyage, et sur la nature des sentiments qu’ils pouvaient avoir eus, ou avoir encore l’un pour l’autre.

« Je ne sais ce qu’il en pense, ajouta Joseph : mais je t’assure qu’il n’est point de femme dont il parle avec plus d’estime et de respect qu’il ne fait de toi.

— En ce cas, ami, dit Consuelo, je t’autorise à lui raconter toute notre histoire, et toute la mienne, si tu veux, sans toutefois nommer la famille de Rudolstadt. J’ai besoin d’être estimée sans réserve de cet homme à qui nous devons la vie, et qui s’est conduit si noblement avec moi sous tous les rapports. »

Quelques semaines après, M. de Trenck, ayant à peine terminé sa mission à Vienne, fut rappelé brusquement par Frédéric, et vint un matin à l’ambassade pour dire adieu, à la hâte, à M. Corner. Consuelo, en descendant l’escalier pour sortir, le rencontra sous le péristyle. Comme ils s’y trouvaient seuls, il vint à elle et prit sa main qu’il baisa tendrement.

« Permettez-moi, lui dit-il, de vous exprimer pour la première, et peut-être pour la dernière fois de ma vie, les sentiments dont mon cœur est rempli pour vous ; je n’avais pas besoin que Beppo me racontât votre histoire pour être pénétré de vénération. Il y a des physionomies qui ne trompent pas, et il ne m’avait fallu qu’un coup d’œil pour pressentir et deviner en vous une grande intelligence et un grand cœur. Si j’avais su, à Passaw, que notre cher Joseph était si peu sur ses gardes, je vous aurais protégée contre les légèretés du comte Hoditz, que je ne prévoyais que trop, bien que j’eusse fait mon possible pour lui faire comprendre qu’il s’adressait fort mal, et qu’il allait se rendre ridicule. Au reste, ce bon Hoditz m’a raconté lui-même comment vous vous êtes moquée de lui, et il vous sait le meilleur gré du monde de lui avoir gardé le secret ; moi, je n’oublierai jamais la romanesque aventure qui m’a procuré le bonheur de vous connaître, et quand même je devrais la payer de ma fortune et de mon avenir, je la compterais encore parmi les plus beaux jours de ma vie.

— Croyez-vous donc, monsieur le baron, dit Consuelo, qu’elle puisse avoir de pareilles suites ?

— J’espère que non ; et pourtant tout est possible à la cour de Prusse.

— Vous me faites une grande peur de la Prusse : savez-vous, monsieur le baron, qu’il serait pourtant possible que j’eusse avant peu le plaisir de vous y retrouver ? Il est question d’un engagement pour moi à Berlin.

— En vérité ! s’écria Trenck, dont le visage s’éclaira d’une joie soudaine ; eh bien, Dieu fasse que ce projet se réalise ! Je puis vous être utile à Berlin, et vous devez compter sur moi comme sur un frère. Oui, j’ai pour vous l’affection d’un frère, Consuelo… et si j’avais été libre, je n’aurais peut-être pas su me défendre d’un sentiment plus vif encore… mais vous ne l’êtes pas non plus, et des liens sacrés, éternels… ne me permettent pas d’envier l’heureux gentilhomme qui sollicite votre main. Quel qu’il soit, madame, comptez qu’il trouvera en moi un ami s’il le désire, et, s’il a jamais besoin de moi, un champion contre les préjugés du monde… Hélas ! moi aussi, Consuelo, j’ai dans ma vie une barrière terrible qui s’élève entre l’objet de mon amour et moi ; mais celui qui vous aime est un homme, et il peut abattre la barrière ; tandis que la femme que j’aime, et qui est d’un rang plus élevé que moi, n’a ni le pouvoir, ni le droit, ni la force, ni la liberté de me la faire franchir.

— Je ne pourrai donc rien pour elle, ni pour vous ? dit Consuelo. Pour la première fois je regrette l’impuissance de ma pauvre condition.

— Qui sait ? s’écria le baron avec feu ; vous pourrez peut-être plus que vous ne pensez, sinon pour nous réunir, du moins pour adoucir parfois l’horreur de notre séparation. Vous sentiriez-vous le courage de braver quelques dangers pour nous ?

— Avec autant de joie que vous avez exposé votre vie pour me sauver.

— Eh bien, j’y compte. Souvenez-vous de cette promesse, Consuelo. Peut-être sera-ce à l’improviste que je vous la rappellerai…

— À quelque heure de ma vie que ce soit, je ne l’aurai point oubliée, répondit-elle en lui tendant la main.

— Eh bien, dit-il, donnez-moi un signe, un gage de peu de valeur, que je puisse vous représenter dans l’occasion ; car j’ai le pressentiment de grandes luttes qui m’attendent, et il peut se trouver des circonstances où ma signature, mon cachet même pourraient compromettre elle et vous !

— Voulez-vous le cahier de musique que j’allais porter chez quelqu’un de la part de mon maître ? Je m’en procurerai un autre, et je ferai à celui-ci une marque pour le reconnaître dans l’occasion.

— Pourquoi non ? Un cahier de musique est, en effet, ce qu’on peut le mieux envoyer sans éveiller les soupçons. Mais pour qu’il puisse me servir plusieurs fois, j’en détacherai les feuillets. Faites un signe à toutes les pages. »

Consuelo, s’appuyant sur la rampe de l’escalier, traça le nom de Bertoni sur chaque feuillet du cahier. Le baron le roula et l’emporta, après avoir juré une éternelle amitié à notre héroïne.

À cette époque, madame Tesi tomba malade, et les représentations du théâtre impérial menacèrent d’être suspendues, car elle y avait les rôles les plus importants. La Corilla pouvait, à la rigueur, la remplacer. Elle avait un grand succès à la cour et à la ville. Sa beauté et sa coquetterie provocante tournaient la tête à tous ces bons seigneurs allemands, et l’on ne songeait pas à être difficile pour sa voix un peu éraillée, pour son jeu un peu épileptique. Tout était beau de la part d’une si belle personne ; ses épaules de neige filaient des sons admirables, ses bras ronds et voluptueux chantaient toujours juste, et ses poses superbes enlevaient d’emblée les traits les plus hasardés. Malgré le purisme musical dont on se piquait là, on y subissait, tout comme à Venise, la fascination du regard langoureux ; et madame Corilla préparait, dans son boudoir, plusieurs fortes têtes à l’enthousiasme et à l’entraînement de la représentation.

Elle se présenta donc hardiment pour chanter, par intérim, les rôles de madame Tesi ; mais l’embarras était de se faire remplacer elle-même dans ceux qu’elle avait chantés jusque-là. La voie flûtée de madame Holzbaüer ne permettait pas qu’on y songeât. Il fallait donc laisser arriver Consuelo, ou se contenter à peu de frais. Le Porpora s’agitait comme un démon ; Métastase, horriblement mécontent de la prononciation lombarde de Corilla, et indigné du tapage qu’elle faisait pour effacer les autres rôles (contrairement à l’esprit du poëme, et en dépit de la situation), ne cachait plus son éloignement pour elle et sa sympathie pour la consciencieuse et intelligente Porporina. Caffariello, qui faisait la cour à madame Tesi (laquelle madame Tesi détestait déjà cordialement la Corilla pour avoir osé lui disputer ses effets et le sceptre de la beauté), déclamait hardiment pour l’admission de Consuelo. Holzbaüer, jaloux de soutenir l’honneur de sa direction, mais effrayé de l’ascendant que Porpora saurait bientôt prendre s’il avait un pied seulement dans la coulisse, ne savait où donner de la tête. La bonne conduite de Consuelo lui avait concilié assez de partisans pour qu’il fût difficile d’en imposer plus longtemps à l’impératrice. Par suite de tous ces motifs, Consuelo reçut des propositions. En les faisant mesquines, on espéra qu’elle les refuserait. Porpora les accepta d’emblée, et, comme de coutume, sans la consulter. Un beau matin, Consuelo se trouva engagée pour six représentations ; et, sans pouvoir s’y soustraire, sans comprendre pourquoi après une attente de six semaines elle ne recevait aucune nouvelle des Rudolstadt, elle fut traînée par le Porpora à la répétition de l’Antigono de Métastase, musique de Hasse.

Consuelo avait déjà étudié son rôle avec le Porpora. Sans doute c’était une grande souffrance pour ce dernier d’avoir à lui enseigner la musique de son rival, du plus ingrat de ses élèves, de l’ennemi qu’il haïssait désormais le plus ; mais, outre qu’il fallait en passer par là pour arriver à faire ouvrir la porte à ses propres compositions, le Porpora était un professeur trop consciencieux, une âme d’artiste trop probe pour ne pas mettre tous ses soins, tout son zèle à cette étude. Consuelo le secondait si généreusement, qu’il en était à la fois ravi et désolé. En dépit d’elle-même, la pauvre enfant trouvait Hasse magnifique, et son âme sentait bien plus de développement dans ces chants si tendres et si passionnés du Sassone que dans la grandeur un peu nue et un peu froide parfois de son propre maître. Habituée, en étudiant les autres grands maîtres avec lui, à s’abandonner à son propre enthousiasme, elle était forcée de se contenir, cette fois, en voyant la tristesse de son front et l’abattement de sa rêverie après la leçon. Lorsqu’elle entra en scène pour répéter avec Caffariello et la Corilla, quoiqu’elle sût fort bien sa partie, elle se sentit si émue qu’elle eut peine à ouvrir la scène d’Ismène avec Bérénice, qui commence par ces mots :

 « No ; tullo, o Berenice,
Tu non apri il tuo cor, etc.[1] »

À quoi Corilla répondit par ceux-ci :

 «… E ti par poco,
Quel che sai de’miei casi ?[2] »

En cet endroit, la Corilla fut interrompue par un grand éclat de rire de Caffariello ; et, se tournant vers lui avec des yeux étincelants de colère :

« Que trouvez-vous donc là de si plaisant ? lui demanda-t-elle.

— Tu l’as très-bien dit, ma grosse Bérénice, répondit Caffariello en riant plus fort ; on ne pouvait pas le dire plus sincèrement.

— Ce sont les paroles qui vous amusent ? dit Holzbaüer, qui n’eût pas été fâché de redire à Métastase les plaisanteries du sopraniste sur ses vers.

— Les paroles sont belles, répondit sèchement Caffariello, qui connaissait bien le terrain ; mais leur application en cette circonstance est si parfaite, que je ne puis m’empêcher d’en rire. »

Et il se tint les côtes, en redisant au Porpora :

 « E ti par poco,
Quel che sai di tanti casi ? »

La Corilla, voyant quelle critique sanglante renfermait cette allusion à ses mœurs, et tremblante de colère, de haine et de crainte, faillit s’élancer sur Consuelo pour la défigurer ; mais la contenance de cette dernière était si douce et si calme, qu’elle ne l’osa pas. D’ailleurs, le faible jour qui pénétrait sur le théâtre venant à tomber sur le visage de sa rivale, elle s’arrêta frappée de vagues réminiscences et de terreurs étranges. Elle ne l’avait jamais vue au jour, ni de près, à Venise. Au milieu des douleurs de l’enfantement, elle avait vu confusément le petit Zingaro Bertoni s’empresser autour d’elle, et elle n’avait rien compris à son dévouement. En ce moment, elle chercha à rassembler ses souvenirs, et, n’y réussissant pas, elle resta sous le coup d’une inquiétude et d’un malaise qui la troublèrent durant toute la répétition. La manière dont la Porporina chanta sa partie ne contribua pas peu à augmenter sa méchante humeur, et la présence du Porpora, son ancien maître, qui, comme un juge sévère, l’écoutait en silence et d’un air presque méprisant, lui devint peu à peu un supplice véritable. M. Holzbaüer ne fut pas moins mortifié lorsque le maestro déclara qu’il donnait les mouvements tout de travers ; et il fallut bien l’en croire, car il avait assisté aux répétitions que Hasse lui-même avait dirigées à Dresde, lors de la première mise en scène de l’opéra. Le besoin qu’on avait d’un bon conseil fit céder la mauvaise volonté et imposa silence au dépit. Il conduisit toute la répétition, apprit à chacun son devoir, et reprit même Caffariello, qui affecta d’écouter ses avis avec respect pour leur donner plus de poids vis-à-vis des autres. Caffariello n’était occupé qu’à blesser la rivale impertinente de madame Tesi, et rien ne lui coûtait ce jour-là pour s’en donner le plaisir, pas même un acte de soumission et de modestie. C’est ainsi que, chez les artistes comme chez les diplomates, au théâtre comme dans le cabinet des souverains, les plus belles et les plus laides choses ont leurs causes cachées infiniment petites et frivoles.

En rentrant après la répétition, Consuelo trouva Joseph tout rempli d’une joie mystérieuse ; et quand ils purent se parler, elle apprit de lui que le bon chanoine était arrivé à Vienne ; que son premier soin avait été de faire demander son cher Beppo, et de lui donner un excellent déjeuner, tout en lui faisant mille tendres questions sur son cher Bertoni. Ils s’étaient déjà entendus sur les moyens de nouer connaissance avec le Porpora, afin qu’on pût se voir en famille, honnêtement et sans cachotteries. Dès le lendemain, le chanoine se fit présenter comme un protecteur de Joseph Haydn, grand admirateur du maestro, et sous le prétexte de venir le remercier des leçons qu’il voulait bien donner à son jeune ami, Consuelo eut l’air de le saluer pour la première fois, et, le soir, le maestro et ses deux élèves dînèrent amicalement chez le chanoine. À moins d’afficher un stoïcisme dont les musiciens de ce temps-là, même les plus grands, ne se piquaient guère, il eût été difficile au Porpora de ne pas se prendre subitement d’affection pour ce brave chanoine qui avait une si bonne table et qui appréciait si bien ses ouvrages. On fit de la musique après dîner, et l’on se vit ensuite presque tous les jours.

Ce fut encore là un adoucissement à l’inquiétude que le silence d’Albert commençait à donner à Consuelo. Le chanoine était d’un esprit enjoué, chaste en même temps que libre, exquis à beaucoup d’égards, juste et éclairé sur beaucoup d’autres points. En somme, c’était un ami excellent et un homme parfaitement aimable. Sa société animait et fortifiait le maestro ; l’humeur de celui-ci en devenait plus douce, et, partant, l’intérieur de Consuelo plus agréable.

Un jour qu’il n’y avait pas de répétition (on était à l’avant-veille de la représentation d’Antigono), le Porpora étant allé à la campagne avec un confrère, le chanoine proposa à ses jeunes amis d’aller faire une descente au prieuré pour surprendre ceux de ses gens qu’il y avait laissés, et voir par lui-même, en tombant sur eux comme une bombe, si la jardinière soignait bien Angèle, et si le jardinier ne négligeait pas le volkameria. La partie fut acceptée. La voiture du chanoine fut bourrée de pâtés et de bouteilles (car on ne pouvait pas faire un voyage de quatre lieues sans avoir quelque appétit), et l’on arriva au bénéfice après avoir fait un petit détour et laissé la voiture à quelque distance pour mieux ménager la surprise.

Le volkameria se portait à merveille ; il avait chaud, et ses racines étaient fraîches. Sa floraison s’était épuisée au retour de la froidure, mais ses jolies feuilles tombaient sans langueur sur son tronc dégagé. La serre était bien tenue, et les chrysanthèmes bleus bravaient l’hiver et semblaient rire derrière le vitrage. Angèle, suspendue au sein de la nourrice, commençait à rire aussi, quand on l’excitait par des minauderies ; et le chanoine décréta fort sagement qu’il ne fallait pas abuser de cette bonne disposition, parce que le rire forcé, provoqué trop souvent chez ces petites créatures, développait en elles le tempérament nerveux mal à propos.

On en était là, on causait librement dans la jolie maisonnette du jardinier ; le chanoine, enveloppé dans sa douillette fourrée, se chauffait les tibias devant un grand feu de racines sèches et de pommes de pin ; Joseph jouait avec les beaux enfants de la belle jardinière, et Consuelo, assise au milieu de la chambre, tenait Angèle dans ses bras et la contemplait avec un mélange de tendresse et de douleur. Il lui semblait que cet enfant lui appartenait plus qu’à tout autre, et qu’une mystérieuse fatalité attachait le sort de ce petit être à son propre sort, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, et la Corilla se trouva vis-à-vis d’elle, comme une apparition évoquée par sa rêverie mélancolique.

Pour la première fois depuis le jour de sa délivrance, la Corilla avait senti sinon un élan d’amour, du moins un accès de remords maternel, et elle venait voir son enfant à la dérobée. Elle savait que le chanoine habitait Vienne ; arrivée derrière lui, à une demi-heure de distance, et ne rencontrant pas même les traces de sa voiture aux abords du prieuré, puisqu’il avait fait un détour avant que d’y entrer, elle pénétra furtivement par les jardins, et sans voir personne, jusque dans la maison où elle savait qu’Angèle était en nourrice ; car elle n’avait pas laissé de prendre quelques informations à ce sujet. Elle avait beaucoup ri de l’embarras et de la chrétienne résignation du chanoine ; mais elle ignorait la part que Consuelo avait eue à l’aventure. Ce fut donc avec une surprise mêlée d’épouvante et de consternation qu’elle vit sa rivale en cet endroit ; et, ne sachant point, n’osant point deviner quel était l’enfant qu’elle berçait ainsi, elle faillit tourner les talons et s’enfuir. Mais Consuelo, qui, par un mouvement instinctif, avait serré l’enfant contre son sein comme la perdrix cache ses poussins sous son aile à l’approche du vautour ; Consuelo, qui était au théâtre, et qui, le lendemain, pourrait présenter sous un autre jour ce secret de la comédie que Corilla avait raconté jusqu’alors à sa manière ; Consuelo enfin, qui la regardait avec un mélange d’effroi et d’indignation, la retint clouée et comme fascinée au milieu de la chambre.

Cependant la Corilla était une comédienne trop consommée pour perdre longtemps l’esprit et la parole. Sa tactique était de prévenir une humiliation par une insulte ; et, pour se mettre en voix, elle commença son rôle par cette apostrophe, dite en dialecte vénitien, d’un ton leste et acerbe :

« Eh ! par Dieu ! ma pauvre Zingarella, cette maison est-elle un dépôt d’enfants trouvés ? Y es-tu venue aussi pour chercher ou pour déposer le tien ? Je vois que nous courons mêmes chances et que nous avons même fortune. Sans doute nos deux enfants ont le même père, car nos aventures datent de Venise et de la même époque ; et j’ai vu avec compassion pour toi que ce n’est pas pour te rejoindre, comme nous le pensions, que le bel Anzoleto nous a si brusquement plantés là au milieu de son engagement, à la saison dernière.

— Madame, répondit Consuelo pâle mais calme, si j’avais eu le malheur d’être aussi intime avec Anzoleto que vous l’avez été, et si j’avais eu, par suite de ce malheur, le bonheur d’être mère (car c’en est toujours un pour qui sait le sentir), mon enfant ne serait point ici.

— Ah ! je comprends, reprit l’autre avec un feu sombre dans les yeux ; il serait élevé à la villa Zustiniani. Tu aurais eu l’esprit qui m’a manqué pour persuader au cher comte que son honneur était engagé à le reconnaître. Mais tu n’as pas eu le malheur, à ce que tu prétends, d’être la maîtresse d’Anzoleto, et Zustiniani a eu le bonheur de ne pas te laisser de preuves de son amour. On dit que Joseph Haydn, l’élève de ton maître, t’a consolée de toutes tes infortunes, et sans doute l’enfant que tu berces…

— Est le vôtre, mademoiselle, s’écria Joseph, qui comprenait très-bien maintenant le dialecte, et qui s’avança entre Consuelo et la Corilla d’un air à faire reculer cette dernière. C’est Joseph Haydn qui vous le certifie, car il était présent quand vous l’avez mis au monde. »

La figure de Joseph, que Corilla n’avait pas revue depuis ce jour malencontreux, lui remit aussitôt en mémoire toutes les circonstances qu’elle cherchait vainement à se rappeler, et le Zingaro Bertoni lui apparut enfin sous les véritables traits de la Zingarella Consuelo. Un cri de surprise lui échappa, et pendant un instant la honte et le dépit se disputèrent dans son sein. Mais, bientôt le cynisme lui revint au cœur et l’outrage à la bouche.

« En vérité, mes enfants, s’écria-t-elle d’un air atrocement bénin, je ne vous remettais pas. Vous étiez bien gentils tous les deux, quand je vous rencontrai courant les aventures, et la Consuelo était vraiment un joli garçon sous son déguisement. C’est donc dans cette sainte maison qu’elle a passé dévotement son temps, entre le gros chanoine et le petit Joseph depuis un an qu’elle s’est sauvée de Venise ? Allons, Zingarella, ne t’inquiète pas, mon enfant. Nous avons le secret l’une de l’autre, et l’impératrice, qui veut tout savoir, ne saura rien d’aucune de nous.

— À supposer que j’eusse un secret, répondit froidement Consuelo, il n’est entre vos mains que d’aujourd’hui ; et j’étais en possession du vôtre le jour où j’ai parlé pendant une heure avec l’impératrice, trois jours avant la signature de votre engagement, Corilla !

— Et tu lui as dit du mal de moi ? s’écria Corilla en devenant rouge de colère.

— Si je lui avais dit ce que je sais de vous, vous ne seriez point engagée. Si vous l’êtes, c’est qu’apparemment je n’ai point voulu profiter de l’occasion.

— Et pourquoi ne l’as-tu pas fait ? Il faut que tu sois bien bête ! » reprit Corilla avec une candeur de perversité admirable à voir.

Consuelo et Joseph ne purent s’empêcher de sourire en se regardant ; le sourire de Joseph était plein de mépris pour la Corilla ; celui de Consuelo était angélique et s’élevait vers le ciel.

« Oui, madame, répondit-elle avec une douceur accablante, je suis telle que vous dites, et je m’en trouve fort bien.

— Pas trop bien, ma pauvre fille, puisque je suis engagée et que tu ne l’as pas été ! reprit la Corilla ébranlée et un peu soucieuse ; on me l’avait dit, à Venise, que tu manquais d’esprit, et que tu ne saurais jamais faire tes affaires. C’est la seule chose vraie qu’Anzoleto m’ait dite de toi. Mais qu’y faire ? ce n’est pas ma faute si tu es ainsi… À ta place j’aurais dit ce que je savais de la Corilla ; je me serais donnée pour une vierge, pour une sainte. L’impératrice l’aurait cru : elle n’est pas difficile à persuader… et j’aurais supplanté toutes mes rivales. Mais tu ne l’as pas fait !… c’est étrange, et je te plains de savoir si peu mener ta barque. »

Pour le coup, le mépris l’emporta sur l’indignation ; Consuelo et Joseph éclatèrent de rire, et la Corilla, qui, en sentant ce qu’elle appelait dans son esprit l’impuissance de sa rivale, perdait cette amertume agressive dont elle s’était armée d’abord, se mit à l’aise, tira une chaise auprès du feu, et s’apprêta à continuer tranquillement la conversation, afin de mieux sonder le fort et le faible de ses adversaires. En cet instant elle se trouva face à face avec le chanoine, qu’elle n’avait pas encore aperçu, parce que celui-ci, guidé par son instinct de prudence ecclésiastique, avait fait signe à la robuste jardinière et à ses deux enfants de se tenir devant lui jusqu’à ce qu’il eût compris ce qui se passait.


  1. Non, Bérénice, tu n’ouvres pas ici franchement ton cœur.
  2. Ce que tu sais de mes aventures te paraît-il donc peu de chose ?