Consuelo/Chapitre LXXVII

Michel Lévy (tome 3p. 45-55).

LXXVII.

M. le chanoine était l’homme le plus commodément établi qu’il y eût au monde. Dès l’âge de sept ans, grâce aux protections royales qui ne lui avaient pas manqué, il avait été déclaré en âge de raison, conformément aux canons de l’Église, lesquels admettaient que si l’on n’a pas beaucoup de raison à cet âge, on est du moins capable d’en avoir virtuellement assez pour recueillir et consommer les fruits d’un bénéfice. En conséquence de cette décision le jeune tonsuré avait été investi du canonicat, bien qu’il fût bâtard d’un roi ; toujours en vertu des canons de l’Église, qui acceptaient par présomption la légitimité d’un enfant présenté aux bénéfices et patronné par des souverains, bien que d’autre part les mêmes arrêts canoniques exigeassent que tout prétendant aux biens ecclésiastiques fût issu de bon et légitime mariage, à défaut de quoi on pouvait le déclarer incapable, voire indigne et infâme au besoin. Mais il est avec le ciel tant d’accommodements, que, dans de certaines circonstances, le droit canonique établissait qu’un enfant trouvé peut être regardé comme légitime, par la raison, d’ailleurs fort chrétienne, que dans les cas de parenté mystérieuse on doit supposer le bien plutôt que le mal. Le petit chanoine était donc entré en possession d’une superbe prébende, à titre de chanoine majeur ; et arrivé vers sa cinquantième année, à une quarantaine d’années de services prétendus effectifs dans le chapitre, il était désormais reconnu chanoine jubilaire, c’est-à-dire chanoine en retraite, libre de résider où bon lui semblait, et de ne plus remplir aucune fonction capitulaire, tout en jouissant pleinement des avantages, revenus et privilèges de son canonicat. Il est vrai que le digne chanoine avait rendu de bien grands services au chapitre dès ses jeunes années. Il s’était fait déclarer absent, ce qui, aux termes du droit canonique, signifie une permission de résider loin du chapitre, en vertu de divers prétextes plus ou moins spécieux, sans perdre les fruits du bénéfice attaché à l’exercice effectif. Le cas de peste dans une résidence est un cas d’absence admissible. Il y a aussi des raisons de santé délicate ou délabrée qui motivent l’absence. Mais le plus honorable et le plus assuré des droits d’absence était celui qui avait pour motif le cas d’études. On entreprenait et on annonçait un gros ouvrage sur les cas de conscience, sur les Pères de l’Église, sur les sacrements, ou, mieux encore, sur la constitution du chapitre auquel on appartenait, sur les principes de sa fondation, sur les avantages honorifiques et manuels qui s’y rattachaient, sur les prétentions qu’on pouvait faire valoir à l’encontre d’autres chapitres, sur un procès qu’on avait ou qu’on voulait avoir contre une communauté rivale à propos d’une terre, d’un droit de patronage, ou d’une maison bénéficiale ; et ces sortes de subtilités chicanières et financières, étant beaucoup plus intéressantes pour les corps ecclésiastiques que les commentaires sur la doctrine et les éclaircissements sur le dogme, pour peu qu’un membre distingué du chapitre proposât de faire des recherches, de compulser des parchemins, de griffonner des mémoires de procédure, des réclamations, voire des libelles contre de riches adversaires, on lui accordait le lucratif et agréable droit de rentrer dans la vie privée et de manger son revenu soit en voyages, soit dans sa maison bénéficiale, au coin de son feu. Ainsi faisait notre chanoine.

Homme d’esprit, beau diseur, écrivain élégant, il avait promis, il se promettait, et il devait promettre toute sa vie de faire un livre sur les droits, immunités et privilèges de son chapitre. Entouré d’in-quarto poudreux qu’il n’avait jamais ouverts, il n’avait pas fait le sien, il ne le faisait pas, il ne devait jamais le faire. Les deux secrétaires qu’il avait engagés aux frais du chapitre, étaient occupés à parfumer sa personne et à préparer son repas. On parlait beaucoup du fameux livre ; on l’attendait, on bâtissait sur la puissance de ses arguments mille rêves de gloire, de vengeance et d’argent. Ce livre, qui n’existait pas, avait déjà fait à son auteur une réputation de persévérance, d’érudition et d’éloquence, dont il n’était pas pressé de fournir la preuve ; non qu’il fût incapable de justifier l’opinion favorable de ses confrères, mais parce que la vie est courte, les repas longs, la toilette indispensable, et le far niente délicieux. Et puis notre chanoine avait deux passions innocentes mais insatiables : il aimait l’horticulture et la musique. Avec tant d’affaires et d’occupations, où eût-il trouvé le temps de faire son livre ? Enfin, il est si doux de parler d’un livre qu’on ne fait pas, et si désagréable au contraire d’entendre parler de celui qu’on a fait !

Le bénéfice de ce saint personnage consistait en une terre d’un bon rapport, annexée au prieuré sécularisé où il vivait huit à neuf mois de l’année, adonné à la culture de ses fleurs et à celle de son estomac. L’habitation était spacieuse et romantique. Il l’avait rendue confortable et même luxueuse. Abandonnant à une lente destruction le corps de logis qu’avaient habité les anciens moines, il entretenait avec soin et ornait avec goût la partie la plus favorable à ses habitudes de bien-être. De nouvelles distributions avaient fait de l’antique monastère un vrai petit château où il menait une vie de gentilhomme. C’était un excellent naturel d’homme d’église : tolérant, bel esprit au besoin, orthodoxe et disert avec ceux de son état, enjoué, anecdotique et facile avec ceux du monde, affable, cordial et généreux avec les artistes. Ses domestiques, participant à la bonne vie qu’il savait se faire, l’aidaient de tout leur pouvoir. Sa gouvernante était un peu tracassière, mais elle lui faisait de si bonnes confitures, et s’entendait si bien à conserver ses fruits, qu’il supportait sa méchante humeur, et soutenait l’orage avec calme, se disant qu’un homme doit savoir supporter les défauts d’autrui, mais qu’il ne peut se passer de beau dessert et de bon café.

Nos jeunes artistes furent accueillis par lui avec la plus gracieuse bonhomie.

« Vous êtes des enfants pleins d’esprit et d’invention, leur dit-il, et je vous aime de tout mon cœur. De plus, vous avez infiniment de talent ; et il y a un de vous deux, je ne sais plus lequel, qui possède la voix la plus douce, la plus sympathique, la plus émouvante que j’aie entendue de ma vie. Cette voix-là est un prodige, un trésor ; et j’étais tout triste, ce soir, de vous avoir vus partir si brusquement de chez le curé, en songeant que je ne vous retrouverais peut-être jamais, que je ne vous entendrais plus. Vrai ! je n’avais pas d’appétit, j’étais sombre, préoccupé… Cette belle voix et cette belle musique ne me sortaient pas de l’âme et de l’oreille. Mais la Providence, qui me veut bien du bien, vous ramène vers moi, et peut-être aussi votre bon cœur, mes enfants ; car vous aurez deviné que j’avais su vous comprendre et vous apprécier…

— Nous sommes forcés d’avouer, monsieur le chanoine, répondit Joseph, que le hasard seul nous a conduits ici, et que nous étions loin de compter sur cette bonne fortune.

— La bonne fortune est pour moi, reprit l’aimable chanoine ; et vous allez me chanter… Mais non, ce serait trop d’égoïsme de ma part ; vous êtes fatigués, à jeun peut-être… Vous allez souper d’abord, puis passer une bonne nuit dans ma maison, et demain nous ferons de la musique ; oh ! de la musique toute la journée ! André, vous allez mener ces jeunes gens à l’office, et vous en aurez le plus grand soin… Mais non, qu’ils restent ; mettez-leur deux couverts au bout de ma table, et qu’ils soupent avec moi. »

André obéit avec empressement, et même avec une sorte de satisfaction bienveillante. Mais dame Brigide, montra des dispositions tout opposées ; elle hocha la tête, haussa les épaules, et grommela entre ses dents :

« Voilà des gens bien propres pour manger sur votre nappe, et une singulière société pour un homme de votre rang ! »

« Taisez-vous, Brigide, répondit le chanoine avec calme. Vous n’êtes jamais contente de rien ni de personne ; et dès que voyez les autres prendre un petit plaisir, vous entrez en fureur.

— Vous ne savez quoi imaginer pour passer le temps, reprit-elle sans tenir compte des reproches qui lui étaient adressés. Avec des flatteries, des sornettes, des flonflons, on vous mènerait comme un petit enfant !

— Taisez-vous donc, dit le chanoine en élevant un peu le ton, mais sans perdre son sourire enjoué ; vous avez la voix aigre comme une crécelle, et si vous continuez à gronder, vous allez perdre la tête et manquer mon café.

— Beau plaisir ! et grand honneur, en vérité, dit la vieille, que de préparer le café à de pareils hôtes !

— Oh ! il vous faut de hauts personnages à vous ! Vous aimez la grandeur ; vous voudriez ne traiter que des évêques, des princes et des chanoinesses à seize quartiers ! Tout cela ne vaut pas pour moi un couplet de chanson bien dit. »

Consuelo écoutait avec étonnement ce personnage d’une apparence si noble se disputer avec sa bonne avec une sorte de plaisir enfantin ; et, pendant tout le souper, elle s’émerveilla de la puérilité de ses préoccupations. À propos de tout, il disait une foule de riens pour passer le temps et pour se tenir en belle humeur. Il interpellait ses domestiques à chaque instant, tantôt discutant sérieusement la sauce d’un poisson, tantôt s’inquiétant de la confection d’un meuble, donnant des ordres contradictoires, interrogeant son monde sur les détails les plus oiseux de son ménage, réfléchissant sur ces misères avec une solennité digne de sujets sérieux, écoutant l’un, reprenant l’autre, tenant tête à dame Brigide qui le contredisait sur toutes choses, et ne manquant jamais de mettre quelque mot plaisant dans ses questions et dans ses réponses. On eût dit que, réduit par l’isolement et la nonchalance de sa vie à la société de ses domestiques, il cherchait à tenir son esprit en haleine, et à faciliter l’œuvre de sa digestion par un exercice hygiénique de la pensée point trop grave et point trop léger.

Le souper fut exquis et d’une abondance inouïe. À l’entremets, le cuisinier fut appelé devant M. le chanoine, et affectueusement loué par lui pour la confection de certains plats, doucement réprimandé et doctement enseigné à propos de certains autres qui n’avaient pas atteint le dernier degré de perfection. Les deux voyageurs tombaient des nues, et se regardaient l’un l’autre, croyant faire un rêve facétieux, tant ces raffinements leur semblaient incompréhensibles.

« Allons ! allons ! ce n’est pas mal, dit le bon chanoine en congédiant l’artiste culinaire ; je ferai quelque chose de toi, si tu as de la bonne volonté, et si tu continues à aimer ton devoir. »

Ne semblerait-il pas, pensa Consuelo, qu’il s’agit d’un enseignement paternel, ou d’une exhortation religieuse ?

Au dessert, après que le chanoine eut donné aussi à la gouvernante sa part d’éloges et d’avertissements, il oublia enfin ces graves questions pour parler musique, et il se montra sous un meilleur jour à ses jeunes hôtes. Il avait une bonne instruction musicale, un fonds d’études solides, des idées justes et un goût éclairé. Il était assez bon organiste ; et, s’étant mis au clavecin après le dîner, il leur fit entendre des fragments de plusieurs vieux maîtres allemands, qu’il jouait avec beaucoup de pureté et selon les bonnes traditions du temps passé. Cette audition ne fut pas sans intérêt pour Consuelo ; et bientôt, ayant trouvé sur le clavecin un gros livre de cette ancienne musique, elle se mit à le feuilleter et à oublier la fatigue et l’heure qui s’avançait, pour demander au chanoine de lui jouer, avec sa bonne manière nette et large, plusieurs morceaux qui avaient frappé son esprit et ses yeux. Le chanoine trouva un plaisir extrême à être ainsi écouté. La musique qu’il connaissait n’étant plus guère de mode, il ne trouvait pas souvent d’amateurs selon son cœur. Il se prit donc d’une affection extraordinaire pour Consuelo particulièrement, Joseph, accablé de lassitude, s’étant assoupi sur un grand fauteuil perfidement délicieux.

« Vraiment ! s’écria le chanoine dans un moment d’enthousiasme, tu es un enfant heureusement doué, et ton jugement précoce annonce un avenir extraordinaire. Voici la première fois de ma vie que je regrette le célibat que m’impose ma profession. »

Ce compliment fit rougir et trembler Consuelo, qui se crut reconnue pour une femme ; mais elle se remit bien vite, lorsque le chanoine ajouta naïvement :

« Oui, je regrette de n’avoir pas d’enfants, car le ciel m’eût peut-être donné un fils tel que toi, et c’eût été le bonheur de ma vie… quand même Brigide eût été la mère. Mais dis-moi, mon ami, que penses-tu de ce Sébastien Bach dont les compositions fanatisent les savants d’aujourd’hui ? Crois-tu aussi que ce soit un génie prodigieux ? J’ai là un gros livre de ses œuvres que j’ai rassemblé et fait relier, parce qu’il faut avoir de tout… Et puis, c’est peut-être beau en effet… Mais c’est d’une difficulté extrême à lire, et je t’avoue que le premier essai m’ayant rebuté, j’ai eu la paresse de ne pas m’y remettre… D’ailleurs, j’ai si peu de temps à moi ! Je ne fais de musique que dans de rares instants, dérobés à des soins plus sérieux… De ce que tu m’as vu très-occupé de la gouverne de mon petit ménage, il ne faut pas conclure que je sois un homme libre et heureux. Je suis esclave, au contraire, d’un travail énorme, effrayant, que je me suis imposé. Je fais un livre auquel je travaille depuis trente ans, et qu’un autre n’eût pas fait en soixante ; un livre qui demande des études incroyables, des veilles, une patience à toute épreuve et les plus profondes réflexions. Aussi je pense que ce livre-là fera quelque bruit !

— Mais il est bientôt fini ? demanda Consuelo.

— Pas encore, pas encore ! répondit le chanoine désireux de se dissimuler à lui-même qu’il ne l’avait pas commencé. Nous disions donc que la musique de ce Bach est terriblement difficile, et que, quant à moi, elle me semble bizarre.

— Je pense cependant que si vous surmontiez votre répugnance, vous en viendriez à penser que c’est un génie qui embrasse, résume et vivifie toute la science du passé et du présent.

— Eh bien, reprit le chanoine, s’il en est ainsi, nous essaierons demain à nous trois d’en déchiffrer quelque chose. Voici l’heure pour vous de prendre du repos, et pour moi de me livrer à l’étude. Mais demain vous passerez la journée chez moi, c’est entendu, n’est-ce pas ?

— La journée, c’est beaucoup dire, Monsieur ; nous devons nous presser d’arriver à Vienne ; mais dans la matinée nous serons à vos ordres. »

Le chanoine se récria, insista, et Consuelo feignit de céder, se promettant de presser un peu les adagios du grand Bach, et de quitter le prieuré vers onze heures ou midi. Quand il fut question d’aller dormir, une vive discussion s’engagea sur l’escalier entre dame Brigide et le premier valet de chambre. Le zélé Joseph, empressé de complaire à son maître, avait préparé pour les jeunes musiciens deux jolies cellules situées dans le bâtiment fraîchement restauré qu’occupaient le chanoine et sa suite. Brigide, au contraire, s’obstinait à les envoyer coucher dans les cellules abandonnées du vieux prieuré, parce que ce corps de logis était séparé du nouveau par de bonnes portes et de solides verrous.

« Quoi ! disait-elle en élevant sa voix aigre dans l’escalier sonore, vous prétendez loger ces vagabonds porte à porte avec nous ! Et ne voyez-vous pas à leur mine, à leur tenue et à leur profession, que ce sont des bohémiens, des coureurs d’aventures, de méchants petits bandits qui se sauveront d’ici avant le jour en nous emportant notre vaisselle plate ! Qui sait s’ils ne nous assassineront pas !

— Nous assassiner ! ces enfants-là ! reprenait Joseph en riant : vous êtes folle, Brigide ; toute vieille et cassée que vous voilà, vous les mettriez encore en fuite, rien qu’en leur montrant les dents.

— Vieux et cassé vous-même, entendez-vous ! criait la vieille avec fureur. Je vous dis qu’ils ne coucheront pas ici, je ne le veux pas. Oui-da ! je ne fermerais pas l’œil de toute la nuit !

— Vous auriez grand tort ; je suis bien sûr que ces enfants n’ont pas plus envie que moi de troubler votre respectable sommeil. Allons, finissons ! monsieur le chanoine m’a ordonné de bien traiter ses hôtes, et je n’irai pas les fourrer dans cette masure pleine de rats et ouverte à tous les vents. Voudriez-vous les faire coucher sur le carreau ?

— Je leur y ai fait dresser par le jardinier deux bons lits de sangle ; croyez-vous que ces va-nu-pieds soient habitués à des lits de duvet ?

— Ils en auront pourtant cette nuit, parce que monsieur le veut ainsi ; je ne connais que les ordres de monsieur, dame Brigide ! Laissez-moi faire mon devoir, et songez que le vôtre comme le mien est d’obéir et non de commander.

— Bien parlé, Joseph ! dit le chanoine, qui, de la porte entr’ouverte de l’antichambre, avait écouté en riant toute la dispute. Allez me préparer mes pantoufles, Brigide, et ne nous rompez plus la tête. Au revoir, mes petits amis ! Suivez Joseph, et dormez bien. Vive la musique, vive la belle journée de demain. »

Après que nos voyageurs eurent pris possession de leurs jolies cellules, ils entendirent encore longtemps gronder au loin la gouvernante, comme la bise d’hiver sifflant dans les corridors. Quand le mouvement qui annonçait le coucher solennel du chanoine eut cessé entièrement, dame Brigide vint sur la pointe du pied à la porte de ses jeunes hôtes, et donna lestement un tour de clef à chaque serrure pour les enfermer. Joseph, plongé dans le meilleur lit qu’il eût rencontré de sa vie, dormait déjà profondément, et Consuelo en fit autant de son côté, après avoir ri de bon cœur en elle-même des terreurs de Brigide. Elle qui avait tremblé presque toutes les nuits durant son voyage, elle faisait trembler à son tour. Elle eût pu s’appliquer la fable du lièvre et des grenouilles ; mais il me serait impossible de vous affirmer que Consuelo connût les fables de La Fontaine. Leur mérite était contesté à cette époque par les plus beaux esprits de l’univers : Voltaire s’en moquait, et le grand Frédéric, pour singer son philosophe les méprisait profondément.