Consuelo/Chapitre LXXVI

Michel Lévy (tome 3p. 35-45).

LXXVI.

Le temps était calme et serein, la pleine lune brillait dans l’éther céleste, et neuf heures du soir sonnaient d’un timbre clair et grave à l’horloge d’un antique prieuré, lorsque Joseph et Consuelo, ayant cherché en vain une sonnette à la grille de l’enclos, firent le tour de cette habitation silencieuse dans l’espoir de s’y faire entendre de quelque hôte hospitalier. Mais ce fut en vain : toutes les portes étaient fermées, pas un chien n’aboyait, on n’apercevait pas la moindre lumière aux fenêtres du morne édifice.

« C’est ici le palais du Silence, dit Haydn en riant ; et si cette horloge n’eût répété deux fois avec sa voix lente et solennelle les quatre quarts en ut et en si et les neuf coups de l’heure en sol au-dessous, je croirais ce lieu abandonné aux chouettes ou aux revenants. »

Le pays aux environs était fort désert, Consuelo se sentait fatiguée, et d’ailleurs ce prieuré mystérieux avait un attrait pour son imagination poétique.

« Quand nous devrions dormir dans quelque chapelle, dit-elle à Beppo, je veux passer la nuit ici. Essayons à tout prix d’y pénétrer, fût-ce par-dessus le mur, qui n’est pas bien difficile à escalader.

— Allons ! dit Joseph, je vais vous faire la courte échelle, et quand vous serez en haut, je passerai vite de l’autre côté pour vous servir de marchepied en descendant. »

Aussitôt fait que dit. Le mur était très-bas. Deux minutes après, nos jeunes profanes se promenaient avec une tranquillité audacieuse dans l’enceinte sacrée. C’était un beau jardin potager entretenu avec un soin minutieux. Les arbres fruitiers, disposés en éventails, ouvraient à tout venant leurs longs bras chargés de pommes vermeilles et de poires dorées. Les berceaux de vigne arrondis coquettement en arceaux, portaient, comme autant de girandoles, d’énormes grappes de raisin succulent. Les vastes carrés de légumes avaient aussi leur beauté. Des asperges à la tige élégante et à la chevelure soyeuse, toute brillante de la rosée du soir, ressemblaient à des forêts de sapins lilliputiens, couverts d’une gaze d’argent ; les pois s’élançaient en guirlandes légères sur leurs rames et formaient de longs berceaux, étroites et mystérieuses ruelles où babillaient à voix basse de petites fauvettes encore mal endormies. Les giraumons, orgueilleux léviathans de cette mer verdoyante, étalaient pesamment leurs gros ventres orangés sur leurs larges et sombres feuillages. Les jeunes artichauts, comme autant de petites têtes couronnées, se dressaient autour du principal individu, centre de la tige royale ; les melons se tenaient sous leurs cloches, comme de lourds mandarins chinois sous leurs palanquins, et de chacun de ces dômes de cristal le reflet de la lune faisait jaillir un gros diamant bleu, contre lequel les phalènes étourdies allaient se frapper la tête en bourdonnant.

Une haie de rosiers formait la ligne de démarcation entre ce potager et le parterre, qui touchait aux bâtiments et les entourait d’une ceinture de fleurs. Ce jardin réservé était comme une sorte d’élysée. De magnifiques arbustes d’agrément y ombrageaient les plantes rares à la senteur exquise. Le sable y était aussi doux aux pieds qu’un tapis ; on eût dit que les gazons étaient peignés brin à brin, tant ils étaient lisses et unis. Les fleurs étaient si serrées qu’on ne voyait pas la terre, et que chaque plate-bande arrondie ressemblait à une immense corbeille.

Singulière influence des objets extérieurs sur la disposition de l’esprit et du corps ! Consuelo n’eut pas plus tôt respiré cet air suave et regardé ce sanctuaire d’un bien-être nonchalant, qu’elle se sentit reposée comme si elle eût déjà dormi du sommeil des moines.

« Voilà qui est merveilleux ! dit-elle à Beppo ; je vois ce jardin, et il ne me souvient déjà plus des pierres du chemin et de mes pieds malades. Il me semble que je me délasse par les yeux. J’ai toujours eu horreur des jardins bien tenus, bien gardés, et de tous les endroits clos de murailles ; et pourtant celui-ci, après tant de journées de poussière, après tant de pas sur la terre sèche et meurtrie, m’apparaît comme un paradis. Je mourais de soif tout à l’heure, et maintenant, rien que de voir ces plantes heureuses qui s’ouvrent à la rosée du soir, il me semble que je bois avec elles, et que je suis désaltérée déjà. Regarde, Joseph ; y a-t-il quelque chose de plus charmant que des fleurs épanouies au clair de la lune ? Regarde, te dis-je, et ne ris pas, ce paquet de grosses étoiles blanches, là, au beau milieu du gazon. Je ne sais comment on les appelle ; des belles de nuit, je crois ? Oh ! elles sont bien nommées ! Elles sont belles et pures comme les étoiles du ciel. Elles se penchent et se relèvent toutes ensemble au souffle de la brise légère, et elles ont l’air de rire et de folâtrer comme une troupe de petites filles vêtues de blanc. Elles me rappellent mes compagnes, de la scuola, lorsque le dimanche, elles couraient toutes habillées en novices le long des grands murs de l’église. Et puis les voilà qui s’arrêtent dans l’air immobile, et qui regardent toutes du côté de la lune. On dirait maintenant qu’elles la contemplent et qu’elles l’admirent. La lune aussi semble les regarder, les couver et planer sur elles comme un grand oiseau de nuit. Crois-tu donc, Beppo, que ces êtres-là soient insensibles ? Moi, je m’imagine qu’une belle fleur ne végète pas stupidement, sans éprouver des sensations délicieuses. Passe pour ces pauvres petits chardons que nous voyons le long des fossés, et qui se traînent là poudreux, malades, broutés par tous les troupeaux qui passent ! Ils ont l’air de pauvres mendiants soupirant après une goutte d’eau qui ne leur arrive pas ; la terre gercée et altérée la boit avidement sans en faire part à leurs racines. Mais ces fleurs de jardin dont on prend si grand soin, elles sont heureuses et fières comme des reines. Elles passent leur temps à se balancer coquettement sur leurs tiges, et quand vient la lune, leur bonne amie, elles sont là toutes béantes, plongées dans un demi-sommeil, et visitées par de doux rêves. Elles se demandent peut-être s’il y a des fleurs dans la lune, comme nous autres nous nous demandons s’il s’y trouve des êtres humains. Allons, Joseph, tu te moques de moi, et pourtant le bien-être que j’éprouve en regardant ces étoiles blanches n’est point une illusion. Il y a dans l’air épuré et rafraîchi par elles quelque chose de souverain, et je sens une espèce de rapport entre ma vie et celle de tout ce qui vit autour de moi.

— Comment pourrais-je me moquer ! répondit Joseph en soupirant. Je sens à l’instant même vos impressions passer en moi, et vos moindres paroles résonner dans mon âme comme le son sur les cordes d’un instrument. Mais voyez cette habitation, Consuelo, et expliquez-moi la tristesse douce, mais profonde, qu’elle m’inspire. »

Consuelo regarda le prieuré : c’était un petit édifice du douzième siècle, jadis fortifié de créneaux que remplaçaient désormais des toits aigus en ardoise grisâtre. Les tourelles, couronnées de leurs machicoulis serrés, qu’on avait laissés subsister comme ornement, ressemblaient à de grosses corbeilles. De grandes masses de lierres coupaient gracieusement la monotonie des murailles, et sur les parties nues de la façade éclairée par la lune, le souffle de la nuit faisait trembler l’ombre grêle et incertaine des jeunes peupliers. De grands festons de vignes et de jasmin encadraient les portes, et allaient s’accrocher à toutes les fenêtres.

« Cette demeure est calme et mélancolique, répondit Consuelo ; mais elle ne m’inspire pas autant de sympathie que le jardin. Les plantes sont faites pour végéter sur place, et les hommes pour se mouvoir et se fréquenter. Si j’étais fleur, je voudrais pousser dans ce parterre, on y est bien ; mais étant femme, je ne voudrais pas vivre dans une cellule, et m’enfermer dans une masse de pierres. Voudrais-tu donc être moine, Beppo ?

— Non pas, Dieu m’en garde ! mais j’aimerais à travailler sans souci de mon logis et de ma table. Je voudrais mener une vie paisible, retirée, un peu aisée, n’avoir pas les préoccupations de la misère ; enfin j’aimerais à végéter dans un état de régularité passive, dans une sorte de dépendance même, pourvu que mon intelligence fût libre, et que je n’eusse d’autre soin, d’autre devoir, d’autre souci que de faire de la musique.

— Eh bien, mon camarade, tu ferais de la musique tranquille, à force de la faire tranquillement.

— Eh ! pourquoi serait-elle mauvaise ? Quoi de plus beau que le calme ! Les cieux sont calmes, la lune est calme, ces fleurs, dont vous chérissez l’attitude paisible…

— Leur immobilité ne me touche que parce qu’elle succède aux ondulations que la brise vient de leur imprimer. La pureté du ciel ne nous frappe que parce que nous l’avons vu maintes fois sillonné par l’orage. Enfin, la lune n’est jamais plus sublime que lorsqu’elle brille au milieu des sombres nuées qui se pressent autour d’elle. Est-ce que le repos sans la fatigue peut avoir de véritables douceurs ? Ce n’est même plus le repos qu’un état d’immobilité permanente. C’est le néant, c’est la mort. Ah ! si tu avais habité comme moi le château des Géants durant des mois entiers, tu saurais que la tranquillité n’est pas la vie !

— Mais qu’appelez-vous de la musique tranquille ?

— De la musique trop correcte et trop froide. Prends garde d’en faire, si tu fuis la fatigue et les peines de ce monde. »

En parlant ainsi, ils s’étaient avancés jusqu’au pied des murs du prieuré. Une eau cristalline jaillissait d’un globe de marbre surmonté d’une croix dorée, et retombait, de cuvette en cuvette, jusque dans une grande conque de granit où frétillait une quantité de ces jolis petits poissons rouges dont s’amusent les enfants. Consuelo et Beppo, fort enfants eux-mêmes, se plaisaient sérieusement à leur jeter des grains de sable pour tromper leur gloutonnerie, et à suivre de l’œil leurs mouvements rapides, lorsqu’ils virent venir droit à eux une grande figure blanche qui portait une cruche, et qui, en s’approchant de la fontaine, ne ressemblait pas mal à une de ces laveuses de nuit, personnages fantastiques dont la tradition est répandue dans presque tous les pays superstitieux. La préoccupation ou l’indifférence qu’elle mit à remplir sa cruche, sans leur témoigner ni surprise ni frayeur, eut vraiment d’abord quelque chose de solennel et d’étrange. Mais bientôt, un grand cri qu’elle fit en laissant tomber son amphore au fond du bassin, leur prouva qu’il n’y avait rien de surnaturel dans sa personne. La bonne dame avait tout simplement la vue un peu troublée par les années, et, dès qu’elle les eut aperçus, elle fut prise d’une peur effroyable, et s’enfuit vers la maison en invoquant la vierge Marie et tous les saints.

« Qu’y a-t-il donc, dame Brigide ? cria de l’intérieur une voix d’homme ; auriez-vous rencontré quelque malin esprit ?

— Deux diables, ou plutôt deux voleurs sont là debout tout auprès de la fontaine, répondit dame Brigide en rejoignant son interlocuteur, qui parut au seuil de la porte, et y resta incertain et incrédule pendant quelques instants.

— Ce sera encore une de vos paniques ! Est-ce que des voleurs viendraient nous attaquer à cette heure-ci ?

— Je vous jure par mon salut éternel qu’il y a là deux figures noires, immobiles comme des statues ; ne les voyez-vous pas d’ici ? Tenez ! elles y sont encore, et ne bougent pas. Sainte Vierge ! je vais me cacher dans la cave.

— Je vois en effet quelque chose, reprit l’homme en affectant de grossir sa voix. Je vais sonner le jardinier, et, avec ses deux garçons, nous aurons facilement raison de ces coquins-là, qui n’ont pu pénétrer que par-dessus les murs ; car j’ai fermé moi-même toutes les portes.

— En attendant, tirons celle-ci sur nous, repartit la vieille dame, et nous sonnerons après la cloche d’alarme. »

La porte se referma, et nos deux enfants restèrent peu fixés sur le parti qu’ils avaient à prendre. Fuir, c’était confirmer l’opinion qu’on avait d’eux ; rester, c’était s’exposer à une attaque un peu brusque. Comme ils se consultaient, ils virent un rayon de lumière percer le volet d’une fenêtre au premier étage. Le rayon s’agrandit, et un rideau de damas cramoisi, derrière lequel brillait doucement la clarté d’une lampe, fut soulevé lentement ; une main, que la pleine lumière de la lune fit paraître blanche et potelée, se montra au bord du rideau, dont elle soutenait avec précaution les franges, tandis qu’un œil invisible interrogeait probablement les objets extérieurs.

« Chanter, dit Consuelo à son compagnon, voilà ce que nous avons à faire. Suis-moi, laisse-moi dire. Mais non, prends ton violon, et fais-moi une ritournelle quelconque, dans le premier ton venu. »

Joseph ayant obéi, Consuelo se mit à chanter à pleine voix, en improvisant musique et prose, une espèce de discours en allemand, rythmé et coupé en récitatif :

« Nous sommes deux pauvres enfants de quinze ans, tout petits, et pas plus forts, pas plus méchants que les rossignols dont nous imitons les doux refrains. »

— Allons, Joseph, dit-elle tout bas, un accord pour soutenir le récitatif. » Puis elle reprit :

« Accablés de fatigue, et contristés par la morne solitude de la nuit, nous avons vu cette maison, qui de loin semblait déserte, et nous avons passé une jambe, et puis l’autre, par-dessus le mur. »

— Un accord en la mineur, Joseph.

« Nous nous sommes trouvés dans un jardin enchanté, au milieu de fruits dignes de la terre promise : nous mourions de soif ; nous mourions de faim. Cependant s’il manque une pomme d’api aux espaliers, si nous avons détaché un grain de raisin de la treille, qu’on nous chasse et qu’on nous humilie comme des malfaiteurs. »

— Une modulation pour revenir en ut majeur, Joseph. »

« Et cependant, on nous soupçonne, on nous menace ; et nous ne voulons pas nous sauver ; nous ne cherchons pas à nous cacher, parce que nous n’avons fait aucun mal… si ce n’est d’entrer dans la maison du bon Dieu par-dessus les murs ; mais quand il s’agit d’escalader le paradis, tous les chemins sont bons, et les plus courts sont les meilleurs. »

Consuelo termina son récitatif par un de ces jolis cantiques en latin vulgaire, que l’on nomme à Venise latino di frate, et que le peuple chante le soir devant les madones. Quand elle eut fini, les deux mains blanches, s’étant peu à peu montrées, l’applaudirent avec transport, et une voix qui ne lui semblait pas tout à fait étrangère à son oreille, cria de la fenêtre :

« Disciples des muses, soyez les bien venus ! Entrez, entrez : l’hospitalité vous invite et vous attend. »

Les deux enfants s’approchèrent, et, un instant après, un domestique en livrée rouge et violet vint leur ouvrir courtoisement la porte.

« Je vous avais pris pour des filous, je vous en demande bien pardon, mes petits amis, leur dit-il en riant : c’est votre faute ; que ne chantiez-vous plus tôt ? Avec un passeport comme votre voix et votre violon, vous ne pouviez manquer d’être bien accueillis par mon maître. Venez donc ; il paraît qu’il vous connaît déjà. »

En parlant ainsi, l’affable serviteur avait monté devant eux les douze marches d’un escalier fort doux, couvert d’un beau tapis de Turquie. Avant que Joseph eût eu le temps de lui demander le nom de son maître, il avait ouvert une porte battante qui retomba derrière eux sans faire aucun bruit ; et après avoir traversé une antichambre confortable, il les introduisit dans la salle à manger, où le patron gracieux de cette heureuse demeure, assis en face d’un faisan rôti, entre deux flacons de vieux vin doré, commençait à digérer son premier service, tout en attaquant le second d’un air paterne et majestueux. Au retour de sa promenade du matin, il s’était fait accommoder par son valet de chambre pour se reposer le teint. Il était poudré et rasé de frais. Les boucles grisonnantes de son chef respectable s’arrondissaient moelleusement sous un œil de poudre d’iris d’une odeur exquise ; ses belles mains étaient posées sur ses genoux couverts d’une culotte de satin noir à boucles d’argent. Sa jambe bien faite et dont il était un peu vain, chaussée d’un bas violet bien tiré et bien transparent, reposait sur un coussin de velours, et sa noble corpulence enveloppée d’une excellente douillette de soie puce, ouatée et piquée, s’affaissait délicieusement dans un grand fauteuil de tapisserie où nulle part le coude ne risquait de rencontrer un angle, tant il était bien rembourré et arrondi de tous côtés. Assise auprès de la cheminée qui flambait et pétillait derrière le fauteuil du maître, dame Brigide, la gouvernante, préparait le café avec un recueillement religieux ; et un second valet, non moins propre dans sa tenue, et non moins bénin dans ses allures que le premier, debout auprès de la table, détachait délicatement l’aile de volaille que le saint homme attendait sans impatience comme sans inquiétude. Joseph et Consuelo firent de grandes révérences en reconnaissant dans leur hôte bienveillant M. le chanoine majeur et jubilaire du chapitre cathédrant de Saint-Étienne, celui devant lequel ils avaient chanté la messe le matin même.