Consuelo/Chapitre LXV

Michel Lévy (2p. 257-265).

LXV.

« Quoi qu’il en soit des causes de l’antipathie de maître Reuter, il me la témoigna bien durement, et pour une faute bien légère. J’avais des ciseaux neufs, et, comme un véritable écolier, je les essayais sur tout ce qui me tombait sous la main. Un de mes camarades ayant le dos tourné, et sa longue queue, dont il était très vain, venant toujours à balayer les caractères que je traçais avec de la craie sur mon ardoise, j’eus une idée rapide, fatale ! ce fut l’affaire d’un instant. Crac ! voilà mes ciseaux ouverts, voilà la queue par terre. Le maître suivait tous mes mouvements de son œil de vautour. Avant que mon pauvre camarade se fût aperçu de la perte douloureuse qu’il venait de faire, j’étais déjà réprimandé, noté d’infamie, et renvoyé sans autre forme de procès.

« Je sortis de maîtrise au mois de novembre de l’année dernière, à sept heures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autre vêtement que les méchants habits que j’avais sur le corps. J’eus un moment de désespoir. Je m’imaginai, en me voyant grondé et chassé avec tant de colère et de scandale, que j’avais commis une faute énorme. Je me mis à pleurer de toute mon âme cette mèche de cheveux et ce bout de ruban tombés sous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j’avais ainsi déshonoré le chef, passa auprès de moi en pleurant aussi. Jamais on n’a répandu tant de larmes, jamais on n’a éprouvé tant de regrets et de remords pour une queue à la prussienne. J’eus envie d’aller me jeter dans ses bras, à ses pieds ! Je ne l’osai pas, et je cachai ma honte dans l’ombre. Peut-être le pauvre garçon pleurait-il ma disgrâce encore plus que sa chevelure.

« Je passai la nuit sur le pavé ; et, comme je soupirais, le lendemain matin, en songeant à la nécessité et à l’impossibilité de déjeuner, je fus abordé par Keller, le perruquier de la maîtrise de Saint-Étienne. Il venait de coiffer maître Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne lui avait parlé que de la terrible aventure de la queue coupée. Aussi le facétieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d’un grand éclat de rire, et m’accabla de ses sarcasmes. « Oui-da ! me cria-t-il d’aussi loin qu’il me vit, voilà donc le fléau des perruquiers, l’ennemi général et particulier de tous ceux qui, comme moi, font profession d’entretenir la beauté de la chevelure ! Hé ! mon petit bourreau des queues, mon bon saccageur de toupets ! venez ici un peu que je coupe tous vos beaux cheveux noirs, pour remplacer toutes les queues qui tomberont sous vos coups ! » J’étais désespéré, furieux. Je cachai mon visage dans mes mains, et, me croyant l’objet de la vindicte publique, j’allais m’enfuir, lorsque le bon Keller m’arrêtant : « Où allez-vous ainsi, petit malheureux ? me dit-il d’une voix adoucie ; Qu’allez-vous devenir sans pain, sans amis, sans vêtements, et avec un pareil crime sur la conscience ? Allons, j’ai pitié de vous, surtout à cause de votre belle voix, que j’ai pris si souvent plaisir à entendre à la cathédrale : venez chez moi. Je n’ai pour moi, ma femme et mes enfants, qu’une chambre au cinquième étage. C’est encore plus qu’il ne nous en faut, car la mansarde que je loue au sixième n’est pas occupée. Vous vous en accommoderez, et vous mangerez avec nous jusqu’à ce que vous ayez trouvé de l’ouvrage ; à condition toutefois que vous respecterez les cheveux de mes clients, et que vous n’essaierez pas vos grands ciseaux sur mes perruques. »

« Je suivis mon généreux Keller, mon sauveur, mon père ! Outre le logement et la table, il eut la bonté, tout pauvre artisan qu’il était lui-même, de m’avancer quelque argent afin que je pusse continuer mes études. Je louai un mauvais clavecin tout rongé des vers ; et, réfugié dans mon galetas avec mon Fuchs et mon Mattheson, je me livrai sans contrainte à mon ardeur pour la composition. C’est de ce moment que je puis me considérer comme le protégé de la Providence. Les six premières sonates d’Emmanuel Bach ont fait mes délices pendant tout cet hiver, et je crois les avoir bien comprises. En même temps, le ciel, récompensant mon zèle et ma persévérance, a permis que je trouvasse un peu d’occupation pour vivre et m’acquitter envers mon cher hôte. J’ai joué de l’orgue tous les dimanches à la chapelle du comte de Haugwitz, après avoir fait le matin ma partie de premier violon à l’église des Pères de la Miséricorde. En outre, j’ai trouvé deux protecteurs. L’un est un abbé qui fait beaucoup de vers italiens, très-beaux à ce qu’on assure, et qui est fort bien vu de Sa Majesté l’impératrice-reine. On l’appelle M. de Métastasio ; et comme il demeure dans la même maison que Keller et moi, je donne des leçons à une jeune personne qu’on dit être sa nièce. Mon autre protecteur est monseigneur l’ambassadeur de Venise.

— Il signor Corner ? demanda Consuelo vivement.

— Ah ! vous le connaissez ? reprit Haydn ; c’est M. l’abbé de Métastasio qui m’a introduit dans cette maison. Mes petits talents y ont plu, et son excellence m’a promis de me faire avoir des leçons de maître Porpora, qui est en ce moment aux bains de Manensdorf avec madame Wilhelmine, la femme ou la maîtresse de son excellence. Cette promesse m’avait comblé de joie ; devenir l’élève d’un aussi grand professeur, du premier maître de chant de l’univers ! Apprendre la composition, les principes purs et corrects de l’art italien ! Je me regardais comme sauvé, je bénissais mon étoile, je me croyais déjà un grand maître moi-même. Mais, hélas ! malgré les bonnes intentions de son excellence, sa promesse n’a pas été aussi facile à réaliser que je m’en flattais ; et si je ne trouve une recommandation plus puissante auprès du Porpora, je crains bien de ne jamais approcher seulement de sa personne. On dit que cet illustre maître est d’un caractère bizarre ; et qu’autant il se montre attentif, généreux et dévoué à certains élèves, autant il est capricieux et cruel pour certains autres. Il paraît que maître Reuter n’est rien au prix du Porpora, et je tremble à la seule idée de le voir. Cependant, quoiqu’il ait commencé par refuser net les propositions de l’ambassadeur à mon sujet, et qu’il ait signifié ne vouloir plus faire d’élèves, comme je sais que monseigneur Corner insistera, j’espère encore, et je suis déterminé à subir patiemment les plus cruelles mortifications, pourvu qu’il m’enseigne quelque chose en me grondant.

— Vous avez formé là, dit Consuelo, une salutaire résolution. On ne vous a pas exagéré les manières brusques et l’aspect terrible de ce grand maître. Mais vous avez raison d’espérer ; car si vous avez de la patience, une soumission aveugle, et les véritables dispositions musicales que je pressens en vous, si vous ne perdez pas la tête au milieu des premières bourrasques, et que vous réussissiez à lui montrer de l’intelligence et de la rapidité de jugement, au bout de trois ou quatre leçons, je vous promets qu’il sera pour vous le plus doux et le plus consciencieux des maîtres. Peut-être même, si votre cœur répond, comme je le crois, à votre esprit, Porpora deviendra pour vous un ami solide, un père équitable et bienfaisant.

— Oh ! vous me comblez de joie. Je vois bien que vous le connaissez, et vous devez aussi connaître sa fameuse élève, la nouvelle comtesse de Rudolstadt… la Porporina…

— Mais où avez-vous donc entendu parler de cette Porporina, et qu’attendez-vous d’elle ?

— J’attends d’elle une lettre pour le Porpora, et sa protection active auprès de lui, quand elle viendra à Vienne ; car elle va y venir sans doute après son mariage avec le riche seigneur de Riesenburg.

— D’où savez-vous ce mariage ?

— Par le plus grand hasard du monde. Il faut vous dire que, le mois dernier, mon ami Keller apprit qu’un parent qu’il avait à Pilsen venait de mourir, lui laissant un peu de bien. Keller n’avait ni le temps ni le moyen de faire le voyage, et n’osait s’y déterminer, dans la crainte que la succession ne valût pas les frais de son déplacement et la perte de son temps. Je venais de recevoir quelque argent de mon travail. Je lui ai offert de faire le voyage, et de prendre en main ses intérêts. J’ai donc été à Pilsen ; et, dans une semaine que j’y ai passée, j’ai eu la satisfaction de voir réaliser l’héritage de Keller. C’est peu de chose sans doute, mais ce peu n’est pas à dédaigner pour lui ; et je lui rapporte les titres d’une petite propriété qu’il pourra faire vendre ou exploiter selon qu’il le jugera à propos. En revenant de Pilsen, je me suis trouvé hier soir dans un endroit qu’on appelle Klatau, et où j’ai passé la nuit. Il y avait eu un marché dans la journée, et l’auberge était pleine de monde. J’étais assis auprès d’une table où mangeait un gros homme, qu’on traitait de docteur Wetzélius, et qui est bien le plus grand gourmand et le plus grand bavard que j’aie jamais rencontré. « Savez-vous la nouvelle ? disait-il à ses voisins : le comte Albert de Rudolstadt, celui qui est fou, archi-fou, et quasi enragé, épouse la maîtresse de musique de sa cousine, une aventurière, une mendiante, qui a été, dit-on, comédienne en Italie, et qui s’est fait enlever par le vieux musicien Porpora, lequel s’en est dégoûté et l’a envoyée faire ses couches à Riesenburg. On a tenu l’événement fort secret ; et d’abord, comme on ne comprenait rien à la maladie et aux convulsions de la demoiselle que l’on croyait très-vertueuse, on m’a fait appeler comme pour une fièvre putride et maligne. Mais à peine avais-je tâté le pouls de la malade, que le comte Albert, qui savait sans doute à quoi s’en tenir sur cette vertu-là, m’a repoussé en se jetant sur moi comme un furieux, et n’a pas souffert que je rentrasse dans l’appartement. Tout s’est passé fort secrètement. Je crois que la vieille chanoinesse a fait l’office de sage-femme ; la pauvre dame ne s’était jamais vue à pareille fête. L’enfant a disparu. Mais ce qu’il y a d’admirable, c’est que le jeune comte, qui, vous le savez tous, ne connaît pas la mesure du temps, et prend les mois pour des années, s’est imaginé être le père de cet enfant-là, et a parlé si énergiquement à sa famille, que, plutôt que de le voir retomber dans ses accès de fureur, on a consenti à ce beau mariage. »

— Oh ! c’est horrible, c’est infâme ! s’écria Consuelo hors d’elle-même ; c’est un tissu d’abominables calomnies et d’absurdités révoltantes !

— Ne croyez pas que j’y aie ajouté foi un instant, repartit Joseph Haydn ; la figure de ce vieux docteur était aussi sotte que méchante, et, avant qu’on l’eût démenti, j’étais déjà sûr qu’il ne débitait que des faussetés et des folies. Mais à peine avait-il achevé son conte, que cinq ou six jeunes gens qui l’entouraient ont pris le parti de la jeune personne ; et c’est ainsi que j’ai appris la vérité. C’était à qui louerait la beauté, la grâce, la pudeur, l’esprit et l’incomparable talent de la Porporina. Tous approuvaient la passion du comte Albert pour elle, enviaient son bonheur, et admiraient le vieux comte d’avoir consenti à cette union. Le docteur Wetzélius a été traité de radoteur et d’insensé ; et comme on parlait de la grande estime de maître Porpora pour une élève à laquelle il a voulu donner son nom, je me suis mis dans la tête d’aller à Riesenburg, de me jeter aux pieds de la future ou peut-être de la nouvelle comtesse (car on dit que le mariage a été déjà célébré, mais qu’on le tient encore secret pour ne pas indisposer la cour), et de lui raconter mon histoire, pour obtenir d’elle la faveur de devenir l’élève de son illustre maître. »

Consuelo resta quelques instants pensive ; les dernières paroles de Joseph à propos de la cour l’avaient frappée. Mais revenant bientôt à lui :

« Mon enfant, lui dit-elle, n’allez point à Riesenburg, vous n’y trouveriez pas la Porporina. Elle n’est point mariée avec le comte de Rudolstadt, et rien n’est moins assuré que ce mariage-là. Il en a été question, il est vrai, et je crois que les fiancés étaient dignes l’un de l’autre ; mais la Porporina, quoiqu’elle eût pour le comte Albert une amitié solide, une estime profonde et un respect sans bornes, n’a pas crû devoir se décider légèrement à une chose aussi sérieuse. Elle a pesé, d’une part, le tort qu’elle ferait à cette illustre famille, en lui faisant perdre les bonnes grâces et peut-être la protection de l’impératrice, en même temps que l’estime des autres seigneurs et la considération de tout le pays ; de l’autre, le mal qu’elle se ferait à elle-même, en renonçant à exercer l’art divin qu’elle avait étudié avec passion et embrassé avec courage. Elle s’est dit que le sacrifice était grand de part et d’autre, et qu’avant de s’y jeter tête baissée, elle devait consulter le Porpora, et donner au jeune comte le temps de savoir si sa passion résisterait à l’absence ; de sorte qu’elle est partie pour Vienne à l’improviste, à pied, sans guide et presque sans argent, mais avec l’espérance de rendre le repos et la raison à celui qui l’aime, et n’emportant, de toutes les richesses qui lui étaient offertes, que le témoignage de sa conscience et la fierté de sa condition d’artiste.

— Oh ! c’est une véritable artiste, en effet ! c’est une forte tête et une âme noble, si elle a agi ainsi ! s’écria Joseph en fixant ses yeux brillants sur Consuelo ; et si je ne me trompe pas, c’est à elle que je parle, c’est devant elle que je me prosterne.

— C’est elle qui vous tend la main et qui vous offre son amitié, ses conseils et son appui auprès du Porpora ; car nous allons faire route ensemble, à ce que je vois ; et si Dieu nous protège, comme il nous a protégés jusqu’ici l’un et l’autre, comme il protège tous ceux qui ne se reposent qu’en lui, nous serons bientôt à Vienne, et nous prendrons les leçons du même maître.

— Dieu soit loué ! s’écria Haydn en pleurant de joie, et en levant les bras au ciel avec enthousiasme ; je devinais bien, en vous regardant dormir, qu’il y avait en vous quelque chose de surnaturel, et que ma vie, mon avenir, étaient entre vos mains. »