Consuelo/Chapitre LVI

Michel Lévy (2p. 159-170).

LVI.

Albert obéit ; et quand ils commencèrent à descendre de la base du Schreckenstein vers les vallons inférieurs, Consuelo sentit, en effet, ses agitations se calmer.

« Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, lui dit-elle en s’appuyant doucement sur son bras pour marcher ; il est bien certain pour moi maintenant que j’ai eu tout à l’heure un accès de folie dans la grotte.

— Pourquoi vous le rappeler, Consuelo ? Je ne vous en aurais jamais parlé, moi ; je sais bien que vous voudriez l’effacer de votre souvenir. Il faudra aussi que je parvienne à l’oublier !

— Mon ami, je ne veux pas l’oublier, mais vous en demander pardon. Si je vous racontais la vision étrange que j’ai eue en écoutant vos airs bohémiens, vous verriez que j’étais hors de sens quand je vous ai causé une telle surprise et une telle frayeur. Vous ne pouvez pas croire que j’aie voulu me jouer de votre raison et de votre repos… Mon Dieu ! Le ciel m’est témoin que je donnerais encore maintenant ma vie pour vous.

— Je sais que vous ne tenez point à la vie, Consuelo ! Et moi je sens que j’y tiendrais avec tant d’âpreté, si…

— Achevez donc !

— Si j’étais aimé comme j’aime !

— Albert, je vous aime autant qu’il m’est permis de le faire. Je vous aimerais sans doute comme vous méritez de l’être, si…

— Achevez à votre tour !

— Si des obstacles insurmontables ne m’en faisaient pas un crime.

— Et quels sont donc ces obstacles ? Je les cherche en vain autour de vous ; je ne les trouve qu’au fond de votre cœur, que dans vos souvenirs, sans doute !

— Ne parlons pas de mes souvenirs ; ils sont odieux, et j’aimerais mieux mourir tout de suite que de recommencer le passé. Mais votre rang dans le monde, votre fortune, l’opposition et l’indignation de vos parents, où voudriez-vous que je prisse le courage d’accepter tout cela ? Je ne possède rien au monde que ma fierté et mon désintéressement ; que me resterait-il si j’en faisais le sacrifice ?

— Il te resterait mon amour et le tien, si tu m’aimais. Je sens que cela n’est point, et je ne te demanderai qu’un peu de pitié. Comment pourrais-tu être humiliée de me faire l’aumône de quelque bonheur ? Lequel de nous serait donc prosterné devant l’autre ? En quoi ma fortune te dégraderait-elle ? Ne pourrions-nous pas la jeter bien vite aux pauvres, si elle te pesait autant qu’à moi ? Crois-tu que je n’aie pas pris dès longtemps la ferme résolution de l’employer comme il convient à mes croyances et à mes goûts, c’est-à-dire de m’en débarrasser, quand la perte de mon père viendra ajouter la douleur de l’héritage à la douleur de la séparation ! Eh bien, as-tu peur d’être riche ? j’ai fait vœu de pauvreté. Crains-tu d’être illustrée par mon nom ? c’est un faux nom, et le véritable est un nom proscrit. Je ne le reprendrai pas, ce serait faire injure à la mémoire de mon père ; mais, dans l’obscurité où je me plongerai, nul n’en sera ébloui, je te jure, et tu ne pourras pas me le reprocher. Enfin, quant à l’opposition de mes parents… Oh ! s’il n’y avait que cet obstacle ! dis-moi donc qu’il n’y en a pas d’autre, et tu verras !

— C’est le plus grand de tous, le seul que tout mon dévouement, toute ma reconnaissance pour vous ne saurait lever.

— Tu mens, Consuelo ! Ose jurer que tu ne mens pas ! Ce n’est pas là le seul obstacle. »

Consuelo hésita. Elle n’avait jamais menti, et cependant elle eût voulu réparer le mal qu’elle avait fait à son ami, à celui qui lui avait sauvé la vie, et qui veillait sur elle depuis plusieurs mois avec la sollicitude d’une mère tendre et intelligente. Elle s’était flattée d’adoucir ses refus en invoquant des obstacles qu’elle jugeait, en effet, insurmontables. Mais les questions réitérées d’Albert la troublaient, et son propre cœur était un dédale où elle se perdait ; car elle ne pouvait pas dire avec certitude si elle aimait ou si elle haïssait cet homme étrange, vers lequel une sympathie mystérieuse et puissante l’avait poussée, tandis qu’une crainte invincible, et quelque chose qui ressemblait à l’aversion, la faisaient trembler à la seule idée d’un engagement.

Il lui sembla, en cet instant, qu’elle haïssait Anzoleto. Pouvait-il en être autrement, lorsqu’elle le comparait, avec son brutal égoïsme, son ambition abjecte, ses lâchetés, ses perfidies, à cet Albert si généreux, si humain, si pur, et si grand de toutes les vertus les plus sublimes et les plus romanesques ? Le seul nuage qui pût obscurcir la conclusion du parallèle, c’était cet attentat sur la vie de Zdenko, qu’elle ne pouvait se défendre de présumer. Mais ce soupçon n’était-il pas une maladie de son imagination, un cauchemar qu’un instant d’explication pouvait dissiper ? Elle résolut de l’essayer ; et, feignant d’être distraite et de n’avoir pas entendu la dernière question d’Albert :

« Mon Dieu ! dit-elle en s’arrêtant pour regarder un paysan qui passait à quelque distance, j’ai cru voir Zdenko. »

Albert tressaillit, laissa tomber le bras de Consuelo qu’il tenait sous le sien, et fit quelques pas en avant. Puis il s’arrêta, et revint vers elle en disant :

« Quelle erreur est la vôtre, Consuelo ! cet homme-ci n’a pas le moindre trait de… »

Il ne put se résoudre à prononcer le nom de Zdenko ; sa physionomie était bouleversée.

« Vous l’avez cru cependant vous-même un instant, dit Consuelo, qui l’examinait avec attention.

— J’ai la vue fort basse, et j’aurais dû me rappeler que cette rencontre était impossible.

— Impossible ! Zdenko est donc bien loin d’ici ?

— Assez loin pour que vous n’ayez plus rien à redouter de sa folie.

— Ne sauriez-vous me dire d’où lui était venue cette haine subite contre moi, après les témoignages de sympathie qu’il m’avait donnés ?

— Je vous l’ai dit, d’un rêve qu’il fit la veille de votre descente dans le souterrain. Il vous vit en songe me suivre à l’autel, où vous consentiez à me donner votre foi ; et là vous vous mîtes à chanter nos vieux hymnes bohémiens d’une voix éclatante qui fit trembler toute l’église. Et pendant que vous chantiez, il me voyait pâlir et m’enfoncer dans le pavé de l’église, jusqu’à ce que je me trouvasse enseveli et couché mort dans le sépulcre de mes aïeux. Alors il vous vit jeter à la hâte votre couronne de mariée, pousser du pied une dalle qui me couvrit à l’instant, et danser sur cette pierre funèbre en chantant des choses incompréhensibles dans une langue inconnue, et avec tous les signes de la joie la plus effrénée et la plus cruelle. Plein de fureur, il se jeta sur vous ; mais vous, vous étiez déjà envolée en fumée, et il s’éveilla baigné de sueur et transporté de colère. Il m’éveilla moi-même, car ses cris et ses imprécations faisaient retentir la voûte de sa cellule. J’eus beaucoup de peine à lui faire raconter son rêve, et j’en eus plus encore à l’empêcher d’y voir un sens réel de ma destinée future. Je ne pouvais le convaincre aisément ; car j’étais moi-même sous l’empire d’une exaltation d’esprit tout à fait maladive, et je n’avais jamais tenté jusqu’alors de le dissuader lorsque je le voyais ajouter foi à ses visions et à ses songes. Cependant j’eus lieu de croire, dans le jour qui suivit cette nuit agitée, qu’il ne s’en souvenait pas, ou qu’il n’y attachait aucune importance ; car il n’en dit plus un mot, et lorsque je le priai d’aller vous parler de moi, il ne fit aucune résistance ouverte. Il ne pensait pas que vous eussiez jamais la pensée ni la possibilité de venir me chercher où j’étais, et son délire ne se réveilla que lorsqu’il vous vit l’entreprendre. Toutefois il ne me montra sa haine contre vous qu’au moment où nous le rencontrâmes à notre retour par les galeries souterraines. C’est alors qu’il me dit laconiquement en bohémien que son intention et sa résolution étaient de me délivrer de vous (c’était son expression), et de vous détruire la première fois qu’il vous rencontrerait seule, parce que vous étiez le fléau de ma vie, et que vous aviez ma mort écrite dans les yeux. Pardonnez-moi de vous répéter les paroles de sa démence, et comprenez maintenant pourquoi j’ai dû l’éloigner de vous et de moi. N’en parlons pas davantage, je vous en supplie ; ce sujet de conversation m’est fort pénible. J’ai aimé Zdenko comme un autre moi-même. Sa folie s’était assimilée et identifiée à la mienne, au point que nous avions spontanément les mêmes pensées, les mêmes visions, et jusqu’aux mêmes souffrances physiques. Il était plus naïf, et partant plus poëte que moi ; son humeur était plus égale, et les fantômes que je voyais affreux et menaçants, il les voyait doux et tristes à travers son organisation plus tendre et plus sereine que la mienne. La grande différence qui existait entre nous deux, c’était l’irrégularité de mes accès et la continuité de son enthousiasme. Tandis que j’étais tour à tour en proie au délire ou spectateur froid et consterné de ma misère, il vivait constamment dans une sorte de rêve où tous les objets extérieurs venaient prendre des formes symboliques ; et cette divagation était toujours si douce et si affectueuse, que dans mes moments lucides (les plus douloureux pour moi à coup sûr ! ) j’avais besoin de la démence paisible et ingénieuse de Zdenko pour me ranimer et me réconcilier avec la vie.

— Ô mon ami, dit Consuelo, vous devriez me haïr, et je me hais moi-même, pour vous avoir privé de cet ami si précieux et si dévoué. Mais son exil n’a-t-il pas duré assez longtemps ? À cette heure, il est guéri sans doute d’un accès passager de violence…

— Il en est guéri… probablement ! dit Albert avec un sourire étrange et plein d’amertume.

— Eh bien, reprit Consuelo qui cherchait à repousser l’idée de la mort de Zdenko, que ne le rappelez-vous ? Je le reverrais sans crainte, je vous assure ; et à nous deux, nous lui ferions oublier ses préventions contre moi.

— Ne parlez pas ainsi, Consuelo, dit Albert avec abattement ; ce retour est impossible désormais. J’ai sacrifié mon meilleur ami, celui qui était mon compagnon, mon serviteur, mon appui, ma mère prévoyante et laborieuse, mon enfant naïf, ignorant et soumis ; celui qui pourvoyait à tous mes besoins, à tous mes innocents et tristes plaisirs ; celui qui me défendait contre moi-même dans mes accès de désespoir, et qui employait la force et la ruse pour m’empêcher de quitter ma cellule, lorsqu’il me voyait incapable de préserver ma propre dignité et ma propre vie dans le monde des vivants et dans la société des autres hommes. J’ai fait ce sacrifice sans regarder derrière moi et sans avoir de remords, parce que je le devais ; parce qu’en affrontant les dangers du souterrain, en me rendant la raison et le sentiment de mes devoirs, vous étiez plus précieuse, plus sacrée pour moi que Zdenko lui-même.

— Ceci est une erreur, un blasphème peut-être, Albert ! Un instant de courage ne saurait être comparé à toute une vie de dévouement.

— Ne croyez pas qu’un amour égoïste et sauvage m’ait donné le conseil d’agir comme je l’ai fait. J’aurais su étouffer un tel amour dans mon sein, et m’enfermer dans ma caverne avec Zdenko, plutôt que de briser le cœur et la vie du meilleur des hommes. Mais la voix de Dieu avait parlé clairement. J’avais résisté à l’entraînement qui me maîtrisait ; je vous avais fuie, je voulais cesser de vous voir, tant que les rêves et les pressentiments qui me faisaient espérer en vous l’ange de mon salut ne se seraient pas réalisés. Jusqu’au désordre apporté par un songe menteur dans l’organisation pieuse et douce de Zdenko, il partageait mon aspiration vers vous, mes craintes, mes espérances, et mes religieux désirs. L’infortuné, il vous méconnut le jour même où vous vous révéliez ! La lumière céleste qui avait toujours éclairé les régions mystérieuses de son esprit s’éteignit tout à coup, et Dieu le condamna en lui envoyant l’esprit de vertige et de fureur. Je devais l’abandonner aussi ; car vous m’apparaissiez enveloppée d’un rayon de la gloire, vous descendiez vers moi sur les ailes du prodige, et vous trouviez, pour me dessiller les yeux, des paroles que votre intelligence calme et votre éducation d’artiste ne vous avaient pas permis d’étudier et de préparer. La pitié, la charité, vous inspiraient, et, sous leur influence miraculeuse, vous me disiez ce que je devais entendre pour connaître et concevoir la vie humaine.

— Que vous ai-je donc dit de si sage et de si fort ? Vraiment, Albert, je n’en sais rien.

— Ni moi non plus ; mais Dieu même était dans le son de votre voix et dans la sérénité de votre regard. Auprès de vous je compris en un instant ce que dans toute ma vie je n’eusse pas trouvé seul. Je savais auparavant que ma vie était une expiation, un martyre ; et je cherchais l’accomplissement de ma destinée dans les ténèbres, dans la solitude, dans les larmes, dans l’indignation, dans l’étude, dans l’ascétisme et les macérations. Vous me fîtes pressentir une autre vie, un autre martyre, tout de patience, de douceur, de tolérance et de dévouement. Les devoirs que vous me traciez naïvement et simplement, en commençant par ceux de la famille, je les avais oubliés ; et ma famille, par excès de bonté, me laissait ignorer mes crimes. Je les ai réparés, grâce à vous ; et dès le premier jour j’ai connu, au calme qui se faisait en moi, que c’était là tout ce que Dieu exigeait de moi pour le présent. Je sais bien que ce n’est pas tout, et j’attends que Dieu se révèle sur la suite de mon existence. Mais j’ai confiance maintenant, parce que j’ai trouvé l’oracle que je pourrai interroger. C’est vous, Consuelo ! La Providence vous a donné pouvoir sur moi, et je ne me révolterai pas contre ses décrets, en cherchant à m’y soustraire. Je ne devais donc pas hésiter un instant entre la puissance supérieure investie du don de me régénérer, et la pauvre créature passive qui jusqu’alors n’avait fait que partager mes détresses et subir mes orages.

— Vous parlez de Zdenko ? Mais que savez-vous si Dieu ne m’avait pas destinée à le guérir, lui aussi ? Vous voyez bien que j’avais déjà quelque pouvoir sur lui, puisque j’avais réussi à le convaincre d’un mot, lorsque sa main était levée sur moi pour me tuer.

— Ô mon Dieu, il est vrai, j’ai manqué de foi, j’ai eu peur. Je connaissais les serments de Zdenko. Il m’avait fait malgré moi celui de ne vivre que pour moi, et il l’avait tenu depuis que j’existe, en mon absence comme avant et depuis mon retour. Lorsqu’il jurait de vous détruire, je ne pensais même pas qu’il fût possible d’arrêter l’effet de sa résolution, et je pris le parti de l’offenser, de le bannir, de le briser, de le détruire lui-même.

— De le détruire, mon Dieu ! Que signifie ce mot dans votre bouche, Albert ? Où est Zdenko ?

— Vous me demandez comme Dieu à Caïn : Qu’as-tu fait de ton frère ?

— Ô ciel, ciel ! Vous ne l’avez pas tué, Albert ! »

Consuelo, en laissant échapper cette parole terrible, s’était attachée avec énergie au bras d’Albert, et le regardait avec un effroi mêlé d’une douloureuse pitié. Elle recula terrifiée de l’expression fière et froide que prit ce visage pâle, où la douleur semblait parfois s’être pétrifiée.

« Je ne l’ai pas tué, répondit-il, et pourtant je lui ai ôté la vie, à coup sûr. Oseriez-vous donc m’en faire un crime, vous pour qui je tuerais peut-être mon propre père de la même manière ; vous pour qui je braverais tous les remords, et briserais tous les liens les plus chers, les existences les plus sacrées ? Si j’ai préféré, à la crainte de vous voir assassiner par un fou, le regret et le repentir qui me rongent, avez-vous assez peu de pitié dans le cœur pour remettre toujours cette douleur sous mes yeux, et pour me reprocher le plus grand sacrifice qu’il ait été en mon pouvoir de vous faire ? Ah ! vous aussi, vous avez donc des moments de cruauté ! La cruauté ne saurait s’éteindre dans les entrailles de quiconque appartient à la race humaine ! »

Il y avait tant de solennité dans ce reproche, le premier qu’Albert eût osé faire à Consuelo, qu’elle en fut pénétrée de crainte, et sentit, plus qu’il ne lui était encore arrivé de le faire, la terreur qu’il lui inspirait. Une sorte d’humiliation, puérile peut-être, mais inhérente au cœur de la femme, succédait au doux orgueil dont elle n’avait pu se défendre en écoutant Albert lui peindre sa vénération passionnée. Elle se sentit abaissée, méconnue sans doute ; car elle n’avait cherché à surprendre son secret qu’avec l’intention, ou du moins avec le désir de répondre à son amour s’il venait à se justifier. En même temps, elle voyait que dans la pensée de son amant elle était coupable ; car s’il avait tué Zdenko, la seule personne au monde qui n’eût pas eu le droit de le condamner irrévocablement, c’était celle dont la vie avait exigé le sacrifice d’une autre vie infiniment précieuse d’ailleurs au malheureux Albert.

Consuelo ne put rien répondre : elle voulut parler d’autre chose, et ses larmes lui coupèrent la parole. En les voyant couler, Albert, repentant, voulut s’humilier à son tour ; mais elle le pria de ne plus jamais revenir sur un sujet si redoutable pour son esprit, et lui promit, avec une sorte de consternation amère, de ne jamais prononcer un nom qui réveillait en elle comme en lui les émotions les plus affreuses. Le reste de leur trajet fut rempli de contrainte et d’angoisses. Ils essayèrent vainement un autre entretien. Consuelo ne savait ni ce qu’elle disait, ni ce qu’elle entendait. Albert pourtant paraissait calme, comme Abraham ou comme Brutus après l’accomplissement du sacrifice ordonné par les destins farouches. Cette tranquillité triste, mais profonde, avec un pareil poids sur la poitrine, ressemblait à un reste de folie ; et Consuelo ne pouvait justifier son ami qu’en se rappelant qu’il était fou. Si, dans un combat à force ouverte contre quelque bandit, il eût tué son adversaire pour la sauver, elle n’eût trouvé là qu’un motif de plus de reconnaissance, et peut-être d’admiration pour sa vigueur et son courage. Mais ce meurtre mystérieux, accompli sans doute dans les ténèbres du souterrain ; cette tombe creusée dans le lieu de la prière, et ce farouche silence après une pareille crise ; ce fanatisme stoïque avec lequel il avait osé la conduire dans la grotte, et s’y livrer lui-même aux charmes de la musique, tout cela était horrible, et Consuelo sentait que l’amour de cet homme refusait d’entrer dans son cœur. « Quand donc a-t-il pu commettre ce meurtre ? se demandait-elle. Je n’ai pas vu sur son front, depuis trois mois, un pli assez profond pour me faire présumer un remords ! N’a-t-il pas eu quelques gouttes de sang sur les mains, un jour que je lui aurai tendu la mienne. Horreur ! Il faut qu’il soit de pierre ou de glace, ou qu’il m’aime jusqu’à la férocité. Et moi, qui avais tant désiré d’inspirer un amour sans bornes ! moi, qui regrettais si amèrement d’avoir été faiblement aimée ! Voilà donc l’amour que le ciel me réservait pour compensation ! »

Puis elle recommençait à chercher dans quel moment Albert avait pu accomplir son horrible sacrifice. Elle pensait que ce devait être pendant cette grave maladie qui l’avait rendue indifférente à toutes les choses extérieures ; et lorsqu’elle se rappelait les soins tendres et délicats qu’Albert lui avait prodigués, elle ne pouvait concilier les deux faces d’un être si dissemblable à lui-même et à tous les autres hommes.

Perdue dans ces rêveries sinistres, elle recevait d’une main tremblante et d’un air préoccupé les fleurs qu’Albert avait l’habitude de cueillir en chemin pour les lui donner ; car il savait qu’elle les aimait beaucoup. Elle ne pensa même pas à le quitter, pour rentrer seule au château et dissimuler le long tête-à-tête qu’ils avaient eu ensemble. Soit qu’Albert n’y songeât pas non plus, soit qu’il ne crût pas devoir feindre davantage avec sa famille, il ne l’en fit pas ressouvenir ; et ils se trouvèrent à l’entrée du château face à face avec la chanoinesse. Consuelo (et sans doute Albert aussi) vit pour la première fois la colère et le dédain enflammer les traits de cette femme, que la bonté de son cœur empêchait d’être laide ordinairement, malgré sa maigreur et sa difformité.

« Il est bien temps que vous rentriez, mademoiselle, dit-elle à la Porporina d’une voix tremblante et saccadée par l’indignation. Nous étions fort en peine du comte Albert. Son père, qui n’a pas voulu déjeuner sans lui, désirait avoir avec lui ce matin un entretien que vous avez jugé à propos de lui faire oublier ; et quant à vous, il y a dans le salon un petit jeune homme qui se dit votre frère, et qui vous attend avec une impatience peu polie. »

Après avoir dit ces paroles étranges, la pauvre Wenceslawa, effrayée de son courage, tourna le dos brusquement, et courut à sa chambre, où elle toussa et pleura pendant plus d’une heure.