Consuelo/Chapitre CII

Michel Lévy (tome 3p. 351-367).

CII.

À la fin du dessert, une ombre toute drapée de blanc et voilée vint chercher les convives en leur disant : Suivez-moi ! Consuelo, condamnée encore au rôle de margrave pour la répétition de cette nouvelle scène, se leva la première, et, suivie des autres convives, monta le grand escalier du château, dont la porte s’ouvrait au fond de la salle. L’ombre qui les conduisait poussa, au haut de cet escalier, une autre grande porte, et l’on se trouva dans l’obscurité d’une profonde galerie antique, au bout de laquelle on apercevait simplement une faible lueur. Il fallut se diriger de ce côté au son d’une musique lente, solennelle et mystérieuse, qui était censée exécutée par les habitants du monde invisible.

« Tudieu ! dit ironiquement le Porpora d’un ton d’enthousiasme, monsieur le comte ne nous refuse rien ! Nous avons entendu aujourd’hui de la musique turque, de la musique nautique, de la musique sauvage, de la musique chinoise, de la musique lilliputienne et toutes sortes de musiques extraordinaires ; mais en voici une qui les surpasse toutes, et l’on peut bien dire que c’est véritablement de la musique de l’autre monde.

— Et vous n’êtes pas au bout ! répondit le comte enchanté de cet éloge.

— Il faut s’attendre à tout de la part de Votre Excellence, dit le baron de Kreutz avec la même ironie que le professeur ; quoique après ceci, je ne sache, en vérité, ce que nous pouvons espérer de plus fort. »

Au bout de la galerie, l’ombre frappa sur une espèce de tamtam qui rendit un son lugubre, et un vaste rideau s’écartant, laissa voir la salle de spectacle décorée et illuminée comme elle devait l’être le lendemain. Je n’en ferai point la description, quoique ce fût bien le cas de dire :

Ce n’était que festons, ce n’était qu’astragales.

La toile du théâtre se leva ; la scène représentait l’Olympe ni plus ni moins. Les déesses s’y disputaient le cœur du berger Pâris, et le concours des trois divinités principales faisait les frais de la pièce. Elle était écrite en italien, ce qui fit dire tout bas au Porpora, en s’adressant à Consuelo :

« Le sauvage, le chinois et le lilliputien n’étaient rien ; voilà enfin de l’iroquois. »

Vers et musique, tout était de la fabrique du comte. Les acteurs et les actrices valaient bien leurs rôles. Après une demi-heure de métaphores et de concetti sur l’absence d’une divinité plus charmante et plus puissante que toutes les autres, qui dédaignait de concourir pour le prix de la beauté, Pâris s’étant décidé à faire triompher Vénus, cette dernière prenait la pomme, et, descendant du théâtre par un gradin, venait la déposer au pied de la margrave, en se déclarant indigne de la conserver, et s’excusant d’avoir osé la briguer devant elle. C’était Consuelo qui devait faire ce rôle de Vénus, et comme c’était le plus important, ayant à chanter à la fin une cavatine à grand effet, le comte Hoditz, n’ayant pu en confier la répétition à aucune de ses coryphées, prit le parti de le remplir lui-même, tant pour faire marcher cette répétition que pour faire sentir à Consuelo l’esprit, les intentions, les finesses et les beautés du rôle. Il fut si bouffon en faisant sérieusement Vénus, et en chantant avec emphase les platitudes pillées à tous les méchants opéras à la mode et mal cousues dont il prétendait avoir fait une partition, que personne ne put garder son sérieux. Il était trop animé par le soin de gourmander sa troupe et trop enflammé par l’expression divine qu’il donnait à son jeu et à son chant, pour s’apercevoir de la gaieté de l’auditoire. On l’applaudit à tout rompre, et le Porpora, qui s’était mis à la tête de l’orchestre en se bouchant les oreilles de temps en temps à la dérobée, déclara que tout était sublime, poëme, partition, voix, instruments, et la Vénus provisoire par-dessus tout.

Il fut convenu que Consuelo et lui liraient ensemble attentivement ce chef-d’œuvre le soir même et le lendemain matin. Ce n’était ni long ni difficile à apprendre, et ils se firent fort d’être le lendemain soir à la hauteur de la pièce et de la troupe. On visita ensuite la salle de bal qui n’était pas encore prête, parce que les danses ne devaient avoir lieu que le surlendemain, la fête ayant à durer deux jours pleins et à offrir une suite ininterrompue de divertissements variés.

Il était dix heures du soir. Le temps était clair et la lune magnifique. Les deux officiers prussiens avaient persisté à repasser la frontière le soir même, alléguant une consigne supérieure qui leur défendait de passer la nuit en pays étranger. Le comte dut donc céder, et ayant donné l’ordre qu’on préparât leurs chevaux, il les emmena boire le coup de l’étrier, c’est-à-dire déguster du café et d’excellentes liqueurs dans un élégant boudoir, où Consuelo ne jugea pas à propos de les suivre. Elle prit donc congé d’eux, et après avoir recommandé tout bas au Porpora de se tenir un peu mieux sur ses gardes qu’il n’avait fait durant le souper, elle se dirigea vers sa chambre, qui était dans une autre aile du château.

Mais elle s’égara bientôt dans les détours de ce vaste labyrinthe, et se trouva dans une sorte de cloître où un courant d’air éteignit sa bougie. Craignant de s’égarer de plus en plus et de tomber dans quelqu’une des trappes à surprise dont ce manoir était rempli, elle prit le parti de revenir sur ses pas à tâtons jusqu’à ce qu’elle eût retrouvé la partie éclairée des bâtiments. Dans la confusion de tant de préparatifs pour des choses insensées, le confortable de cette riche habitation était entièrement négligé. On y trouvait des sauvages, des ombres, des dieux, des ermites, des nymphes, des ris et des jeux, mais pas un domestique pour avoir un flambeau, pas un être dans son bon sens auprès de qui l’on pût se renseigner.

Cependant elle entendit venir à elle une personne qui semblait marcher avec précaution et se glisser dans les ténèbres à dessein, ce qui ne lui inspira pas la confiance d’appeler et de se nommer, d’autant plus que c’était le pas lourd et la respiration forte d’un homme. Elle s’avançait un peu émue et en se serrant contre la muraille, lorsqu’elle entendit ouvrir une porte non loin d’elle, et la clarté de la lune, en pénétrant par cette ouverture, tomba sur la haute taille et le brillant costume de Karl.

Elle se hâta de l’appeler.

« Est-ce vous, signora ? lui dit-il d’une voix altérée. Ah ! je cherche depuis bien des heures un instant pour vous parler, et je le trouve trop tard, peut-être !

— Qu’as-tu donc à me dire, bon Karl, et d’où vient l’émotion où je te vois ?

— Sortez de ce corridor, signora, je vais vous parler dans un endroit tout à fait isolé et où j’espère que personne ne pourra nous entendre.

Consuelo suivit Karl, et se trouva en plein air avec lui sur la terrasse que formait la tourelle accolée au flanc de l’édifice.

« Signora, dit le déserteur en parlant avec précaution (arrivé le matin pour la première fois à Roswald, il ne connaissait guère mieux les êtres que Consuelo), n’avez-vous rien dit aujourd’hui qui puisse vous exposer au mécontentement ou à la méfiance du roi de Prusse, et dont vous auriez à vous repentir à Berlin, si le roi en était exactement informé ?

— Non, Karl, je n’ai rien dit de semblable. Je savais que tout Prussien qu’on ne connaît pas est un interlocuteur dangereux, et j’ai observé, quant à moi, toutes mes paroles.

— Ah ! vous me faites du bien de me dire cela ; j’étais bien inquiet ! je me suis approché de vous deux ou trois fois dans le navire, lorsque vous vous promeniez sur la pièce d’eau. J’étais un des pirates qui ont fait semblant de monter à l’abordage ; mais j’étais déguisé, vous ne m’avez pas reconnu. J’ai eu beau vous regarder, vous faire signe, vous n’avez pris garde à rien, et je n’ai pu vous glisser un seul mot. Cet officier était toujours à côté de vous. Tant que vous avez navigué sur le bassin, il ne vous a pas quittée d’un pas. On eût dit qu’il devinait que vous étiez son scapulaire, et qu’il se cachait derrière vous, dans le cas où une balle se serait glissée dans quelqu’un de nos innocents fusils.

— Que veux-tu dire, Karl ? Je ne puis te comprendre. Quel est cet officier ? Je ne le connais pas.

— Je n’ai pas besoin de vous le dire ; vous le connaîtrez bientôt puisque vous allez à Berlin.

— Pourquoi m’en faire un secret maintenant ?

— C’est que c’est un terrible secret, et que j’ai besoin de le garder encore une heure.

— Tu as l’air singulièrement agité, Karl ; que se passe-t-il en toi ?

— Oh ! de grandes choses ! l’enfer brûle dans mon cœur !

— L’enfer ? On dirait que tu as de mauvais desseins.

— Peut-être !

— En ce cas, je veux que tu parles ; tu n’as pas le droit de te taire avec moi, Karl. Tu m’as promis un dévouement, une soumission à toute épreuve.

— Ah ! signora, que me dites-vous là ? c’est la vérité, je vous dois plus que la vie, car vous avez fait ce qu’il fallait pour me conserver ma femme et ma fille ; mais elles étaient condamnées, elles ont péri… et il faut bien que leur mort soit vengée !

— Karl, au nom de ta femme et de ton enfant qui prient pour toi dans le ciel, je t’ordonne de parler. Tu médites je ne sais quel acte de folie ; tu veux te venger ? La vue de ces Prussiens te met hors de toi ?

— Elle me rend fou, elle me rend furieux… Mais non, je suis calme, je suis un saint. Voyez-vous, signora, c’est Dieu et non l’enfer qui me pousse. Allons ! l’heure approche. Adieu, signora ; il est probable que je ne vous reverrai plus, et je vous demande, puisque vous passez par Prague, de payer une messe pour moi à la chapelle de Saint-Jean-Népomuck, un des plus grands patrons de la Bohême.

— Karl, vous parlerez, vous confesserez les idées criminelles qui vous tourmentent, ou je ne prierai jamais pour vous, et j’appellerai sur vous, au contraire, la malédiction de votre femme et de votre fille, qui sont des anges dans le sein de Jésus le Miséricordieux. Mais comment voulez-vous être pardonné dans le ciel, si vous ne pardonnez pas sur la terre ? Je vois bien que vous avez une carabine sous votre manteau, Karl, et que d’ici vous guettez ces Prussiens au passage.

— Non, pas d’ici, dit Karl ébranlé et tremblant ; je ne veux pas verser le sang dans la maison de mon maître, ni sous vos yeux, ma bonne sainte fille ; mais là-bas ; voyez-vous, il y a dans la montagne un chemin creux que je connais bien déjà ; car j’y étais ce matin quand ils sont arrivés par là… Mais j’y étais par hasard, je n’étais pas armé, et d’ailleurs je ne l’ai pas reconnu tout de suite, lui !… Mais tout à l’heure, il va repasser par là, et j’y serai, moi ! J’y serai bientôt par le sentier du parc, et je le devancerai, quoiqu’il soit bien monté… Et comme vous le dites, signora, j’ai une carabine, une bonne carabine, et il y a dedans une bonne balle pour son cœur. Elle y est depuis tantôt ; car je ne plaisantais pas quand je faisais le guet accoutré en faux pirate. Je trouvais l’occasion assez belle, et je l’ai visé plus de dix fois ; mais vous étiez là, toujours là, et je n’ai pas tiré… Mais tout à l’heure, vous n’y serez pas, il ne pourra pas se cacher derrière vous comme un poltron… car il est poltron, je le sais bien, moi. Je l’ai vu pâlir, et tourner le dos à la guerre, un jour qu’il nous faisait avancer avec rage contre mes compatriotes, contre mes frères les Bohémiens. Ah ! quelle horreur ! car je suis Bohémien, moi, par le sang, par le cœur, et cela ne pardonne pas. Mais si je suis un pauvre paysan de Bohême, n’ayant appris dans ma forêt qu’à manier la cognée, il a fait de moi un soldat prussien, et, grâce à ses caporaux, je sais viser juste avec un fusil.

— Karl, Karl, taisez-vous, vous êtes dans le délire ! vous ne connaissez pas cet homme, j’en suis sûre. Il s’appelle le baron de Kreutz ; je parie que vous ne saviez pas son nom et que vous le prenez pour un autre. Ce n’est pas un recruteur, il ne vous a pas fait de mal.

— Ce n’est pas le baron de Kreutz, non, signora, et je le connais bien. Je l’ai vu plus de cent fois à la parade ; c’est le grand recruteur, c’est le grand maître des voleurs d’hommes et des destructeurs de familles ; c’est le grand fléau de la Bohême, c’est mon ennemi, à moi. C’est l’ennemi de notre Église, de notre religion et de tous nos saints ; c’est lui qui a profané, par ses rires impies, la statue de saint Jean Népomuck, sur le pont de Prague. C’est lui qui a volé, dans le château de Prague, le tambour fait avec la peau de Jean Zyska, celui qui fut un grand guerrier dans son temps, et dont la peau était la sauvegarde, le porte-respect, l’honneur du pays ! Oh non ! je ne me trompe pas, et je connais bien l’homme ! D’ailleurs, saint Wenceslas m’est apparu tout à l’heure comme je faisais ma prière dans la chapelle ; je l’ai vu comme je vous vois, signora ; et il m’a dit : « C’est lui, frappe-le au cœur. » Je l’avais juré à la Sainte-Vierge sur la tombe de ma femme, et il faut que je tienne mon serment… Ah ! voyez, signora ! voilà son cheval qui arrive devant le perron ; c’est ce que j’attendais. Je vais à mon poste ; priez pour moi ; car je paierai cela de ma vie tôt ou tard ; mais peu importe, pourvu que Dieu sauve mon âme !

— Karl ! s’écria Consuelo animée d’une force extraordinaire, je te croyais un cœur généreux, sensible et pieux ; mais je vois bien que tu es un impie, un lâche et un scélérat. Quel que soit cet homme que tu veux assassiner, je te défends de le suivre et de lui faire aucun mal. C’est le diable qui a pris la figure d’un saint pour égarer ta raison ; et Dieu a permis qu’il te fît tomber dans ce piège pour te punir d’avoir fait un serment sacrilège sur la tombe de ta femme. Tu es un lâche et un ingrat, te dis-je ; car tu ne songes pas que ton maître, le comte Hoditz, qui t’a comblé de bienfaits, sera accusé de ton crime, et qu’il le paiera de sa tête ; lui, si honnête, si bon et si doux envers toi ! Va te cacher au fond d’une cave ; car tu n’es pas digne de voir le jour, Karl. Fais pénitence, pour avoir eu une telle pensée. Tiens ! je vois, en cet instant, ta femme qui pleure à côté de toi, et qui essaie de retenir ton bon ange, prêt à t’abandonner à l’esprit du mal.

— Ma femme ! ma femme ! s’écria Karl, égaré et vaincu ; je ne la vois pas. Ma femme, si tu es là parle-moi, fais que je la revoie encore une fois et que je meure.

— Tu ne peux pas la voir : le crime est dans ton cœur, et la nuit sur tes yeux. Mets-toi à genoux, Karl ; tu peux encore te racheter. Donne-moi ce fusil qui souille tes mains, et fais ta prière. »

En parlant ainsi, Consuelo prit la carabine, qui ne lui fut pas disputée, et se hâta de l’éloigner des yeux de Karl, tandis qu’il tombait à genoux et fondait en larmes. Elle quitta la terrasse pour cacher cette arme dans quelque autre endroit, à la hâte. Elle était brisée de l’effort qu’elle venait de faire pour s’emparer de l’imagination du fanatique en évoquant les chimères qui le gouvernaient. Le temps pressait ; et ce n’était pas le moment de lui faire un cours de philosophie plus humaine et plus éclairée. Elle venait de dire ce qui lui était venu à l’esprit, inspirée peut-être par quelque chose de sympathique dans l’exaltation de ce malheureux, qu’elle voulait à tout prix sauver d’un acte de démence, et qu’elle accablait même d’une feinte indignation, tout en le plaignant d’un égarement dont il n’était pas le maître.

Elle se pressait d’écarter l’arme fatale, afin de le rejoindre ensuite et de le retenir sur la terrasse jusqu’à ce que les Prussiens fussent bien loin, lorsqu’en rouvrant cette petite porte qui ramenait de la terrasse au corridor, elle se trouva face à face avec le baron de Kreutz. Il venait de chercher son manteau et ses pistolets dans sa chambre. Consuelo n’eut que le temps de laisser tomber la carabine derrière elle, dans l’angle que formait la porte, et de se jeter dans le corridor, en refermant cette porte entre elle et Karl. Elle craignait que la vue de l’ennemi ne rendît à ce dernier toute sa fureur s’il l’apercevait.

La précipitation de ce mouvement, et l’émotion qui la força de s’appuyer contre la porte, comme si elle eût craint de s’évanouir, n’échappèrent point à l’œil clairvoyant du baron de Kreutz. Il portait un flambeau, et s’arrêta devant elle en souriant. Sa figure était parfaitement calme ; cependant Consuelo crut voir que sa main tremblait et faisait vaciller très-sensiblement la flamme de la bougie. Le lieutenant était derrière lui, pâle comme la mort, et tenant son épée nue. Ces circonstances, ainsi que la certitude qu’elle acquit un peu plus tard qu’une fenêtre de cet appartement, où le baron avait déposé et repris ses effets, donnait sur la terrasse de la tourelle, firent penser ensuite à Consuelo que les deux Prussiens n’avaient pas perdu un mot de son entretien avec Karl. Cependant le baron la salua d’un air courtois et tranquille ; et comme la crainte d’une pareille situation lui faisait oublier de rendre le salut et lui ôtait la force de dire un mot, Kreutz l’ayant examinée un instant avec des yeux qui exprimaient plus d’intérêt que de surprise, il lui dit d’une voix douce en lui prenant la main :

« Allons, mon enfant, remettez-vous. Vous semblez bien agitée. Nous vous avons fait peur en passant brusquement devant cette porte au moment où vous l’ouvriez ; mais nous sommes vos serviteurs et vos amis. J’espère que nous vous reverrons à Berlin, et peut-être pourrons-nous vous y être bon à quelque chose. »

Le baron attira un peu vers lui la main de Consuelo comme si, dans un premier mouvement, il eût songé à la porter à ses lèvres. Mais il se contenta de la presser légèrement, salua de nouveau, et s’éloigna, suivi de son lieutenant[1], qui ne sembla pas même voir Consuelo, tant il était troublé et hors de lui. Cette contenance confirma la jeune fille dans l’opinion qu’il était instruit du danger dont son maître venait d’être menacé.

Mais quel était donc cet homme dont la responsabilité pesait si fortement sur la tête d’un autre, et dont la destruction avait semblé à Karl une vengeance si complète et si enivrante ? Consuelo revint sur la terrasse pour lui arracher son secret, tout en continuant à le surveiller ; mais elle le trouva évanoui, et, ne pouvant aider ce colosse à se relever, elle descendit et appela d’autres domestiques pour aller à son secours.

« Ah ! ce n’est rien, dirent-ils en se dirigeant vers le lieu qu’elle leur indiquait : il a bu ce soir un peu trop d’hydromel, et nous allons le porter dans son lit. »

Consuelo eût voulu remonter avec eux ; elle craignait que Karl ne se trahît en revenant à lui-même, mais elle en fut empêchée par le comte Hoditz, qui passait par là, et qui lui prit le bras, se réjouissant de ce qu’elle n’était pas encore couchée, et de ce qu’il pouvait lui donner un nouveau spectacle. Il fallut le suivre sur le perron, et de là elle vit en l’air, sur une des collines du parc, précisément du côté que Karl lui avait désigné comme le but de son expédition, un grand arc de lumière, sur lequel on distinguait confusément des caractères en verres de couleur.

« Voilà une très-belle illumination, dit-elle d’un air distrait.

— C’est une délicatesse, un adieu discret et respectueux à l’hôte qui nous quitte, lui répondit-il. Il va passer dans un quart d’heure au pied de cette colline, par un chemin creux que nous ne voyons pas d’ici, et où il trouvera cet arc de triomphe élevé comme par enchantement au-dessus de sa tête.

— Monsieur le comte, s’écria Consuelo en sortant de sa rêverie, quel est donc ce personnage qui vient de nous quitter ?

— Vous le saurez plus tard, mon enfant.

— Si je ne dois pas le demander, je me tais, monsieur le comte ; cependant j’ai quelque soupçon qu’il ne s’appelle pas réellement le baron de Kreutz.

— Je n’en ai pas été dupe un seul instant, repartit Hoditz, qui à cet égard se vantait un peu. Cependant j’ai respecté religieusement son incognito. Je sais que c’est sa fantaisie et qu’on l’offense quand on n’a pas l’air de le prendre pour ce qu’il se donne. Vous avez vu que je l’ai traité comme un simple officier, et pourtant… »

Le comte mourait d’envie de parler ; mais les convenances lui défendaient d’articuler un nom apparemment si sacré. Il prit un terme moyen, et présentant sa lorgnette à Consuelo :

« Regardez, lui dit-il, comme cet arc improvisé a bien réussi. Il y a d’ici près d’un demi-mille, et je parie qu’avec ma lorgnette, qui est excellente, vous allez lire ce qui est écrit dessus. Les lettres ont vingt pieds de haut, quoiqu’elles vous paraissent imperceptibles. Cependant, regardez bien !… »

Consuelo regarda et déchiffra aisément cette inscription, qui lui révéla le secret de la comédie :

Vive Frédéric le Grand.

« Ah ! monsieur le comte, s’écria-t-elle vivement préoccupée, il y a du danger pour un tel personnage à voyager ainsi, et il y en a plus encore à le recevoir.

— Je ne vous comprends pas, dit le comte ; nous sommes en paix ; personne ne songerait maintenant, sur les terres de l’empire, à lui faire un mauvais parti, et personne ne peut plus trouver contraire au patriotisme d’héberger honorablement un hôte tel que lui. »

Consuelo était plongée dans ses rêveries. Hoditz l’en tira en lui disant qu’il avait une humble supplique à lui présenter ; qu’il craignait d’abuser de son obligeance, mais que la chose était si importante, qu’il était forcé de l’importuner. Après bien des circonlocutions :

« Il s’agirait, lui dit-il d’un air mystérieux et grave, de vouloir bien vous charger du rôle de l’ombre.

— Quelle ombre ? demanda Consuelo, qui ne songeait plus qu’à Frédéric et aux événements de la soirée.

— L’ombre qui vient au dessert chercher madame la margrave et ses convives pour leur faire traverser la galerie du Tartare, où j’ai placé le champ des morts, et les faire entrer dans la salle du théâtre, où l’Olympe doit les recevoir. Vénus n’entre pas en scène tout d’abord, et vous auriez le temps de dépouiller, dans la coulisse, le linceul de l’ombre sous lequel vous aurez le brillant costume de la mère des amours tout ajusté, satin couleur de rose, avec nœuds d’argent chenillés d’or, paniers très-petits, cheveux sans poudre, avec des perles et des plumes, des roses, une toilette très-décente et d’une galanterie sans égale, vous verrez ! Allons, vous consentez à faire l’ombre ; car il faut marcher avec beaucoup de dignité, et pas une de mes petites actrices n’oserait dire à Son Altesse, d’un ton à la fois impérieux et respectueux : Suivez-moi. C’est un mot bien difficile à dire, et j’ai pensé qu’une personne de génie pouvait en tirer un grand parti. Qu’en pensez-vous ?

— Le mot est admirable, et je ferai l’ombre de tout mon cœur, répondit Consuelo en riant.

— Ah ! vous êtes un ange, un ange, en vérité ! s’écria le comte en lui baisant la main. »

Mais hélas ! cette fête, cette brillante fête, ce rêve que le comte avait caressé pendant tout un hiver, et qui lui avait fait faire plus de trois voyages en Moravie pour en préparer la réalisation ; ce jour tant attendu devait s’en aller en fumée, tout aussi bien que la sérieuse et sombre vengeance de Karl. Le lendemain, vers le milieu du jour, tout était prêt. Le peuple de Roswald était sous les armes ; les nymphes, les génies, les sauvages, les nains, les géants, les mandarins et les ombres attendaient, en grelottant à leurs postes, le moment de commencer leurs évolutions ; la route escarpée était déblayée de ses neiges et jonchée de mousse et de violettes ; les nombreux convives, accourus des châteaux environnants, et même de villes assez éloignées, formaient un cortège respectable à l’amphitryon, lorsque hélas ! un coup de foudre vint tout renverser. Un courrier, arrivé à toute bride, annonça que le carrosse de la margrave avait versé dans un fossé ; que Son Altesse s’était enfoncé deux côtes, et qu’elle était forcée de séjourner à Olmütz, où le comte était prié d’aller la rejoindre. La foule se dispersa. Le comte, suivi de Karl, qui avait retrouvé sa raison, monta sur le meilleur de ses chevaux et partit à la hâte, après avoir dit quelques mots à son majordome.

Les Plaisirs, les Ruisseaux, les Heures et les Fleuves allèrent reprendre leurs bottes fourrées et leurs casaquins de laine, et s’en retournèrent à leur travail des champs, pêle-mêle avec les Chinois, les pirates, les druides et les anthropophages. Les convives remontèrent dans leurs équipages, et la berline qui avait amené le Porpora et son élève fut mise de nouveau à leur disposition. Le majordome, conformément aux ordres qu’il avait reçus, leur apporta la somme convenue, et les força de l’accepter bien qu’ils ne l’eussent qu’à demi gagnée. Ils prirent, le jour même, la route de Prague ; le professeur enchanté d’être débarrassé de la musique cosmopolite et des cantates polyglottes de son hôte ; Consuelo regardant du côté de la Silésie et s’affligeant de tourner le dos au captif de Glatz, sans espérance de pouvoir l’arracher à son malheureux sort.

Ce même jour, le baron de Kreutz, qui avait passé la nuit dans un village, non loin de la frontière morave, et qui en était reparti le matin dans un grand carrosse de voyage, escorté de ses pages à cheval, et de sa berline de suite qui portait son commis et sa chatouille[2], disait à son lieutenant, ou plutôt à son aide de camp, le baron de Buddenbrock, aux approches de la ville de Neïsse, et il faut noter que mécontent de sa maladresse la veille, il lui adressait la parole pour la première fois depuis son départ de Roswald :

« Qu’était-ce donc que cette illumination que j’ai aperçue de loin, sur la colline au pied de laquelle nous devions passer, en côtoyant le parc de ce comte Hoditz ?

— Sire, répondit en tremblant Buddenbrock, je n’ai pas aperçu d’illumination.

— Et vous avez eu tort. Un homme qui m’accompagne doit tout voir.

— Votre Majesté devait pardonner au trouble affreux dans lequel m’avait plongé la résolution d’un scélérat…

— Vous ne savez ce que vous dites ! cet homme était un fanatique, un malheureux dévot catholique, exaspéré par les sermons que les curés de la Bohême ont fait contre moi durant la guerre ; il était poussé à bout d’ailleurs par quelque malheur personnel. Il faut que ce soit quelque paysan enlevé pour mes armées, un de ces déserteurs que nous reprenons quelquefois malgré leurs belles précautions…

— Votre Majesté peut compter que demain celui-là sera repris et amené devant elle.

— Vous avez donné des ordres pour qu’on l’enlevât au comte Hoditz ?

— Pas encore, Sire ; mais sitôt que je serai arrivé à Neïsse, je lui dépêcherai quatre hommes très-habiles et très-déterminés…

— Je vous le défends : vous prendrez au contraire des informations sur le compte de cet homme ; et si sa famille a été victime de la guerre, comme il semblait l’indiquer dans ses paroles décousues, vous veillerez à ce qu’il lui soit compté une somme de mille reichsthalers, et vous le ferez désigner aux recruteurs de la Silésie, pour qu’on le laisse à jamais tranquille. Vous m’entendez ? Il s’appelle Karl ; il est très-grand, il est Bohémien, il est au service du comte Hoditz : c’en est assez pour qu’il soit facile de le retrouver, et de s’informer de son nom de famille et de sa position.

— Votre Majesté sera obéie.

— Je l’espère bien ! Que pensez-vous de ce professeur de musique ?

— Maître Porpora ? Il m’a semblé sot, suffisant et d’une humeur très-fâcheuse.

— Et moi je vous dis que c’est un homme supérieur dans son art, rempli d’esprit et d’une ironie fort divertissante. Quand il sera rendu avec son élève à la frontière de Prusse, vous enverrez au-devant de lui une bonne voiture.

— Oui, Sire.

— Et on l’y fera monter seul : seul, entendez-vous ? avec beaucoup d’égards.

— Oui, sire.

— Et ensuite ?

— Ensuite, Votre Majesté entend qu’on l’amène à Berlin ?

— Vous n’avez pas le sens commun aujourd’hui. J’entends qu’on le reconduise à Dresde, et de là à Prague, s’il le désire ; et de là même à Vienne, si telle est son intention : le tout à mes frais. Puisque j’ai dérangé un homme si honorable de ses occupations, je dois le remettre où je l’ai pris sans qu’il lui en coûte rien. Mais je ne veux pas qu’il pose le pied dans mes États. Il a trop d’esprit pour nous.

— Qu’ordonne Votre Majesté à l’égard de la cantatrice ?

— On la conduira sous escorte, bon gré mal gré, à Sans-Souci, et on lui donnera un appartement dans le château.

— Dans le château, Sire ?

— Eh bien ! êtes-vous devenu sourd ? L’appartement de la Barberini !

— Et la Barberini, Sire, qu’en ferons-nous ?

— La Barberini n’est plus à Berlin. Elle est partie. Vous ne le saviez pas ?

— Non, Sire.

— Que savez-vous donc ? Et dès que cette fille sera arrivée, on m’avertira, à quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit. Vous m’avez entendu ? Ce sont là les premiers ordres que vous allez faire inscrire sur le registre numéro 1 du commis de ma chatouille : le dédommagement à Karl ; le renvoi du Porpora ; la succession des honneurs et des profits de la Barberini à la Porporina. Nous voici aux portes de la ville. Reprends ta bonne humeur, Buddenbrock, et tâche d’être un peu moins bête quand il me prendra fantaisie de voyager incognito avec toi. »


  1. On disait alors bas officier. Nous avons, dans notre récit, modernisé un titre qui donnait lieu à équivoque.
  2. Son trésor de voyage.