Michel Lévy (tome 3p. 335-350).

CI.

On descendit une petite pente assez rapide au bas de laquelle on trouva une rivière en miniature, qui avait été un joli torrent limpide et agité ; mais comme il fallait le rendre navigable, on avait égalisé son lit, adouci sa pente, taillé proprement ses rives et troublé ses belles ondes par de récents travaux. Les ouvriers étaient encore occupés à le débarrasser de quelques roches que l’hiver y avait précipitées, et qui lui donnaient un reste de physionomie : on s’empressait de la faire disparaître. Une gondole attendait là les promeneurs, une vraie gondole que le comte avait fait venir de Venise, et qui fit battre le cœur de Consuelo en lui rappelant mille souvenirs gracieux et amers. On s’embarqua ; les gondoliers étaient aussi de vrais Vénitiens parlant leur dialecte ; on les avait fait venir avec la barque, comme de nos jours les nègres avec la girafe. Le comte Hoditz, qui avait beaucoup voyagé, s’imaginait parler toutes les langues : mais, quoiqu’il y mît beaucoup d’aplomb, et que, d’une voix haute, d’un ton accentué, il donnât ses ordres aux gondoliers, ceux-ci l’eussent compris avec peine, si Consuelo ne lui eût servi de truchement. Il leur fut enjoint de chanter des vers du Tasse : mais ces pauvres diables, enroués par les glaces du Nord, dépaysés et déroutés dans leurs souvenirs, donnèrent aux prussiens un fort triste échantillon de leur savoir-faire. Il fallut que Consuelo leur soufflât chaque strophe, et promît de leur faire faire une répétition des fragments qu’ils devaient chanter le lendemain à madame la margrave.

Quand on eut navigué un quart d’heure dans un espace qu’on eût pu traverser en trois minutes, mais où l’on avait ménagé au pauvre ruisseau contrarié dans sa course mille détours insidieux, on arriva à la pleine mer. C’était un assez vaste bassin où l’on débouqua à travers des massifs de cyprès et de sapins, et dont le coup d’œil inattendu était vraiment agréable. Mais on n’eut pas le loisir de l’admirer. Il fallut s’embarquer sur un navire de poche, où rien ne manquait ; mâts, voiles, cordages, c’était un modèle accompli de bâtiment avec tous ses agrès, et que le trop grand nombre de matelots et de passagers faillit faire sombrer. Le Porpora y eut froid. Les tapis étaient fort humides, et je crois bien que, malgré l’exacte revue que M. le comte, arrivé de la veille, avait faite déjà de toutes les pièces, l’embarcation faisait eau. Personne ne s’y sentait à l’aise, excepté le comte, qui, par grâce d’état, ne se souciait jamais des petits désagréments attachés à ses plaisirs, et Consuelo, qui commençait à s’amuser beaucoup de la folie de son hôte. Une flotte proportionnée à ce vaisseau de commandement vint se placer sous ses ordres, exécuta des manœuvres que le comte lui-même, armé d’un porte-voix, et debout sur la poupe, dirigea fort sérieusement, se fâchant fort quand les choses n’allaient point à son gré, et faisant recommencer la répétition. Ensuite on voyagea de conserve aux sons d’une musique de cuivre abominablement fausse, qui acheva d’exaspérer le Porpora.

« Passe pour nous faire geler et enrhumer, disait-il entre ses dents ; mais nous écorcher les oreilles à ce point, c’est trop fort !

— Voile pour le Péloponèse ! » s’écria le comte ; et on cingla vers une rive couronnée de menues fabriques imitant des temples grecs et d’antiques tombeaux.

On se dirigeait sur une petite anse masquée par des rochers, et, lorsqu’on en fut à dix pas, on fut accueilli par une décharge de coups de fusil. Deux hommes tombèrent morts sur le tillac, et un jeune mousse fort léger, qui se tenait dans les cordages, jeta un grand cri, descendit, ou plutôt se laissa glisser adroitement, et vint se rouler au beau milieu de la société, en hurlant qu’il était blessé et en cachant dans ses mains sa tête, soi-disant fracassée d’une balle.

« Ici, dit le comte à Consuelo, j’ai besoin de vous pour une petite répétition que je fais faire à mon équipage. Ayez la bonté de représenter pour un instant le personnage de madame la margrave, et de commander à cet enfant mourant ainsi qu’à ces deux morts, qui, par parenthèse sont fort bêtement tombés, de se relever, d’être guéris à l’instant même, de prendre leurs armes, et de défendre Son Altesse contre les insolents pirates retranchés dans cette embuscade. »

Consuelo se hâta de se prêter au rôle de margrave, et le joua avec beaucoup plus de noblesse et de grâce naturelle que ne l’eût fait madame Hoditz. Les morts et les mourants se relevèrent sur leurs genoux et lui baisèrent la main. Là, il leur fut enjoint par le comte de ne point toucher tout de bon de leurs bouches vassales la noble main de Son Altesse, mais de baiser leur propre main en feignant d’approcher leurs lèvres de la sienne. Puis morts et mourants coururent aux armes en faisant de grandes démonstrations d’enthousiasme ; le petit saltimbanque, qui faisait le rôle de mousse, regrimpa comme un chat sur son mât et déchargea une légère carabine sur la baie des pirates. La flotte se serra autour de la nouvelle Cléopâtre, et les petits canons firent un vacarme épouvantable.

Consuelo, avertie par le comte, qui ne voulait pas lui causer une frayeur sérieuse, n’avait point été dupe du début un peu bizarre de cette comédie. Mais les deux officiers prussiens, envers lesquels il n’avait pas jugé nécessaire de pratiquer la même galanterie, voyant tomber deux hommes au premier feu, s’étaient serrés l’un contre l’autre en pâlissant. Celui qui ne disait rien avait paru effrayé pour son capitaine, et le trouble de ce dernier n’avait pas échappé au regard tranquillement observateur de Consuelo. Ce n’était pourtant pas la peur qui s’était peinte sur sa physionomie ; mais, au contraire, une sorte d’indignation, de colère même, comme si la plaisanterie l’eût offensé personnellement et lui eût semblé un outrage à sa dignité de prussien et de militaire. Hoditz n’y prit pas garde, et lorsque le combat fut engagé, le capitaine et son lieutenant riaient aux éclats et acceptaient au mieux le badinage. Ils mirent même l’épée à la main et s’escrimèrent en l’air pour prendre part à la scène.

Les pirates, montés sur des barques légères, vêtus à la grecque et armés de tromblons et de pistolets chargés à poudre, étaient sortis de leurs jolis petits récifs, et se battaient comme des lions. On les laissa venir à l’abordage, où l’on en fit grande déconfiture, afin que la bonne margrave eût le plaisir de les ressusciter. La seule cruauté commise fut d’en faire tomber quelques-uns à la mer. L’eau du bassin était bien froide, et Consuelo les plaignait, lorsqu’elle vit qu’ils y prenaient plaisir, et mettaient de la vanité à montrer à leurs compagnons montagnards qu’ils étaient bons nageurs.

Quand la flotte de Cléopâtre (car le navire que devait monter la margrave portait réellement ce titre pompeux) eut été victorieuse, comme de raison, elle emmena prisonnière la flottille des pirates à sa suite, et s’en alla au son d’une musique triomphale (à porter le diable en terre, au dire du Porpora) explorer les rivages de la Grèce. On approcha ensuite d’une île inconnue d’où l’on voyait s’élever des huttes de terre et des arbres exotiques fort bien acclimatés ou fort bien imités ; car on ne savait jamais à quoi s’en tenir à cet égard, le faux et le vrai étant confondus partout. Aux marges de cette île étaient amarrées des pirogues. Les naturels du pays s’y jetèrent avec des cris très-sauvages et vinrent à la rencontre de la flotte, apportant des fleurs et des fruits étrangers récemment coupés dans les serres chaudes de la résidence. Ces sauvages étaient hérissés, tatoués, crépus, et plus semblables à des diables qu’à des hommes. Les costumes n’étaient pas trop bien assortis. Les uns étaient couronnés de plumes, comme des péruviens, les autres empaquetés de fourrures, comme des esquimaux ; mais on n’y regardait pas de si près ; pourvu qu’ils fussent bien laids et bien ébouriffés, on les tenait pour anthropophages tout au moins.

Ces bonnes gens firent beaucoup de grimaces, et leur chef, qui était une espèce de géant, ayant une fausse barbe qui lui tombait jusqu’à la ceinture, vint faire un discours que le comte Hoditz avait pris la peine de composer lui-même en langue sauvage. C’était un assemblage de syllabes ronflantes et croquantes, arrangées au hasard pour figurer un patois grotesque et barbare. Le comte, lui ayant fait réciter sa tirade sans faute, se chargea de traduire cette belle harangue à Consuelo, qui faisait toujours le rôle de margrave en attendant la véritable.

« Ce discours signifie, Madame, lui dit-il en imitant les salamalecs du roi sauvage, que cette peuplade de cannibales dont l’usage est de dévorer tous les étrangers qui abordent dans leur île, subitement touchée et apprivoisée par l’effet magique de vos charmes, vient déposer à vos pieds l’hommage de sa férocité, et vous offrir la royauté de ces terres inconnues. Daignez y descendre sans crainte, et quoiqu’elles soient stériles et incultes, les merveilles de la civilisation vont y éclore sous vos pas. »

On aborda dans l’île au milieu des chants et des danses des jeunes sauvagesses. Des animaux étranges et prétendus féroces, mannequins empaillés qui, au moyen d’un ressort, s’agenouillèrent subitement, saluèrent Consuelo sur le rivage. Puis, à l’aide de cordes, les arbres et les buissons fraîchement plantés s’abattirent, les rochers de carton s’écroulèrent, et l’on vit des maisonnettes décorées de fleurs et de feuillages. Des bergères conduisant de vrais troupeaux (Hoditz n’en manquait pas), des villageois habillés à la dernière mode de l’Opéra, quoiqu’un peu malpropres vus de près, enfin jusqu’à des chevreuils et des biches apprivoisées vinrent prêter foi et hommage à la nouvelle souveraine.

« C’est ici, dit alors le comte à Consuelo, que vous aurez à jouer un rôle demain, devant Son Altesse. On vous procurera le costume d’une divinité sauvage toute couverte de fleurs et de rubans, et vous vous tiendrez dans la grotte que voici : la margrave y entrera, et vous chanterez la cantate que j’ai dans ma poche, pour lui céder vos droits à la divinité, vu qu’il ne peut y avoir qu’une déesse, là où elle daigne apparaître.

— Voyons la cantate, » dit Consuelo en recevant le manuscrit dont Hoditz était l’auteur.

Il ne lui fallut pas beaucoup de peine pour lire et chanter à la première vue ce pont-neuf ingénu : paroles et musique, tout était à l’avenant. Il ne s’agissait que de l’apprendre par cœur. Deux violons, une harpe et une flûte cachés dans les profondeurs de l’antre l’accompagnaient tout de travers. Le Porpora fit recommencer. Au bout d’un quart-d’heure, tout alla bien. Ce n’était pas le seul rôle que Consuelo eût à faire dans la fête, ni la seule cantate que le comte Hoditz eût dans sa poche : elles étaient courtes, heureusement ; il ne fallait pas fatiguer Son Altesse par trop de musique.

À l’île sauvage, on remit à la voile et on alla prendre terre sur un rivage chinois : tours imitant la porcelaine, kiosques, jardins rabougris, petits ponts, jonques et plantations de thé, rien n’y manquait. Les lettrés et les mandarins, assez bien costumés, vinrent faire un discours chinois à la margrave ; et Consuelo qui, dans le trajet, devait changer de costume dans la cale d’un des bâtiments et s’affubler en mandarine, dut essayer des couplets en langue et musique chinoise, toujours de la façon du comte Hoditz :

Ping, pang, tiong,
Hi, han, hong

Tel était le refrain, qui était censé signifier, grâce à la puissance d’abréviation que possédait cette langue merveilleuse :

« Belle margrave, grande princesse, idole de tous les cœurs, régnez à jamais sur votre heureux époux et sur votre joyeux empire de Roswald en Moravie. »

En quittant la Chine, on monta dans des palanquins très-riches, et on gravit, sur les épaules des pauvres serfs chinois et sauvages, une petite montagne au sommet de laquelle on trouva la ville de Lilliput. Maisons, forêts, lacs, montagnes, le tout vous venait aux genoux ou à la cheville, et il fallait se baisser pour voir, dans l’intérieur des habitations, les meubles et les ustensiles de ménage, qui étaient dans des proportions relatives à tout le reste. Des marionnettes dansèrent sur la place publique au son des mirlitons, des guimbardes et des tambours de basque. Les personnes qui les faisaient agir et qui produisaient cette musique lilliputienne, étaient cachées sous terre et dans des caveaux ménagés exprès.

En redescendant la montagne des lilliputiens, on trouva un désert d’une centaine de pas, tout encombré de rochers énormes et d’arbres vigoureux livrés à leur croissance naturelle. C’était le seul endroit que le comte n’eût pas gâté et mutilé. Il s’était contenté de le laisser tel qu’il l’avait trouvé.

« L’usage de cette gorge escarpée m’a bien longtemps embarrassé, dit-il à ses hôtes. Je ne savais comment me délivrer de ces masses de rochers, ni quelle tournure donner à ces arbres superbes, mais désordonnés ; tout à coup l’idée m’est venue de baptiser ce lieu le désert, le chaos : et j’ai pensé que le contraste n’en serait pas désagréable, surtout lorsqu’au sortir de ces horreurs de la nature, on rentrerait dans des parterres admirablement soignés et parés. Pour compléter l’illusion, vous allez voir quelle heureuse invention j’y ai placée. »

En parlant ainsi, le comte tourna un gros rocher qui encombrait le sentier (car il avait bien fallu fourrer un sentier uni et sablé dans l’horrible désert), et Consuelo se trouva à l’entrée d’un ermitage creusé dans le roc et surmonté d’une grossière croix de bois. L’anachorète de la Thébaïde en sortit ; c’était un bon paysan dont la longue barbe blanche postiche contrastait avec un visage frais et paré des couleurs de la jeunesse. Il fit un beau sermon, dont son maître corrigea les barbarismes, donna sa bénédiction, et offrit des racines et du lait à Consuelo dans une écuelle de bois.

« Je trouve l’ermite un peu jeune, dit le baron de Kreutz : vous eussiez pu mettre ici un vieillard véritable.

— Cela n’eût point plu à la margrave, répondit ingénument le comte Hoditz. Elle dit avec raison que la vieillesse n’est point égayante, et que dans une fête il ne faut voir que de jeunes acteurs. »

Je fais grâce au lecteur du reste de la promenade. Ce serait à n’en pas finir si je voulais lui décrire les diverses contrées, les autels druidiques, les pagodes indiennes, les chemins et canaux couverts, les forêts vierges, les souterrains où l’on voyait les mystères de la passion taillés dans le roc, les mines artificielles avec salles de bal, les Champs-Élysées, les tombeaux, enfin les cascades, les naïades, les sérénades et les six mille jets d’eau que le Porpora prétendait, par la suite, avoir été forcé d’avaler. Il y avait bien mille autres gentillesses dont les mémoires du temps nous ont transmis le détail avec admiration : une grotte à demi obscure où l’on s’enfonçait en courant, et au fond de laquelle une glace, en vous renvoyant votre propre image, dans un jour incertain, devait infailliblement vous causer une grande frayeur ; un couvent où l’on vous forçait, sous peine de perdre à jamais la liberté, de prononcer des vœux dont la formule était un hommage d’éternelle soumission et adoration à la margrave ; un arbre à pluie qui, au moyen d’une pompe cachée dans les branches, vous inondait d’encre, de sang ou d’eau de rose, suivant qu’on voulait vous fêter ou vous mystifier ; enfin mille secrets charmants, ingénieux, incompréhensibles, dispendieux surtout, que le Porpora eut la brutalité de trouver insupportables, stupides et scandaleux. La nuit seule mit un terme à cette promenade autour du monde, dans laquelle, tantôt à cheval, tantôt en litière, à âne, en voiture ou en bateau, on avait bien fait trois lieues.

Aguerris contre le froid et la fatigue, les deux officiers prussiens, tout en riant de ce qu’il y avait de trop puéril dans les amusements et les surprises de Roswald, n’avaient pas été aussi frappés que Consuelo du ridicule de cette merveilleuse résidence. Elle était l’enfant de la nature, née en plein champ, accoutumée, dès qu’elle avait eu les yeux ouverts, à regarder les œuvres de Dieu sans rideau de gaze et sans lorgnon : mais le baron de Kreutz, quoiqu’il ne fût pas tout à fait le premier-venu dans cette aristocratie habituée aux draperies et aux enjolivements de la mode, était l’homme de son monde et de son temps. Il ne haïssait point les grottes, les ermitages et les symboles. En somme, il s’amusa avec bonhomie, montra beaucoup d’esprit dans la conversation, et dit à son acolyte qui, en entrant dans la salle à manger, le plaignait respectueusement de l’ennui d’une aussi rude corvée :

« De l’ennui ? moi ? pas du tout. J’ai fait de l’exercice, j’ai gagné de l’appétit, j’ai vu mille folies, je me suis reposé l’esprit de choses sérieuses : je n’ai pas perdu mon temps et ma peine. »

On fut surpris dans la salle à manger de ne trouver qu’un cercle de chaises autour d’une place vide. Le comte, ayant prié les convives de s’asseoir, ordonna à ses valets de servir.

« Hélas ! monseigneur, répondit celui qui était chargé de lui donner la réplique, nous n’avions rien qui fût digne d’être offert à une si honorable compagnie, et nous n’avons pas même mis la table.

— Voilà qui est plaisant ! » s’écria l’amphitryon avec une fureur simulée ; et quand ce jeu eut duré quelques instants : « Eh bien ! dit-il, puisque les hommes nous refusent un souper, j’évoque l’enfer, et je somme Pluton de m’en envoyer un qui soit digne de mes hôtes. »

En parlant ainsi, il frappa le plancher trois fois, et, le plancher glissant aussitôt dans une coulisse, on vit s’exhaler des flammes odorantes ; puis, au son d’une musique joyeuse et bizarre, une table magnifiquement servie vint se placer sous les coudes des convives.

« Ce n’est pas mal, dit le comte en soulevant la nappe, et en parlant sous la table. Seulement je suis fort étonné, puisque messire Pluton sait fort bien qu’il n’y a même pas dans ma maison de l’eau à boire, qu’on ne m’en ait pas envoyé une seule carafe.

— Comte Hoditz, répondit, des profondeurs de l’abîme, une voix rauque digne du Tartare, l’eau est fort rare dans les enfers ; car presque tous nos fleuves sont à sec depuis que les yeux de Son Altesse margrave ont embrasé jusqu’aux entrailles de la terre ; cependant, si vous l’exigez, nous allons envoyer une Danaïde au bord du Styx pour voir si elle en pourra trouver.

— Qu’elle se dépêche, répondit le comte, et surtout donnez-lui un tonneau qui ne soit pas percé. »

Au même instant, d’une belle cuvette de jaspe qui était au milieu de la table, s’élança un jet d’eau de roche qui pendant tout le souper retomba sur lui-même en gerbe de diamants au reflet des nombreuses bougies. Le surtout était un chef-d’œuvre de richesse et de mauvais goût, et l’eau du Styx, le souper infernal, furent pour le comte matière à mille jeux de mots, allusions et coq-à-l’âne, qui ne valaient guère mieux, mais que la naïveté de son enfantillage lui fit pardonner. Le repas succulent, et servi par de jeunes sylvains et des nymphes plus ou moins charmantes, égaya beaucoup le baron de Kreutz. Il ne fit pourtant qu’une médiocre attention aux belles esclaves de l’amphitryon : ces pauvres paysannes étaient à la fois les servantes, les maîtresses, les choristes et les actrices de leur seigneur. Il était leur professeur de grâces, de danse, de chant et de déclamation. Consuelo avait eu à Passaw un échantillon de sa manière de procéder avec elles ; et, en songeant au sort glorieux que ce seigneur lui avait offert alors, elle admirait le sang-froid respectueux avec lequel il la traitait maintenant, sans paraître ni surpris ni confus de sa méprise. Elle savait bien que le lendemain les choses changeraient d’aspect à l’arrivée de la margrave ; qu’elle dînerait dans sa chambre avec son maître, et qu’elle n’aurait pas l’honneur d’être admise à la table de Son Altesse. Elle ne s’en embarrassait guère, quoiqu’elle ignorât une circonstance qui l’eût divertie beaucoup en cet instant : à savoir qu’elle soupait avec un personnage infiniment plus illustre, lequel ne voulait pour rien au monde souper le lendemain avec la margrave.

Le baron de Kreutz, souriant donc d’un air assez froid à l’aspect des nymphes du logis, accorda un peu plus d’attention à Consuelo, lorsque après l’avoir provoquée à rompre le silence, il l’eut amenée à parler sur la musique. Il était amateur éclairé et quasi passionné de cet art divin : du moins il en parla lui-même avec une supériorité qui adoucit, non moins que le repas, les bons mets et la chaleur des appartements, l’humeur revêche du Porpora.

« Il serait à souhaiter, dit-il enfin au baron, qui venait de louer délicatement sa manière sans le nommer, que le souverain que nous allons essayer de divertir fût aussi bon juge que vous !

— On assure, répondit le baron, que mon souverain est assez éclairé sur cette matière, et qu’il aime véritablement les beaux-arts.

— En êtes-vous bien certain, monsieur le baron ? reprit le maestro, qui ne pouvait causer sans contredire tout le monde sur toutes choses. Moi, je ne m’en flatte guère. Les rois sont toujours les premiers en tout, au dire de leurs sujets ; mais il arrive souvent que leurs sujets en savent beaucoup plus long qu’eux.

— En fait de guerre, comme en fait de science et de génie, le roi de Prusse en sait plus long qu’aucun de nous, répondit le lieutenant avec zèle ; et quant à la musique, il est très-certain…

— Que vous n’en savez rien ni moi non plus, interrompit sèchement le capitaine Kreutz ; maître Porpora ne peut s’en rapporter qu’à lui seul à ce dernier égard.

— Quant à moi, reprit le maestro, la dignité royale ne m’en a jamais imposé en fait de musique ; et quand j’avais l’honneur de donner des leçons à la princesse électorale de Saxe, je ne lui passais pas plus de fausses notes qu’à un autre.

— Eh quoi ! dit le baron en regardant son compagnon avec une intention ironique, les têtes couronnées font-elles jamais des fausses notes ?

— Tout comme les simples mortels, monsieur ! répondit le Porpora. Cependant je dois dire que la princesse électorale n’en fit pas longtemps avec moi, et qu’elle avait une rare intelligence pour me seconder.

— Ainsi vous pardonneriez bien quelques fausses notes à notre Fritz, s’il avait l’impertinence d’en faire en votre présence ?

— À condition qu’il s’en corrigerait.

— Mais vous ne lui laveriez pas la tête ? dit à son tour le comte Hoditz en riant.

— Je le ferais, dût-il couper la mienne ! » répondit le vieux professeur, qu’un peu de champagne rendait expansif et fanfaron.

Consuelo avait été bien et dûment avertie par le chanoine que la Prusse était une grande préfecture de police, où les moindres paroles, prononcées bien bas à la frontière, arrivaient en peu d’instants, par une suite d’échos mystérieux et fidèles, au cabinet de Frédéric, et qu’il ne fallait jamais dire à un Prussien, surtout à un militaire, à un employé quelconque : « Comment vous portez-vous ? » sans peser chaque syllabe, et tourner, comme on dit aux petits enfants, sa langue sept fois dans sa bouche. Elle ne vit donc pas avec plaisir son maître s’abandonner à son humeur narquoise, et elle s’efforça de réparer ses imprudences par un peu de politique.

« Quand même le roi de Prusse ne serait pas le premier musicien de son siècle, dit-elle, il lui serait permis de dédaigner un art certainement bien futile au prix de tout ce qu’il sait d’ailleurs. »

Mais elle ignorait que Frédéric ne mettait pas moins d’amour-propre à être un grand flûtiste qu’à être un grand capitaine et un grand philosophe. Le baron de Kreutz déclara que si Sa Majesté avait jugé la musique un art digne d’être étudié, elle y avait consacré très-probablement une attention et un travail sérieux.

« Bah ! dit le Porpora, qui s’animait de plus en plus, l’attention et le travail ne révèlent rien, en fait d’art, à ceux que le ciel n’a pas doués d’un talent inné. Le génie de la musique n’est pas à la portée de toutes les fortunes, et il est plus facile de gagner des batailles et de pensionner des gens de lettres que de dérober aux muses le feu sacré. Le baron Frédéric de Trenck nous a fort bien dit que Sa Majesté prussienne, lorsqu’elle manquait à la mesure, s’en prenait à ses courtisans ; mais les choses n’iront pas ainsi avec moi !

— Le baron Frédéric de Trenck a dit cela ? répliqua le baron de Kreutz, dont les yeux s’animèrent d’une colère subite et impétueuse. Eh bien ! reprit-il en se calmant tout à coup par un effort de sa volonté, et en parlant d’un ton d’indifférence, le pauvre diable doit avoir perdu l’envie de plaisanter ; car il est enfermé à la citadelle de Glatz pour le reste de ses jours.

— En vérité ! s’écria le Porpora : et qu’a-t-il donc fait ?

— C’est le secret de l’État, répondit le baron : mais tout porte à croire qu’il a trahi la confiance de son maître.

— Oui ! ajouta le lieutenant ; en vendant à l’Autriche le plan des fortifications de la Prusse, sa patrie.

— Oh ! c’est impossible ! dit Consuelo qui avait pâli, et qui, de plus en plus attentive à sa contenance et à ses paroles, ne put cependant retenir cette exclamation douloureuse.

— C’est impossible, et c’est faux ! s’écria le Porpora indigné ; ceux qui ont fait croire cela au roi de Prusse en ont menti par la gorge !

— Je présume que ce n’est pas un démenti indirect que vous pensez nous donner ? dit le lieutenant en pâlissant à son tour.

— Il faudrait avoir une susceptibilité bien maladroite pour le prendre ainsi, reprit le baron de Kreutz en lançant un regard dur et impérieux à son compagnon. En quoi cela nous regarde-t-il ? et que nous importe que maître Porpora mette de la chaleur dans son amitié pour ce jeune homme ?

— Oui, j’en mettrais, même en présence du roi lui-même, dit le Porpora. Je dirais au roi qu’on l’a trompé ; que c’est fort mal à lui de l’avoir cru ; que Frédéric de Trenck est un digne, un noble jeune homme, incapable d’une infamie !

— Je crois, mon maître, interrompit Consuelo que la physionomie du capitaine inquiétait de plus en plus, que vous serez bien à jeun quand vous aurez l’honneur d’approcher le roi de Prusse ; et je vous connais trop pour n’être pas certaine que vous ne lui parlerez de rien d’étranger à la musique.

— Mademoiselle me paraît fort prudente, reprit le baron. Il paraît cependant qu’elle a été fort liée à Vienne avec ce jeune baron de Trenck ?

— Moi, monsieur ? répondit Consuelo avec une indifférence fort bien jouée ; je le connais à peine.

— Mais, reprit le baron avec une physionomie pénétrante, si le roi lui-même vous demandait, par je ne sais quel hasard imprévu, ce que vous pensez de la trahison de ce Trenck ?…

— Monsieur le baron, dit Consuelo en affrontant son regard inquisitorial avec beaucoup de calme et de modestie, je lui répondrais que je ne crois à la trahison de personne, ne pouvant pas comprendre ce que c’est que de trahir.

— Voilà une belle parole, signora ! dit le baron dont la figure s’éclaircit tout à coup, et vous l’avez dite avec l’accent d’une belle âme. »

Il parla d’autre chose, et charma les convives par la grâce et la force de son esprit. Durant tout le reste du souper, il eut, en s’adressant à Consuelo, une expression de bonté et de confiance qu’elle ne lui avait pas encore vue.