Connaissance (Havet)

Connaissance
(p. 3-6).


MIREILLE HAVET
« CONNAISSANCE »
La Revue européenne, mai 1923


À la comtesse Jean de Limur


I


La vie souple, comme une cravache
en plein visage m’a flagellée.

Je m’en vais douce, inoffensive
dans le crépuscule printanier
qui emplit les rues de jeux de billes,
de marelles étoilées.

 La lampe
 allumée sur le potage,
 les faïences,
 tel qu’on aurait pu être,

Mais la vie trop souple
de sa fine lanière cingle
les enfants tristes,
et l’âme se plie féline,
domptée
vers la mort qui est sa récompense.
Les enfants du cordonnier
jouent dans la cour
avec des cris qui montent
rappelant des hangars, des faubourgs ;
un arbre bouge tout pointé

de bourgeons verts
et mes larmes sourdes et tenaces
sont prises en moi,
 source merveilleuse qui chemine
 et s’en va
 sous la terre

s’épuiser au long des larmes stériles
de l’amour,
sous la lune grise
qui annonce la belle saison,
 les mains enlacées
 les lents et balancés
 retours à la maison
 — la nuit —
au matin l’aubépinier entier s’était fleuri,
et contre moi
comme une bête,
comme un ange terrassé
j’étrangle ma joie d’hier
neuve, insolente
et dont j’aimerais mourir

 Ô solitude
magnifique et suprême
que ton dur visage
 se mesure bien à mon regard,
 face à face comme toujours,
 mon âme nue se déploie
 au silence des larmes.

Toute ma jeunesse me tire cependant
m’entraîne,
 dans l’incroyable
foule humaine

et je reprends la chaîne qui nous lie
 à la terre.
Il n’y a rien d’autre,
 le pain quotidien
 le travail
 la jouissance étonnante
 du chagrin
qui ressemble à la mer.

Nous mourons d’espoirs,
de nuances douces couleur de lilas
et plus fragiles encore au contact
des doigts
 que le bleu effronté des papillons des îles.

Le coup direct ne tue pas si bien
que l’aiguillon secret
 qui taquine en silence,
 hameçon subtil
 glissé dans l’eau
entre les tiges de lotus blancs.
Promenades en bateau,
première étoile
 naissante
et qui éclate comme une fleur
 à l’horizon des anges,
 Vénus au nom de malheur.
 J’ai tout vu
 le balancement des rames
 au fil du courant,
 la main douce dans la petite vague
 le charme des femmes
 leur tendresse navrante
 caprice sentimental d’un instant
 ont perdu mon âme

 qui cherchait leur douceur.
 Hamlet, Ophélie, les deux pigeons.
 Je poursuis le dérisoire visage de l’amour
 au seuil condamnable
 au seuil écolier
 de mes vingt ans.

Très menteuse et très chère
je vous dédie et je vous signe
ce poème,
vous y retrouverez
tout ce que vous détestez en moi
et même le peu que vous aimiez.
 Le jeu est fini
 la comédie terminée,
 je m’en retourne
 front lourd et jambes rompues
 vers mon enfance
 à la poursuite de la lumière
 que vous m’avez empoisonnée.
 Ô menteuse
 la plus cruelle,
souriez à l’éternelle méchanceté humaine
 qui me fit en neuf jours
 votre petit arlequin bariolé
 et ce soir le pierrot balafré
 qui vous quitte
 visage blanc camouflé de gifles
 dans l’incohérence crépusculaire
 et douce
 du printemps.