Conférences/Le bilan de l’intelligence

LE BILAN DE L’INTELLIGENCE
Œuvres de Paul ValeryNrfVol 11 (p. 105-138).

LE BILAN DE L’INTELLIGENCE[1]

Il y a un peu plus de deux ans, à cette même place, j’ai eu l’honneur de vous entretenir de ce que j’appelais La Politique de l’Esprit. Il vous souvient peut-être que, sous ce titre, (qui n’est pas particulièrement précis), je m’inquiétais de l’état actuel des choses de ce monde et j’interrogeais les faits dont nous sommes les témoins et les agents, en me préoccupant, non tant de leur caractère politique ou économique, que de l’état dans lequel ils mettent les choses de l’esprit. J’ai insisté, (peut-être trop longuement), sur cet état critique, et je vous disais en substance qu’un désordre dont on ne peut imaginer le terme s’observe à présent dans tous les domaines. Nous le trouvons autour de nous comme en nous-mêmes, dans nos journées, dans notre allure, dans les journaux, dans nos plaisirs, et jusque dans notre savoir. L’interruption, l’incohérence, la surprise, sont des conditions ordinaires de notre vie. Elles sont mêmes devenues de véritables besoins chez beaucoup d’individus dont l’esprit ne se nourrit plus, en quelque sorte, que de variations brusques et d’excitations toujours renouvelées. Les mots « sensationnel », « impressionnant », qu’on emploie couramment aujourd’hui, sont de ces mots qui peignent une époque. Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l’ennui. Notre nature a horreur du vide, ce vide sur lequel les esprits de jadis savaient peindre les images de leurs idéaux, leurs Idées, au sens de Platon. Cet état, que j’appelais chaotique, est l’effet composé des œuvres et du travail accumulé des hommes. Il amorce sans doute un certain avenir, mais un avenir qu’il nous est absolument impossible d’imaginer ; et c’est là, entre les autres nouveautés, l’une des plus grandes. Nous ne pouvons plus déduire de ce que nous savons quelques figures du futur auxquelles nous puissions attacher la moindre créance.

Nous avons, en effet, en quelques dizaines d’années, bouleversé et créé tant de choses aux dépens du passé, en le réfutant, en le désorganisant, en réorganisant les idées, les méthodes, les institutions qu’il nous avait léguées, que le présent nous apparaît un état sans précédent et sans exemple. Nous ne regardons plus le passé comme un fils regarde son père duquel il peut apprendre quelque chose, mais comme un homme fait regarde un enfant… Nous aurions parfois l’envie d’instruire et d’émerveiller les plus grands de nos aïeux, les ayant ressuscités pour nous donner ce plaisir.

Souvent, il m’amuse d’imaginer ceci : je m’abandonne à rêver la résurrection de quelqu’un de nos grands hommes de jadis. Je m’offre à lui servir de guide ; je me promène avec lui dans Paris ; je l’entends qui me presse de questions, qui s’exclame ; et je ressens, par ce moyen naïf qui m’oblige à m’étonner de ce que je vois sans étonnement tous les jours, l’immense différence que la suite des temps a créée entre la vie d’avant-hier et celle d’aujourd’hui. Mais je m’embarrasse bientôt dans mon rôle de cicerone. Songez à tout ce qu’il faudrait savoir pour expliquer à Descartes ou à Napoléon ressuscités notre système actuel d’existence, pour leur faire comprendre comment nous pouvons arriver à vivre dans des conditions si étranges, dans un milieu qu’ils trouveraient certainement assez effrayant, et même hostile. Cet embarras est la mesure du changement intervenu.

Je ne puis ici qu’effleurer l’immense question de ces changements dépassant toute prévision, qui ont profondément modifié le monde et l’ont, en quelques années, rendu méconnaissable aux yeux des observateurs qui avaient assez vécu pour l’avoir vu bien différent. Je vais insister sur le peu de temps qu’il a fallu pour amener de si énormes conséquences, et surtout arrêter un peu vos esprits sur les causes les plus puissantes de cette brusque mutation. Je pense à tous les faits nouveaux, entièrement nouveaux, prodigieusement nouveaux, qui se sont révélés à partir du commencement du siècle dernier.

La science, jusque-là, n’avait poursuivi ses recherches que sur des phénomènes connus sensibles depuis toujours, et immédiatement sensibles. Sans doute, la notion de l’univers s’était profondément modifiée, en même temps que celle de la science elle-même, et corrélativement ; mais les phénomènes observables, d’une part, les pouvoirs d’action de l’homme, d’autre part, ne s’étaient pas sensiblement accrus. Or, en 1800, (je crois), la découverte du courant électrique, par l’invention admirable de la pile, ouvre cette ère des faits nouveaux qui vont changer la face du monde. Il n’est pas sans intérêt de s’arrêter sur cette date : de songer qu’il n’y a que cent trente-cinq ans que cette révélation a eu lieu. Vous en savez les suites merveilleuses : tout le domaine de l’électrodynamique et de l’électromagnétisme ouvert à la curiosité passionnée des savants, toutes les applications qui se multiplient, les relations aperçues de l’électricité avec la lumière, les conséquences théoriques qui s’ensuivirent ; le rayonnement enfin, dont l’étude vient remettre en question toutes nos connaissances physiques, et jusqu’à nos habitudes de pensée.

Envisagez, maintenant, le nombre de ces faits radicalement nouveaux, impossibles à prévoir, qui, en moins d’un siècle et demi, sont venus surprendre les esprits, depuis le courant électrique jusqu’aux rayons X et aux diverses radiations qui se découvrent depuis Curie ; ajoutez-y la quantité des applications, depuis le télégraphe jusqu’à la télévision, et vous concevrez par la réflexion de cette nouveauté toute vierge, offerte en si peu de temps au monde humain, (et dont l’accroissement semble sans limite), quel effort d’adaptation s’impose à une race si longtemps enfermée dans la contemplation et l’utilisation des mêmes phénomènes immédiatement observables, depuis l’origine.

Je vous ferai ici un petit conte pour bien accuser la pensée que je vous propose, et qui est, en somme, l’entrée du genre humain dans une phase de son histoire où toute prévision devient, par cela seul qu’elle est prévision, une chance d’erreur, une production suspecte de notre esprit.

Veuillez donc supposer que les plus grands savants qui ont existé jusque vers la fin du XVIIIe siècle, les Archimède et les Newton, les Galilée et les Descartes, étant assemblés en quelque lieu des Enfers, un messager de la Terre leur apporte une dynamo et la leur donne à examiner à loisir. On leur dit que cet appareil sert aux hommes qui vivent à produire du mouvement, de la lumière ou de la chaleur. Ils regardent ; ils font tourner la partie mobile de la machine. Ils la font démonter, en interrogent et en mesurent toutes les parties. Ils font, en somme, tout ce qu’ils peuvent… Mais le courant leur est inconnu, l’induction leur est inconnue ; ils n’ont guère l’idée que de transformations mécaniques. « À quoi servent ces fils embobinés ? » disent-ils. Ils doivent conclure à leur impuissance. Ainsi tout le savoir et tout le génie humain réunis devant ce mystérieux objet, échouent à en découvrir le secret, et à deviner le fait nouveau qui fut apporté par Volta, et ceux que révélèrent Ampère, Œrsted, Faraday et les autres…

(N’omettons pas, ici, de remarquer que tous ces grands hommes qui viennent de se déclarer incapables de comprendre la dynamo tombée de la Terre aux Enfers, ont fait exactement ce que nous-mêmes faisons, quand nous interrogeons un cerveau, le pesant, le disséquant, le débitant en coupes minces et soumettant ces lamelles fixées à l’examen histologique. Ce transformateur naturel nous demeure incompréhensible…)

Remarquez aussi que j’ai choisi, dans mon exemple de la dynamo, des esprits de première grandeur, qui se trouvent réduits à l’impuissance, à l’impossibilité radicale de s’expliquer un appareil dont la conduite et l’usage sont familiers aujourd’hui à tant d’hommes et qui, d’ailleurs, sont devenus indispensables à la vie sociale.

En somme, nous avons le privilège — ou le malheur — très intéressant d’assister à une transformation profonde, rapide, irrésistible de toutes les conditions de l’action humaine.

Ne croyez pas du tout que les hommes venus avant nous aient pu être les témoins de variations si sensibles et si extraordinaires dans le cours de leur vie. Un de mes amis, il y a quelque quarante ans, se moquait un jour, devant moi, de l’expression bien connue : « époque de transition », et il me disait que c’était là un cliché absurde. « Toute époque est transition », disait-il. Je pris alors un morceau de sucre, (car ceci se passait après le dîner), je le lui montrai, le mis dans ma tasse de café, et je lui dis :

— Pensez-vous que ce morceau de sucre qui, depuis un temps assez long, se trouvait dans le sucrier, assez tranquille en somme, n’est pas en train d’éprouver des sensations d’une espèce toute nouvelle ? N’est-il pas, à présent, dans une époque qu’il peut appeler de transition ? Pensez-vous qu’une femme qui attend un bébé ne se sente pas dans un état assez différent de celui dans lequel elle était auparavant et qu’elle ne puisse pas nommer cette période de sa vie une période de transition ? Je l’espère pour elle et pour le bébé.

Et je dis, à présent :

— Pensez-vous qu’un homme qui aurait vécu les années entre 1872, par exemple, et 1890, et qui aurait vécu ensuite les années 1890 à 1935, n’aurait pas senti quelque différence d’allure entre ces deux périodes de sa vie ?

Je ne veux pas vous énumérer tout ce qui a été profondément modifié, altéré, remplacé depuis seulement une trentaine d’années, puisque je vous ai déjà, il y a deux ans, montré l’essentiel du tableau de cette transformation. Je vous dirai seulement, pour résumer ma pensée et m’introduire dans le sujet que je traite aujourd’hui, je vous dirai que l’on pouvait encore, il y a quelque trente ans, examiner les choses de ce monde sous un aspect historique, c’est-à-dire qu’il était alors dans l’esprit de tous, de chercher, dans le présent d’alors, la suite et le développement assez intelligibles des événements qui s’étaient produits dans le passé. La continuité régnait dans les esprits. On trouvait, sans grande difficulté, des modèles, des exemples, des précédents, des causes dans les documents, les souvenirs, les ouvrages historiques. Ceci était général ; et, à part quelques nouveautés dans l’ordre industriel, tout le reste des éléments de la civilisation se raccordait assez facilement au passé. Mais, pendant les trente ou quarante ans que nous venons de vivre, trop de nouveautés se sont introduites, dans tous les domaines. Trop de surprises, trop de créations, trop de destructions, trop de développements considérables et brusques, sont venus interrompre assez brutalement cette tradition intellectuelle, cette continuité dont je vous parlais. Et des problèmes chaque jour plus nombreux, des problèmes parfaitement neufs et inattendus, se sont déclarés de toutes parts, soit dans la politique, soit dans les arts, soit dans les sciences ; dans toutes les affaires humaines, toutes les cartes ont été brouillées. L’homme se trouve assailli par une quantité de questions auxquelles aucun homme, jusqu’ici, n’avait songé, philosophe ou non, savant ou non ; tout le monde est comme surpris. Tout homme appartient à deux ères.

Dans le passé, on n’avait guère vu, en fait de nouveautés, paraître que des solutions ou des réponses à des problèmes ou à des questions très anciennes, sinon immémoriales. Mais notre nouveauté, à nous, consiste dans l’inédit des questions elles-mêmes, et non point des solutions ; dans les énoncés, et non dans les réponses.

De là cette impression générale d’impuissance et d’incohérence qui domine dans nos esprits, qui les presse, et les met dans cet état anxieux auquel nous ne pouvons ni nous accoutumer ni prévoir un terme. D’un côté, un passé qui n’est pas aboli ni oublié, mais un passé duquel nous ne pouvons à peu près rien tirer qui nous oriente dans le présent et nous donne à imaginer le futur. De l’autre, un avenir sans la moindre figure. Nous sommes, chaque jour, à la merci d’une invention, d’un accident, matériel ou intellectuel.

Il suffit de reprendre une collection de journaux vieille à peine de quelques mois pour voir à quel point les événements renversent en peu de jours les pronostics des hommes les plus compétents. Faut-il oser ajouter ici qu’un homme compétent devient un homme qui se trompe, mais qui se trompe dans toutes les règles ? Je ne puis m’empêcher de songer à ce trust des cerveaux qui fut assemblé en Amérique et qui s’évanouit en discutant, au bout de quelques semaines.

Nous ne voyons de toutes parts, sur l’univers, que tentatives, plans, expériences, essais, tâtonnements, précipités, dans tous les ordres.

La Russie, l’Allemagne, l’Italie, les Etats-Unis, sont comme de vastes laboratoires où se poursuivent des recherches d’une ampleur inconnue jusqu’ici ; où l’on tente de façonner un homme nouveau, de faire une économie, des mœurs, une vie, et même des religions nouvelles. Et il en est de même dans les sciences, dans les arts et en toutes choses humaines.

Mais, en présence de cet état si angoissant d’une part, si excitant de l’autre, la question même de l’intelligence humaine se pose ; la question de l’intelligence, de ses bornes, de sa préservation, de son avenir probable se pose à elle-même et lui apparaît la question capitale du moment.

En effet, le désordre dont je vous ai parlé, les difficultés dont je vous entretiens, ne sont que les conséquences évidentes du développement intellectuel intense qui a transformé le monde. C’est le capitalisme des idées et des connaissances et le travaillisme des esprits qui sont à l’origine de cette crise. Nous trouvons facilement à la racine des phénomènes politiques et économiques de notre époque, — de la pensée, des études, des raisonnements, des travaux intellectuels. Un seul exemple : l’introduction de l’hygiène au Japon a fait que la population de cet empire a doublé en trente-cinq ans !… Quelques notions ont créé en trente-cinq ans une pression politique énorme.

Ainsi l’action de l’esprit, créant furieusement, et comme dans l’emportement le plus aveugle, des moyens matériels de grande puissance, a engendré d’énormes événements d’échelle mondiale, et ces modifications du monde humain se sont imposées sans ordre, sans plan préconçu et, surtout, sans égard à la nature vivante, à sa lenteur d’adaptation et d’évolution, à ses limites originelles. On peut dire que tout ce que nous savons, c’est-à-dire tout ce que nous pouvons, a fini par s’opposer à ce que nous sommes.

Et nous voici devant une question : il s’agit de savoir si ce monde prodigieusement transformé, mais terriblement bouleversé par tant de puissance appliquée avec tant d’imprudence, peut enfin recevoir un statut rationnel, peut revenir rapidement, ou plutôt peut arriver rapidement, à un état d’équilibre supportable ? En d’autres termes, l’esprit peut-il nous tirer de l’état où il nous a mis ? (Notez que le mot rationnel, que je viens d’employer, est, au fond, l’équivalent du mot rapidement, car il est certain que l’équilibre renaîtra fatalement, comme l’équilibre s’est rétabli après la ruine de l’empire romain, mais il ne s’est rétabli qu’au bout de plusieurs siècles. Il s’est rétabli par les faits, tandis que la question que je pose est celle de savoir si l’esprit, agissant directement et immédiatement, pourra rétablir rationnellement, c’est-à-dire rapidement, un certain équilibre en quelques années.)

Donc, toute la question que je posais revient à celle-ci : si l’esprit humain pourra surmonter ce que l’esprit humain a fait ? si l’intellect humain peut sauver d’abord le monde, et ensuite soi-même ? C’est donc une sorte d’examen de la valeur actuelle de l’esprit et de sa prochaine valeur, ou de sa valeur probable, qui fait l’objet du problème que je me pose, — et que je ne résoudrai pas.

Non ! Ne vous attendez pas que je puisse même songer à la résoudre ; il n’en est pas question. Et je ne me flatte pas davantage de vous l’énoncer complètement, ni clairement, ni simplement. Plus cette question s’est produite à mon esprit, plus j’ai aperçu sa complexité. Mais, sans chercher à simplifier ce qui est le contraire du simple, à éclaircir ce qui a pour fonction d’éclaircir et qui est en soi si obscur, je veux essayer de vous donner une impression de la question elle-même ; et il me suffira, je l’espère, pour atteindre ce but, de vous représenter la manière dont la vie moderne, la vie de la plupart des hommes, traite, influence, excite ou fatigue leur esprit. Je dis que la vie moderne traite les esprits de telle sorte que l’on peut raisonnablement concevoir de grandes craintes pour la conservation de la valeur dans l’ordre intellectuel.

Les conditions du travail de l’esprit ont, en effet, subi le même sort que tout le reste des choses humaines, c’est-à-dire qu’elles participent de l’intensité, de la hâte, de l’accélération générales des échanges, ainsi que de tous les effets de l’incohérence, de la scintillation fantastique des événements. Je vous avoue que je suis si effrayé de certains symptômes de dégénérescence et d’affaiblissement que je constate, (ou crois constater), dans l’allure générale de la production et de la consommation intellectuelle, que je désespère parfois de l’avenir ! Je m’excuse, (et je m’accuse), de rêver quelquefois que l’intelligence de l’homme, et tout ce par quoi l’homme s’écarte de la ligne animale, pourrait un jour s’affaiblir et l’humanité insensiblement revenir à un état instinctif, redescendre à l’inconstance et à la futilité du singe. Elle serait gagnée peu à peu à une indifférence, à une inattention, à une instabilité que bien des choses dans le monde actuel, dans ses goûts, dans ses mœurs, dans ses ambitions manifestent, ou permettent déjà de redouter. Et je me dis, (sans trop me croire) :

— Toute l’histoire humaine, en tant qu’elle manifeste la pensée, n’aura peut-être été que l’effet d’une sorte de crise, d’une poussée aberrante, comparable à quelqu’une de ces brusques variations qui s’observent dans la nature et qui disparaissent aussi bizarrement qu’elles sont venues. Il y a eu des espèces instables, et des monstruosités de dimensions, de puissance, de complication, qui n’ont pas duré. Qui sait si toute notre culture n’est pas une hypertrophie, un écart, un développement insoutenable, qu’une ou deux centaines de siècles auront suffi à produire et à épuiser ?

C’est là, sans doute, une pensée bien exagérée que je n’exprime ici que pour vous faire sentir, sous des traits un peu gros, toute la préoccupation que l’on peut avoir au sujet du destin de l’intellect. Mais il est trop facile de justifier ces craintes. Il me suffira, pour vous en montrer le germe réel, de vous désigner plusieurs points, quelques-uns des points noirs de l’horizon de l’esprit.

Commençons par l’examen de cette faculté qui est fondamentale et qu’on oppose à tort à l’intelligence, dont elle est, au contraire, la véritable puissance motrice ; je veux parler de la sensibilité. Si la sensibilité de l’homme moderne se trouve fortement compromise par les conditions actuelles de sa vie, et si l’avenir semble promettre à cette sensibilité un traitement de plus en plus sévère, nous serons en droit de penser que l’intelligence souffrira profondément de l’altération de la sensibilité. Mais comment se produit cette altération ?

Notre monde moderne est tout occupé de l’exploitation toujours plus efficace, plus approfondie, des énergies naturelles. Non seulement il les recherche et les dépense, pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue, et il s’excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits, (et même que l’on n’eût jamais imaginés), à partir des moyens de contenter ces besoins qui n’existaient pas. Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d’après ses propriétés une maladie qu’elle guérisse, une soif qu’elle puisse apaiser, une douleur qu’elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d’enrichissement, des goûts et des désirs qui n’ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d’excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L’homme moderne s’enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants… Abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonnance ; abus de facilités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous le doigt d’un enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chimiques toujours nouvelles, se comporte, à l’égard de ces puissances et de ces rythmes qu’on lui inflige, à peu près comme il le fait à l’égard d’une intoxication insidieuse. Il s’accommode à son poison, il l’exige bientôt. Il en trouve chaque jour la dose insuffisante.

L’œil, à l’époque de Ronsard, se contentait d’une chandelle, si ce n’est d’une mèche trempée dans l’huile ; les érudits de ce temps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient, (et quels grimoires !), écrivaient sans difficulté, à quelque lueur mouvante et misérable. L’œil, aujourd’hui, réclame vingt, cinquante, cent bougies. L’oreille exige toutes les puissances de l’orchestre, tolère les dissonances les plus féroces, s’accoutume au tonnerre des camions, aux sifflements, aux grincements, aux ronflements des machines, et parfois les veut retrouver dans la musique des concerts.

Quant à notre sens le plus central, ce sens intime de la distance entre le désir et la possession de son objet, qui n’est autre que le sens de la durée, ce sentiment du temps, qui se contentait jadis de la vitesse de la course des chevaux, il trouve aujourd’hui que les rapides sont bien lents, et que les messages électriques le font mourir de langueur. Enfin, les événements eux-mêmes sont réclamés comme une nourriture jamais assez relevée. S’il n’y a point, le matin, quelque grand malheur dans le monde, nous sentons un certain vide : « Il n’y a rien, aujourd’hui, dans les journaux ! » disons-nous. Nous voilà pris sur le fait, nous sommes tous empoisonnés. Je suis donc fondé à dire qu’il existe pour nous une sorte d’intoxication par l’énergie, comme il y a une intoxication par la hâte, et une autre par la dimension.

Les enfants trouvent qu’un navire n’est jamais assez gros, une voiture ou un avion jamais assez vite, et l’idée de la supériorité absolue de la grandeur quantitative, idée dont la naïveté et la grossièreté sont évidentes, (je l’espère), est l’une des plus caractéristiques de l’espèce humaine moderne. Si l’on recherche en quoi la manie de la hâte, (par exemple), affecte les vertus de l’esprit, on trouve bien aisément autour de soi et en soi-même tous les risques de l’intoxication dont je parlais.

J’ai signalé, il y a quelque quarante ans, comme un phénomène critique dans l’histoire du monde la disparition de la terre libre, c’est-à-dire l’occupation achevée des territoires par des nations organisées, la suppression des biens qui ne sont à personne. Mais, parallèlement à ce phénomène politique, on constate la disparition du temps libre. L’espace libre et le temps libre ne sont plus que des souvenirs. Le temps libre dont il s’agit n’est pas le loisir, tel qu’on l’entend d’ordinaire. Le loisir apparent existe encore, et même ce loisir apparent se défend et se généralise au moyen de mesures légales et de perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par l’activité. Les journées de travail sont mesurées et ses heures comptées par la loi. Mais je dis que le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent, pendant laquelle l’être, en quelque sorte, se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues et des attentes embusquées… Point de souci, point de lendemain, point de pression intérieure ; mais une sorte de repos dans l’absence, une vacance bienfaisante, qui rend l’esprit à sa liberté propre. Il ne s’occupe alors que de soi-même. Il est délié de ses devoirs envers la connaissance pratique et déchargé du soin des choses prochaines : il peut produire des formations pures comme des cristaux. Mais voici que la rigueur, la tension et la précipitation de notre existence moderne troublent ou dilapident ce précieux repos. Voyez en vous et autour de vous ! Les progrès de l’insomnie sont remarquables et suivent exactement tous les autres progrès. Que de personnes dans le monde ne dorment plus que d’un sommeil de synthèse, et se fournissent de néant dans la savante industrie de la chimie organique ! Peut-être de nouveaux assemblages de molécules plus ou moins barbituriques nous donneront-ils la méditation que l’existence nous interdit de plus en plus d’obtenir naturellement. La pharmacopée, quelque jour, nous offrira de la profondeur. Mais, en attendant, la fatigue et la confusion mentale sont parfois telles que l’on se prend à regretter naïvement les Tahiti, les paradis de simplicité et de paresse, les vies à forme lente et inexacte que nous n’avons jamais connues. Les primitifs ignorent la nécessité d’un temps finement divisé.

Il n’y avait pas de minute ni de seconde pour les anciens. Des artistes comme Stevenson, comme Gauguin, ont fui l’Europe et gagné des îles sans horloges. Le courrier, ni le téléphone ne harcelaient Platon. L’heure du train ne pressait pas Virgile. Descartes s’oubliait à songer sur les quais d’Amsterdam. Mais nos mouvements d’aujourd’hui se règlent sur des fractions exactes du temps. Le vingtième de seconde lui-même commence à n’être plus négligeable dans certains domaines de la pratique.

Sans doute, l’organisme est admirable de souplesse. Il résiste jusqu’ici à des traitements de plus en plus inhumains, mais, enfin, soutiendra-t-il toujours cette contrainte et ces excès ? Ce n’est pas tout. Dieu sait ce que nous subissons, ce que notre malheureuse sensibilité doit compenser comme elle peut !… Elle supporte les vacarmes que vous savez ; elle souffre les odeurs nauséabondes, les éclairages follement intenses et violemment contrastés. Notre corps est soumis à une trépidation perpétuelle ; il a besoin, désormais, d’excitants brutaux, de boissons infernales, d’émotions brèves et grossières, pour ressentir et pour agir.

Je ne suis pas éloigné, en présence de tous ces faits, de conclure que la sensibilité chez les modernes est en voie d’affaiblissement. Puisqu’il faut une excitation plus forte, une dépense plus grande d’énergie pour que nous sentions quelque chose, c’est donc que la délicatesse de nos sens, après une période d’affinement, se fait moindre. Je suis persuadé que des mesures précises des énergies exigées aujourd’hui par les sens des civilisés montreraient que les seuils de leur sensibilité se relèvent, c’est-à-dire qu’elle devient plus obtuse.

Cette atténuation de la sensibilité se marque assez par l’indifférence croissante et générale à la laideur et à la brutalité des aspects.

Nous avons, en vue de la culture artistique, développé nos musées ; nous avons introduit une manière d’éducation esthétique dans nos écoles. Mais ce ne sont là que des mesures spécieuses, qui ne peuvent aboutir qu’à répandre une érudition abstraite, sans effets positifs. Tout se borne à distribuer un savoir sans profondeur vivante, puisque nous admettons que nos voies publiques, nos rues, nos places, soient déshonorées par des monuments qui offensent la vue et l’esprit, que nos villes se développent dans le désordre, que les constructions de l’Etat ou des particuliers s’élèvent sans le moindre souci des exigences les plus simples du sentiment de la forme.

Mais j’effleure ici le domaine des choses morales. Notre décadence dans l’ordonnance des bâtiments et des perspectives tient, en grande partie, à l’exagération de la manie du contrôle, qui est elle-même un symptôme de la dégénérescence du goût de la responsabilité.

Cette ordonnance des constructions et des créations urbaines ne peut être qu’une action volontaire bien déterminée. Elle est une œuvre d’art. Elle ne doit donc pas résulter des délibérations d’un conseil, d’un comité, d’une commission, d’un corps constitué quelconque, aussi bien composé qu’on le voudra. Construire, c’est ici réaliser un certain souhait de l’œil, souhait que l’esprit peu à peu précise, approfondit, rapproche de son exécution, par les actes, et dans la matière. Mais une des marques de la défaillance du caractère dans notre temps est de subordonner l’action au contrôle de l’action et de placer la défiance et la délibération un peu partout.

Je reviendrai sur cela tout à l’heure.

Abordons, à présent, un des objets capitaux de notre examen. Le plus important, peut-être.

Tout l’avenir de l’intelligence dépend de l’éducation, ou plutôt des enseignements de tout genre que reçoivent les esprits. Les termes d’éducation et d’enseignement ne doivent pas être pris ici dans un sens restreint. On songe généralement, quand on les prononce, à la formation systématique de l’enfant et de l’adolescent, par les parents ou par des maîtres. Mais n’oublions pas que notre vie tout entière peut être considérée comme une éducation non plus organisée, ni même organisable, mais, au contraire, essentiellement désordonnée, qui consiste dans l’ensemble des impressions et des acquisitions bonnes ou mauvaises que nous devons à la vie même. L’école n’est pas seule à instruire les jeunes. Le milieu et l’époque ont sur eux autant et plus d’influence que les éducateurs. La rue, les propos, les spectacles, les fréquentations, l’air du temps, les modes qui se succèdent, (et, par mode, je n’entends pas seulement celles du vêtement et des manières, mais celles qui s’observent dans le langage), agissent puissamment et constamment sur leur esprit.

Mais donnons d’abord notre attention à l’éducation organisée, celle qui se dispense dogmatiquement dans les écoles. Je ferai une remarque préliminaire qu’exige, à mon avis, la caractéristique la plus manifeste de notre temps. J’estime qu’on ne peut plus traiter une question quelconque qui concerne la vie humaine sans tenir compte des diverses formes qu’elle revêt dans l’ensemble du monde civilisé. En toute matière, notre époque exige de nous ou nous impose un regard plus étendu qu’il ne le fut jadis. On ne peut plus restreindre l’étude d’un problème humain à ce qui se passe dans une certaine nation. Il faut étendre son investigation aux peuples voisins, parfois à des peuples très éloignés. Les relations humaines sont devenues si étroites et si nombreuses, et les répercussions si rapides, et souvent si surprenantes, que l’examen des phénomènes de tous ordres qui s’observent dans un canton restreint ne peut suffire à nous renseigner sur les conditions et les possibilités d’existence dans ce même cercle restreint, même locales. Toute connaissance est, aujourd’hui, nécessairement une connaissance comparée.

Eh bien, les hommes de demain en Europe, c’est-à-dire les enfants et les adolescents d’aujourd’hui, se divisent en groupes fort différents. Ces groupes seront demain en regard l’un de l’autre, ils seront en concurrence, en liaison ou en opposition entre eux. Il faut donc bien observer comparativement ce que nous faisons de nos enfants, et ce qu’en font les autres nations, et songer aux conséquences possibles de ces éducations dissemblables. Je n’y insisterai pas beaucoup. Mais je ne puis ne pas vous rappeler que, dans trois ou quatre grands pays, la jeunesse tout entière est, depuis quelques années, soumise à un traitement éducatif de caractère essentiellement politique. Politique d’abord, tel est le principe des programmes et des disciplines scolaires dans ces nations. Ces programmes et ces disciplines sont ordonnés à la formation uniforme des jeunes esprits, et des intentions politiques et sociales remarquablement précises l’emportent ici sur toutes considérations de culture. Les moindres détails de la vie scolaire, les manières inculquées, les jeux, les lectures offertes aux jeunes gens, tout doit concourir à en faire des hommes adaptés à une structure sociale et à des desseins nationaux ou sociaux parfaitement déterminés. La liberté de l’esprit est résolument subordonnée à la doctrine d’État, doctrine qui, sans doute, varie suivant les nations dans ses principes, mais qui est, on peut le dire, identique partout, quant à l’objectif d’uniformité souhaité. L’État se fait ses hommes.

Notre jeunesse trouvera donc très prochainement en face d’elle des jeunesses homogènes, façonnées, dressées et, pour ainsi dire, étatisées. L’État moderne de ce type ne souffre aucune discordance dans l’enseignement, et cet enseignement, qui commence dans l’âge le plus tendre, ne lâche plus sa proie, en continue et en parachève l’éducation par des systèmes postscolaires d’allure militaire.

Je ne veux et je ne puis aller plus loin dans cette observation, et je me borne à poser la question qui m’importe ici, question à laquelle l’avenir seul peut répondre :

— Qu’en résultera-t-il pour la valeur de la culture ? Que deviendront l’indépendance des esprits, celle des recherches, et surtout celle des sentiments ? Que deviendra la liberté de l’intelligence ?

Laissons cela, mais revenons à la France et considérons un peu notre système d’éducation et d’enseignement.

Je suis bien obligé de constater que ce système, ou plutôt ce qui en tient lieu, (car, après tout, je ne sais pas si nous avons un système, ou si ce que nous avons peut se nommer système), je suis obligé de constater que notre enseignement participe de l’incertitude générale, du désordre de notre temps. Et même il reproduit si exactement cet état chaotique, cet état de confusion, d’incohérence si remarquable, qu’il suffirait d’observer nos programmes et nos objectifs d’études pour reconstituer l’état mental de notre époque et retrouver tous les traits de notre doute et de nos fluctuations sur toute valeur. Notre enseignement n’est pas, comme dans les pays dont je viens de parler, nettement dominé par une politique. Il est mêlé de politique, ce qui est fort différent ; et il est mêlé de politique de manière irrégulière et inconstante. On peut dire qu’il est libre, mais comme nous-mêmes sommes libres, d’une liberté tempérée à chaque instant par la crainte de ses excès, mais ravivée, dès l’instant suivant, par la crainte de l’excès contraire. À peine sommes-nous rassurés par l’énergie qui s’annonce et qui va se montrer, que nous nous hérissons contre cette démonstration esquissée.

L’enseignement montre donc son incertitude et la montre à sa façon. La tradition et le progrès se partagent ses désirs. Tantôt il s’avance résolument, esquisse des programmes qui font table rase de bien des traditions littéraires ou scientifiques ; tantôt le souci respectable de ce qu’on nomme les humanités le rappelle à elles, et l’on voit s’élever, une fois de plus, la dispute infinie que vous savez entre les morts et les vivants, où les vivants n’ont pas toujours l’avantage. Je suis bien obligé de remarquer que, dans ces discussions et dans cette alternative, les questions fondamentales ne sont jamais énoncées. Je sais que le problème est horriblement difficile. La quantité croissante des connaissances d’une part, le souci de conserver certaines qualités que nous considérons, à tort ou à raison, non seulement comme supérieures en soi, mais comme caractéristiques de la nation, se peuvent difficilement accorder. Mais si l’on considérait le sujet lui-même de l’éducation : l’enfant, dont il s’agit de faire un homme, et si l’on se demandait ce que l’on veut au juste que cet enfant devienne, il me semble que le problème serait singulièrement et heureusement transformé, et que tout programme, toute méthode d’enseignement, comparés point par point, à l’idée de cette transformation à obtenir et du sens dans lequel elle devrait s’opérer, seraient par là jugés. Supposons, par exemple, que l’on dise :

— Il s’agit de donner à cet enfant, (pris au hasard), les notions nécessaires pour qu’il apporte à la nation un homme capable de gagner sa vie, de vivre dans le monde moderne où il devra vivre, d’y apporter un élément utile, un élément non dangereux, mais un élément capable de concourir à la prospérité générale. D’autre part, capable de jouir des acquisitions de toute espèce de la civilisation, de les accroître ; en somme, de coûter le moins possible aux autres et de leur apporter le plus…

Je ne dis pas que cette formule soit définitive ni complète, ni même du tout satisfaisante. Je dis que c’est dans cet ordre de questions qu’il faut, avant toute chose, fixer son esprit quand on veut statuer sur l’enseignement. Il est clair qu’il faut d’abord inculquer aux jeunes gens les conventions fondamentales qui leur permettront les relations avec leurs semblables, et les notions qui, éventuellement, leur donneront les moyens de développer leurs forces ou de parer à leurs faiblesses dans le milieu social. Mais quand on examine ce qui est, on est frappé de voir combien les méthodes en usage, si méthodes il y a, (et s’il ne s’agit pas seulement d’une combinaison de routine, d’une part, et d’expérience ou d’anticipation téméraire, d’autre part), négligent cette réflexion préliminaire que j’estime essentielle. Les préoccupations dominantes semblent être de donner aux enfants une culture disputée entre la tradition dite classique, et le désir naturel de les initier à l’énorme développement des connaissances et de l’activité modernes. Tantôt une tendance l’emporte, tantôt l’autre ; mais jamais, parmi tant d’arguments, jamais ne se produit la question essentielle :

Que veut-on et que faut-il vouloir ?

C’est qu’elle implique une décision, un parti à prendre. Il s’agit de se représenter l’homme de notre temps, et cette idée de l’homme dans le milieu probable où il vivra doit être d’abord établie. Elle doit résulter de l’observation précise, et non du sentiment et des préférences des uns et des autres, — de leurs espoirs politiques, notamment. Rien de plus coupable, de plus pernicieux et de plus décevant que la politique de parti en matière d’enseignement. Il est cependant un point où tout le monde s’entend, s’accorde déplorablement. Disons-le : l’enseignement a pour objectif réel, le diplôme.

Je n’hésite jamais à le déclarer, le diplôme est l’ennemi mortel de la culture. Plus les diplômes ont pris d’importance dans la vie, (et cette importance n’a fait que croître à cause des circonstances économiques), plus le rendement de l’enseignement a été faible. Plus le contrôle s’est exercé, s’est multiplié, plus les résultats ont été mauvais.

Mauvais par ses effets sur l’esprit public et sur l’esprit tout court. Mauvais parce qu’il crée des espoirs, des illusions de droits acquis. Mauvais par tous les stratagèmes et les subterfuges qu’il suggère ; les recommandations, les préparations stratégiques, et, en somme, l’emploi de tous expédients pour franchir le seuil redoutable. C’est là, il faut l’avouer, une étrange et détestable initiation à la vie intellectuelle et civique.

D’ailleurs, si je me fonde sur la seule expérience et si je regarde les effets du contrôle en général, je constate que le contrôle, en toute matière, aboutit à vicier l’action, à la pervertir… Je vous l’ai déjà dit : dès qu’une action est soumise à un contrôle, le but profond de celui qui agit n’est plus l’action même, mais il conçoit d’abord la prévision du contrôle, la mise en échec des moyens de contrôle. Le contrôle des études n’est qu’un cas particulier et une démonstration éclatante de cette observation très générale.

Le diplôme fondamental chez nous, c’est le baccalauréat. Il a conduit à orienter les études sur un programme strictement défini et en considération d’épreuves qui, avant tout, représentent, pour les examinateurs, les professeurs et les patients, une perte totale, radicale et non compensée de temps et de travail. Du jour où vous créez un diplôme, un contrôle bien défini, vous voyez aussitôt s’organiser en regard tout un dispositif non moins précis que votre programme, qui a pour but unique de conquérir ce diplôme par tous moyens. Le but de l’enseignement n’étant plus la formation de l’esprit, mais l’acquisition du diplôme, c’est le minimum exigible qui devient l’objet des études. Il ne s’agit plus d’apprendre le latin, ou le grec, ou la géométrie. Il s’agit d’emprunter et non plus d’acquérir, d’emprunter ce qu’il faut pour passer le baccalauréat.

Ce n’est pas tout. Le diplôme donne à la société un fantôme de garantie, et aux diplômés des fantômes de droits. Le diplômé passe officiellement pour savoir : il garde toute sa vie ce brevet d’une science momentanée et purement expédiente. D’autre part, ce diplômé, au nom de la loi est porté à croire qu’on lui doit quelque chose. Jamais convention plus néfaste à tout le monde, à l’État et aux individus, (et, en particulier, à la culture), n’a été instituée. C’est en considération du diplôme, par exemple, que l’on a vu se substituer à la lecture des auteurs l’usage des résumés, des manuels, des comprimés de science extravagants, les recueils de questions et de réponses toutes faites, extraits et autres abominations. Il en résulte que plus rien dans cette culture adultérée ne peut aider ni convenir à la vie d’un esprit qui se développe.

Je ne veux pas examiner en détail les diverses matières de cet enseignement détestable : je me bornerai à vous montrer à quel point l’esprit se trouve choqué et blessé par ce système dans ses parties les plus sensibles.

Laissons la question du grec et celle du latin, c’est une dérision que l’histoire des vicissitudes de ces enseignements. On remet, ou on retire, selon le flux ou le reflux, un peu plus de grec ou un peu plus de latin dans les programmes. Mais quel grec et quel latin ! La querelle dite des « humanités » n’est que le combat des simulacres de culture. L’impression qu’on éprouve devant l’usage que l’on fait de ces malheureuses langues deux fois mortes est celle d’une étrange falsification. Ce ne sont plus véritablement des langues ni des littératures dont on s’occupe, ces langages semblent n’avoir jamais été parlés que par des fantômes. Ce sont, pour l’immense majorité de ceux qui font semblant de les étudier, des conventions bizarres dont l’unique fonction est de constituer les difficultés d’un examen. Sans doute le latin et le grec ont beaucoup changé depuis un siècle. Actuellement, l’antiquité n’est plus du tout celle de Rollin, pas plus que les chefs-d’œuvre de la sculpture antique ne sont, depuis cent ans, ni l’Apollon du Belvédère ni Le Laocoon ; et sans doute on ne sait plus ni le latin des jésuites ni celui des docteurs en philologie. On sait un latin, ou, plutôt, on fait semblant de savoir un latin, dont la version du baccalauréat est la fin dernière et définitive. J’estime, pour ma part, que mieux vaudrait rendre l’enseignement des langues mortes entièrement facultatif, sans épreuves obligatoires, et dresser seulement quelques élèves à les connaître assez solidement, plutôt que de les contraindre en masse à absorber des parcelles inassimilables de langages qui n’ont jamais existé… Je croirai à l’enseignement des langues antiques quand j’aurai vu, en chemin de fer, un voyageur sur mille tirer de sa poche un petit Thucydide ou un charmant Virgile, et s’y absorber, foulant aux pieds journaux et romans plus ou moins policiers.

Mais passons au français. Il me suffira, sur ce point, de vous apprendre une chose immense : la France est le seul pays du monde où l’on ne puisse absolument pas apprendre à parler le français. Allez à Tokio, à Hambourg, à Melbourne, il n’est pas impossible que l’on vous y enseigne à prononcer correctement votre langue. Mais faites, au contraire, le tour de France, c’est-à-dire le tour des accents, et vous connaîtrez Babel. Rien de moins étonnant : on ne prononce spontanément le véritable français que dans les régions où le français s’est formé. Mais ce qui, au contraire, peut étonner l’observateur, — mais qui semble ne pas étonner les éducateurs, — c’est que ces diverses prononciations françaises : accent marseillais, picard, lyonnais, limousin, corse ou germanique, ne soient, dans une nation dont on connaît les goûts très vifs pour l’unification, réformés, corrigés de manière que tous les Français puissent reconnaître leur langue, en tous les points du territoire.

Ici se placent les méfaits de l’orthographe. Parcourons donc les provinces de notre pays. Nous trouverons dans les divers parlers locaux que les voyelles du français sont généralement altérées selon les provinces. Mais, au contraire, nous observerons que la figure des mots, cette figure articulée qui est en quelque sorte construite ou dessinée par les consonnes, est rigoureusement, beaucoup trop rigoureusement, formée par toutes ces bouches selon la criminelle orthographe. On constate, par exemple, que toutes les lettres doublées dans l’écriture et que le français ne devrait pas faire sentir sont terriblement fortifiées dans la parole. Tout se prononce. On dira, par exemple, somptueux ou dompter…, au lieu de sontueux ou donter… Et, dans mon Midi, nous disons fort bien : La valeur n’attend pas le nombre des an-nées.

Ce n’est pas ici le lieu de faire le procès complet de l’orthographe. L’absurdité de notre orthographe, qui est, en vérité, une des fabrications les plus cocasses du monde, est bien connue. Elle est un recueil impérieux ou impératif d’une quantité d’erreurs d’étymologie artificiellement fixées par des décisions inexplicables. Laissons ce procès de côté, (non sans observer à quel point la complication orthographique de notre langue la met en état d’infériorité vis-à-vis de certaines autres. L’italien est parfaitement phonétique, cependant que le français, qui est riche, possède deux manières d’écrire f, quatre manières d’écrire k, deux d’écrire z, etc.).

Mais je reviens à la langue parlée. Croyez-vous que notre littérature, et singulièrement notre poésie, ne pâtissent pas de notre négligence dans l’éducation de la parole ? Que voulez-vous que devienne un poète, un véritable poète, un homme pour qui les sons du langage ont une importance égale, (égale, vous m’entendez bien !) à celle du sens quand, ayant calculé de son mieux ses figures rythmiques, la valeur de la voix et des timbres, il lui arrive d’entendre cette musique si particulière qu’est la poésie, interprétée, ou plutôt massacrée, selon l’un des divers accents que je vous ai énumérés ? Mais même lorsque l’accent est celui du véritable français, la diction scolaire telle qu’elle est pratiquée est tout bonnement criminelle. Allez donc entendre du La Fontaine, du Racine récité dans une école quelconque ! La consigne est littéralement d’ânonner, et, d’ailleurs, jamais la moindre idée du rythme, des assonances et des allitérations qui constituent la substance sonore de la poésie n’est donnée et démontrée aux enfants. On considère sans doute comme futilités ce qui est la substance même de la poésie. Mais, en revanche, on exigera des candidats aux examens une certaine connaissance de la poésie et des poètes. Quelle étrange connaissance ! N’est-il pas étonnant que l’on substitue cette connaissance purement abstraite, (et qui n’a d’ailleurs qu’un rapport lointain avec la poésie), à la sensation même du poème ? Cependant qu’on exige le respect de la partie absurde de notre langage, qui est sa partie orthographique, on tolère la falsification la plus barbare de la partie phonétique, c’est-à-dire de la langue vivante. L’idée fondamentale semble ici, comme en d’autres matières, d’instituer des moyens de contrôle faciles, car rien n’est plus facile que de constater la conformité de l’écriture d’un texte, ou sa non-conformité, avec l’orthographe légale, aux dépens de la véritable connaissance, c’est-à-dire de la sensation poétique. L’orthographe est devenue le critérium de la belle éducation, cependant que le sentiment musical, le nombre et le dessin des phrases ne jouent absolument aucun rôle dans les études ni dans les épreuves…

L’éducation ne se borne pas à l’enfance et à l’adolescence. L’enseignement ne se limite pas à l’école. Toute la vie, notre milieu est notre éducateur, et un éducateur à la fois sévère et dangereux. Sévère, car les fautes ici se paient plus sérieusement que dans les collèges, et dangereux, car nous n’avons guère conscience de cette action éducatrice, bonne ou mauvaise, du milieu et de nos semblables. Nous apprenons quelque chose à chaque instant ; mais ces leçons immédiates sont en général insensibles. Nous sommes faits, pour une grande part, de tous les événements qui ont eu prise sur nous ; mais nous n’en distinguons pas les effets qui s’accumulent et se combinent en nous. Voyons d’un peu plus près comment cette éducation de hasard nous modifie.

Je distinguerai deux sortes de ces leçons accidentelles de tous les instants : les unes, qui sont les bonnes, ou, du moins, qui pourraient l’être, ce sont les leçons des choses, ce sont les expériences qui nous sont imposées, ce sont les faits qui sont directement observés ou subis par nous-mêmes. Plus cette observation est directe, plus nous percevons directement les choses, ou les événements, ou les êtres, sans traduire aussitôt nos impressions en clichés, en formules toutes faites, et plus ces perceptions ont de la valeur. J’ajoute — ce n’est pas un paradoxe — qu’une perception directe est d’autant plus précieuse que nous savons moins l’exprimer. Plus elle met en défaut les ressources de notre langage, plus elle nous contraint à les développer.

Nous possédons en nous toute une réserve de formules, de dénominations, de locutions toutes prêtes, qui sont de pure imitation, qui nous délivrent du soin de penser, et que nous avons tendance à prendre pour des solutions valables et appropriées.

Nous répondons le plus souvent à ce qui nous frappe par des paroles dont nous ne sommes pas les véritables auteurs. Notre pensée, — ou ce que nous prenons pour notre pensée, — n’est alors qu’une simple réponse automatique. C’est pourquoi il faut difficilement se croire soi-même sur parole. Je veux dire que la parole qui nous vient à l’esprit, généralement n’est pas de nous.

Mais d’où vient-elle ? C’est ici que se manifeste le second genre de leçons dont je vous parlais. Ce sont celles qui ne nous sont pas données par notre expérience personnelle directe, mais que nous tenons de nos lectures ou de la bouche d’autrui.

Vous savez, mais vous ne l’avez peut-être pas assez médité, à quel point l’ère moderne est parlante. Nos villes sont couvertes de gigantesques écritures. La nuit même est peuplée de mots de feu. Dès le matin, des feuilles imprimées innombrables sont aux mains des passants, des voyageurs dans les trains, et des paresseux dans leurs lits. Il suffit de tourner un bouton dans sa chambre pour entendre les voix du monde, et parfois la voix de nos maîtres. Quant aux livres, on n’en a jamais tant publié. On n’a jamais tant lu, ou plutôt tant parcouru !

Que peut-il résulter de cette grande débauche ?

Les mêmes effets que je vous décrivais tout à l’heure ; mais, cette fois, c’est notre sensibilité verbale qui est brutalisée, émoussée, dégradée… Le langage s’use en nous.

L’épithète est dépréciée. L’inflation de la publicité a fait tomber à rien la puissance des adjectifs les plus forts. La louange et même l’injure sont dans la détresse ; on doit se fatiguer l’esprit à chercher de quoi glorifier ou insulter les gens !

D’ailleurs, la quantité des publications, leur fréquence diurne, le flux des choses qui s’impriment ou se diffusent, emportent du matin au soir les jugements et les impressions, les mélangent et les malaxent, et font de nos cervelles une substance véritablement grise, où rien ne dure, rien ne domine, et nous éprouvons l’étrange impression de la monotonie de la nouveauté, et de l’ennui des merveilles et des extrêmes.

Que faut-il conclure de ces constatations ?

Si incomplètes qu’elles soient, je pense qu’elles suffisent à faire concevoir des craintes assez sérieuses sur les destins de l’intelligence humaine. Mais j’ajoute : sur les destins de l’intelligence telle que nous la connaissions jusqu’ici. Nous sommes en possession d’un modèle de l’esprit et de divers étalons de valeur intellectuelle qui, quoique fort anciens, — pour ne pas dire : immémoriaux, — ne sont peut-être pas éternels.

Par exemple, nous n’imaginons guère encore que le travail mental puisse être collectif. L’individu semble essentiel à l’accroissement de la science la plus élevée et à la production des arts. Quant à moi, je m’en tiens énergiquement à cette opinion ; mais j’y reconnais mon sentiment propre, et je sais que je dois douter de mon sentiment : plus il est fort, plus j’y retrouve ma personne, et je me dis qu’il ne faut pas essayer de lire dans une personne les lignes de l’avenir. Je m’oblige à ne pas me prononcer sur les grandes énigmes que nous propose l’ère moderne. Je vois qu’elle soumet nos esprits à des épreuves inouïes.

Toutes les notions sur lesquelles nous avons vécu sont ébranlées. Les sciences mènent la danse. Le temps, l’espace, la matière, sont comme sur le feu, et les catégories sont en fusion.

Quant aux principes politiques et aux lois économiques, vous savez assez que Méphistophélès en personne semble aujourd’hui les avoir engagés dans la troupe de son sabbat.

Enfin, la question si difficile et si controversée des rapports entre l’individu et l’État se pose : l’État, c’est-à-dire l’organisation de plus en plus précise, étroite, exacte, qui prend à l’individu toute la portion qu’il veut de sa liberté, de son travail, de son temps, de ses forces et, en somme, de sa vie, pour lui donner… Mais quoi lui donner ? Pour lui donner de quoi jouir du reste, développer ce reste ?.. Ce sont des parts bien difficiles à déterminer. Il semble que l’État actuellement l’emporte et que sa puissance tende à absorber presque entièrement l’individu.

Mais l’individu c’est aussi la liberté de l’esprit. Or, nous avons vu que cette liberté, (dans son sens le plus élevé), devient illusoire par le seul effet de la vie moderne. Nous sommes suggestionnés, harcelés, abêtis, en proie à toutes les contradictions, à toutes les dissonances, qui déchirent le milieu de la civilisation actuelle. L’individu est déjà compromis, avant même que l’État l’ait entièrement assimilé.

Je vous ai dit que je ne conclurai pas, mais je terminerai sur une manière de conseil.

Parmi tous les traits de l’époque, il en est un dont je ne dirai pas de mal. Je ne suis pas ennemi du sport… J’entends du sport qui ne dérive pas de la seule imitation et de la mode, ni de celui qui fait trop grand bruit dans les journaux. Mais j’aime l’idée sportive. Et je la transporte volontiers dans le domaine de l’esprit. Cette idée conduit à porter au point le plus élevé quelqu’une de nos qualités natives, en observant cependant l’équilibre de toutes, car un sport qui déforme son sujet est un mauvais sport. Enfin, tout sport sérieusement pratiqué exige des épreuves, des privations parfois sévères, une hygiène, une tension et une constance mesurables par les résultats, — en somme, une véritable morale de l’action qui tend à développer le type humain par un dressage fondé sur l’analyse de ses facultés et leur excitation raisonnée. On pourrait le caractériser par cette formule d’apparence paradoxale, en disant qu’il consiste dans l’éducation réfléchie des réflexes.

Mais l’esprit, tout esprit qu’il est, peut se traiter par des méthodes analogues. Le fonctionnement de notre esprit peut se considérer comme une suite très irrégulièrement constituée de productions inconscientes et d’interventions de la conscience. Nous sommes mentalement une succession de transformations dont les unes, les conscientes, sont plus complexes que les autres, les inconscientes. Tantôt nous rêvons, tantôt nous veillons : voilà le fait grossement exprimé. Or, tous les progrès positifs, incontestables de la puissance humaine, sont dus à l’utilisation de ces deux modes d’existence psychique, avec accroissement de la conscience, c’est-à-dire : accroissement de l’action volontaire intérieure. Si le civilisé pense d’une manière si différente du primitif, c’est par conséquence de la prédominance des réactions conscientes sur les produits inconscients. Sans doute, ces derniers sont la matière indispensable, et parfois du plus haut prix, de nos pensées, mais leur valeur durable dépend finalement de la conscience.

Le sport intellectuel consiste donc dans le développement et le contrôle de nos actes intérieurs. Comme le virtuose du piano ou du violon arrive à accroître artificiellement, par études sur soi-même, la conscience de ses impulsions et à les posséder distinctement de manière à acquérir une liberté d’ordre supérieur, ainsi faudrait-il, dans l’ordre de l’intellect, acquérir un art de penser, se faire une sorte de psychologie dirigée… C’est la grâce que je vous souhaite.


  1. Conférence donnée A l’Université des Annales le 16 janvier 1935.