Texte établi par André Fontaine, Albert Fontemoing (p. 9-13).

CONFÉRENCE DE M. DE CHAMPAIGNE L’ONCLE

SUR UN TABLEAU DU TITIEN REPRÉSENTANT LA VIERGE, L’ENFANT JÉSUS ET SAINT JEAN-BAPTISTE


Le 12 juin 1671[1]




La Vierge, l’Enfant, sainte Agnès et saint Jean Baptiste (musée des Beaux-Arts de Dijon)[w 1]

Il me semble, Messieurs, que ce tableau du Titien mérite bien d’être le sujet de notre entretien, et sans doute il y a sujet d’en tirer l’utilité que nos supérieurs se proposent de nos conférences, qui est qu’elles nous servent a nous élever et nous exhausser tout ensemble à l’avancement de notre profession.

Le sujet de ce tableau, comme il se voit, est d’une Vierge assise qui tient le petit Jésus. Saint Jean-Baptiste semble faire avancer son agneau vers cette sainte qui est comme assise à terre, laquelle vraisemblablement est représentée pour sainte Agnès. Les nus de ces figures ont un air admirable ; quoique le ciel soit clair et que le paysage ne soit pas brun, cependant les carnations font un effet incomparable, et ont plus d’éclat que beaucoup de coloris qui sont avantagés par des fonds tout bruns, ce qui est un effet de cette possession extrême d’une belle manière de peindre que cet homme possédait au plus haut degré. Le petit Jésus est charmant ; cette jambe droite avance tout à fait bien, et il me semble que la tête de cette sainte, avec le petit Jésus, sont, à mon avis, les plus excellentes parties de ce rare tableau. Car il faut tomber d’accord qu’il ne se peut rien voir de plus tendrement fini et qui tient le plus du grand dans l’art de peindre, et il me semble que ce rare et savant coloriste a joint et ramassé dans son pinceau tout ce que l’on peut désirer pour bien peindre.

Ne faut-il pas avouer que ce paysage est extraordinairement beau ? Il est coloré et traité de la même force que les figures, sans affectation de le tenir brun pour le faire paraître, en sorte qu’il semble que le clair et l’éclatant proche et derrière les carnations aient fait un pacte et un accord particulier avec ce savant imitateur de la nature pour ne se pas nuire les uns aux autres. Car l’on voit qu’il ne s’est pas soucié de fuir tout ce que l’on fuit d’ordinaire, de crainte de ne pas faire paraître les chairs. Pour lui, il ne s’en est pas mis en peine en bien des rencontres, comme il se voit par cette terrasse d’un jaune clair derrière la tête de la sainte, qui est une couleur qu’on évite d’ordinaire d’opposer aux carnations. Cependant vous voyez ici que cette rencontre, où il joint encore un troupeau de moutons, ne nuit nullement à l’éclat de la belle couleur de la tête de ladite sainte, ce qui est sans doute un effet de la grande et surdominante étude qu’il faisait de la diminution des couleurs, qu’il observait avec une pratique si juste qu’il rendait ses tableaux comme une seconde nature.

L’on ne pourrait entreprendre de vouloir ôter cette surprenante qualité du charmant pinceau du Titien, sans faire une grande injustice et se rendre méconnaissant d’un don qu’il a eu si particulièrement du Ciel que nul autre ne l’a égalé. Il faut avouer qu’il était né avec ce génie, et jamais les autres qui n’ont pas eu en partage ce beau don de la nature comme lui, nonobstant tous leurs efforts, ne l’ont pu égaler.

Quant aux proportions et la correction des figures, il semble que ce n’était pas la partie qui l’a le plus occupé dans ce tableau : les jambes de la Vierge paraissent, à la vérité, courtes, et le contour depuis la ceinture de la sainte jusqu’au pied, fait un peu de peine, le ventre n’étant pas distingué. Ce sont bien des effets qui se peuvent rencontrer par les draperies qui souvent confusent le nu : les voulant imiter dans ces accidents, quoique l’on suive la nature, l’on ne sait pas ce qui peut se trouver de beau en elle quand on le cherche bien. Il est vrai que cette recherche est ce qui donne beaucoup de peine, et comme c’est en elle que consiste l’une des plus belles parties du peintre, qui est la correction et la justesse des proportions, c’est aussi ce qui doit occuper le plus ; car cette partie est plus à acquérir par l’effort de l’étude qu’à l’attendre de la nature.

Car l’expérience nous fait voir, comme tout le monde en demeure d’accord, qu’il est vrai qu’il y a peu de peintres corrects, et il s’en trouve bien plus qui ont un beau faire en traitant les couleurs, parce que plusieurs s’appliquent naturellement à cette belle couleur par une pente qu’ils ont en eux-mêmes pour ce bel éclat extérieur qui leur touche le cœur. Ce n’est pas que cette partie ne soit très nécessaire mais l’étudier plus que le principal et en faire sa seule étude, c’est se tromper soi-même, c’est choisir un beau corps, se laisser éblouir de son éclat et ne se pas mettre assez en peine de ce qui doit animer cette belle apparence, qui ne peut subsister seule, quelque beauté qu’elle puisse avoir, parce que la beauté d’un corps ne fait rien à sa vie, si l’âme et l’esprit ne l’animent.

Pour justifier mon dire par l’exemple d’un des plus rares peintres de notre siècle dont les œuvres font l’admiration continuelle de la Compagnie, qui est M. Poussin, ses premières études ont donné dans les belles couleurs ; voulant presque forcer son génie, qui avait beaucoup d’ouverture pour le solide, à suivre cet éclat extérieur, il ne laissa pas d’en acquérir une portion ; quoiqu’il ne s’y fût pas abandonné comme à l’unique sujet qui lui échauffait le cœur, néanmoins il fit une course de quelques années dans la carrière des coloristes ; mais s’étant détrompé, il revint d’une telle façon qu’il a dit hautement depuis que cette étude unique n’était qu’un obstacle visible et un écueil inévitable aux jeunes gens pour parvenir au véritable but de la peinture, soutenant par des raisons invincibles que qui s’attache au principal et au solide de la peinture acquiert toujours en pratiquant une assez belle méthode de peindre, sans qu’il soit nécessaire de s’entêter de cette partie seule.

P. de Champaigne.


Prononcé par M. de Champaigne en l’Assemblée générale de l’Académie le douzième jour de juin 1671.
H. Testelin.
  1. De la main de Guillet de Saint-Georges : relu le samedi 6 novembre 1683. Les procès-verbaux nous apprennent qu’au XVIIe siècle ce discours fut relu aussi le 3 août 1680 ; car ce jour-là l’Académie « ayant repris la lecture d’un mémoire qu’a laissé défunt M. Champaigne, a trouvé bon de suivre au premier jour les mémoires des conférences qui ont été faites sur la couleur en cette occasion ». Une autre lecture eut lieu encore le 9 février 1697.
  1. Note Wikisource : cette reproduction ne figure pas dans l’édition ici transcrite.