Conférence d’Antitus, Panurge et Gueridon


Conference d’Antitus, Panurge et Gueridon.

1614



Conference d’Antitus, Panurge et Gueridon1.
s. l. n. d. In-8.

Ant. En bonne foy, nous voylà bien. Si la guerre dure encore quelque sepmaine, nous sommes tous à la besasse, voire à la faim, et pour cela il n’en faut pas aler au devin. On ne faisoit que se remettre un peu des maux et desolations qu’avoient aporté les guerres civiles, et nous voilà pis que jamais. Toute ma ferme a esté raflée. Les veaux, les moutons, les aigneaux de mon fermier, son blé, son vin, en ont paty. Par S. Jean le bon S., ces mangeurs de cul de poule ont fait gorge chaude de tout. Ô ! qu’on dit bien vray que les chevaux qui labourent l’avoine ne la mangent pas ! C’estoit tout le vaillant de mon fermier, et sa femme trouvoit par son calcul que par ce moyen il pouvoit s’avancer pour estre quelque jour un gentil homme de son vilage. En ce temps de rumeurs et de confusion que tout le monde s’avance aux honneurs, hé ! pouvoit-il pas bien esperer ce grade ? Voicy le compère Panurge. Et bon jour !

Pan. Monsieur mon amy, vous ne sçavés pas les grosses nouvelles et malheureuses. Toute ma ferme a esté gaulée, on n’y a rien laissé jusques à une poule. Tout fut empieté en ma presence et mangé par ces epicuriens zelateurs transcendans de la picorée2.

Ant. Je vous en dis de mesme, tout fut pris et emmené ; ils dirent à mon fermier Nicolas qu’ils le contenteroient jusques à une maille à la premiere monstre de messieurs les reformateurs. J’ay opinion que ce sera en monoye de singe3. Patience, cela ne durera pas, à ce que m’a dit le compere Guéridon, qui vient de la grande ville. Vous sçavez qu’il a nouvelles à commendement, et des bonnes.

Pan. Vous a-il pas dit d’où procède ceste meschante guerre de trousse-vache et de mange-veaux ? Je voudrois et tous ceux de nostre vilage que ceux qui en sont la cause principale eussent quelques dragmes du feu S. Anthoine dans le perinée4 aussi bien qu’ils font manger nos poules.

Ant. Vous avez dit là un mot latin, vous l’entendez donc ?

Pan. Je n’en sçai gueres, et si me coute bon, car ce fut l’année du cher latin. Mais voicy venir Guéridon en chantant. Quoy qu’il ait, il est tousjours gay.

Guer.

Tous lous habitans de nos bonnes villes
Disant qu’estiant sous de guerres civiles.

Pan. Ceux qui sont aux champs en sont bien encore plus souls et plus las (Guér., mon amy), car ils n’ont ny murailles ny fossés pour se garentir, et faut avoir recours aux bourgeois des villes, qui vendent bien chère leur courtoisie, ou bien aux gentils hommes voisins, qui les tondent quelque fois ras à l’espagnolle, et encore les appellent vilains.

Ant. La belle chose d’estre sous son toict en toute seureté, sous l’authorité de son prince souverain ! Mais voicy le plus eveillé Guéridon que je vis de cest an. Dictes-moy, je vous prie, faut-il dire Guéridon ou Guérindon5 ?

Guer. I n’en sé per la cordiène ren.

Pan. Voyez l’humeur des François ! ils se prenoient au poil l’autre jour (des gens d’esprit) par ce que les uns opiniatroient qu’il faloit dire Guerindon, les autres Gueridon. Ils s’atachent tousjours à des choses de neant.

Guer. Olet vré iqu. I me souvien que lous clgercs disiant qui quets Gregeois (qu’is apeliant) donniriant de grousses et sanglantes batailles per ine voyele6. Agarés sis nestiant pas ben de lesi, et lous Françez fesiant lou mesme. Is se batiant per iquet honour qu’is ne cognoissiant mie. Cré ben qu’is ariant grand besoin d’étre in poy trapanez. O let in grous cas diquets cerveas.

Ant. Laissons tout cela et dites nous encore quelque guéridon, compère, mon amy.

Guer. I vous en diré in tout nouvea :

Les Walons estiant venus à la guerre,
S’en retournirant ben tost à louer terre.

Olet per vray. Is lour prometiant grousses richesses per lou sac d’ine bonne ville. Quand is s’aprochirant is lour vouliant donné deux escus per téte, is s’en retournirant tous gromelous, hormis quauques uns agarés les gens diquelle nouvele reformation. Iqu me fai souveni des gens d’in prince dau tans passé. Les femmes disiant : Ique les gens diquet Seignour nous travaillant ben, mais ne nous donant ren.

Ant. Il sçait tout, le compagnon, et n’espargne personne, entre dans les lieux secrets et souterrains comme un chien d’Artois et dit sa ratelée du monde. Je te prie, mon Bedon, dy nous des nouvelles.

Guer. Vous otres en sçavez plus que mé. I me sens la téte rompue de questions. Iquets qui hantiant la cour ne demandant que nouvelles fresches portées par lous chassemarée. Et qui ato de neuf ? Que dit on de nouvea ? Que vous en semblge de la paix, de la guerre ? Tousjours sur iquele demarche, mais qu’est igu ? I vous voy tous meshaignés7 et tristes ; lous affaires vont elles pas ben ?

Ant. Non, certes, on nous mange ; et si nous ne sommes pas bien venés, nos fermiers ont tout perdu.

Guer. I vous en dis lou mesme, iquets gendarmeas me mangirant tout, jusques à ine belle oie ; oletet plgene de gravité espagneule, et sembglet ine grosse espousée de vilage, la povre oye ! Olet ine grousse perte, elle fut engoulée avec les otres, et cré qu’is la mangirant plgume et tout tant is estiant afamez.

Pan. Tu l’as donc perdue ?

Guer. Voire, da ! et aguis ine bele pour iquele journée. Vous otres avés ouy dire et avés veu que d’otre tans lous gendarmeas se couvriant d’acié, de lames treluisantes qui esclatiant au soleil ; mai olet ben in otre tans. I rencontris l’otre mardy diquets reformateurs qui vouliant faire ine otre France, ô qu’is estiant afrous ! lous uns chargés d’ine pèce de terre, otres montés sur daus mouleins à vent, plusieurs sur mouleins d’eue, otres jambe deça, jambe de la sur ine pièce de vigne ; otres sur des fiefs en parchemin. Is estiant tous suans et poudrous.

Ant. Voilà de belles gens, et fort ambitieux ! Nous cognoissons tous ces vaillans guerriers. Ô les bonnes lames !

Pan. Messieurs de la Vigne, du Pré, du Moulin8, des fiefs en parchemin fort nouveau qui se fait baroniser ; c’est un gentil fredaine9 mirelaridaine. Ces gens là sont tous aliés. Ce compagnon du parchemin en fief nouveau avoit un gros vignier de père qui fut capitaine durant les guerres civiles. J’en fis ce gueridon :

Il n’en est de tel de Paris à Rome,
Car il est baron et point gentil-homme.

Guer. Ha ! ha ! vela pas ine gaillarde noblgesse ? Mais hau ! compère, me voudriés vous ben oté mon metié ?

Pan. Que vous semble de monsieur du Pré ?

Guer. Olet in benet. Car qui point n’a pré, point de foin, ergo point de chevos, so ne sont dique le race de Pacolet10. Pour iquet moulein à vent, ha ! ha ! ô merite ben d’estre habillé en moulein à vent et vivre de vent11 et d’air come iquets lesardeas (que lous clgercs apeliant cameleons) et non de poules et poulets. Olet in grous cas de porté in moulein à la guerre : lou vent (i cré ben) emporteroit ique le vaillance ; olienat qui deveniant d’evesques mouinés et olet devenu de mounié gendarmea.

Pan. Voicy venir M. Jean, le savetir de nostre vilage, qui ne fait qu’arriver de la grande ville, où il a demeuré longtemps ; il chante le Te Deum et jargone des affaires d’estat.

Guer. Is disiant quo lest opiniatre comme in mule ; mais dites-mé, que vous semble encore de tous iquets lous gendarmeas nouvellement creés ?

Pan. Je dis qu’ils auront tous un pié de nais quand ils verront que la guerre s’en retournera au premier passage de rivière ; et puis il n’y a ny foin ny avoine de ceste année.

Guer. Je vis l’otre matein l’aine dau compère Estienne, is le vouliant faire passé au pont de Satein, is ne puguirant jamais. Olavét pour, ayant passé, de ne trouvé ren à petre. O faudrét doné l’anguillade12 à tous iquets picourours si serré que lour peu ne vosit ren après à faire vèzes13 ou cornemouses, comme disiant iquets courtisans.

Ant. Celuy qui a vendu le bois tortu est un sot homme ; vous diriés qu’il est bien amy des armes, mais il est indigne de jamais avaler du piot, et que Bachus luy pardonne.

Guer. Olet per vrè in nigaut.

O vaudret ben meux estre en la cuisine
Pre se rejoui que vendre sa vigne.

Pan. Maistre Jean s’est arresté, mais il viendra à nous. C’est un grand fat ; comment il tranche du politique ! Nous sommes en un temps qu’il n’y a petit pelé de secretaire de S. Innocent, clerc, pedant, magister croté, artisan, qui ne se mele d’escrire et de parler des affaires d’estat ; ils sont fricassés sur les pons et par les rues, que c’est pitié. Tu verras tantost que ce maistre savetier enfilera les affaires comme grains benits14.

Ant. Il faut bien qu’il y en ayt tousjours qui parlent, qui escrivent et qui donnent suject de rire. Vous sçavés comment Pasquin et Marforio en font à Rome.

Guer. Mais olet in grous fait quin chacun se mele dans affaires. I ne vis jamés tant de conseillers diquet estat. I cré ben quiquet Pierre du Pui15 (quis apeliant) demanderat de letre. I pense qu’en fein on en fairat lou mulet de quauque presidant. Per vré olet in grousse pitié. I fis ine rimaille lotre matein sur iqu.

De l’Estat on parle entre nous,
In chasqu’un sur icu caquete,
Is s’en vouliant melé tretous,
Jusques au fis de la jaquete.

Pan. Le voicy venir, ce maistre discoureur, qui nous resoudra sur toutes questions d’estat : car il est grand politique en plusieurs poins. Vous soyés le bien rencontré, maistre Jean, et le bien revenu.

Me Jean. Et à vous, messieurs et amis. J’ay ouy dire que vous autres avés fait des pertes : ce n’est rien, il faut bien que les gendarmes vivent. Par S. Crespin, je leur eusse faict bonne chere s’ils fussent venus chés moy, et sans pleurer.

Pan. Par ma barbe, c’est bien rentré pour un courtisan à la grande forme. Il faudra donc que les bons François nourrissent les mauvais de poules, de poulets et de veaux ?

Me Jean. Aga, je sçay bien que j’ay travaillé pour des grans seigneurs de la cour, et que j’ay oüy dire à plus de quatre savetiers de bonne mémoire que cest esloignement de monsieur le Prince n’estoit à autre fin que pour racoutrer l’estat16.

Ant. A ! maistre Jean, il est bien aisé à dire, mais on ne racoutre pas l’estat comme une paire de botes ou de souliers. Il y a bien à tirer au chevrotin et des bouts à metre.

Pan. Mon grand ayeul maternel m’a conté souvent que du temps de Loys douziesme, père du peuple, il y avoit en son vilage une bonne et sage dame s’il en fust oncques ; mais les vilageois ne la peurent soufrir, et firent les chevaux eschapés parce qu’ils estoient trop à leur aise. Elle fut contraincte de les quiter là, et un sien parent vint qui les assomoit tous de coups, leur prenoit leur bien par belle force, les rançonoit, deshonnoroit femmes et filles. On s’ennuye souvent de manger du pain blanc.

Me Jean. Sur mon honneur, je pense que ces grans Princes ne songent qu’au bien public.

Guer. Oyés in poi iquet juron d’aleine. Is aviant donc de l’onour, lous savetiés ? Je ne disons mie quiquets seignours nous pensiant qua lour profit particulié et ne tiriant qu’à iquet Papegaut, maistre nigaud.

Me Jean. Aga, mes amis, ils sont bonnes gens et veulent soulager le povre peuple de tailles, desirent que tout aille par ordre, que les bons soient reconnus, les meschans chassés et punis, et que les estats ne se vendent plus.

Guer. Agarés ce goguelu17, coment ol en contet et quolet ben avant en hote mer. I sé ben qu’en ma paresse oliat trois ans que j’avons eu soulagement de plgus de deux cens francs de tailles, et oüy dire à des gens de ben, qui queles gens qui gouverniant aviant osté plgus de quinze cens mille escus de tailles et otres subsides depus iquet tans. Ô faut tousjours trouvé in mantea pré couvry lou mau, mais olet ben malaisé astoure que lou monde n’est plus nigaud. I fus ine fois à ine maison toute rompue, ô ny avét que des peas de vea pendues en ine qui serviant de tapisserie. Ol y avet en escrit, au bas diqueles peas : Ô les gros veas ! la vouliant dire que c’estet à des veas de croire qui queles ruines aguissiant esté faites durant les guerres pré lou ben publgic.

Pan. Ce maistre ligneul18 n’est Parisien, encore qu’il die aga19 : car les Parisiens sont fort sages et affectionnés au service du Roy, tesmoin monsieur le Prevost des marchands20, qui offrit ces jours passés à leurs Majestés cent mile hommes armés qui s’entretiendroient six sepmeines à leurs despens. Alés moy dire que ces nouveaux refondeurs d’estat en trouvent autant.

Guer. Si lours Majestés vouliant, cordiene, is lous metriant tous à sac ; mais iquets bons Princes ne vouliant ja lour ruine. Lou compère Panurge parle de refondre. I me trouvis l’otre mardy qu’is refondiant ine cgloche, oliat ben de lengin à iquelle besongne. Is demeuriant beacoup de tans, is estiant tous suans et tous mehaignés. I pensés en mé meme : oliaret ben à faire de refondre ine si grousse cgloche qui quele d’in tel estat.

Me Jeh. Aga, mes amis, ce bons Princes et messieurs ses associés ont force gens, Anglois, Flamans, Alemans, et argent prou.

Guer. Olet in mantour iquet ravodour : car is n’aviant ja diquets estrangers sô n’est comme de l’arche de Noé, de chacun in paire. L’otre matein in bachelié de mon village en parlét ben et disét qui quet Rey d’Angleterre, qui est in gran Rey, desire faire lou mariage de son fils avec ine des sours de nostre bon Rey21, que Dieu maintienne, et que lous fers en estiant ben avant dans lou feu. Pré lous otres, is ny songeant mie. Quand à l’argent, nut farlorum22 ; et, saincte Dame, d’où lou tireriant is ?

Pan. À tout le moins ces nouveaux soldats ne trouvent rien à brouter à la campaigne ; on a tout serré dans les villes. Ils ressemblent les compaignons d’Ulysse, ils ont esté jeté sur le roc de bon apetit et n’ont faute que de mengeaille.

Guer. Is voudriant ben trouvé parmy tous champs de bons logis come iquele Pome du pein23, Cormié24 et la Croix blganche25 ; ô qu’is aimeriant la guerre ! I cré ben qu’is en serant pglustot sous que de fozes26 de gelines.

Me Jeh. Par S. Crespin, je gageray que ces princes ne demandent que l’ordre.

Pan. Comment est-ce, maistre benet, que l’ordre peut estre mis par le plus grand desordre27 du monde, qui est la guerre civile ? Nous en voyons des exemples à l’entour de la grande ville, où les certain qu’à Nevers28 l’argent ne manque non plus que l’eaue de la fontaine ; qu’il a près de luy huit cens gentils hommes ; que tout le Languedoq et la Guyene sont à sa devotion, avec huit mile gentis hommes, tous des parles.

Pan. Vous mantés, inposteur ; vous aurés dronos29 sur ce beq de corbin. Je ne pouvois plus tenir mon eau. Je luy ay fait manger ses parolles.

Guer. Estrille, estrille le, Panurge, iquet marroufgle. I m’en vais li faire ine Guéridon.

Ce crassous savetié, infantour de miseres,
Come inpaerturbatour en soit mis os galeres.

Ainsi tous les factions y puissiant allé per ecrire di quele longue plgume ; coment olat fait gile, iquet vilein ! I dis sur iqu : malhour à qui prendrat les armes, so nest pre lou service do Rey.

Pan. Il faudroit punir ces discoureurs et conteurs de balivernes. Il y en a qui parlent si advantageusement de ceux qui troublent l’estat et qui nous mangent, que c’est une honte. Je veux coiffer le premier que je rencontreray, qu’il s’en souviendra trois jours après la feste.

Ant. Mes bons amis, vous voyés en la personne de ce maistre savetier une vive image et naïfve representation de la populace et des esprits foibles qui courent à la nouveauté sans sçavoir pourquoy. Ils ayment et hayssent, louent et blasment une mesme chose. Ainsi les anciens ont dit que le peuple estoit une beste à plusieurs testes, aveugle, ignorant, et par consequent opiniastre et inconstant.

Guer. O l’et come la girouete din chatea qui se viret à tous vens. Agarés ben la lune, i cré quo serét malaisé de li faire ine robe per tous lous jours.

Ant. Cependant, comme dit Panurge, il faudroit punir ces charlatans qui contre toute justice exaltent ainsi les perturbateurs du repos publiq : car posé qu’ils fussent bien fondés, les moyens et procedures ne sont pas justes.

Guer. Ol en est come des antes30 dau compère Michea, qui estiant des beles diquele terre ; o les emundit hors de tans : cordiene, li mourirant toutes une nuit.

Ant. À Dieu, Panurge ; à Dieu, Guéridon ; mes amis, le ciel nous conserve en paix. Ô que c’est une bonne chose ! et souvenés vous que jamais personne ne s’ataque à son Prince souverain qu’il n’en paye les pots cassés tost ou tart.


1. Cette pièce, qui a trait à quelques événements politiques de l’année 1614, est la première d’une sorte de trilogie facétieuse dont nous avons déjà parlé, t. 1, p. 194, note, et qui, en outre d’elle, se compose ainsi : Les Grands jours d’Antitus, Panurge, Guéridon et autres, s. l. n. d., pet. in-8 ; Contituation des Grands jours interrompus d’Antitus, Panurge et Guéridon, s. l. n. d., in-8. Si nous donnons celle-ci de préférence, ce n’est point parce qu’elle est la plus courte des trois : elles sont toutes assez curieuses pour qu’on n’y regrette point la longueur ; c’est tout simplement parce qu’il s’y trouve beaucoup moins de baragouin que dans les autres. Ici, Guéridon seul parle dans son patois, et, bien qu’assez inintelligible par instant, ce patois est presque toujours suffisamment accessible, et ne manque pas d’ailleurs de comique. Dans les pièces suivantes, au contraire, le texte se bigarre de trop de langages différents. Chacun y parle le sien. D’abord c’est Guéridon, puis un autre paysan nommé Arnauton, puis le capitaine Guiraud, qui parle un gascon encore plus accentué que celui du baron de Fæneste ; puis le capitaine Diego, qui s’explique en mauvais patois espagnol ; enfin le capitaine Stephanello, dont le jargon italien ne vaut guère mieux. Bref, c’est à n’y rien comprendre, pour les lecteurs qui ne veulent pas qu’une lecture soit un casse-tête de traduction. Voilà pourquoi, encore un coup, nous n’avons, sur les trois pièces, choisi que celle-ci, et pourquoi nous ne donnerons qu’elle. — Toutes les trois sont fort rares. M. de La Vallière possédoit de chacune un exemplaire, qui passa depuis chez Méon, et qui se trouvoit, en dernier lieu, chez M. Pressac, de Poitiers. (V. Catal. de sa Bibliothèque, 1857, in-8, p. 109.) M. Leber ne possédoit que deux des trois pièces ; Les Grands jours d’Antitus, etc., lui manquoient. Il ne faudroit pas, pour les connoître, s’en fier à son Catalogue. Il dit qu’elles sont en vers ; or, les trois sont, comme celle-ci, en prose entremêlée de ci de là de distiques ou de quatrains. Un exemplaire complet passa, en 1846, dans la vente de M. M… (V. le Catalogue, Potier, 1846, in-8, p. 5, nº 27) : il ne fut pas poussé au delà de 11 fr. ; aujourd’hui ce prix seroit au moins quintuplé. — Parlons maintenant des personnages de cette Conférence en dialogue. On connoît Panurge ; nous n’en dirons donc rien, quoiqu’il ne soit plus ici le sublime gamin créé par Rabelais, et qu’il tende à devenir plutôt un raisonneur assez bonhomme. Antitus est de la même famille, puisqu’il nous vient aussi du Pantagruel. C’est le bon Antitus des Cressonnières, « licentié maître en toute lourderie », avec qui Rabelais nous a fait faire connoissance en son livre 2, ch. 11. Comme Panurge, il est un peu défiguré, mais il gagne à l’être. L’un remplace sa malice par du simple bon sens ; l’autre fait de même pour sa bêtise. Le profit le plus réel est donc pour lui. Guéridon est de plus fraîche date ; il ne remonte pas plus loin que l’époque où l’on nous le met ici en scène. D’où vient-il ? je ne sais. Le patois qu’on lui fait parler nous donneroit à penser qu’il est du Poitou, ou plutôt encore de la Marche, d’autant que son nom pourroit bien être un dérivé de celui de Guéret, principale ville de cette pauvre province. Il est bien entendu que je n’avance cela qu’avec toute réserve et parce que je ne vois rien de plus probable à supposer. Sous Louis XIII, Guéridon est partout : d’abord, c’est, comme ici, un villageois parlant par sentences et par distiques ; puis il devient un héros de chansons, et son nom, mis au refrain, y ramène naturellement le don don traditionnel. Voici, par exemple, un des couplets où il intervient ainsi. On devinera sans peine qu’il est dirigé contre Marie de Médicis et le maréchal d’Ancre. Nous l’avons trouvé dans le Recueil Maurepas, t. 1, p. 5 :

—-Si la Reine alloit avoir
—-Un enfant dans le ventre,
—-Il seroit bien noir,
—-Car il seroit d’encre.
Ô Guéridon des Guéridons !
—-—-Don, daine,
Ô Guéridon des Guéridons !
—-—-Don, don.

L’air sur lequel se chantoit cette chanson étoit, on le voit par une note du même volume (p. 333), l’air du Toureloure, et il devoit venir, comme Guéridon lui-même, du pays de ces Auvergnats ou de ces Marchois qui nous chantent encore avec tant de plaisir les chansons où se trouve le tourelourela natal. Pendant quelque temps le mot guéridon fut pris dans le sens de vaudeville et le remplaça. Ainsi nous trouvons, sous la date de 1616, et toujours dans le Recueil Maurepas, t. 1, p. 323, Le grand Guéridon italien et espagnol, venu nouvellement en France, aux hypocrites du temps présent. Tallemant, dans l’historiette de Bois-Robert (édit. in-12, t. 3, p. 140), a parlé d’un homme qui avoit mis toute la Bible « en vaudeville qu’on appelle guéridons ». Pour que rien ne manquât à son individualité gaillarde, des chansons on l’avoit fait passer dans les danses. Guéridon étoit aussi alors un personnage de ballet : il figura dans celui des Argonautes, dansé au Louvre le 3 janvier 1614. Cinquante ans après, il joue encore son personnage dans l’arlequinade le Régal des Dames, comme on le voit par ce passage de la Gazette de Du Lorens (5 mai 1668) :

Par de nouvelles gentillesses
Et divertissantes souplesses,
On voit deux Guéridons danser…

Dans les branles qui se dansoient à la fin des bals du monde, il tenoit aussi un rôle, et c’étoit, il faut en convenir, le plus piteux de tous. Ainsi, dans le Branle de la Torche, déjà si fameux au temps d’Olivier de La Mancha et à l’époque de Henry Estienne, on donnoit, du moins sous Louis XIII, le nom de Guéridon au personnage qui, pendant que les autres tournoient en rond et s’embrassoient autour de lui, étoit condamné à avoir en main un flambeau, ou, si vous aimez mieux, à tenir la chandelle, pour me servir d’une locution qui doit certainement venir de là. Mme Pilou, déjà fort vieille, dansoit encore la Branle de la Torche. Comme le flambeau lui revenoit souvent, elle se plaignoit en riant de jouer toujours le rôle de Guéridon. (Tallemant, in-12, t. 6, p. 69.) Quand l’usage des petits meubles à trois pieds destinés à soutenir les flambeaux s’introduisit dans les appartements, on les appela guéridons, comme le pauvre patient dont c’étoit l’emploi dans le fameux branle. Jusqu’ici personne, que je sache, n’avoit trouvé l’étymologie de ce mot ; je pense qu’après ce que je viens de dire il n’y aura plus besoin de la chercher.

2. Comme le capitaine Picotin, dont nous avons déjà parlé (t. 6, p. 279), et dont le nom étoit un souvenir de cette bonne dame Picorée qui l’avoit fait vivre si longtemps.

3. Cette locution vient de ce que les péagers des ponts laissoient passer gratis tout jongleur qui faisoit danser devant eux son singe ou qui chantoit une chanson. « Li jongleurs sont quitte por un ver de chancon », lit-on dans l’Establissement des metiers de Paris, par Estienne Boileau. MM. Le Roux de Lincy (Chants historiques, t. 1, p. 31) et Quitard (Dictionnaire des Proverbes, p. 646) ont avec raison donné crédit à cette étymologie, que Boursault avoit d’ailleurs soupçonnée bien longtemps avant eux. V. ses Lettres, 1722, in-8, t. 1, p. 214–215.

4. Ce mot, qu’Antitus va prendre pour un mot latin, désigne l’espace qui se trouve entre l’anus et les parties génitales. C’est d’une fistule en cet endroit que mourut le vainqueur de Marignan ; M. Cullerier, chirurgien de l’hôpital du Midi, l’a démontré dans sa curieuse brochure : De quelle maladie est mort François Ier ? Paris, 1856, in-8. Nous avions déjà avancé qu’il n’étoit pas mort du mal vénérien. (V. l’Esprit dans l’histoire, p. 99.) Cette nouvelle autorité nous donne pleinement raison.

5. On disoit, en effet, l’un et l’autre. « Je m’en vas, lisons-nous dans une pièce du temps, chanter avec ma cornemuse vos louanges, sur le chant de Guérindon. » (La Suitte très plaisante et Masquarades veue en l’autre monde par le capitaine Ramonneau, 1619, in-12, p. 15.) Dans le Ballet des Argonautes on l’appelle même Guélindon.

6. Sur ce fait et quelques autres du même genre, V. t. 2, p. 286.

7. Chagrins, morfondus de tristesse. Quelquefois même ce mot se prenoit pour blessé, estropié. V. Cl. Fauchet, Recueil de l’origine de la langue et poésie françoise, 1581, in-4, p. 141.

8. Il a déjà été parlé de ces paysans qui s’ennoblissoient de leur propre autorité et se faisoient appeler, soit, comme ici, M. du Pré, soit M. du Buisson, M. de la Planche. V. t. 6, p. 332, une citation du Paysan françois à ce propos.

9. Le mot fredaine, d’après ce passage, n’auroit-il d’abord été, comme le mot qui suit, qu’une sorte d’onomatopée chansonnière ? Du refrain gaillard il seroit passé dans la langue courante, pour désigner la chose qu’il a servi à chanter. Je pourrois citer plus d’un exemple de ces mots de fantaisie créés par les refrains, et à qui l’usage finit par donner un sens.

10. Sur Pacolet, V. plus haut, p. 38.

11. Tabarin se moqua, sur son théâtre, de ces pauvres paysans habillés de toile, comme les ailes d’un moulin. Il se montra lui-même dans cet accoutrement, et c’est ce qui donna lieu à la facétie : Le Procez, plainte et informations d’un moulin à vent de la porte Sainct-Antoine contre le sieur Tabarin, touchant leur habillement de toille neufve. 1622, in-8. « Quand il a veu, dit-il, le pauvre moulin, que j’avois mes habits des dimanches, il m’est venu despouiller une de mes aisles, c’estoit la plus belle jacquette que j’avois jamais eue. »

12. Les pédagogues romains fouettoient leurs écoliers avec une peau d’anguille. (Pline, liv. 9, ch. 23.) L’usage étoit resté, et le mot ici employé en étoit venu. Il se trouve plusieurs fois dans Rabelais (liv. 2, ch. 30 ; liv. 5, ch. 16). Je lis aussi dans Regnier, sat. 8, v. 155–156 :

Ce beau valet, à qui ce beau maistre parla,
M’eust donné l’anguillade et puis m’eust laissé la.

13. La vèze étoit une sorte de cornemuse plus particulièrement en usage dans le Poitou, selon La Monnoye, dans son Glossaire des noëls bourguignons. La vèze étoit la partie par laquelle on souffloit ; l’outre s’appeloit bille, et des deux mots on avoit fait celui de bille-vezée pour balle soufflée, et au figuré pour toutes les sornettes d’où il ne sortoit que du bruit et du vent.

14. Ce n’étoit qu’un cri dans toute la noblesse et la bourgeoisie contre les gens de métier qui se mêloient de pérorer sur les affaires publiques. « Aujourd’hui, écrivoit Mornay un peu auparavant, il n’y a boutique de factoureau, ouvroir d’artisan ni comptoir de clergeau, qui ne soit un cabinet de prince et un conseil ordinaire d’Etat ; il n’y a aujourd’hui si chetif et miserable pedant qui, comme un grenouillon au frais de la rosée, ne s’emouve et ne s’esbatte sur cette cognoissance. » (Cité par Mayer, Galerie philosophique du XVIe siècle, t. 2, p. 271.) Je lis encore dans un pasquil du même temps, les Entretiens du diable boiteux, p. 26 : « Quand le savetier a gagné, par son travail du matin, de quoi se donner un oignon pour le reste du jour, il prend sa longue epée, sa petite cottille, son grand manteau noir, et s’en va sur la place decider des interets de l’Etat. » De même que Picard, cordonnier de la rue de la Huchette, qui fut pour une si grande part dans les soulèvements populaires contre le maréchal d’Ancre, tous les gens de ce métier, et le savetier maître Jean, que vous allez voir paroître, en est un exemple, se croyoient alors de grands clercs en politique ; ils avoient mis à honneur de se ranger des premiers parmi les mécontents. Ils n’y gagnèrent rien que les quolibets des bourgeois de bon sens et les épigrammes des faiseurs de pasquils. Picard, toutefois, fit bien ses affaires ; sa réputation de factieux achalanda sa boutique, et, à partir de ce moment, il eut le bon esprit de n’en plus sortir. Il se mit en état de lancer son fils dans les grandes affaires. Ce fils devint, non pas procureur au Parlement, comme dit Amelot de la Houssaye (Mémoires historiques, t. 2, p. 399), mais trésorier des parties casuelles et marquis de Dampierre. V. le Catalogue des Partisans, dans le Choix des mazarinades de M. C. Moreau, t. 1, p. 117–118. Il mourut au mois d’avril 1660 (Lettres choisies de Gui Patin, 1707, in-8, t. 2, p. 15).

15. Sur ce pauvre fou, qui couroit les rues, et à qui, comme à maître Guillaume, on faisoit endosser toutes sortes de petits livrets, V. t. 2, p. 273.

16. Le prince de Condé avoit quitté Paris le 6 janvier 1614, pour se mettre à la tête des mécontents.

17. V., sur ce mot et sur sa curieuse étymologie, une note excellente de M. Ch. d’Héricault dans son édit. des Œuvres de Coquillart, t. 2, p. 287–288.

18. C’est le fil poissé dont se servent les cordonniers.

19. Cette interjection populaire est une apocope de agardez, regardez. Théodore de Bèze (De Franc. linguæ recta pronunciatione, p. 84) est de cet avis, ainsi que La Monnoye (Œuvres choisies, 1770, in-8, t. 3, p. 334). On trouve maintes fois ce mot dans nos anciens auteurs, notamment dans les Contes de Des Périers, édit. elzevir., t. 2, p. 204. Nulle part, comme on le dit ici, il n’étoit plus employé que dans le peuple de Paris. C’étoit pour ce populaire une exclamation partout de mise. Saint-Julien, en ses Courriers de la Fronde ne lui en fait pas pousser d’autre. Ainsi, dans le 1er (édit. Moreau, t. 1, p. 12, 107), il dit :

Monsieur de Mesme harangua,
D’un style qui fit dire : Aga !

20. Le prévôt des marchands étoit alors Robert Miron, seigneur du Tremblay, conseiller d’État et président des requêtes du Palais.

21. Le mariage du fils de Jacques Ier avec Henriette de France, sœur de Louis XIII, étoit en effet déjà projeté ; mais il n’eut lieu que bien plus tard, le 11 mai 1625. V. t. 1, p. 39.

22. Perdu, du mot allemand verloren, qui, importé par les Suisses et les Lansquenets, étoit devenu le mot frelore employé dans le Pathelin (édit. G. Chateau, p. 50) et par Rabelais, liv. 4, chap. 18. Il se trouve aussi dans la chanson de la bataille de Marignan par Cl. Jennequin.

23. La Pomme-de-Pin, cabaret trop célèbre pour que j’aie besoin d’en parler ici. V. d’ailleurs notre Histoire des hôtelleries et cabarets, t. 2, p. 304–305.

24. Fameux cabaretier dont la taverne se trouvoit près de Saint-Eustache. V. Caquets de l’Accouchée, p. 268, note ; Saint-Amant, édit. Livet, t. 1, p. 143.

25. Cabaret chéri de Chapelle, qui se trouvoit près de la place Saint-Jean, auprès de la ruelle, aujourd’hui disparue, qui lui devoit son nom. V. t. 3, p. 318, et t. 4, p. 50.

26. Foze, renard, vient de l’allemand fuchs, qui a le même sens.

27. Voilà le système de M. Caussidière en 1848 condamné, et même avec sa propre expression, faire de l’ordre avec du désordre.

28. L’un des quartiers généraux des mécontents. V. plus haut, p. 237.

29. Expression toute rabelaisienne (Gargantua, liv. 1, ch. 27 ; Pantagruel, liv. 2, ch. 14). Elle paroît venir du langage toulousain, dont Le Duchat invoque à ce propos le dictionnaire. Claude Odde, de Triors, dans les Joyeuses recherches de la langue tolosaine, dont M. G. Brunet a donné une nouvelle édition (1847, in-8), n’en a toutefois pas parlé. Elle se prend pour tape, horion.

30. Ce mot se prenoit pour branche, comme dans ces vers de François Habert, dans sa fable du Coq et du Renard :

Le coq, de grand peur qu’il a
Le coq,S’envola,
Sur une ente haute et belle.

Il se disoit aussi pour un jeune arbre nouvellement enté. C’est dans ce sens qu’il est pris ici. Alors il ne faisoit pas double emploi avec le mot arbre et pouvoit se trouver près de lui, comme dans ces vers du poème du Rossignol, par Gilles Corrozet :

Le jour esleu, aussy l’heure assignée,
S’en vint l’amant, la freiche matinée,
En un jardin, paré d’arbres et entes,
D’arbres et fleurs très odoriférantes.