Condamnée à mort par les Allemands. — Récit d’une compagne de miss Cavell

CONDAMNÉE À MORT
PAR LES ALLEMANDS


RÉCIT D’UNE COMPAGNE DE MISS CAVELL




Quand la guerre éclata, Mlle Louise Thuliez, professeur à Lille, était en vacances à Saint-Waast-la-Vallée (Nord). C’est là que l’invasion la trouva. Ayant appris que d’assez nombreux soldats alliés étaient restés dans les lignes allemandes, elle prêta son concours le plus actif aux personnes dévouées qui, avec miss Cavell, s’étaient donné pour tâche de ravitailler ces malheureux et de les aider à passer la frontière. Elle a ainsi sauvé environ deux cents soldats français, belges ou anglais. C’est pour ce « crime » qu’arrêtée en même temps que miss Cavell, elle a été condamnée deux fois à mort par les Allemands. Nous sommes heureux de donner ici le simple récit où Mlle Thuliez a retracé les phases de son odyssée, — et de rappeler que la vaillante Française vient de recevoir des mains de M. Clemenceau la croix de la Légion d’honneur et la croix de guerre.


Le 23 août 1914, Anglais, Écossais, Irlandais battant en retraite traversaient le riant village de Saint-Waast-la-Vallée. Le son des pibrochs ajoutait à la tristesse de la retraite. Les paysans belges désertant leurs villages en feu fuyaient vers la France, traînant derrière eux, outre leurs bestiaux, des charrettes où s’empilaient lamentablement des femmes, des enfants, des vieillards, des malades couchés sur la paille ; et ces fuyards se mêlaient aux soldats poussiéreux et fatigués. Le défilé dura toute la journée, les gens du village fuyaient eux aussi affolés par l’annonce que l’ennemi approchait et parce qu’on leur racontait des horreurs commises dans les villages envahis. À la nuit tombante, un régiment anglais arriva de la bataille, escorté de ses ambulances, où gisaient les blessés de la journée. Il n’y avait de Croix-Rouge qu’à la ville voisine ; aussi les coucha-t-on sur la paille dans une des salles de la mairie, pendant que leurs compagnons d’armes restés debout mendiaient vainement un morceau de pain. Le convoi de ravitaillement avait pris une autre direction, les habitants avaient emporté ce qui leur restait de vivres. Et ce fut sans manger après trois journées de combat, que les soldats harassés se couchèrent le long des rues pour prendre un repos que l’ennemi troublerait peut-être. Les patrouilles allèrent et vinrent toute la nuit. L’ennemi était proche, il pouvait paraître à chaque instant ; le reste des habitants fuyait. Dès l’aurore, nous avisâmes à ravitailler ces malheureux soldats, mais nous restions soixante habitants sur huit cents, et les boulangers eux-mêmes avaient fui. Vers le matin, les ambulances de la ville voisine vinrent recueillir les blessés. Tous furent enlevés, sauf six qu’on nous laissa avec promesse de venir les prendre dans la matinée. Ils devaient nous rester…

Vers neuf heures du matin, un silence de mort planait sur le village que survolaient les avions ; les shrappnels pleuvaient. Nous transportâmes nos blessés dans une maison amie, chez Mlle Henriette Moriamé, une des héroïnes du récit qui va suivre ; nous les pansâmes. Il était temps… les Allemands arrivaient. Il était midi. À cheval, le revolver au poing, ou la lance à la main, ils avançaient en silence. Ce n’était qu’en tremblant qu’ils se risquaient dans ce village désert ; ils allaient inspectant à droite et à gauche, prêts à tirer sur quiconque paraîtrait : ils n’avaient guère la mine de conquérants, uniquement possédés par la crainte d’une surprise. Le spectacle changea quand les premiers eurent traversé le village. Au silence terrifiant de l’arrivée succédèrent des cris, des vociférations ; les vitres volaient en éclats dans les maisons où les propriétaires absents ne pouvaient répondre aux coups frappés sur les portes. Et bientôt, on ne vit plus sur les chevaux et voitures que piles de bouteilles, de linge, d’objets les plus hétéroclites. Les premiers soldats croquaient des navets crus, ceux qui suivirent buvaient le vin à la bouteille. Dans les maisons inhabitées, les soldats vidaient les armoires, se confectionnaient à la hâte des plats écœurants par le mélange et la profusion ; ce qu’ils ne pouvaient consommer sur place, ils l’emportaient ou le piétinaient. Rien n’échappait à leurs investigations. Là où ils trouvaient un piano, ils s’y installaient, chantaient et dansaient… revêtus des vêtements féminins qu’ils avaient volés. Et je ne puis exprimer le dégoût éprouvé à voir des soldats à cheval, affublés de robes de femmes qu’ils abritaient sous des ombrelles blanches. C’étaient bien les barbares dont on nous avait parlé… Pour procéder plus vite au pillage des magasins, les soldats tendaient de l’intérieur les marchandises qu’ils trouvaient, et leurs camarades les attrapaient au passage, sous le regard bienveillant de leurs officiers. Le pillage était un droit acquis au vainqueur.

Les Allemands entrés chez mon amie y trouvèrent nos six blessés. D’un geste violent, un officier découvrit le premier, dont la plaie n’était que trop visible ; puis il procéda à un interrogatoire minutieux, accompagné de menaces, sur la bataille de la veille, les noms des officiers, les numéros des régiments, les routes prises par les fuyards. Tout l’après-midi, les envahisseurs se succédaient pour venir ricaner auprès des lits de nos hospitalisés. Maintenant ils se sentaient les maîtres, et ne songeaient plus qu’à s’imposer par la terreur. Au moment où je voulais rentrer chez mon amie, un officier supérieur m’arrêta, et, revolver au poing, me demanda combien nous avions de blessés. À ma réponse : « Six, » — « Dites la vérité, insista-t-il, ou vous serez fusillée. »

Jusqu’à minuit, ce fut un défilé de troupes, de voitures, de cavaliers accompagnés de cris et de hurlements, car tous, chefs et soldats, étaient ivres. Entre les chevaux, nous voyions parfois de pauvres paysans attachés par des cordes et exposés à tout instant à être piétinés ou écrasés. C’étaient des otages sans doute, raflés dans les villages traversés. Que devinrent-ils ? Nous n’en avons jamais rien su.


LE SAUVETAGE DES SOLDATS ALLIÉS


On nous avait annoncé que nos blessés nous seraient enlevés la nuit suivante : on nous les laissa. Nous avions arboré le drapeau de la Croix-Rouge ; la maison était située sur la route départementale de Maubeuge à Valenciennes, jour et nuit sillonnée par les autos allemandes. À la fin d’octobre 1914, les Allemands affichèrent dans chaque village que tous les soldats français ou alliés, restés en arrière des lignes devaient être déclarés à la mairie. Les sanctions les plus sévères étaient prévues contre les communes ou les particuliers qui ne se soumettraient pas à l’édit. Bien résolues à ne pas déclarer nos soldats, nous n’avions d’autre alternative que de les cacher. À huit kilomètres de chez nous, à l’orée Nord de la forêt de Mormal, à Obies, se trouvait une maison très écartée du village et habitée par un pauvre journalier qui y vivait seul avec un Anglais qu’il avait recueilli et caché. C’était ce qu’il fallait à nos hommes. Nous les y conduisîmes la nuit, et les patrons d’un estaminet voisin, également peu fréquenté, acceptèrent de ravitailler nos protégés.

Ceux qui n’ont pas souffert de l’occupation allemande ne sauraient imaginer les difficultés éprouvées par ceux qui cachaient des soldats alliés ou français. C’étaient d’incessantes perquisitions, la crainte continuelle d’une dénonciation. Il fallait, sans rien laisser soupçonner, pourvoir au ravitaillement ; or, les bouches étaient minutieusement comptées et les rations individuelles à peine suffisantes. En outre, dès qu’un renfort de troupes était signalé, on devait déplacer les hommes, leur chercher momentanément d’autres abris.

De toute nécessité, il fallait trouver un moyen de faire rejoindre le front à nos protégés. J’appris, d’autre part, que de nombreux soldats anglais et français se cachaient à Maroilles et aux environs. L’unique moyen de salut était le passage par la frontière hollandaise. La princesse de Croÿ mit son château de Bellignies à notre disposition pour nos haltes avec les soldats. Mais bientôt la difficulté de nous procurer des passeports qui variaient de village à village, nos trop fréquents passages de jour qui finirent par être remarqués dans les villages traversés, nous décidèrent à ne plus voyager que la nuit.

Vers huit heures du soir, alors que, d’après les ordres formels des Kommandanturs, la circulation était interdite, nous partions, une de mes amies, Mlle Moriamé et moi pour gagner le village où nous étions attendues. Nous marchions toute la nuit, l’oreille tendue dans la crainte des patrouilles, et nous n’arrivions souvent au but du voyage qu’aux premières heures du jour. La journée se passait en préparatifs de départ, en combinaisons, arrangements qu’un rien venait détruire.

Les personnes qui nous recevaient et qui consentaient à faire de leur maison un lieu de rassemblement, nous secondaient de leur mieux. C’étaient pour Maroilles, la famille Maillard ; pour Salesches, le curé, M. Deschoet ; pour Romeries, M. Bisiaux ; pour Solesmes, Mme Ladent ; pour Valenciennes, M. Delame et la famille Baron. La nuit suivante, lorsque toutes portes étaient closes, nous nous mettions en marche avec quatre, six, dix et même quatorze hommes. Ils se chaussaient de pantoufles à semelles de feutre pour assourdir le bruit de leurs pas, avançaient silencieusement en colonnes, prêts à se jeter à la première alerte dans les fossés bordant la route. Nous redoutions les autos, les patrouilles à pied, les cyclistes allemands qui patrouillaient à leur manière, et nous maudissions les chiens dont les aboiements pouvaient donner l’éveil.

Parfois, c’était un convoi de voitures allemandes, qui nous immobilisait longuement, cachés dans des prairies ou couchés dans les champs ; c’étaient des passants attardés dont rien ne nous indiquait la nationalité, et qu’il fallait éviter à tout prix ; à tout cela s’ajoutait la crainte d’un trop grand retard qui eût arrêté notre marche, car nous devions avant l’aube arriver à Bellignies.

Le château de Bellignies atteint, nous n’avions encore fait que la première étape du voyage. La princesse de Croÿ hébergeait nos hommes dans un vaste salon transformé en salle d’hôpital, et c’était bon de voir leur joie à l’aspect d’un lit ; certains s’abritaient dans des terriers depuis six mois et plus ! Le lendemain, la princesse les photographiait pour leur procurer de fausses cartes d’identité, et, la nuit suivante, nous reprenions notre route vers la frontière franco-belge. Les Allemands avaient interdit le libre passage de France en Belgique. Des tranchées garnies de fer barbelé étaient ouvertes à travers sentiers et routes perpendiculaires à cette frontière, et des poteaux portaient l’inscription : « Passage interdit, on tire… » Un factionnaire se tenait près de chaque tranchée, et la nuit les patrouilles surveillaient activement les routes. Pour éviter les obstacles, il fallait faire de grands détours, traverser des champs fraîchement labourés, des prairies dont l’herbe haute, couverte de rosée, vous trempait jusqu’aux genoux.

La frontière passée, nouvel arrêt de la troupe chez de braves Belges qui la gardaient jusqu’à la nuit suivante. Un ingénieur belge M. Herman Cappiau (qui a vaillamment fait son devoir, et s’est dépensé au service de tous les soldats restés en arrière du front) venait les chercher à la nuit, pour les hospitaliser quelques jours à Wasmes et aux environs, les habiller, leur procurer de faux passeports, et les conduire ensuite à Bruxelles où miss Cavell les recevait, les cachait encore, et préparait leur départ pour la frontière hollandaise. Plus tard, quand la circulation devint plus difficile en Belgique, et les arrêts plus dangereux, je conduisis directement les hommes à Bruxelles. Comme c’étaient alors des Français, munis de faux passeports, ils pouvaient répondre aux questions qu’on leur posait à la visite du train vicinal à Enghien. Plus tard, il fallut renoncer à user de ce train ; les hommes effectuaient à pied une partie de la route de Mons à Bruxelles.

La comtesse Jeanne de Belleville de Montignies-sur-Roc qui se dévouait activement pour le passage des hommes cachés dans le Borinage, nous fut une aide précieuse. Elle fit passer la frontière franco-belge à quelques-uns de nos protégés : elle faisait la navette entre miss Cavell et nous, afin de maintenir le contact et de nous faciliter les passages.

Les cartes d’identité et les interrogatoires auxquels elles donnaient lieu étaient un cauchemar pour ceux qui n’étaient pas en règle. Il arriva une fois que, me rendant de Mons à Bruxelles, avec une quinzaine de soldats et de jeunes gens français tous munis de fausses cartes, le train stoppa après le départ de Mons, et deux officiers allemands passèrent une visite minutieuse des passeports. J’avais heureusement réparti les hommes dans les cinq wagons constituant le train, et comme nous avions cinq faux cachets, chacun d’eux ne se trouvait qu’en trois exemplaires. Rien d’anormal ne fut remarqué chez nos hommes, mais je vis emmener une dizaine de voyageurs non en règle, et je ne respirai vraiment que lorsque le train se remit en marche. Nous n’eûmes pas la visite régulière d’Enghien ; mais aux portes de Bruxelles, nouvel arrêt : deux officiers allemands demandèrent à nouveau les papiers. Cette fois, je crus que nous étions signalés, que les Allemands avaient été prévenus. Quelques voyageurs furent encore invités à descendre pour plus amples explications ; le train se remit en marche, et nous arrivâmes enfin à Bruxelles… au complet. Inutile de décrire notre joie : nous avions couru un tel danger ! Je gardai cependant une inquiétude très vive. Le lendemain, M. Herman Cappiau devait venir à Bruxelles par la même voie et avec deux Anglais. Que feraient-ils si on les interrogeait ? Le voyage se termina heureusement : il n’y eut que la visite d’Enghien. M. Cappiau et ses amis avaient cinq faux cachets, chacun d’eux portant des noms de commissariats belges différents ; ils durent changer parfois certains d’entre eux que les Allemands avaient fini par remarquer. Ils remplissaient la formule de la carte d’identité avec le nom vrai ou emprunté de l’intéressé, collaient la photographie à l’endroit désigné et apposaient le cachet du commissariat avec une signature ad hoc. Il vint un moment où plusieurs de ces fausses cartes ayant été saisies par les Allemands, ils firent changer tous les passeports en circulation et exigèrent le sceau de la Kommandantur. Mais à cette époque nous étions déjà arrêtés…

Parmi les soldats provenant des régions de Salesches, Solesmes, Valenciennes, Cambrai, ceux qui n’avaient pas vécu dans des terriers, forcés de changer sans cesse de domicile pour échapper aux perquisitions, avaient trouvé asile chez des habitants. Inutile de dire que le passage de maison à maison se faisait la nuit. Ces hommes sentaient le danger qu’ils couraient et faisaient courir à ceux qui les abritaient. Tous les trois mois de nouvelles affiches apposées enjoignaient la déclaration immédiate des soldats alliés et français restés en arrière des lignes. Les peines les plus sévères étaient édictées contre ceux qui les cacheraient, les ravitailleraient ou ne les dénonceraient pas. On allait jusqu’à menacer de la mort ceux qui contreviendraient à ces instructions : dans plus d’une Kommandantur, on menaçait de pendaison.

Les Anglais que nous trouvâmes à Maroilles avaient surtout vécu dans des terriers. Nous visitâmes un jour un groupe de sept Anglais, cachés depuis six mois dans un terrier creusé à une profondeur de 50 centimètres, et mesurant 2 m. 50 de long, 2 mètres de large et 1 m. 10 de hauteur totale. Ils avaient passé l’hiver dans cet abri humide et froid, éloignés de toutes habitations, n’allant au ravitaillement que la nuit, car les Allemands étaient cantonnés dans le pays. Pour gagner la Belgique, il leur fallait traverser la forêt de Mormal, et la ligne ferrée Paris-Cologne qui en bordait la partie méridionale. Or, cette voie était gardée, et au passage à niveau se trouvait un corps de garde allemand. Avec la famille Maillard, de Maroilles, nous convînmes que les hommes entreraient ouvertement dans la forêt, accompagnant des voitures que nous avions réussi à nous procurer. Au nombre de 6, 10 et même 14, les uns conduisant, le fouet à la main, les autres tenant les chevaux par la bride, ils s’avançaient jusqu’à la barrière ; les Allemands sans défiance l’ouvraient toute grande, les voitures passaient, et les hommes nous rejoignaient à une faible distance où nous les attendions, ne pouvant passer avec eux sans donner l’éveil.

Pour le dernier passage que nous fîmes dans cette région, nous dûmes changer notre mode d’entrée en forêt. Il s’agissait cette fois de cinq Anglais, dont trois sous-officiers. Deux d’entre eux entrèrent le matin déguisés en maçons couverts de plâtre et portant sacs et truelles ; les trois autres nous rejoignirent le soir, sous le même déguisement ; les Allemands n’avaient rien soupçonné.

Le passage à niveau franchi, nous marchions deux longues heures dans la forêt pour nous rapprocher de la lisière Nord, nous nous arrêtions dans un épais fourré, et nous attendions là que l’obscurité, notre meilleure auxiliaire, nous permît la traversée des villages qui nous séparaient de Bellignies.

La forêt ne nous était pas cependant un asile très sûr ; les sentiers étaient parcourus par des Allemands en chasse ou en promenade. Un jour, nous avions avec nous sept hommes ; nous entendîmes des voix qui approchaient. Nous fîmes silence, et les fourrés n’étant pas encore très feuillus, nous vîmes passer à 10 mètres de nous deux Allemands armés de fusils : ils ne soupçonnèrent pas plus notre présence que la frayeur qu’ils nous avaient causée.

Le soir, après le couvre-feu fixé à huit heures, nous quittions la forêt. La circulation restait fort dangereuse, car il nous fallait longer une route nationale. Ce qui se pouvait effectuer en quatre heures de marche, nous en demandait six ou sept, en raison des détours et des fausses alertes. Nos hommes ne connaissant pas le pays, il fallait prévoir le cas où nous serions dispersés. Mon amie Henriette Moriamé nous précédait d’une centaine de mètres ; elle explorait la route ; je la suivais avec les hommes. Si nous avions rencontré des Allemands, une seule personne aurait été arrêtée ; et les hommes, au signal convenu, auraient pris la fuite, sans être abandonnés à leur malheureux sort.

Quand les routes nous étaient inconnues, nous avions recours à des contrebandiers qui guidaient notre marche. Mais ces hommes habitués au danger manquaient souvent de prudence. La seule fois où nous osâmes confier à l’un d’eux une expédition de nuit avec dix hommes, il se fit arrêter ; la troupe se dispersa : tout fut à réorganiser.

J’ai dit comment les hommes étaient généreusement accueillis au château de Bellignies, et pourtant, là aussi, le danger était extrême. Une nuit, à mon arrivée (il était trois heures du matin), après avoir installé les hommes dans leur dortoir, j’avisai la princesse de Croÿ de la présence de quatorze Anglais. Hélas ! les Allemands perquisitionnant dans le pays, la princesse avait été officieusement informée que le château serait visité le matin. Il était trop tard pour emmener les hommes : le jour commençait à poindre. Par bonheur, le château possédait une tour au rez-de-chaussée de laquelle se trouvait une salle ronde, lambrissée et à plafond cintré : entre le cintre du plafond et la tour existait un étroit couloir. Cette cachette avait été utilisée déjà pour les officiers ou soldats cachés par les châtelains. Vers huit heures du matin, nos hommes gravirent l’échelle accédant à ce couloir ; quand ils furent tous installés, on retira l’échelle, l’entrée fut masquée par une planche verticale contre laquelle on disposa quelques rayons garnis de vieilles chaussures ; le lambris reprit sa place primitive, une table masqua les jointures et les officiers allemands passèrent et repassèrent dans la salle sans soupçonner ce que ces lambris cachaient. À l’extérieur, les soldats allemands causaient sous les créneaux aérant le couloir, et la perquisition s’acheva sans que rien fût découvert.

Ayant débarrassé Maroilles et ses environs de presque tous les soldats qu’ils renfermaient, nous nous dirigeâmes vers Cambrai où l’on nous disait que de nombreux soldats français restaient cachés, attendant le moyen de regagner le front. Cambrai, peu éloigné du front allemand, était un lieu de concentration de troupes allant au combat ou en revenant. On n’entrait dans la ville que muni de papiers parfaitement en règle. La sortie était aussi difficile. Un maire complaisant nous procura les papiers nécessaires, et nous pûmes constater que nous avions fort à faire dans cette région. Quelques officiers français et une soixantaine de territoriaux étaient, depuis la retraite de 1914, abrités dans des maisons particulières. Beaucoup avaient été recueillis par Mlle Lhotellier, directrice de l’hospice civil de Cambrai, et par Mme Baptistini, directrice d’un hôpital auxiliaire. Nous pûmes facilement convaincre les officiers que notre organisation était sérieuse. Nous décidâmes un premier convoi composé des officiers ; les soldats suivraient par groupes de six ou huit. Il fallait se borner ; les passeports étant exigés pour sortir de la ville, on ne pouvait en obtenir que peu à la fois et sur présentation, à la Kommandantur, de personnes sûres qui accepteraient de prêter leurs noms d’abord, leurs papiers ensuite. À notre retour, nous établîmes des postes de relais, car nous ne pouvions songer, Mlle Moriamé et moi, à rentrer dans Cambrai pour chacun des départs. Mmes Lhotellier et Baptistini se chargeaient de procurer les papiers avec le concours de M. Lambert, ex-secrétaire de la mairie. Le premier départ devait s’effectuer quatre jours plus tard. Nous quittâmes Cambrai ravies des dispositions arrêtées, et emmenant un Anglais, le seul qui restât en ville.

Une grosse désillusion nous attendait à Bellignies. La princesse de Croÿ, qui rentrait de Bruxelles, nous annonça que les passages étaient impossibles pour le moment, que miss Cavell était étroitement surveillée et avait subi déjà une perquisition domiciliaire. Nous reprîmes donc aussitôt la route de Cambrai afin de contremander le départ et d’informer les hommes que nous viendrions les prendre dès que le passage pourrait se faire sans trop de dangers. Mon arrestation était proche : je ne devais plus les revoir. L’un des officiers d’ailleurs mourut peu après ; un autre, ayant tenté le passage avec un contrebandier, fut arrêté et fait prisonnier ; les soldats continuèrent à se cacher, mais la plupart furent dénoncés et arrêtés un an après ; ils furent emmenés en captivité, ainsi que Mlle Lhotellier qui devint ma compagne à la prison de Siegburg.


MON ARRESTATION

À mon second retour de Cambrai, on m’annonça que des ouvriers métallurgistes de la région de Maubeuge étaient prêts à partir. Je leur donnai rendez-vous à Bruxelles et je partis dans l’espoir de leur trouver des passeurs. Miss Cavell m’ayant fait dire de ne plus aller dans son quartier, à cause de la surveillance exercée autour de sa maison, je me rendis chez M. Baucq, architecte à Bruxelles, un de ses collaborateurs. Par lui, de nombreux Français, Anglais, Belges et Russes avaient passé la frontière. C’était le 31 juillet à midi. Comme je ne pouvais plus descendre à mon habituelle pension de famille sise rue de la Culture, près la maison où habitait miss Cavell, Mme Baucq m’offrit l’hospitalité pour la nuit suivante. L’après-midi, je visitai quelques-uns des hôtels qui abritaient nos soldats et jeunes gens et, dans l’un d’eux, je payai, vers neuf heures du soir, une facture de 56 francs portant le détail : pour hébergement de six hommes pendant quatre jours. Je m’attardai vainement à attendre, à la gare du Midi, les métallurgistes annoncés et, à dix heures et demie, j’arrivai chez M. Baucq. Je ne remarquai rien d’anormal aux environs de sa demeure. Lui et sa famille rangeaient 2 000 exemplaires de la Libre Belgique qui venaient d’arriver. Nous causâmes jusqu’à onze heures. Mme Baucq me conduisit à ma chambre, tandis que M. Baucq descendait pour faire sortir son chien. Il avait à peine ouvert sa porte que nous entendîmes des cris mêlés aux aboiements du chien ; en même temps, des policiers allemands gravissaient l’escalier.

J’avais encore mon chapeau sur la tête. Ils s’emparèrent de mon sac à main, que j’essayais vainement de dissimuler. Ils commencèrent alors à fouiller la maison, en rassemblèrent les habitants, et s’informèrent si j’étais bien la dame entrée une demi-heure plus tôt. Sur ma réponse affirmative, ils me demandèrent mon nom : j’eus la maladresse de leur donner un de mes faux noms, immédiatement démenti par ma carte d’identité, qui portait un faux lieu de naissance, mais mon vrai nom. Comme je ne pus leur donner mon adresse à Bruxelles, ils me parquèrent dans une chambre sous la garde d’une sentinelle, et continuèrent leur perquisition.

Vers une heure et demie du matin, ils firent quérir un auto, m’invitèrent à les suivre, et nous fûmes conduits, M. Baucq et moi, dans un des antres de leur police secrète, rue de la Loi.

Nous eûmes un premier interrogatoire à subir. J’étais dans l’impossibilité de donner mon adresse à Bruxelles, parce que, logeant dans le quartier de miss Cavell, j’aurais ainsi fait connaître quelques-uns de mes collaborateurs. Les policiers trouvèrent étrange cette impossibilité pour une femme de donner son adresse, et pendant la guerre ! Ils me délivrèrent, dirent-ils en ricanant, « un billet de logement pour Saint-Gilles. » Saint-Gilles est la prison cellulaire de Bruxelles. Nous y arrivâmes vers 3 heures du matin, et de toute la conversation de nos introducteurs, je ne compris que le mot « endlich, » « enfin. » Nous étions au 1er août 1915. Miss Cavell fut arrêtée la même semaine, puis M. Cappiau, puis tout le groupe du Borinage, y compris la comtesse de Belleville. Notre prévention dura jusqu’au 7 octobre avec des interrogatoires fréquents et pénibles. L’un des policiers instruisant notre affaire, le trop célèbre Heinrich Pinkhof, avait été chef d’espionnage à Paris. Représentant une grosse maison de parapluies, il avait visité les grandes villes de l’Est et du Nord, et connaissait parfaitement Lille et ses environs. Il parlait le français très correctement, sans accent. L’autre policier, Bergan, parlait très mal notre langue. Nous faisions nos dépositions en français, elles étaient immédiatement traduites en allemand ; on nous les relisait en français avant la signature, mais très souvent le texte différait de la déposition primitive ; à nos observations les instructeurs répondaient que cela tenait à une erreur de traduction, et reprenaient la lecture dans le sens de la correction indiquée. Ce fut un de nos grands torts de signer nos dépositions en allemand.

J’avais, au moment de mon arrestation, dans mon sac à main, mon carnet d’adresses dont j’avais heureusement travesti les noms, numéros et lieux de domicile : Saint-Quentin se trouvait être Saint-Ouen, et Caudry y était appelé Tulle, etc… De mon mieux, j’expliquai que toutes ces adresses de Saint-Ouen, Tulle, etc… étaient celles des familles de ceux que j’avais fait passer. Malheureusement, quatre de nos hôteliers de Bruxelles furent arrêtés sur les indications de ce carnet ; parmi eux, la patronne de l’hôtel où j’avais payé une heure avant mon arrestation cette facture de 56 francs, portant le détail : pour 6 hommes pendant 4 jours.

Confrontée avec le quatrième, je déclarai que je m’étais présentée chez lui comme dame de l’Armée du Salut, et que je lui avais confié des jeunes gens pour lesquels je cherchais du travail. Il comprit le sens de ma déclaration, s’en empara et fut gracié. Je ne pus sauver les deux autres qui avaient reconnu avoir reçu pour moi des cartes postales des jeunes gens passés en Hollande ; les trois arrestations furent maintenues, et valurent aux inculpés trois ans de prison.

Les contradictions abondaient dans nos dépositions ; nous étions trop nombreux ; ce que l’un niait, l’autre l’avouait, le croyant connu ; telle démarche que j’avais niée, et réelle en fait, me fut imputée ; telle personne que j’avais déclaré ne pas connaître, me saluait de mon nom faux ou vrai lors de la confrontation.

Pour les hommes dont je m’étais occupée, j’étais Jeanne Martin, Marie Mouton ou Mme Lejeune, et au cours des comparutions, je fus reconnue sous ces trois noms différents ; ce fut une lourde charge contre moi. Jamais nous ne rencontrâmes nos coaccusés et, sauf le cas de confrontation, nous ignorions ceux et celles qui partageaient notre prison. Mes voyages à Valenciennes que j’avais cachés, nos distributions de la Libre Belgique, les noms de certains de mes collaborateurs furent tour à tour connus. Avec tous, les Allemands usaient d’affirmations mensongères, et provoquaient ainsi les aveux. Chacun avouait ce qu’il avait fait, afin de décharger d’autant les autres accusés : le résultat fut que presque rien ne resta ignoré des Allemands.

La prison de Saint-Gilles était encore confiée aux surveillants belges, qui furent très dévoués aux prisonniers politiques. Le directeur de la prison, M. Marin, rendit de très réels services dans plus d’une occasion. Les repas étaient fournis par la ville et étaient suffisants. Peu après, en décembre, la surveillance passa aux agents allemands, et le régime devint draconien. Nous avions chaque jour, dans la matinée, quarante-cinq minutes de promenade, c’est-à-dire qu’on passait de sa cellule dans un étroit jardinet, trapézoïde ayant 3 mètres et 2 mètres de bases sur 6 mètres de longueur, fermé à la partie supérieure et antérieure par des grilles ; on se serait cru dans une cage à lion ; c’est d’ailleurs ainsi qu’on nommait à part soi cet étroit espace où l’on pouvait solitairement rêver aux forêts et vastes espaces parcourus quelques mois auparavant.


NOS CONDAMNATIONS À MORT

Je ne crois pas qu’aucun de mes coaccusés ait eu à se plaindre de voies de faits de la part des magistrats instructeurs de notre affaire ; mais j’ai rencontré à Siegburg une de mes compagnes, Louise de Bettignies, qui avait eu plusieurs dents cassées par celui qui l’interrogeait. Le principal instructeur de notre affaire Heinrich Pinkhof était un bien misérable personnage, mais flatté de sa participation à un procès retentissant, il s’abstint de toutes violences matérielles et même affecta un respect obséquieux pour certains des accusés.

Le mardi 5 octobre, on nous annonça que nous serions jugés le 7. On vint en effet nous chercher au matin de ce jour en autos et voitures cellulaires. Au Sénat où devait se décider notre procès, les grands accusés, Miss Cavell, MM. Baucq, Cappiau, la Comtesse de Belleville et moi, étions gardés par deux soldats, baïonnette au canon.

On fit l’appel des accusés : nous étions trente-cinq. Les jurés firent le serment de juger sans partialité ; puis on nous fit évacuer la salle, où ne restèrent que les accusés de moindre importance. Les autres furent gardés militairement dans une salle voisine et étroitement surveillés pour éviter les communications. On rappela successivement devant le Conseil : Miss Cavell, moi, Baucq, Cappiau, etc… Chaque accusé était interrogé à nouveau sur quelques points reconnus et avoués pendant l’instruction. Cet interrogatoire était comme un bref résumé des faits relevés. Les avocats qui n’avaient pu ni voir leurs clients, ni consulter les dossiers, notaient au passage les faits saillants reprochés à chacun afin de pouvoir préparer leurs plaidoiries.

Après son interrogatoire, chaque accusé était invité à dire quel mobile l’avait poussé à travailler contre les armées allemandes. Tous les grands accusés et quelques autres avaient uniquement travaillé par patriotisme, ce que les Allemands reconnurent dans un article qui parut dans la Belgique. Seuls, quelques ouvriers reconnurent avoir travaillé par esprit de lucre. L’interrogatoire dura toute la journée.

Le lendemain vendredi, nous fûmes à nouveau conduits militairement au Sénat. L’auditeur militaire, Stœber, prononça le réquisitoire. Sous l’inculpation de recrutement en faveur des armées alliées, il demanda la peine de mort contre huit accusés : Baucq, Mlle Thuliez, Miss Cavell, Severin, la Comtesse de Belleville, Herman Cappiau, Mme Bodart, Albert Libiez. Des peines sévères étaient requises pour les autres accusés. Aucun d’eux n’a pu oublier avec quelle curiosité haineuse les officiers allemands qui emplissaient la salle tenaient les yeux fixés sur les condamnés à mort, afin de saisir l’expression de leurs visages. Ils jouissaient vraiment du spectacle. La tenue des condamnés fut parfaite : les femmes qui venaient d’entendre la terrible sentence prononcée contre elles, ne donnèrent aucune marque de faiblesse. Les officiers allemands en furent pour leurs frais. Pour ma part, j’avais fait le sacrifice de ma vie. Toutefois un espoir me restait : le réquisitoire n’était pas le verdict.

Après la défense plus ou moins écoutée, et plus ou moins longue des avocats, chacun des accusés put prendre sa propre défense et celle de ses coaccusés. Plusieurs parlèrent très longuement, quinze à vingt minutes avec des redites et de longues précisions ; on ne les interrompit pas.

Vint le tour de miss Cavell. Elle descendit dans l’amphithéâtre où chacun de ses coaccusés avait pu prendre la parole et dit : « Quand j’ai commencé à m’occuper de cette affaire… » Stœber l’interrompit violemment : « C’est bien, vous nous l’avez déjà dit, allez à votre place. » Devant cette brutale injonction, miss Cavell s’inclina et remonta les degrés qui la séparaient de sa place.

À trois heures du soir, on nous reconduisit à Saint-Gilles, toujours séparés ; le verdict nous était annoncé pour le lundi ou le mardi suivant.

Le dimanche soir, je venais de me coucher et d’éteindre le gaz de ma cellule. Il était 8 heures : le coucher sonnait à 8 h. 40. Le guichet par lequel on nous passait notre nourriture s’ouvrit et un gardien m’ordonna de rallumer le gaz et de ne plus l’éteindre de toute la nuit. Sur ma réponse que je ne pouvais dormir avec de la lumière. « Ordre de la Kommandantur » répliqua-t-il ; il me passa des allumettes et ferma le guichet, après avoir constaté que la clarté était suffisante. Je me recouchai donc, mais toutes les cinq minutes, la sentinelle de garde ouvrait le judas de ma porte, inspectait l’intérieur de la cellule et passait pour revenir cinq minutes plus tard. Je maudissais cette singulière surveillance, mais sans y attacher trop d’importance, la croyant en vigueur près des autres prisonniers et ignorant le régime des condamnés à mort ; M. Severin, un de mes coaccusés que je revis plus tard, me conta qu’il avait passé sa nuit à écrire, croyant qu’il allait être fusillé au petit jour. Je m’étais promis de demander la nuit suivante qu’on ouvrit carrément le guichet, afin d’éviter le crissement insupportable du judas ; j’allais avoir bientôt l’explication de cette surveillance insolite.

Le lundi matin, après m’avoir donné la Sainte Communion que depuis quelques jours nous étions autorisés à recevoir, l’aumônier me dit : « Demandez le courage pour vous et vos compagnons. » Ce que j’entendis sans émotion, puisque la sentence était prévue.

À quatre heures, c’était le lundi 11 octobre, ma porte s’ouvrit brusquement et un gardien m’annonça : « Préparez-vous, on va vous donner lecture des sentences. » Un quart d’heure après, nous étions tous les trente-cinq réunis au prétoire de Saint-Gilles où nous trouvâmes l’auditeur militaire, Stœber, son interprète, l’aumônier militaire et quelques officiers supérieurs. J’étais entre miss Cavell et la Comtesse de Belleville. L’auditeur militaire lut d’abord les condamnations en allemand ; nous n’y avions rien compris. Avec la brutalité caractéristique de la race teutonne, l’interprète nous refit cette lecture en français appuyant à dessein sur le mot mort, qu’il jetait immédiatement après le nom des condamnés :

Philippe Baucq, mort.

Louise Thuliez, mort.

J’étais préparée à cette éventualité ; je pensai immédiatement à mon père et à ma mère décédés tous deux et que j’allais enfin revoir. Je suis catholique. La pensée de revoir mes parents enlevait toute amertume à celle de la mort prochaine, et ce n’est que quelques minutes plus tard que je songeai à ceux qui restaient et me pleureraient. Je ne m’arrêtai d’ailleurs pas à la considération de mon sort, et je fus assez maîtresse de moi pour suivre avec attention la fin du verdict :

Miss Cavell, mort.

Louis Severin, mort.

Comtesse de Belleville, mort.

Miss Cavell et la Comtesse de Belleville entendirent leur condamnation avec le même calme.

Le verdict prononcé, M. Baucq voulut prendre la parole : « C’est inutile, lui répondit-on, il n’y a plus rien à faire, il est trop tard. » Et on l’emmena ; je demandai alors à miss Cavell si elle ne faisait pas un recours en grâce. « Non, me répondit-elle, c’est inutile, il n’y a rien à faire : je suis Anglaise… » donnant à entendre par ces derniers mots qu’elle était convaincue de mourir pour la cause anglaise et victime de la haine des Allemands pour l’Angleterre.

Un officier supérieur allemand s’approcha d’elle, lui dit quelques mots et l’emmena… Nous ne devions plus la revoir.

On me laissa regagner ma cellule en compagnie de la Comtesse de Belleville, et nous résolûmes de solliciter la faveur d’être réunies pendant ces quelques heures qui nous restaient à vivre. Rencontrant un officier : « Monsieur, lui dis-je, puisque nous devons mourir ensemble, ne pouvons-nous pas passer ces dernières heures ensemble ? » Il accéda à ma demande, et je quittai la cellule 32 que j’occupais pour venir au 22, cellule de la Comtesse de Belleville. Miss Cavell occupait le 23. Au moment d’entrer au 22, je demandai à l’aumônier militaire allemand si miss Cavell ne pouvait se joindre à nous. « Non, me répondit-il : elles sont trois. » — Or, miss Cavell était seule une heure auparavant : je n’ai jamais su quelles compagnes lui furent adjointes, sitôt la condamnation.

Nous n’entendîmes aucun bruit dans la cellule de miss Cavell, pas plus dans la soirée que la nuit, ni le matin. Il nous était impossible de communiquer avec elle comme nous l’avions fait avec d’autres, par les interstices que les tuyaux de chauffage laissaient dans la muraille (nous pouvions, par ce moyen, parler de cellule à cellule) ; nous étions trop étroitement gardées : le gaz était allumé, le judas restait ouvert, et la sentinelle renouvelait l’exacte surveillance de la nuit précédente. À un moment où nous nous étions assises dans un coin, elle vint nous ordonner de nous placer de manière à pouvoir être toujours en vue. Je compris alors pour quelle raison on nous avait fait garder la lumière la nuit précédente. La soirée se passa dans l’attente de l’annonce de notre exécution. L’aumônier savait que nous étions catholiques, la comtesse et moi, et nous avions demandé d’être avisées de telle sorte que nous pussions toute la nuit nous préparer au grand voyage. Aucun avertissement ne venant, nous nous couchâmes vers onze heures et dormîmes un peu vers le matin…

La cloche sonnant le lever nous annonça du même coup qu’une journée de répit nous était laissée. L’aumônier vint nous donner la communion et repartit aussitôt. À la promenade du matin, au moment d’entrer dans la cage qui nous était indiquée, je demandai à l’officier de garde si miss Cavell pouvait partager notre promenade. Il hésita un instant et nous répondit : « Elle est à la Kommandantur. » Son hésitation me fut une révélation : je compris que notre héroïque et malheureuse compagne avait été fusillée.

La journée se passa dans l’attente. L’aumônier ne revint pas. Dans la soirée, on me remit une valise de linge apportée par ma sœur ; elle ne fut point autorisée à me voir, mais le soir, elle me fit dire par un gardien belge toute son intime union avec moi en cette crise douloureuse. Elle avait eu soin de faire ajouter : « Courage, confiance ! » C’était la première lueur d’espoir.

Le lendemain 13, l’aumônier vint nous apporter la communion, et, comme nous nous informions de miss Cavell, il nous confirma qu’elle avait été fusillée le 12 au matin. Nous insistions pour avoir quelques détails ; mais il nous répondit seulement qu’elle était morte avec un grand courage.

Nous attendions toujours… Le 15, rappelant à l’aumônier notre désir d’être prévenues de notre exécution la veille : « Oui, me répondit-il, dès que je saurai quelque chose, je vous avertirai. » Rien n’était donc encore décidé. La mort restait suspendue sur nos têtes…

Ce même jour, ma sœur obtint, grâce au directeur belge de la prison, M. Marin, l’autorisation de me visiter. Elle me dit alors son espoir d’une commutation de peine, les démarches actives entreprises par le marquis de Villalobar, ambassadeur d’Espagne, et par le nonce apostolique. Elle ajouta cependant que rien n’était encore obtenu, et que le marquis de Villalobar lui conseillait de ne pas quitter Bruxelles avant d’être fixée sur mon sort ; il espérait, si je devais être fusillée, lui obtenir la faveur de m’embrasser une dernière fois. Et cette attente se prolongea jusque vers le 27 octobre. À cette date, en effet, le marquis de Villalobar vint nous annoncer officieusement notre grâce et nous raconta comment nous avions été toutes deux, la comtesse de Belleville et moi, à quelques heures de notre exécution.

Miss Cavell et M. Baucq avaient été fusillés le 12 octobre au matin, et les sentences n’avaient été publiées que le 12 dans la matinée, après l’exécution. Ma sœur, ne sachant si le procès était terminé, arriva à Bruxelles, le 12 vers 10 heures du matin, et lut sur les murs de la ville l’affiche suivante :

Par jugement du 9 octobre 1915, le tribunal de campagne a prononcé les condamnations suivantes pour trahison commise pendant l’état de guerre (pour avoir fait passer des recrues à l’ennemi) :

I. — Philippe Baucq, architecte à Bruxelles, à la peine de mort ;

II. — Louise Thuliez, professeur à Lille, à la peine de mort ;

III. — Edith Cavell, directrice d’un institut médical à Bruxelles, à la peine de mort ;

IV. — Louis Severin, pharmacien à Bruxelles, à la peine de mort ;

V. — Comtesse Jeanne de Belleville, à Montignies, à la peine de mort ;

VI. — Herman Cappiau, ingénieur à Wasmes, à 15 ans de travaux forcés ;

VII. — Épouse Ada Bodart, à Bruxelles, à 15 ans de travaux forcés ;

VIII. — Albert Libiez, avocat à Wasmes, à 15 ans de travaux forcés ;

IX. — Georges Derveau, pharmacien à Pâturages, 15 ans de travaux forcés ;

X. — Princesse Marie de Croy, à Bellignies, 10 ans de travaux forcés ;

17 autres accusés ont été condamnés à des peines de travaux forcés ou d’emprisonnement allant de deux à huit ans. Huit autres personnes accusées de trahison commise pendant l’état de guerre ont été acquittées.

Le jugement rendu contre Baucq et Cavell a déjà été exécuté.

Bruxelles, le 12 octobre 1915,
Général Gouvernement.


L’INTERVENTION DU ROI D’ESPAGNE

Désespérée, ma sœur courut à la Kommandantur et sollicita l’autorisation de me voir. On la lui refusa, disant que je serais fusillée le lendemain matin mercredi. Elle se précipita chez le marquis de Villalobar, chargé en Belgique des intérêts des sujets français. Le marquis de Villalobar avait été avisé de la présence à Saint-Gilles de la comtesse de Belleville : on ne lui avait signalé aucune autre Française. Il se rendit à la Kommandantur pour demander compte de cette négligence ; on lui répondit que j’étais Belge ; mais ayant examiné mes papiers, il se convainquit de ma qualité de Française. Dans le procès, nous n’étions d’ailleurs que deux de cette nationalité, et la mienne s’étalait tout au long sur l’affiche. Le marquis de Villalobar avait déjà télégraphié au roi d’Espagne pour l’intéresser au sort de la comtesse de Belleville. Il s’empressa de lui télégraphier à nouveau pour moi.

Vers cinq heures du soir, ne recevant aucune réponse d’Espagne, l’ambassadeur se rendit à la Kommandantur et, au nom de son Roi, sollicita un sursis pour notre exécution. « Non, lui fut-il répondu, votre Roi ne peut avoir déjà formulé pareille demande. Ces femmes seront fusillées demain, tout est prêt. » Convaincu de l’inutilité de ses démarches, l’ambassadeur n’insiste plus… Vers huit heures et demie du soir, la dépêche tant attendue arriva enfin !

Le roi d’Espagne demandait qu’il fût sursis à notre exécution. L’ambassadeur se précipita à la Kommandantur. Devant cette demande formelle du Roi, les Allemands n’osèrent donner suite à leur projet, le sursis fut accordé. Quelques heures seulement nous séparaient de l’heure fatale, et un gardien belge que j’interrogeai après avoir appris ces détails m’affirma que des ordres avaient été donnés à la prison en vue de notre exécution pour le 13 octobre. Le sursis accordé, le Kaiser demanda nos dossiers. Le roi d’Espagne et sa Sainteté Benoît XV ne cessèrent leurs instances que le jour où notre grâce leur fut annoncée.

Rassurées sur notre sort par la visite du marquis de Villalobar, nous attendions avec impatience l’annonce officielle de notre grâce ; nous la trouvâmes le 12 novembre 1915, dans le journal la Belgique en tête des communiqués officiels.

Communiqués officiels (Belgique, 9 novembre 1915).
Communiqués allemands
Bruxelles, 8 novembre.

Faisant usage de son droit de grâce, Sa Majesté l’Empereur a daigné commuer en travaux forcés à perpétuité la peine de mort prononcée le 9 octobre dernier par le Conseil de guerre contre les personnes suivantes :

Mlle Louise Thuliez, institutrice ;
M. Louis Severin, pharmacien ;
Mlle la comtesse Jeanne de Belleville.


NOUVEAU JUGEMENT, NOUVELLE CONDAMNATION

Le soir du même jour, 12 novembre, on nous conduisit à la Kommandantur avec M. Severin, et nous signâmes notre grâce et commutation de peine. M. Severin et la comtesse de Belleville furent informés du lieu de leur internement en Allemagne. Pour moi, je devais subir un deuxième jugement à Cambrai pour espionnage. J’avais au cours de mon voyage à Cambrai recueilli un renseignement intéressant un dépôt de munitions entre Douai et Cambrai. Donc, j’étais convaincue d’espionnage, et pour ce fait, je fus transférée à la caserne d’artillerie à Cambrai. Le soldat qui me conduisit de Bruxelles à Cambrai avait fait partie du peloton d’exécution de miss Cavell. Je lui demandai si miss Cavell avait été vraiment tuée par l’officier commandant le peloton ; il me répondit qu’elle avait été fusillée comme les autres condamnés à mort. Nous nous comprenions mal, car il savait aussi peu de français que moi d’allemand ; en outre, comme il était Allemand, je ne sais quelle créance peut être accordée à sa parole.

L’auditeur militaire de Cambrai vint me prendre à la gare et me conduisit à la caserne de cavalerie où m’attendait un cachot dans lequel je devais passer sept semaines. Ce cachot était éclairé par des carreaux malpropres et grillés surmontant une porte pleine, mais mal jointe, et donnant directement sur la cour. Pas de lit. Sur une planche un peu surélevée au-dessus de terre, occupant le tiers du cachot et agrémentée de cloportes, était jetée une paillasse infecte. Pas de draps, deux couvertures de chevaux, un broc et un bassin complétaient l’ameublement. Ni table, ni chaise. Pour boire, une malpropre gamelle, ayant servi sans doute à de nombreux soldats ivrognes, car j’en eus pour voisins dans les cachots attenants.

Je pus rester quelques jours sans boire, mais je ne le pouvais quelques semaines. Je demandai donc l’autorisation d’acheter un bol de faïence, à quoi on me répondit que le général n’y consentirait pas, craignant que je ne m’en serve pour me suicider. J’eus beau protester que j’étais trop fière d’être prisonnière pour attenter à mes jours, je dus garder l’immonde gamelle, et finis par m’en servir. Mais je ne pus jamais me résigner à dormir sur la paillasse dégoûtante qui garnissait la planche. Chaque soir, j’étendais une couverture de cheval sur cloportes et planche, et je me couchais après avoir disposé une de mes valises en guise d’oreiller. Il faisait froid ; on était en décembre, et, malgré la serrure solide, la porte joignait mal ; de plus, la lumière venait parcimonieusement quelques heures par jour ; le soir, ni allumettes, ni lumière ; jamais de promenades. Cela dura sept semaines. J’eus à subir deux interrogatoires seulement ; et je m’aperçus alors du tort que j’avais eu de signer à Bruxelles mes dépositions en allemand. Mes réponses ne concordant pas avec les dépositions que l’auditeur avait en mains : « Vous n’avez point dit cela à Bruxelles, et vous avez signé, » disait-il. Sur mes protestations, il reprenait la traduction, ajoutant : « Ah ! peut-être est-ce bien cela qu’on a voulu écrire ici. »

Le 20 décembre, à sept heures et demie du matin, on vint m’annoncer qu’à huit heures nous devions partir pour le conseil de guerre. Il se tenait à la mairie de Cambrai dans une des salles du premier étage. Je rencontrai dans un couloir Bergan et Prinkhof, nos policiers de Bruxelles ; le premier décoré de la croix de fer depuis la condamnation de miss Cavell. Nous étions six accusés, l’interrogatoire dura jusqu’à midi. L’auditeur militaire prononça le réquisitoire, en conclusion duquel il demandait la peine de mort pour tous les accusés. Nous fûmes défendus par de jeunes avocats allemands en uniformes militaires. Rangés autour d’une table ronde, se levant quand leur tour de parler était venu, ils faisaient l’effet de jeunes étudiants en droit, interrogés par leur professeur. Ils demandèrent le minimum de peine pour chacun des accusés, et nous fûmes conduits en prison.

J’avais à nouveau demandé d’être prévenue de l’exécution dès la veille ; l’officier auquel je m’étais adressée m’avait promis de tenir compte de ce désir, mais malgré cela, je craignais fort de n’être prévenue qu’à l’arrivée du peloton. Trois jours passèrent. Le soir, j’écoutais anxieusement les bruits proches de ma cellule, croyant qu’on venait me prévenir, et aux premières lueurs de l’aube, je me reprenais à espérer. Enfin, le 24 décembre, à midi, on vint me chercher pour la lecture du verdict ; chacun des condamnés fut amené séparément. L’auditeur militaire m’annonça alors que le Kaiser m’ayant graciée, je bénéficiais à nouveau de cette même clémence impériale, et que ma peine restait ce qu’en avait fait la commutation de la sentence du premier procès : travaux forcés à perpétuité. Mes coaccusés avaient dix et douze ans de travaux forcés.

On continua à nous garder rigoureusement au secret. Le 5 janvier, dans la soirée, on vint m’annoncer que je partais le lendemain… J’ignorais ma destination. L’auditeur militaire vint me prendre au cachot le 6 au matin avec un soldat qui chargea un fusil devant moi ; les balles m’étaient destinées si je tentais de fuir, m’expliqua l’auditeur militaire, au moment du départ. Je l’assurai encore que la captivité était pour moi un tel honneur que je ne la regrettais pas. Ai-je besoin de dire que j’aurais tenté une évasion, si elle eût été possible ? Dans un coin du cachot à Cambrai, et à 2 mètres du sol, une planchette clouée au mur laissait par les interstices filtrer quelques rayons de lumière. Après bien des essais, je pus l’atteindre, croyant qu’elle condamnait une lucarne, mais ce n’était qu’un étroit créneau ouvert dans le mur très épais. Il ne fallait pas songer à fuir par là. Dans le wagon où on m’installa sans lumière, j’étais près de la portière, mais je sentais l’active surveillance dont j’étais l’objet, je n’aurais pas même eu le temps d’ouvrir la portière sans que le soldat tirât.

À notre arrivée à Bruxelles, je demandai au soldat qui déchargeait son fusil si vraiment il aurait tiré sur moi si j’avais tenté de fuir : « Je le devais, me répondit-il, car votre évasion m’aurait valu dix ans et plus de reclusion. »


EN PRISON CELLULAIRE

La prison de Bruxelles était passée complètement sous la surveillance des autorités militaires. Le régime était des plus rigoureux, et les communications entre détenus étaient devenues impossibles. Je restai à Bruxelles jusqu’au 26 janvier. Escortée par une geôlière et un sous-officier, je partis pour l’Allemagne avec une de mes codétenues, une pauvre femme belge condamnée à dix ans de travaux forcés pour avoir donné asile à un passant qui, se recommandant d’un ami, avait sollicité un abri pour la nuit. C’était un espion belge : la pauvre femme n’en savait rien, et elle allait payer sa charité d’une captivité qui dura trois années. Nous eûmes la bonne fortune de profiter d’un wagon ordinaire, de sorte que nous pûmes, en traversant la pittoresque région comprise entre Liége et Aix-la-Chapelle, emplir nos yeux de lumière et de verdure, ne prévoyant pas quand nous retrouverions pareille jouissance. À six heures du soir, nous étions à Siegburg. Les prisonnières n’ayant pas de lumière dans leur cellule, l’obscurité la plus profonde régnait dans la cour de la prison. On nous ouvrit une cellule dans laquelle on nous apporta un deuxième matelas, et sans rien nous donner à manger (nous avions eu un bol de soupe à Herbestal), on referma la porte, nous laissant dans l’obscurité. Le lendemain, les surveillants, les membres de la direction vinrent tour à tour nous examiner. J’étais une compagne de miss Cavell ; c’était un appât pour leur curiosité ; le nom de l’héroïne anglaise était bien connu en Allemagne. Quand un haut personnage allemand visitait la prison et entrait chez la comtesse de Belleville ou dans ma cellule, dès que le directeur avait annoncé : « Compagne de miss Cavell, » l’interrogatoire cessait : on était édifié sur notre culpabilité. Je quittai mes vêtements civils pour prendre le costume de prisonnière que je gardai toujours dans la suite, même quand on fut autorisé à reprendre les vêtements civils.

À mon arrivée, il y avait encore des criminelles allemandes dans la prison et nous avions pour compagnes des femmes ayant tué mari ou enfant. Peu à peu, on les transféra dans d’autres prisons ; la dernière partit en mai 1917.

Siegburg est une petite ville située à une demi-heure de Bonn. Le Bruckberg, qui en est une partie importante, comprend la prison cellulaire des hommes, celle des femmes, et le groupe des habitations du personnel de ces deux maisons pénitentiaires. Ces prisons ont le titre de Königliches Gefangniss, c’est-à-dire : prison royale. Elles sont entourées d’usines qui, pendant la guerre, produisaient des munitions, et c’est pour cette raison, je crois, qu’on garda toujours à Siegburg les prisonnières intéressantes par la durée de leur peine, et par leur situation sociale. Là, se trouvaient en effet des Belges et des Françaises de marque : la princesse de Croÿ, la comtesse de Belleville, Louise de Bettignies, pour ne nommer que quelques héroïnes françaises, ces deux dernières ayant été condamnées à mort en 1915 et 1916.

Notre prison cellulaire était de construction assez récente. À part les deux heures de promenade quotidienne, la vie des prisonnières s’écoulait entre les quatre murs de la cellule parfaitement close jour et nuit. Toutes semblables, ces cellules mesuraient 2 mètres de large sur 3 mètres et demi de long, 3 mètres de hauteur. Faisant face à la porte d’entrée, une fenêtre de 60 sur 100 garnie de barreaux, s’ouvrait par la moitié supérieure en vasistas, de sorte que le ciel n’était pas visible pour la détenue. Un lit de camp, une paillasse, une table et un banc, une petite armoire pour l’écuelle et les brosses, un broc et un closet constituaient tout l’ameublement ; un tuyau de radiateur chauffait la cellule quand on nous octroyait la faveur d’un peu de feu ; les bureaux étaient toujours parfaitement chauffés, mais les prisonnières pouvaient battre la semelle ou les bras pour se réchauffer. L’hiver, de novembre à février, nous avions une heure de pétrole le soir, sauf les jours de fête et les dimanches où l’on se trouvait dans l’obscurité de 4 heures du soir à 8 heures du matin. À ce régime, les soirées étaient interminables et bien déprimantes.

Quand j’arrivai à Siegburg, le règlement des détenues de droit commun était rigoureusement appliqué. Deux fois par jour, trois quarts d’heure de promenade en silence, les prisonnières marchant à la distance de 5 mètres. En mars 1916, le régime fut adouci ; deux promenades d’une heure furent autorisées ; nous eûmes la permission de nous ranger deux par deux et de causer.

La prison pouvait recevoir 250 détenues. Nous fûmes parfois 300, et quand on approchait de ce nombre, on essaimait. Delitzsch, au Sud de Berlin, reçut souvent le trop-plein de Siegburg. Le directeur qui était Prussien, nous appliquait la plus rigoureuse discipline, punissant du cachot la moindre incartade. Il trouvait de zélées auxiliaires de ses rigueurs dans les autres membres de la direction. Nos surveillantes habituées à des criminelles furent longtemps à faire la différence entre nous et nos devancières. La moindre infraction au règlement était sévèrement réprimée. Aussi bien, tout était défendu, et il eût été moins long de cataloguer les choses permises que les autres.


AUX TRAVAUX FORCÉS

Le 1er décembre 1916, on introduisit dans la prison un genre de travail qui, par les matériaux employés comme par la forme qu’il affectait, inquiéta notre patriotisme. Nous soupçonnâmes qu’il avait un but militaire. C’étaient des têtes de grenades à main, courts tubes de 6 à 7 centimètres de long, de forme cylindro-conique, fermés à l’une des extrémités, filetés à l’autre, qu’on devait enduire intérieurement d’une sorte de vernis et recouvrir à la partie profonde d’une mince rondelle de cuivre ou de bronze d’aluminium. À la promenade du matin, des échantillons circulèrent : nous conseillâmes à nos compagnes de protester auprès de la direction. En effet, l’une des prisonnières refusa le travail, et Louise de Bettignies ayant été accusée d’être l’instigatrice de ce refus, on la mit au cachot. Le lendemain dimanche, à la chapelle, Mlle Blankaert, de Bruxelles (condamnée à mort en 1916), dans une allocution vigoureuse, enjoignit à ses compagnes de cesser un travail exécuté contre les nôtres ; à son tour, on la conduisit au cachot. Il fallait à tout prix obtenir la cessation du travail. La princesse de Croÿ, la comtesse de Belleville s’y employèrent avec moi. J’allai trouver le directeur et soutins que notre titre de prisonnières politiques de guerre nous autorisait à refuser tout travail qui devait servir contre notre patrie. Sur sa réponse que nous n’étions que des « travaux forcés, » par conséquent obligées d’accepter tout travail imposé, je réclamai le papier nécessaire pour écrire à Berlin. J’adressai en effet une lettre au ministre de l’Intérieur dont nous dépendions, lui exposant les faits, la mise en cachot de nos compagnes, protestant de notre qualité de filles, sœurs, épouses ou mères de combattants, qui devait nous interdire tout travail constituant un crime contre notre patrie, nos foyers, notre sang.

Le directeur prit connaissance de ma lettre et me demanda si j’en maintenais l’expédition, me prévenant qu’une punition s’ensuivrait. Forte de notre droit, je maintins l’expédition. La lettre fut retenue à Cologne d’où l’ordre vint de cesser immédiatement le travail, et je ne fus pas punie. Toutefois, pour châtier notre rébellion, nous fûmes jusqu’au 25 décembre remises au régime des promenades en silence et avec distance de 5 mètres ; mais jamais plus on ne nous présenta un travail à but suspect. Toutes les prisonnières auraient refusé de l’exécuter.

Voici les travaux auxquels nous étions astreintes. Quelques-unes brodaient pour les magasins, ou fabriquaient à la machine des boutons portant la marque : Made in England ; d’autres étaient employées à la buanderie, à la cuisine ou au service de leurs compagnes, ou encore allaient travailler aux champs par équipes chez les cultivateurs. Les plus à plaindre étaient celles qui étaient astreintes à travailler dans une briqueterie des environs. Les briques qu’on y fabriquait n’étaient pas des briques de nos constructions ordinaires ; c’étaient des briques de 4 à 5 kilogs que, terminées, ces femmes devaient charger en les lançant à bout de bras, à une hauteur déterminée. Incapables de supporter un travail aussi pénible, presque toutes celles qui y furent soumises contractèrent des maladies ou des infirmités de tous genres. On ne pouvait en être dispensé que sur avis favorable d’un médecin dont l’ignorance et la brutalité resteront légendaires pour les détenues de Siegburg. Il lui arriva souvent de refuser fût-ce un jour de repos à des femmes dont le malaise physique était évident ; il fallait marcher et travailler jusqu’à épuisement complet.

À la comtesse de Belleville qui se plaignait une fois qu’on minât la santé des prisonnières, il fut répondu : « Nous savons bien que nous minons vos santés : vous n’aviez qu’à ne pas travailler contre nous. » Lorsque Louise de Bettignies, victime de la cruauté du directeur et sur le point de subir une grave opération, sollicitait un chirurgien de son choix, professeur à Bonn, le directeur lui fit cette mémorable réponse : « Vous êtes une condamnée à mort, et vous n’avez droit qu’aux traitements dus aux criminelles. » Après de telles déclarations, on conçoit le régime draconien imposé par le directeur, et le dédain du docteur pour les souffrances de nos compagnes. Nous eûmes une épidémie de typhus en l’hiver 1917-1918 ; pour toutes précautions sanitaires, le docteur fit clouer deux planches en croix, et les fit placer à travers l’un des passages ouverts de la prison.


LE RÉGIME D’UNE PRISON ALLEMANDE

Le régime alimentaire dépendait du caprice du directeur, qui ne se faisait pas faute de réaliser de sérieux bénéfices sur la nourriture des prisonnières. Nous souffrîmes particulièrement de la faim, l’hiver 1916-1917. Nous touchions alors 175 grammes de pain chaque jour, le matin et à quatre heures, et on nous servait un breuvage qui n’avait du café que la couleur ; à midi, une soupe répugnante dans laquelle on avait cuit les pommes de terre avec leurs pelures ; le soir, un brouet clair où nageaient quelques grains d’orge. En moins de six semaines, trois petits enfants de moins de neuf mois moururent de faim. Nous avions en effet, dans la prison, quelques-uns de ces petits innocents. Les mamans avaient été arrêtées peu avant leur naissance ; ou bien, n’ayant personne à qui confier leur cher petit qu’elles nourrissaient, elles l’avaient amené avec elles. À neuf mois, ces enfants leur étaient enlevés pour être confiés à quelque mercenaire de la ville, et ce brusque changement dans le régime de la mère détermina plusieurs cas de folie.

Nous dépendions de la censure de Limburg pour la correspondance et les colis, et le tout nous arrivait très mal. Alors qu’on nous écrivait chaque semaine, nous étions quelquefois six mois sans nouvelles d’un des nôtres. Nous étions autorisées à recevoir deux colis de vivres par mois. Or, il fallait demander l’envoi d’au moins cinq colis mensuels pour être assuré d’en toucher deux, et dans quel état !… J’ai vu de mes compagnes trouver seulement une boîte de confitures, ou quelque autre objet de même nature ou de poids minime, dans un colis qui pesait 5 kilogs au moment de l’expédition. Limburg déclinait la responsabilité de ces pillages et l’attribuait à des malversations commises entre Limburg et Siegburg, ou bien, pour couper court à toutes réclamations, collait sur ces envois défectueux la formule : « Arrivé en mauvais état. » Beaucoup de colis n’arrivaient jamais, et les colis de linge et de vêtements féminins étaient plus spécialement volés.

Un mot sur nos compagnes décédées en Allemagne.

L’une d’elles, Léonie Macaire, de Saint-Quentin, fut contrainte d’épandre par seaux, sur le jardin, tout un tonneau de vidanges. Il faisait un froid vif : on était à la fin d’octobre. L’odeur infecte respirée depuis le matin l’empoisonnait ; on lui imposa de continuer le travail jusqu’au soir. Elle se coucha peu après, et ne se releva plus. Nous avons toujours pensé qu’elle avait été la première victime du typhus qui sévit deux mois plus tard.

Le mois suivant s’éteignit Lucienne Dethier, de Monthermé (Aisne). Longtemps elle avait dû travailler aux briques, c’était au-dessus de ses forces. Elle dut s’aliter, se plaignant de violentes douleurs dans la tête ; elle avait de fréquents vomissements de sang ; mais le docteur, la déclarant hystérique, ne tenait aucun compte de ses plaintes. Une nuit que je la veillais, elle eut une hémorragie si violente, que je crus sa dernière heure arrivée. Elle vomissait le sang à flots, et ce ne fut qu’au cinquième torchon plein de sang, que je pus obtenir enfin qu’une surveillante allât chercher l’infirmière allemande. Le médecin ne put retenir sa surprise le lendemain à la vue de tant de sang perdu : la malheureuse s’éteignit peu après. Le lendemain de sa mort, nous apprîmes que son mari était lui-même décédé deux mois plus tôt à Sedan où il était prisonnier ; ils laissaient un orphelin de sept ans.

Toutes celles de nos compagnes qui furent transportées au lazaret n’y arrivaient que pour y mourir, sans recevoir aucun soin du docteur. Il nous fut toujours refusé de conduire à leur dernière demeure celles que nous devions laisser en terre d’exil, et qui toutes firent généreusement le sacrifice de leur vie pour leur Patrie et ses défenseurs.

Le respect des petits et des faibles, si grandement en honneur dans notre race française, est inconnu en Allemagne. Autant l’Allemand est rampant devant qui lui résiste, autant il est brutal et arrogant devant ceux qui ne savent pas se défendre. Aussi nos pauvres compagnes, que l’âge et l’ignorance mettaient dans un état d’infériorité, étaient des victimes toutes désignées pour les injustices et les travaux accablants. La directrice de la prison avait à l’égard des pauvres et humbles prisonnières une attitude bien différente de celle qu’elle avait pour d’autres en qui elle reconnaissait une supériorité sociale, intellectuelle ou même physique. Les autres surveillantes faisaient de même, et après avoir fait « faction » au passage du Herr Direcktor, elles se dédommageaient sur les prisonnières de la contrainte que leur imposait la discipline allemande.

Nous avions des nouvelles de l’extérieur par les quelques journaux dont on nous permettait la lecture : c’étaient la Gazette des Ardennes, la Gazette de Lorraine, la Belgique et quelques journaux allemands. Chacun sait ce que valaient ces gazettes et a pu lire les mensonges dont elles étaient remplies. Nous n’attachions qu’une médiocre créance aux nouvelles déprimantes qui nous arrivaient par cette voie. Nos compagnes gardaient intacte toute leur énergie, et ne craignaient pas d’affirmer aux surveillantes qu’elles accepteraient de rester dix ans en Allemagne pour obtenir une victoire glorieuse à leur pays. Ce n’étaient pas de vaines paroles, et nous étions fières de voir l’endurance de tant de malheureuses. Il y avait en effet parmi nous, des femmes bien éprouvées. J’ai connu une Belge dont le mari avait été fusillé, pour avoir, huit jours durant, noté le passage des trains ; elle-même avait douze ans de travaux forcés pour l’avoir aidé une nuit ; sa fillette de quinze ans avait deux ans de prison pour avoir porté quelques plis ; deux petits enfants de sept et neuf ans étaient restés à la maison. Il y avait des jeunes filles de quinze à vingt ans condamnées à cinq et dix ans de prison ou de travaux forcés. Au régime de la prison, il était facile de deviner en quel état sont rentrées ces enfants après un, deux, et même trois ans de captivité.

Je fus témoin de trois tentatives d’évasion. La première réussit ; trois femmes travaillant au dehors s’enfuirent au retour du travail et purent gagner la Hollande. Une deuxième fois, quatre prisonnières, encouragées par la réussite de l’essai précédent, usèrent du même moyen ; elles furent reprises successivement toutes les quatre. Enfin, quatre prisonnières tentèrent de s’évader en escaladant le mur de la prison haut de 4 mètres. Les deux premières le franchirent heureusement, la troisième se foula le pied, la quatrième se cassa la jambe, ces deux dernières furent reprises immédiatement, les deux autres un peu plus tard. La surveillance fut renforcée, nous fûmes toutes punies pour n’avoir pas dénoncé le projet d’évasion, et personne ne tenta plus de fuir.


LA RÉVOLUTION OUVRE LES PRISONS

La délivrance était plus proche que nous n’espérions, et plus soudaine que nous ne l’aurions jamais rêvée.

Depuis la reprise de Saint-Quentin, nous suivions avec passion les progrès des Alliés ; nous notions également le changement qui s’opérait dans l’esprit de nos surveillantes. Le Kaiser, qui naguère était un dieu pour elles, descendait de son piédestal ; elles en parlaient maintenant sans respect trouvaient la guerre trop longue, la paix trop éloignée.

Dans la prison des hommes, voisine de la nôtre, il y avait, outre les prisonniers politiques, des prisonniers de droit commun, et environ trois cents déserteurs allemands. Or, ces derniers, divisés en deux équipes, travaillaient dans des usines de munitions. Dans la nuit du 7 au 8 novembre 1918, l’équipe de nuit parvînt à s’évader, après avoir bousculé l’officier de service. Le lendemain, à une heure de l’après-midi, ils revinrent, renforcés par les marins révolutionnaires de Kiel, ouvrirent les portes, délivrèrent d’abord leurs camarades déserteurs, puis les prisonniers de droit commun, puis les prisonniers politiques. C’est alors que ces derniers proposèrent de nous délivrer aussi.

Vers trois heures de l’après-midi, j’entendis un grand cri dans le hall de la prison. Comme je m’occupais de la tenue des livres et que pour cette raison, ma porte restait ouverte, je sortis, croyant à un accès de folie d’une de mes compagnes, le fait n’était pas rare. Grande fut ma surprise de voir un prisonnier, suivi de quelques soldats, tous brandissant des clés : « Mesdames, habillez-vous ; nous sommes en république : vous êtes libres, » nous crièrent-ils ; et ce disant, ils se mirent à ouvrir toutes les portes, répétant aux prisonnières ahuries : « Habillez-vous vite, vous avez un train à six heures pour Cologne. » Nous avions si souvent rêvé de liberté, que nous n’y pouvions croire. Les surveillantes retiraient toutes leur bonnet blanc, symbole d’une autorité qu’elles avaient déposée en même temps que leurs clés, réclamées par les prisonniers et soldats qui continuaient à ouvrir les portes, tandis que les prisonnières allaient chercher au dépôt leurs valises et leurs vêtements. Toutes portes ouvertes, la prison ressemblait à un immense bazar, ce n’étaient que malles, valises que soldats et surveillantes nous aidaient à descendre.

Au secrétariat, c’était un autre spectacle. Debout devant un coffre-fort, la secrétaire, le sourire aux lèvres (ce qui ne lui arrivait jamais, elle était particulièrement haineuse et méchante avec nous) s’efforçait de faire accepter aux prisonnières un acompte sur les sommes déposées entre ses mains. Certaines d’entre nous ne touchèrent que 40 à 50 mark sur les 800 ou 1000 qu’elles avaient en caisse. Les surveillantes s’efforçaient de nous faire oublier, par d’obséquieux sourires, leurs sévérités des années précédentes ; toutes les prisonnières, malgré les rancunes accumulées, montrèrent, dans le triomphe, la même dignité qu’elles avaient eue dans le malheur. Nous quittâmes la prison par petits groupes, après avoir fendu une foule nombreuse qui s’était massée pour assister à notre sortie. Pas de cris, on s’écartait sur notre passage, on nous indiquait la route de la gare (il me fut rapporté par un groupe de prisonnières retournées de Cologne à Siegburg par erreur, dans la soirée, qu’après notre départ, la populace envahit la prison et y rafla tout ce qui restait : vêtements, draps, couvertures). Nous étions environ 600 prisonniers et prisonnières au départ de Siegburg. Des marins et soldats nous accompagnaient, un ruban rouge à la boutonnière.

En gare de Cologne, nous trouvâmes les quais couverts de fusils et de cartouchières. Chaque soldat arrivant en gare était désarmé ; aux officiers, on enlevait insignes et décorations.

Les révolutionnaires nous invitèrent à passer la nuit dans la gare de Cologne, nous promettant de nous accompagner le lendemain, après avoir repris à Siegburg nos papiers et notre argent : ils disaient que la frontière était gardée par des soldats fidèles, et qu’il était donc imprudent de tenter de la passer avant le lendemain. Nous nous concertâmes et décidâmes de gagner Herbestal le soir même. Nous y arrivâmes à onze heures et demie. On nous parqua dans deux vastes salles d’attente, mais le lendemain, 8 novembre, à huit heures du matin, on nous rassembla tous dans une même salle ; des Prussiens, baïonnette au canon, gardaient les issues : nous étions à nouveau prisonnières. Peu après, on installa, sur les toits des abris situés devant la gare, des mitrailleuses dirigées de notre côté, nous crûmes qu’elles étaient placées là pour éviter la rébellion, quand ordre serait donné de rentrer en Allemagne. Mais rien de semblable ne se produisit. Une heure plus tard, on enleva les mitrailleuses, et tout rentra dans le calme. Nous n’avions mangé depuis la veille que les quelques provisions emportées à la hâte par des prisonnières prévoyantes. Vers quatre heures du soir, on nous annonça qu’on allait nous donner de la soupe, et organiser un train pour Liége. Peu après, on nous fit ranger quatre par quatre, puis escortées de sentinelles, baïonnette au canon, traînant péniblement nos bagages, on nous fit marcher une demi-heure vers l’intérieur de l’Allemagne. Nous tournions le dos à ce pont-frontière que, depuis le matin, nous apercevions de la gare d’Herbestal, et nous restions très sceptiques quant à la direction qu’on donnerait à notre train.

Vers sept heures, on nous embarqua dans de malpropres wagons, la plupart sans vitres ; le train s’ébranla et nous partîmes vers la Belgique… Était-ce vraiment vers la liberté ?

Un soldat allemand monté dans un wagon voisin m’interpella et me conseilla d’engager mes compagnes à descendre en cours de route. Il prétendait avoir entendu des officiers parler de notre arrestation prochaine, soit à Verviers, soit dans une gare voisine, et de notre internement dans un camp ou une prison belge. Nous résolûmes néanmoins de continuer notre route, quoi qu’il en advînt. Vers onze heures, le train stoppa au milieu de la voie, dans l’obscurité la plus profonde. La locomotive fut détachée. Nous étions dans une gare annexe de Liége. Après avoir marché péniblement au milieu des rails et des fils de fer, nous arrivâmes, au nombre d’une trentaine, à une porte de sortie que gardaient trois Allemands. Ils furent si stupéfaits du récit que nous leur fîmes de notre libération et de la révolution à Cologne, qu’ils ne s’opposèrent pas à notre sortie.

Le groupe suivant, plus nombreux, fut maintenu en gare, menacé de passer la nuit à la Chartreuse, la grande prison de Liége, et ce n’est qu’à force de démarches qu’on l’autorisa à s’arrêter dans un abri de la Croix-Rouge. Nous gagnâmes péniblement la gare de Liége, et nous ne nous retrouvâmes qu’une dizaine pour prendre à minuit un train pour Bruxelles. Le désarroi le plus complet régnait dans la gare. Les soldats entassés dans le train que nous prîmes, ne savaient s’ils allaient à Anvers ou à Bruxelles. Nous ne fûmes assurées de sa direction que par un garde-frein belge qui eut pitié de nous. Nous partîmes à une heure du matin. À neuf heures et demie, le dimanche 10 novembre, nous entrions en gare de Louvain. Nous étions résolues à gagner Bruxelles directement, mais un officier vint nous ordonner de descendre, disant que le train n’allait pas plus loin.

Nous descendîmes et apprîmes quelques minutes plus tard, que les avions anglais, ayant survolé la ville la nuit précédente, avaient coupé les communications pour Bruxelles. Nous étions six : la comtesse de Belleville, quelques Françaises et la fille du commandant Belot de Louvain ; cette dernière nous conduisit chez une de nos anciennes compagnes de captivité, et nous pûmes nous reposer un peu. Nous pensions partir pour Bruxelles le jour même, mais on nous fit observer très justement que nous courions risque d’être arrêtées et internées à nouveau. La comtesse et moi étions en effet toutes deux condamnées à perpétuité. Nous résolûmes d’attendre le lendemain sans sortir afin de pouvoir gagner la Hollande, si l’armistice n’était pas signé.

Le lendemain lundi 11 novembre, on nous annonça la signature de l’armistice, nous étions libres. Les voies ferrées étant réquisitionnées pour les transports militaires, nous dûmes nous rendre à pied de Louvain à Tervueren, et nous rencontrâmes des convois ennemis rentrant en Allemagne. Quelle différence entre l’aspect de ces armées en retraite et l’ordre, la discipline, l’arrogance des jours de l’invasion ! Les soldats sales et boueux étaient affalés sur des caissons de canons où ils avaient entassé (derniers vols) des cages à poules et à lapins, des matelas, des chaises. Les voitures de ravitaillement alternaient avec de vieilles carrioles volées au dernier moment, et que côtoyaient des troupeaux de vaches que ces bandits emmenaient avec eux. La débâcle ! Les soldats portant la cocarde rouge ne saluaient plus leurs chefs. Ils avaient allégé leurs bagages de tout ce qu’ils pouvaient vendre, et, à leur départ, ils offraient un fusil pour un mark, laissant à qui en voulait des masques pour gaz asphyxiants ; je vis dans une maison particulière une mitrailleuse et tout ce qu’il fallait pour la servir, laissée par eux, en souvenir ! Un seul sentiment : l’insouciance succédant à la lassitude du cauchemar !

Par étapes, tantôt en voiture à charbon, d’autres fois en auto, je regagnai la France, où la joie de retrouver les miens, jointe à l’ivresse de la victoire, m’eut bientôt consolée des angoisses de ces quatre années…


Louise Thuliez.