Commentaires sur la Genèse

DE LA GENÈSE AU SENS LITTÉRAL.
Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)

DE LA GENÈSE AU SENS LITTÉRAL. modifier

Cette traduction est l’œuvre de M. CITOLEUX.

LIVRE PREMIER. CRÉATIONS PRIMITIVES[1]. modifier

CHAPITRE PREMIER. modifier

DIVERS SENS DE L’Écriture. PREMIERS MOTS DE LA GENÈSE. modifier


1. L’Écriture se divise en deux parties, comme nous le fait entendre le Seigneur lui-même, quand il compare un docteur versé dans la science du royaume de Dieu à un père de famille « qui « tire de son trésor des choses anciennes et des choses nouvelles[2] » ces deux parties s’appellent aussi les deux Testaments. Dans les saints Livres, il faut toujours examiner la révélation des vérités éternelles, le récit des évènements, les prophéties, les préceptes et les avis moraux. À propos des évènements on se demande s’il suffit de prendre les faits au sens figuré, et s’il ne faut pas encore les accepter et en soutenir l’authenticité comme faits historiques. Qu’il y ait des allégories dans l’Écriture, c’est ce qu’aucun chrétien n’oserait nier, pour peu qu’il songe aux paroles de l’Apôtre quand il dit : « Toutes ces choses leur arrivaient pour nous servir de figures[3] » ou quand il cite ces mots de la Genèse : « Ils seront deux en un même Corps[4] » pour exprimer le mystère auguste de l’union de Jésus-Christ avec son Église[5].
2. Puisque l’Écriture admet cette double interprétation, cherchons, en dehors de toute allégorie, le sens attaché à ces mots : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. » Faut-il entendre par là l’origine du temps, les éléments primitifs de la création ou le principe suprême, je veux dire le Verbe, Fils unique de Dieu ? En outre, comment Dieu peut-il se manifester, et, sans cesser d’être immuable, créer des êtres soumis aux changements du temps ? Que signifient les mots ciel et terre ? Représentent-ils les esprits et les corps que renferment le ciel et la terre, ou seulement les corps ? En supposant qu’une soit point ici question des esprits, les termes de ciel et de terre ne servaient-ils qu’à désigner la matière dans les régions supérieures ou inférieures de l’espace ? Sous les mots de ciel et de terre faut-il voir la substance matérielle ou spirituelle en l’absence de toute forme : je veux dire la vie de l’esprit, tel qu’il peut exister en lui-même, avant de s’être uni au Créateur, union qui fait sa beauté et sa perfection, et sans laquelle il ne possède pas sa forme véritable ; je veux dire aussi la vie du corps, tel qu’on peut le concevoir dépouillé de toutes les propriétés que révèle la matière, quand elle a atteint sa perfection et que les corps ont pris les formes susceptibles d’être perçues par la vue ou tout autre sens ?
3. Ou bien, faut-il entendre, par le mot ciel, la créature immatérielle, parfaite et bienheureuse du moment qu’elle reçut l’être ; par le mot terre, la matière imparfaite encore ? car, est-il dit, « la terre était invisible, sans forme, et les ténèbres étaient sur l’abîme » expressions qui semblent désigner dans la matière l’absence de toute forme. Faut-il voir dans ce passage l’imperfection naturelle aux deux substances ; au corps, par ce que la terre était invisible et sans forme » à l’esprit, parce que les ténèbres étaient sur l’abîme ? » L’abîme ténébreux serait dans ce cas une métaphore pour désigner l’état primitif de l’esprit, avant qu’il s’unisse à son Créateur ; cette union étant l’unique moyen de mettre en lui l’ordre, pour faire disparaître l’abîme, et la lumière, polir chasser les ténèbres ? Dans quel sens devons-nous aussi entendre que « les « ténèbres étaient sur l’abîme ? » Serait-ce que la lumière n’existait pas encore ? Car si elle eût existé, elle serait élevée et comme répandue, dans les régions supérieures : ce qui se fait dans les âmes lorsqu’elles s’attachent à la lumière immuable et toute spirituelle qui est Dieu.

CHAPITRE II. Fiat lux : DIEU A-T-IL PRONONCÉ CETTE PAROLE PAR L’ENTREMISE D’UNE CRÉATURE OU PAR SON VERBE ? modifier


4. Comment Dieu a-t-il dit : « Que, la lumière « soit ? » Est-ce dans le temps ou dans l’éternité de son Verbe ? Or, le : temps implique le changement ; dès lors Dieu n’a pu prononcer cette parole que par l’entremise d’une créature, puisqu’il est en dehors de tout changement. Mais si Dieu s’est servi d’une créature pour dire : « que la lumière soit » comment la lumière serait-elle le premier être créé, puisqu’il aurait existé antérieurement une créature qu’il aurait employée pour dire que la lumière soit ? » Faudrait-il, en se fondant sur le passage, « au commencement Dieu créa le ciel et la terre » admettre que la lumière n’a pas été créée au début, et que des lors une créature céleste a pu faire entendre dans la succession de la durée cette parole : « Que la lumière soit ? » S’il en était ainsi, ce serait à l’instant où fut créée la lumière visible aux yeux du corps, que Dieu aurait employé un pur esprit, créé antérieurement et au moment même qu’il fit le ciel et la terre, pour prononcer le Fiat lux, comme le pouvait prononcer par un mouvement intérieur et mystérieux, cette sorte de créature sous l’inspiration divine.
5. Ou bien encore, quand Dieu : dit : « que la lumière soit » aurait-il fait entendre un son matériel semblable à celui qui éclata, quand il dit : « Vous êtes mon Fils bien-aimé[6] ? » et par le moyen de la créature à qui il donna l’être au moment qu’il fit le ciel et la terre ; et avant la création de la lumière destinée à paraître au son de celle voix ? Et s’il en était ainsi, dans quelle langue aurait été prononcée là parole divine ; « Que la lumière soit ? » Les langues ne se diversifièrent qu’après le déluge, lorsqu’on éleva la tour de Babel[7]. Quelle serait donc cette langue simple, uniforme, dans laquelle Dieu aurait fait entendre : « Que la lumière soit ? » Quel serait l’être qui dut entendre, comprendre cette parole et lui servir comme d’écho ? Mais n’est-ce pas là un songe creux et une conjecture de la chair ?
6. Que faut-il donc dire ? L’idée cachée sous ces mots, « fiat lux » n’est-elle pas, au lieu du son même des mots, la véritable voix de Dieu ? Et cette idée, n’est-elle pas de la nature même du Verbe dont il est dit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ? » Car, si « tout a été fait par lui[8]. » il est manifeste qu’il a fait également la lumière, au moment où Dieu a dit : « Que la lumière soit. » D’après ce principe, la parole divine : « Que la lumière soit » est éternelle ; car le Verbe de bien, Dieu au sein de Dieu, Fils unique de bien, est coéternel à son Père. Toutefois, la parole divine émise dans le Verbe éternel, n’a produit les créatures que dans le temps. Bien qu’en effet les expressions humaines d’époque, de jour, aient rapport à la durée, la désignation de l’instant où un acte divin doit s’accomplir est éternelle dans le Verbe ; quant à l’acte, il s’accomplit au moment où doit se réaliser la conception du Verbe, qui reste en dehors de tonte époque, parce que tout en lui est éternel.

CHAPITRE III. QU’EST-CE QUE LA LUMIÈRE ? POURQUOI DIEU N’AT-IL PAS DIT : Fiat cœlum, COMME IL A DIT : Fiat lux ? modifier


7. La lumière est créée ; mais quelle est son essence ? faut-il y voir une créature intelligente ou un agent physique ? Dans le premier cas, elle serait le premier être créé et arrivé à la perfection en vertu de la parole souveraine. Car nommée d’abord le ciel, selon le passage : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre,» elle aurait été rappelée au Créateur, par la parole : « Que la lumière soit » et cette expression signifierait comment cette créature s’est attachée à Dieu et a été éclairée par lui.
8. Pourquoi a-t-il été dit : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » et n’a-t-il pas été écrit : Au commencement Dieu dit : que le ciel et la terre soient, et le ciel et la terre furent, en racontant cette création sois la même forme que celle de la lumière ? L’Écriture veut-elle embrasser sous l’expression générale de ciel et de terre la création tout entière, puis exposer en détail comment Dieu a agi, en répétant à chaque création spéciale : « Dieu dit » pour exprimer que Dieu a fait par son Verbe toutes ses œuvres ?

CHAPITRE IV. AUTRE RÉPONSE A LA MÊME QUESTION. modifier


9. Ne serait-ce pas qu’au moment où se produisait dans son imperfection la substance simple ou composée il n’y avait point lieu de prononcer le fiat de la puissance créatrice ? En effet le Verbe inséparable du Père, en qui Dieu prononce tout éternellement sans employer ni sons, ni langage successif, puisque c’est seulement à là lumière coéternelle de cette Sagesse qu’il a engendrée ; le Verbe, dis-je, n’est pas pris pour modèle par la ; créature grossière au moment où elle n’a aucune ressemblance avec l’être premier, souverain, et que, par son imperfection même elle tend au néant. Elle imite au contraire la perfection de ce Verbe, intimement uni au Père dans l’immobile éternité, lorsqu’en s’attachant, à sa manière, à l’Etre absolu et éternel, c’est-à-dire à son Créateur, elle se façonne en quelque sorte et acquiert sa perfection. Dès lors, ne faut-il pas entendre par le fiat de l’Écriture la parole toute spirituelle que Dieu prononce ou son Verbe coéternel, attirant à lui les créatures encore imparfaites, afin que, dépouillant leur grossièreté, elles arrivent au degré de perfection qu’il, veut donner à chacune d’elles ? Comme elles imitent, dans cette période de leur développement, et selon leur capacité, Dieu le Verbe, je veux dire le Fils de Dieu coexistant avec son Père, ayant les mêmes attributs et la même essence, puisqu’ils ne sont qu’un[9], et comme elles ne prennent plus modèle sur le Verbe, lorsque, s’écartant du Créateur, elles se condamnent à l’imperfection et au néant, il n’est pas question du Fils en tant que Verbe, mais en tant que principe de la création, dans ce passage « Au commencement, Dieu fit le ciel et la terre » passage qui fait entendre que la créature à son origine manquait de forme et de perfection. Mais il est question du Fils, qui est aussi le Verbe, dans ces mots : « Dieu dit : que la lumière soit. » Ainsi par le mot de commencement ou de principe on fait entendre l’origine de la créature tenant de Dieu une existence encore imparfaite ; en nommant le Verbe, on révèle le perfectionnement de la créature qu’il s’est rattachée, afin qu’elle se formât en s’unissant au Créateur, et en imitant, à sa manière, l’original immuablement uni au Père, lequel l’engendre éternellement égal a lui-même.

CHAPITRE V. LA CRÉATURE INTELLIGENTE RESTE INFORME, SI ELLE NE SE PERFECTIONNE EN PRENANT POUR FIN LE VERBE DE DIEU. POURQUOI L’ESPRIT PORTÉ SUR LES EAUX AVANT LE Fiat lux ? modifier


10. En effet, la vie du Verbe, Fils de Dieu, n’admet aucune imperfection ; pour lui, l’existence n’est pas seulement la vie, c’est la vie unie à la sagesse et au bonheur absolus. Quant à la créature spirituelle, malgré les dons de l’intelligenceet.dela raison qui semblent la rapprocher du Verbe, elle n’admet la vie qu’à un degré imparfait : car, si l’existence en elle implique la vie, elle n’implique pas les dons de la sagesse et du bonheur, et en s’écartant de la sagesse immuable elle vit dans l’aveuglement et le malheur, ce qui constitue son imperfection. Or, pour s’élever à la plénitude de son être, elle doit se diriger vers la lumière indéfectible de la Sagesse, le Verbe de Dieu. C’est en se tournant vers le principe auquel elle doit son existence telle quelle et sa vie, que commence pour elle une vie de sagesse et de bonheur. Car le principe de la créature raisonnable est la Sagesse éternelle ; et quoiqu’elle garde en elle-même sa pure et immuable essence, elle ne cesse jamais de parler par une inspiration mystérieuse à sa créature, pour la rappeler à son principe, en dehors duquel elle perd tout moyen de se développer et d’atteindre à la perfection. Aussi a-t-elle répondu, quand on lui a demandé qui elle était : « Je suis le principe, est c’est moi qui vous parle[10]. »
11. Or quand le Fils parle, c’est le Père qui parle, puisque la parole du Père est son Verbe ou son Fils, qu’il produit par un travail éternel, si l’on peut employer ce mot, quand il s’agit du Verbe coéternel à Dieu. Car, Dieu est animé d’une bonté infinie, pleine de sainteté et de justice ; de plus la bienveillance et non le besoin est la source de l’amour qu’il éprouve pour ses œuvres. Aussi avant de rappeler ces paroles : « Dieu dit que la lumière soit ;» l’Écriture rapporte que « l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux. » Soit que Dieu ait voulu désigner par l’eau la nature physique, et indiquer le principe générateur des choses dont nous voyons maintenant les espèces, comme l’expérience nous montre en effet qu’ici-bas les êtres, sous toutes les formes, naissent et se développent dans un milieu liquide ; soit qu’il ait représenté par ce terme les fluctuations, pour ainsi dire, de la vie intellectuelle, avant qu’elle se fût attachée à sa fin ; il est incontestable que l’Esprit de Dieu était répandu sur les choses, car les éléments que Dieu avait créés au début pour en faire des œuvres parfaites, étaient comme sous la main de sa bienveillance, et, Dieu ayant dit par son Verbe : « Fiat lux » tous les êtres devaient être maintenus, chacun selon son mode d’existence, dans sa faveur et dans ses généreux desseins aussi tout est bien dans ce qui a plu à Dieu, selon ce témoignage de l’Écriture : « Et la lumière fut, et Dieu vit que la lumière était bonne. »

CHAPITRE VI. LA TRINITÉ APPARAÎT DANS LA CRÉATION PRIMITIVE COMME DANS LE DÉVELOPPEMENT DES ÊTRES. modifier


12. Au début même de cette création ébauchée qui, du nom des œuvres destinées à en sortir, a été appelée ciel et terre, on voit apparaître la triple personne du Créateur. Dans les paroles de l’Écriture : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre » on reconnaît le Père dans le mot Dieu et le Fils dans le mot commencement ; le Fils en effet quoiqu’il n’ait pas produit le Père est le principe des êtres, surtout des êtres spirituels primitivement créés par sa puissance, et par conséquent de toute la nature. En ajoutant : « L’Esprit de Dieu était porté sur les eaux » l’Écriture complète l’énumération des personnes divines. On reconnaît également la Trinité dans le mouvement qui perfectionne et ordonne la création, en y établissant les espèces ; le Verbe de Dieu et son Père apparaissent dans les expressions : « Dieu dit » la Bonté divine éclate dans la satisfaction que fait éprouver à Dieu la perfection relative des êtres selon leur nature « et Dieu vit que c’était bien. »

CHAPITRE VII. POURQUOI DIT-ON. QUEL ESPRIT DE DIEU ÉTAIT PORTÉ SUR LES EAUX. modifier


13. Mais pourquoi parle-t-on de la création, quoique imparfaite, avant de citer l’intervention de l’Esprit de Dieu ? L’Écriture en effet dit d’abord : « La terre était invisible et sans ordre, et les ténèbres étaient sur l’abîme » puis elle ajoute « Et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux. » Comme l’amour qui naît de la privation et du besoin s’attache avec tant de force à son objet qu’il lui est entièrement soumis, n’aurait-on pas dit du Saint-Esprit, expression de la bonté et de l’amour divins, qu’il était.portésur les eaux, pour montrer que, si Dieu aime ses ouvrages, ce n’est point par besoin, mais par excès de bienveillance ? Fidèle à cette pensée, l’Apôtre, avant de parler de la Charité, dit qu’il va nous montrer la voie la plus élevée ; et ailleurs, il rappelle que l’amour de Jésus-Christ surpasse toute science[11]. Avant donc que de montrer l’intervention souveraine de l’Esprit-Saint, il valait mieux parler de l’œuvre primitive sur laquelle il devait être porté : il la dominait, en effet, non comme d’un lieu plus élevé, mais par l’effet de sa puissance souveraine et supérieure à tout.

CHAPITRE VIII. L’AMOUR DE DIEU EST LA CAUSE QUI FAIT NAÎTRE ET SUBSISTER LES CRÉATURES. modifier


14. Lorsque des éléments primitifs furent sortis les êtres accomplis et tout formés, « Dieu vit « que tout était bien » son œuvre lui plut en vertu de la bonté même qui l’avait engagé à la créer. Dieu en effet aime sa créature à deux titres : il veut qu’elle reçoive et qu’elle conserve l’existence. Ainsi, quand « l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux » c’était pour communiquer cette existence ; et, quand « Dieu vit que tout était bien » c’était pour en rendre le bienfait durable. Or, ce qui a été dit de la lumière, l’a été aussi du reste de la création. Parmi les êtres, en effet, il en est qui sont en dehors de toutes les révolutions de la durée et qui, sous la souveraineté de Dieu, conservent le privilège sublime de la plus haute sainteté.lesautres vivent dans les limites assignées à leur existence, et leur durée, qui tour-à-tour s’épuise et se renouvelle, forme la trame des siècles.

CHAPITRE IX. LA PAROLE DIVINE. « FIAT LUX » A-T-ELLE ÉTÉ PRONONCÉE DANS LE TEMPS OU EN DEHORS DU TEMPS ? modifier


15. Quant à la parole : « Que la lumière soit et la lumière fut » est-ce un jour, est-ce avant la naissance des jours qu’elle fut prononcée ? Si Dieu l’a fait entendre dans son Verbe coéternel, elle est en dehors du temps ; si au contraire il ne l’a prononcée qu’à une certaine époque, il a employé, non son Verbe, mais l’organe d’un être contingent, et dans cette hypothèse la lumière ne serait plus l’œuvre primitive de la création, puisqu’il aurait existé antérieurement un être pour faire éclater la parole : « Que la lumière soit. » Or, les êtres créés par Dieu avant la période des jours sont indiqués dans le passage : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » le ciel serait la création spirituelle déjà parfaite, car elle est comme le ciel de ce ciel, qui est la région la plus élevée du monde physique, et c’est seulement le second jour que fut créé le firmament, à qui Dieu donna encore le nom de ciel. La terre nue et invisible, l’abîme de ténèbres serviraient à désigner la matière imparfaite destinée à former dans le temps les diverses substances, et, au début, la lumière.
16. Comment l’être créé avant l’origine du temps a-t-il pu prononcer dans le temps : « Que « la lumière soit ? » C’est un secret difficile à découvrir ; car le son de la voix n’a pu faire entendre cette parole ; puisque tout son de ce genre est quelque chose de physique. Serait-ce donc que Dieu aurait formé de la matière encore imparfaite une voix pour exprimer : « Que la lumière soit ? » Dès lors, il aurait existé une substance sonore, créée et façonnée avant la lumière. Mais, dans cette hypothèse, le temps devait déjà exister pour être parcouru par la voix et pour transmettre les intervalles successifs des sons. Or, si pour transmettre les vibrations de ces mots : « Que la lumière soit » le temps précédait la création de la lumière, à quel jour doit-on le rattacher, puisqu’il n’a été parlé encore que du premier jour, où la lumière fut faite ? Faut-il voir dans ce jour tout le temps employé soit à former la substance sonore, soit à créer la lumière ? Mais un commandement pareil doit partir d’un être qui parle pour frapper l’ouïe : l’oreille, en effet, a besoin pour entendre que l’air soit mis en mouvement. Et comment attribuer un pareil sens à une matière invisible, inorganique, dont Dieu se serait fait un écho pour dire : « Que la lumière soit ? » Il y a là une contradiction que doit repousser tout esprit sérieux.
17. Est-ce donc en vertu d’un mouvement spirituel, bien que temporel, que fut prononcé le « fiat lux » mouvement parti du Dieu éternel et, grâce au Verbe coéternel, communiqué à l’être spirituel ou au ciel du ciel, déjà créé comme l’indiquent ces paroles : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ? » Ou bien, faut-il penser que cette expression, sans impliquer ni un son ni même un mouvement intellectuel, aurait été fixée en quelque sorte par le Verbe coéternel à son Père, et gravée dans la raison de l’être immatériel pour communiquer la vie et l’ordre au chaos ténébreux, et pour produire la lumière ? Mais si Dieu n’a point commandé dans le temps ; si ce commandement n’a point été entendu dans le temps par une créature appelée, en dehors du temps, à contempler la vérité ; si le rôle de cette créature s’est borné à transmettre dans les régions inférieures du monde, par une activité toute spirituelle, les idées gravées en elle par l’immuable Sagesse et, pour ainsi dire, des paroles tout intellectuelles, il est fort difficile de concevoir comment il se produit des mouvements temporels pour former les êtres et pour les gouverner. Quant à la lumière, qui la première reçut l’ordre de se former et se forma, s’il faut admettre qu’elle tient le premier rang dans la création, elle se confond avec la vie de l’intelligence, de l’intelligence qui doit se tourner vers le Créateur pour en être éclairée, sous peine de flotter dans l’incertitude et le désordre. Or, l’instant où elle se tourna vers Dieu et fut éclairée, fut celui où s’accomplit la parole prononcée dans le Verbe de Dieu : « Que la lumière soit. »

CHAPITRE X. DIFFÉRENTES MANIÈRES D’EXPLIQUER LA DURÉE DU PREMIER JOUR CONTRADICTIONS OU DIFFICULTÉS QU’ELLES RENFERMENT. modifier


18. La parole qui créa la lumière ayant été éternelle, puisque le Verbe coéternel à son Père est en dehors du temps, on va peut-être se demander si l’acte de la création a été également éternel. Mais peut-on s’arrêter à cette question, quand l’Écriture, après la création de la lumière et sa séparation d’avec les ténèbres, donne à l’une le nom de jour, aux autres celui de nuit, et ajoute : « Et il y eut un soir et un matin, un jour accompli. » On voit par là que cette œuvre de Dieu se fit en un jour, à la fin duquel eut lieu le soir ou le commencement de la nuit ; la nuit achevée, la durée du jour fut complète, et le matin fut l’aurore d’un second jour où Dieu devait accomplir une œuvre nouvelle.
19. La véritable énigme est de savoir comment Dieu prononçant le fiat lux dans l’intelligence éternelle de son Verbe sans la moindre succession de syllabes, la lumière s’est laite si lentement, dans l’espace d’un jour jusqu’au soir. Serait-ce que la lumière se fit en un instant, et que la durée du jour fut consacrée à la séparer d’avec les ténèbres et à les nommer toutes deux ? Mais il serait étrange que cet acte eût demandé à Dieu le temps que nous mettons à en parler. Car la séparation de la lumière et des ténèbres fut la conséquence immédiate de la création de la lumière, puisqu’elle ne pouvait se produire sans se distinguer des ténèbres.
20. « Dieu nomma la lumière jour, et les ténèbres, nuit » mais en admettant même que cet acte eût été accompli avec des mots nettement articulés, aurait-il fallu plus de temps que nous n’en mettrions à dire : que la lumière s’appelle jour, et les ténèbres, nuit ? On ne poussera pas sans doute l’extravagance jusqu’à s’imaginer que, Dieu surpassant tout par sa grandeur, les syllabes sorties de sa bouche, si peu nombreuses qu’elles aient été, aient pris un volume capable de remplir un jour entier. Ajoutons que Dieu a nommé la lumière jour, et les ténèbres nuit, dans son Verbe coéternel, je veux dire, dans la pensée tout intérieure de son immuable Sagesse, sans avoir recours à dessous matériels. On veut encore savoir dans quelle langue Dieu s’est exprimé, en supposant qu’il se soit servi d’une langue humaine ; et on se demande s’il était nécessaire d’employer des sons fugitifs, dans l’absence de tout être capable de les entendre : à pareille question impossible de répondre.
21. Faut-il avancer que, l’œuvre divine instantanément accomplie, la lumière brilla, avant l’arrivée de la nuit, tout le temps nécessaire pour former un jour, que les ténèbres succédèrent à la lumière aussi longtemps qu’il fallut pour former une nuit, et que, le premier jour écoulé, l’aurore du jour suivant se leva ? En soutenant cette opinion, je craindrais fort de faire rire, soit ceux qui savent avec une pleine certitude, soit ceux qui peuvent remarquer qu’au moment même où la nuit règne dans notre pays, la lumière éclaire les contrées que traverse le soleil pour revenir de l’occident à l’orient, et que dès lors par conséquent, dans les vingt-quatre heures de la révolution diurne, il est impassible de ne pas voir régner ici la nuit, ailleurs le jour. Allons-nous donc placer Dieu à un point de l’espace où survenait le soir, au moment que la lumière quittait cette région pour en éclairer une autre ? Sans doute il est dit dans le livre de l’Ecclésiaste « Et le soleil se lève, et le soleil se couche, et il revient à sa place » c’est-à-dire, à son point de départ ; on y lit encore : « En se lavant il va vers le midi et décrit un cercle vers l’aquilon.nPar conséquent, nous avons le jour, lorsque le soleil éclaire la partie méridionale du globe, et nous avons la nuit, lorsqu’il a décrit le cercle qui le ramène au nord. Mais il est impossible à ce moment que le jour ne brille pas dans une autre contrée où le soleil est sur l’horizon. Pour admettre cette hypothèse, il faudrait abandonner son imagination aux fictions des poètes, se figurer avec eux que le soleil se plonge dans la mer et, qu’après s’y être baigné, il en sort le matin du côté opposé. Encore, s’il en était ainsi, le fond de l’Océan serait-il éclairé par les rayons du soleil et le jour brillerait dans ses abîmes. Pourquoi en effet le soleil ne répandrait-il pas sa lumière dans l’eau, puisqu’elle n’aurait pas la propriété de l’éteindre ! Mais on sent combien cette hypothèse est bizarre ; d’ailleurs le soleil n’existait pas encore.
22. En résumé, est-ce une lumière spirituelle quia été créée le premier jour ? Comment a-t-elle disparu pour faire place à la nuit ? Est-ce une lumière matérielle ? Qu’est-ce que la lumière qui devient invisible après le coucher du soleil, puisqu’il n’y avait alors ni lune ni constellation ? Estelle toujours dans la même région du ciel que le soleil, de telle sorte que, sans être le rayonnement de cet astre, elle lui serve de compagne inséparable et reste confondue avec lui ? Mais on ne fait que reproduire le problème avec toute sa difficulté. La lumière étant, dans cette hypothèse ; intimement unie au soleil, exécute la même révolution de l’Occident à l’Orient : elle est donc dans l’autre hémisphère, quand le nôtre est enveloppé des ténèbres de la nuit ; ce qui aboutit-il cette conséquence impie, que Dieu était isolé dans une certaine région dont la lumière s’éloigne, pour produire le soir à ses yeux. Enfin, Dieu aurait-il créé la lumière au lieu même où il allait bientôt créer l’homme ? Serait-ce au moment où la lumière quittait ce lieu que le soir serait survenu ? Aurait-elle gagé une autre partie du monde, pour reparaître le matin, après avoir achevé sa révolution ?

CHAPITRE XI. RÔLE DU SOLEIL. NOUVELLE DIFFICULTÉ DANS L’HYPOTHÈSE PRÉCÉDENTE. modifier


23. Dans quel but a donc été créé le soleil, le roi du jour[12], le flambeau de la terre, si, pour produire le jour, il suffit de la lumière, désignée aussi sous le nom de jour ? Éclairait-elle d’abord les régions supérieures ? La terre était-elle trop éloignée pour sentir ses effets, et le soleil devint-il nécessaire pour communiquer aux régions inférieures de l’univers le bienfait du jour ? On pourrait encore avancer que l’éclat du jour s’accrut par le rayonnement du soleil, et voir dans la lumière an jour moins vif que celui d’aujourd’hui sans qu’un auteur a prétendu que la lumière fut l’agent primitif, introduit par le Créateur dans son œuvre, quand il fut dit : « Que la lumière soit et la lumière fut » mais que l’emploi de la lumière ne fut réglé qu’au moment où apparurent les luminaires, dans l’ordre des jours qu’il plut à Dieu d’adopter pour composer ses œuvres. Mais que devint la lumière, quand survint le soir, pour faire régner la nuit à son tour ? C’est ce qu’il ne dit pas, et c’est un secret, selon moi, difficile à pénétrer. On ne saurait croire, en effet, que la lumière s’éteignit, pour faire place aux ténèbres de la nuit, et qu’elle se raviva, pour donner naissance au matin, avant que le soleil servit à accomplir cette révolution car le rôle du soleil ne commence, selon l’Écriture, qu’au quatrième jour.

CHAPITRE XII. NOUVELLE DIFFICULTÉ QUE PRÉSENTE LA SUCCESSION DES TROIS JOURS ET DES TROIS NUITS QUI PRÉCÉDÈRENT LA CRÉATION DU SOLEIL. COMMENT LES EAUX SE RASSEMBLÈRENT-ELLES ? modifier


24. Mais en vertu de quelle révolution s’est effectué, avant la création du soleil, le retour alternatif de trois jours et de trois nuits, sans que la lumière, à ne voir dans ce mot qu’un phénomène physique, ait changé de nature ? C’est un problème difficile à résoudre. On pourrait dire peut-être que Dieu nomma ténèbres la masse formée par la terre et les eaux, avant leur séparation, qui n’eut lieu que le troisième jour, soit que cette matière épaisse fût impénétrable à la lumière, soit qu’une masse aussi considérable, dut rester dans l’ombre, comme il arrive pour les corps dont une face seule est éclairée. Dans un corps quelconque, en effet, tout côté où la lumière ne peut pénétrer, reste dans l’ombre, puisqu’on appelle ombre, la face d’un corps inaccessible à la lumière qui s’y répandrait, si elle ne rencontrait pas une matière opaque. Admettons que cette ombre soit proportionnée à l’étendue de la terre et y couvre une surface égale à celle qu’éclaire le jour, la nuit s’explique. Les ténèbres en effet ne supposent pas toujours la nuit. Dans une immense caverne dont la lumière ne peut percer les profondeurs, à cause de la masse qui s’oppose à son passage, il y a assurément des ténèbres, car la lumière en est absente et n’en éclaire aucune partie ; cependant les ténèbres de cette sorte n’ont jamais été appelées nuit : ce terme est réservé à l’obscurité qui se répand sur une partie du globe, quand le jour l’abandonne. De même toute espèce de lumière ne mérite pas le nom de jour, par exemple, celle que promettent la lune, les étoiles, les flambeaux, les éclairs, et en général tout corps brillant : elle ne s’appelle jour qu’autant qu’elle succède périodiquement à la nuit.
25. Cependant, si la lumière primitive, immobile ou animée d’un mouvement de rotation, enveloppait la terre de tous côtés, on ne voit plus en quel endroit elle pouvait admettre la nuit à sa place : car elle ne quittait jamais un lieu pour se retirer devant la nuit. N’avait-elle été créée que dans un hémisphère, et, en décrivant son tour, permettait-elle à la nuit de décrire le sien dans l’autre hémisphère ? Dans ce cas, comme la terre était en ce moment couverte par les eaux, ce globe liquide pouvait sans obstacle produire, d’un côté, le jour, grâce à la présence de la lumière, de l’autre, la nuit, grâce à la disparition de la lumière : la nuit régnait depuis le soir dans un hémisphère, tandis que la lumière se dirigeait dans l’autre.
26.Maintenant, où se rassemblèrent les eaux, s’il est vrai qu’elles étaient auparavant répandues sur toute la, surface de la terre ? En quel endroit, dis-je, se rassemblèrent les eaux qui furent écartées pour faire paraître la terre ? S’il existait sur le globe quelque lieu sec où les eaux pussent s’amasser, le sol était déjà découvert et l’abîme n’en couvrait pas toute la surface. Si elles la couvraient tout entière, quel peut être le lieu où elles se réunirent, afin de laisser la terre à sec ? Furent-elles soulevées dans l’espace, à peu près comme une moisson qu’on bat dans l’aire et qui, portée sur le vent, s’amoncelle en un tas et laisse à découvert le sol qu’elle cachait auparavant ? Mais comment ne pas renoncer à cette pensée, envoyant la mer former une vaste plaine et, après les tempêtes qui élèvent ses flots comme des montagnes, redevenir unie comme une glace ? Il arrive que la mer découvre un peu au loin ses rivages ; mais on ne saurait nier qu’en se retirant d’un côté, elle ne s’étende d’un autre et qu’elle ne revienne sur les bords qu’elle a quittés. Où donc la mer pouvait-elle se retirer, pour laisser apparaître les continents, puisque les flots couvraient toute la surface de la terre ? L’eau qui couvrait le globe, aurait-elle été comme une légère vapeur, et, en se condensant pour former un amas, aurait-elle laissé en différents endroits le sol à découvert ? On pourrait dire encore que la terre, s’abaissant en larges et profondes vallées, put offrir de vastes réservoirs où les flots amoncelés se précipitèrent, et qu’ainsi le sol apparut aux endroits abandonnés par les eaux.

CHAPITRE XIII. A QUEL MOMENT ONT ÉTÉ CRÉÉES L’EAU ET LA TERRE. modifier



27. La matière n’est pas absolument sans forme, lors même qu’elle s’offre sous l’apparence d’une masse sombre. Aussi peut-on se demander à quelle époque Dieu donna aux eaux et à la terre les formes qui les distinguent, création dont il n’est pas parlé dans la période des six jours. Supposons un moment que cette œuvre ait précédé l’origine du jour, et que ce soit elle dont parle l’Écriture quand elle dit avant les six premiers jours : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre » que le mot terre désigne ici la terre même avec ses propriétés spécifiques, ensevelie encore sous les eaux qui déjà apparaissent avec leur forme déterminée ; que, dans ces paroles : « La terre était invisible et sans ordre, et les ténèbres étaient sur l’abîme, et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux » on doive voir, non la matière imparfaite, mais la terre et l’eau avec leurs propriétés les plus connues, au moment où elles n’étaient point encore éclairées par la lumière ; que, par conséquent, la terre fut appelée invisible, parce qu’elle était ensevelie sous les eaux et qu’elle ne pouvait être aperçue, eût-il même existé alors un être capable de la voir ; sans ordre, parce qu’elle n’était encore ni séparée de la mer, ni limitée par ses rivages, ni peuplée d’animaux ; alors, pourquoi ces propriétés, qui sont physiques sans aucun doute, ont-elles été créées antérieurement aux jours ? Pourquoi n’a-t-il pas été écrit : Dieu dit : que la terre soit, et la terre fut faite, que l’eau soit, et l’eau fut faite ? ou bien, en embrassant dans une même parole deux éléments, placés sous une loi commune dans les régions inférieures,, de l’espace : que l’eau et la terre soient faites, et il en fut ainsi ?

CHAPITRE XIV. CE QUI FAIT ENTENDRE, DANS LE PREMIER VERSET DE LA GENÈSE, QUE LA MATIÈRE ÉTAIT INFORME. modifier



28. Pourquoi enfin n’a-t-on pas ajouté immédiatement ces paroles : Dieu vit que cela était bien ? Si l’on y réfléchit, on se convaincra que, pour tout être qui change, le progrès suppose l’imperfection ; que dès lors, comme l’enseigne la foi catholique unie à une logique invincible, aucun être n’aurait pu exister, si le Dieu qui crée et organise toute chose sous sa forme achevée, ou perfectible ; qui comme dit l’Écriture « a fait le monde d’une matière informe[13] » n’eût créé le fond même des êtres, tel que l’Écriture le définit en termes assez clairs pour être entendus des oreilles comme des intelligences les plus rebelles, lorsqu’elle nous représente qu’avant la période des six jours « Dieu fit au commencement le ciel et la terre » et le reste jusqu’au passage : « Dieu dit : que la lumière soit » car c’est alors seulement qu’elle nous révèle dans quel ordre se formèrent successivement les choses.

CHAPITRE XV. LA SUBSTANCE PRÉCÈDE LE MODE, NON EN DATE, MAIS EN PRINCIPE. modifier



29. Je ne veux pas dire que la matière sans ses qualités existe antérieurement à l’être tout formé, puisque la substance et ses modes ont été créés simultanément. Par exemple, les sons constituent le fond des mots, les mots représentent les sons tout formés : or, celui qui parle ne fait pas d’abord entendre des sons confus, quitte à les rassembler pour en composer des mots. De même le Créateur n’a pas fait d’abord la matière, pour en tirer plus tard les différentes espèces d’êtres, comme s’il avait modifié son plan matière et forme, il a tout créé à la fois. Cependant comme le fond précède la forme, non en date, mais en principe, l’Écriture a légitimement établi dans son récit, des époques que Dieu n’a point mises dans l’acte créateur. Qu’on demande si dans le langage les mots se forment avec les sons ou les sons avec les mots ; quoique en parlant on accomplisse cette double opération, on voit sans peine celle qui précède l’autre. Or, Dieu ayant créé simultanément et la matière et les formes qu’il lui a données, l’Écriture devait marquer cette double action ; mais, comme elle ne pouvait la raconter que successivement, ne devait-elle pas parler de la substance avant d’en exposer les modifications ? Comment en douter ? En parlant du fond et de la forme, nous concevons ces deux idées à la fois, et nous les exprimons séparément. Or, si nous sommes incapables d’exprimer les deux mots à la fois dans un moment très-court, il fallait bien décrire successivement les deux actes dans un récit développe, quoique Dieu les ait accomplis en même temps. De la sorte, l’acte qui n’était le premier qu’en principe, s’est placé au début du récit. Si deux idées, sans être antérieures l’une à l’autre dans l’esprit, ne peuvent s’énoncer simultanément, à plus forte raison ne peuvent-elles s’exposer à la fois dans un récit. Il n’est donc pas douteux que la matière informe, presque voisine du néant, n’ait été créée par Dieu seul en même temps que les œuvres dont elle était comme le fond.
30. Si donc on dit avec raison qu’il n’est question que de la matière dans ce passage : « La terre était invisible et sans ordre, et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux » c’est pour faire comprendre, à part l’intervention du Saint-Esprit, et pour rendre sensible aux esprits les plus lourds l’imperfection de la matière, même dans les choses visibles qui vont être nommées : la terre et l’eau sont, en effet, les substances les plus faciles à mettre en œuvre, et les mots de l’Écriture sont bien choisis pour indiquer leur imperfection originelle.

CHAPITRE XVI. NOUVELLE MANIÈRE D’EXPLIQUER LA SUCCESSION DES JOURS ET DES NUITS PAR L’ÉMISSION OU L’AFFAIBLISSEMENT DE LA LUMIÈRE : QUELLE EST PEU SATISFAISANTE. modifier



31. Mais, si cette opinion est vraisemblable, il faut renoncer à l’idée que la lumière éclairait un côté du globe, en laissant l’autre dans l’ombre ; on ne doit plus expliquer ainsi la succession du jour et de la nuit. Veut-on concevoir le jour et la nuit en admettant que les rayons lumineux sont susceptibles de s’allonger ou de se raccourcir ? Mais je ne vois pas dans quel but se serait produit ce phénomène. Il n’existait point alors d’animaux pour profiter du bienfait de ce mouvement alternatif ; il s’établit après leur naissance, et fut réglé par le cours du soleil. D’ailleurs on ne saurait prouver par aucun exemple que la lumière, en se dilatant ou en se contractant, produit la succession du jour et de la nuit. Lorsque l’œil étincelle, on voit comme un jet de lumière ; ce jet peut se raccourcir, quand nous considérons un point dans l’air tout près de nos yeux ; il peut s’allonger, quand, sous le même angle, nous cherchons à fixer un point éloigné. Cependant, l’affaiblissement des rayons ne nous empêche pas absolument de distinguer les objets dans le lointain ; ils sont seulement plus obscurs qu’au moment où les regards s’y concentraient. Mais d’ailleurs la lumière est en si petite quantité dans l’organe de la vue, que, sans la lumière du dehors, nous serions incapables de voir ; et, comme elle ne peut guère se distinguer de celle qui nous environne, je ne vois pas par quel exemple on pourrait justifier l’hypothèse suivant laquelle la lumière se dilaterait, pour produire le jour, et se contracterait, pour produire la nuit.

CHAPITRE XVII. HYPOTHÈSE DE LA LUMIÈRE INTELLECTUELLE ; DIFFICULTÉS QU’ELLE ENTRAÎNE ; COMMENT ELLE SERT A EXPLIQUER LE SOIR ET LE MATIN, LA SÉPARATION DE LA LUMIÈRE D’AVEC LES TÉNÈBRES. modifier



32. Est-ce une lumière intellectuelle qui fut créée au moment où Dieu dit : « Que la lumière soit » ? Je n’entends point par là cette lumière coéternelle au Père, par qui tout a été fait et qui illumine tous les hommes, mais celle dont on a pu dire : « la sagesse est la première chose qui ait été créée[14]. » En effet, quand la Sagesse engendrée, quoique incréée, éternelle, immuable, se répand dans les créatures intelligentes comme dans des âmes saintes[15], afin de les illuminer de ses rayons, il se produit en elles une clarté d’esprit qui pourrait bien ressembler à celle que Dieu créa, en disant : « Que la lumière soit. » Dans ce cas, il aurait alors existé une création spirituelle, que désignerait le mot ciel dans ce passage : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre » non le ciel visible, mais le ciel immatériel qui s’élève au-dessus du ciel visible, je veux dire au-dessus de tous les corps, non par son élévation dans l’espace, mais par l’excellence de sa nature. Comment a pu être produite cette création en même temps que les clartés qui l’illuminent ? et comment le récit a-t-il dû exposer séparément cet acte indivisible ? Nous venons de l’expliquer à propos de la matière [16].
33. Mais comment comprendre, dans cette hypothèse, que la nuit succéda à la lumière, pour amener le soir ? Quelles sont les ténèbres dont Dieu sépara cette lumière immatérielle, puisque l’Écriture dit : « Et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres ? » Serait-ce qu’il existait déjà des pécheurs, des esprits insensés qui renonçaient aux clartés du vrai et que Dieu séparait des esprits fidèles, comme les ténèbres de la lumière ? En donnant à la lainière lie nom de jour, aux ténèbres celui de nuit, voulait-il montrer qu’il n’est pas l’auteur des péchés, mais le juste rémunérateur des mérites ? Le jour désignerait-il ici la durée, en sorte que la suite des siècles serait tout entière renfermée dans ce mot ? Aurait-il été appelé pour cette raison un jour et non le premier jour ? « Et il y eut un soir, dit l’Écriture, puis un matin, un jour entier. » Le soir signifierait alors le péché de la créature raisonnable, le matin, sa rénovation.
34. Cette discussion repose sur une allégorie prophétique, et par conséquent est ; étrangère au plan de cet ouvrage. Notre but, en effet, est d’y interpréter l’Écriture en nous attachant moins au symbole qu’à la lettre. Or, à ne considérer clans les êtres créés que leurs propriétés naturelles, comment découvrir dans une lumière immatérielle le soir et le matin ? La séparation de la lumière d’avec les, ténèbres n’implique-t-elle qu’une distinction métaphysique entre la substance et le mode ? La dénomination de jour et de nuit ne sert-elle qu’à exprimer la loi d’après laquelle Dieu ne laisse aucune de ses œuvres en désordre, et règle jusqu’à l’état imparfait d’où partent les êtres, pour accomplir la série de leurs transformations ? Signifie-t-elle que le mouvement qui tour-à-tour épuise et renouvelle les générations dans le temps, concourt à l’harmonie universelle ? La nuit n’est que l’ordre dans les ténèbres.
33. Voilà pourquoi on dit immédiatement après la création de la lumière : « Dieu vit que la lumière était bonne. » On aurait pu répéter ces paroles après chaque œuvre de ce jour ; en d’autres termes : après avoir exposé comment Dieu fit la lumière, comment il sépara la lumière d’avec les ténèbres, comment il appela la lumière jour et les ténèbres nuit, on aurait pu ajouter successivement : « Dieu vit que cela était bien » et terminer par ces mots : « Il y eut un soir et matin » comme on l’a fait pour toutes les œuvres auxquelles Dieu a donné un nom. Si on n’a point suivi cette marche, c’est qu’on voulait distinguer de l’être formé la matière imparfaite, et révéler que, loin d’avoir acquis son, point de perfection, elle devait servir à façonner de nouveaux êtres dans l’ordre physique. Si donc on eût ajouté, après avoir établi cette distinction et ces dénominations : « Dieu vit que cela était bon » on nous aurait fait entendre que ces œuvres étaient achevées et complètes dans leur genre. La lumière seule étant une œuvre achevée : « Dieu, dit l’Écriture, vit que la lumière était bonne » et il la sépara de fait comme de nom d’avec les ténèbres. Cette opération ne fut point consacrée par l’approbation divine ; la contusion en effet ne cessait qu’autant qu’il le fallait pour produire un nouvel ordre de choses. La nuit, que nous connaissons si bien maintenant, grâce à la révolution du soleil autour de la terre, ne plaît à Dieu qu’au moment où la disposition de luminaires dans le ciel la distingue du jour, la division du jour et de la nuit est en effet suivie alors de ces paroles : « Dieu vit que cela était bien. » La nuit n’était pas alors – une substance imparfaite destinée à en produire d’autres : c’était l’air dans l’espace, sans la lumière du jour, un phénomène complet dans son genre et qui ne pouvait devenir ni plus parfait ni mieux accusé. Quant au soir durant les trois jours qui ont précédé l’apparition des astres, on peut sans invraisemblance y voir la fin d’une œuvre accomplie le matin est le signal d’une Œuvre nouvelle.

CHAPITRE XVIII. DE L’ACTIVITÉ DIVINE. modifier



36. Quoi qu’il en soit, n’oublions pas le principe établi précédemment : ce n’est point par des opérations successives de son intelligence ou par des mouvements physiques que Dieu agit, comme ferait un ange ou un homme ; son activité s’exerce selon les idées éternelles, immuables, constantes, de son Verbe coéternel, et par la fécondité, si j’ose ainsi dire, du Saint-Esprit, qui lui est également coéternel. Il est dit, dans les traductions grecque et latine que « l’Esprit a de Dieu était porté sur les eaux » mais d’après le syriaque, langue de la même famille que l’hébreu, on doit plutôt entendre qu’il les échauffait, ##Rem fovebat : c’est l’interprétation d’un savant chrétien de la Syrie. Ce mot ne rappelle pas les fomentations à l’eau froide où chaude qu’on emploie pour guérir les fluxions ou les plaies [17] : il exprime une sorte d’incubation, qu’on pourrait comparer à celle des oiseaux fécondant leurs œufs, quand la mère, obéissant à l’instinct de la tendresse, communique sa chaleur à ses petits pour les faire éclore. N’allons donc pas nous imaginer, par un grossier matérialisme, que Dieu ait prononcé des paroles humaines à chaque création des six jours. Ce n’est point dans ce huit que la Sagesse même de Dieu a revêtu nos faiblesses ; si elle est venue rassembler les fils de Jérusalem, comme la poule réunit sa couvée sous les ailes[18], ce n’est pas pour nous laisser dans une éternelle enfance, mais pour empêcher d’être enfants par la malice et jeunes de discernement[19].
37. Si l’Écriture nous offre des vérités obscures, hors de notre portée, et qui, sans ébranler la fermeté de notre foi, prêtent à plusieurs interprétations, gardons-nous d’adopter une opinion et de nous y engager assez aveuglément pour succomber, quand un examen approfondi nous en démontre la fausseté ; loin de soutenir la pensée de l’Écriture, nous ne ferions plus que soutenir une opinion personnelle, donnant notre sens particulier pour celui de l’Écriture, tandis que la pensée de l’Écriture doit devenir la nôtre.

CHAPITRE XIX. IL FAUT S’INTERDIRE TOUTE ASSERTION HASARDÉE. DANS LES PASSAGES OBSCURS DES SAINTS LIVRES. modifier



38. Admettons effectivement qu’à propos de ce passage, : « Dieu dit : que la lumière soit » les uns voient dans la lumière une clarté intellectuelle, les autres, un phénomène physique. Qu’il y ait une lumière intellectuelle qui illumine les esprits, c’est un point admis dans notre foi ; quant à l’hypothèse d’une lumière matérielle créée dans le ciel, ou au-dessus du ciel, ou même avant le ciel, et susceptible de faire place à la nuit, elle n’est point contraire à la foi, aussi longtemps qu’elle n’est pas renversée par une vérité incontestable. Est-elle reconnue fausse ? L’Écriture ne la contenait pas ; ce n’était que le fruit de l’ignorance humaine. Est-elle au contraire démontrée par une preuve infaillible ? Même dans ce cas, on pourra se demander si l’Écrivain sacré a voulu dans ce passage révéler cette vérité ou exprimer une autre idée non moins certaine. Quand même on verrait par l’ensemble de ses paroles, qu’il n’a pas songé à cette idée, loin de conclure que tout autre idée qu’il a voulu exprimer soit fausse, il faudrait reconnaître qu’elle est vraie et plus avantageuse à connaître. Et quand l’ensemble n’empêcherait pas de croire qu’il ait eu cette intention, il resterait encore à examiner s’il n’a pu en avoir une autre. Cette possibilité reconnue, on ne pourrait décider quelle a été sa véritable pensée ; on serait même fondé à croire qu’il a voulu exprimer une double pensée, si l’ensemble prêtait à une double interprétation.
39. Qu’arrive-t-il encore ? Le ciel, la terre et les autres éléments, les révolutions, la grandeur et les distancés des astres, les éclipses du soleil et de la lune, le mouvement périodique de l’année et des saisons ; les propriétés des animaux, des plantes et des minéraux, sont l’objet de connaissances précises, qu’on peut acquérir, sans être chrétien, par le raisonnement ou l’expérience. Or, rien ne serait plus honteux, plus déplorable et plus dangereux que la situation d’un chrétien, qui traitant de ces matières, devant les infidèles, comme s’il leur exposait les vérités chrétiennes, débiterait tant d’absurdités, qu’en le voyant avancer des erreurs grosses comme des montagnes, ils pourraient à peine s’empêcher de rire. Qu’un homme provoque le rire par ses bévues, c’est un petit inconvénient ; le mal est de faire croire aux infidèles que les écrivains sacrés en sont les auteurs, et de leur prêter, au préjudice des âmes dont le salut nous préoccupe, un air d’ignorance grossière et ridicule. Comment en effet, après avoir vu un chrétien se tromper sur des vérités qui leur sont familières, et attribuer à nos saints Livres ses fausses opinions, comment, dis-je, pourraient-ils embrasser, sur l’autorité de ces mêmes livres, les dogmes de la résurrection des corps, de la vie éternelle, du royaume des cieux, quand ils s’imaginent y découvrir des erreurs sur des vérités démontrées par le raisonnement et l’expérience ? On ne saurait dire l’embarras et le chagrin où ces téméraires ergoteurs jettent les chrétiens éclairés. Sont-ils accusés et presque convaincus de soutenir une opinion fausse, absurde, par des adversaires qui ne reconnaissent pas l’autorité de l’Écriture ? on les voit chercher à s’appuyer sur l’Écriture même, pour défendre leur assertion aussi présomptueuse que fausse, citer les passages les plus propres, selon eux, à prouver en leur faveur, et se perdre en de vains discours, sans savoir ni ce qu’ils avancent ni les arguments dont ils se servent pour l’établir[20].

CHAPITRE XX. BUT DE L’AUTEUR EN EXPLIQUANT LA GENÈSE A DIVERS POINTS DE VUE. modifier



40. Dans cette discussion, j’ai éclairci le texte de la Genèse, en multipliant les explications autant que je l’ai pu ; j’ai proposé différents commentaires sur les passages obscurs où Dieu exerce notre intelligence. Je n’ai rien avancé avec une présomption qui condamne d’avance tout autre solution, quoiqu’elle puisse être meilleure ; on peut, selon la portée de son esprit, admettre l’application qu’on trouve la plus satisfaisante, à condition d’accueillir les passages difficiles avec autant de respect pour l’Écriture que de défiance pour soi-même. Que ces explications si diverses des paroles sacrées servent du moins à en imposer aux personnes qui, enflées de leur science mondaine, critiquent comme une œuvre de barbarie et d’ignorance des paroles destinées à entretenir la piété dans les cœurs : elles n’ont pas d’ailes et rampent sur la terre, grenouilles boiteuses qui poursuivent de leurs coassements les oiseaux dans leur nid. Plus dangereuse encore est l’illusion de ces faibles chrétiens qui, en entendant les impies discuter sur le mouvement des corps célestes ou sur les phénomènes physiques avec autant de finesse que d’éloquence, se sentent anéantis : ils soupirent en se comparant à ces prétendus grands hommes ; ils reviennent avec dégoût à l’Écriture, source de la plus pure piété, et se résignent à peine à effleurer ces livres qu’ils devraient dévorer avec délices ; le labeur de la moisson leur répugne et ils jettent un regard avide sur des épines fleuries. Ils ne s’appliquent plus à goûter combien le Seigneur est doux[21] ; ils n’ont pas faim le jour du sabbat ; et telle est leur indolence que, malgré la permission du Seigneur, ils ne peuvent se résoudre à arracher les épines, à les retourner entre leurs mains et à les broyer, jusqu’à ce qu’enfin ils en extraient la nourriture[22].

CHAPITRE XXI. AVANTAGE D’UN COMMENTAIRE QUI EXCLUT TOUTE PROPOSITION HASARDÉE. modifier



41. On va me dire : Eh bien ! que résulte-t-il de ces discussions agitées avec tant de fracas ? Où est le bon grain que tu as recueilli ? Pourquoi la plupart de ces problèmes restent-ils aussi obscurs qu’auparavant ? Affirme enfin quelques-unes de ces vérités dont la plupart, à t’entendre, sont accessibles à l’esprit. Ma réponse est facile ; J’ai trouvé un aliment délicieux ; je me suis convaincu qu’en s’inspirant de la foi, on trouve toujours une réponse à faire aux spirituels qui se plaisent à attaquer les Livres de notre salut. Ont-ils, sur la nature, des principes solidement établis ? Nous leur prouvons que l’Écriture n’y contredit pas. Tirent-ils des ouvrages profanes quelque proposition contraire à l’Écriture, c’est-à-dire, à la foi catholique ? Nous avons la logique pour en démontrer la fausseté, ou la foi pour la rejeter sans l’ombre d’un doute. Ainsi demeurons attachés à notre Médiateur, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science[23] ; et gardons-nous tout ensemble des sophismes d’une philosophie verbeuse, et des terreurs superstitieuses d’une fausse religion. Lisons-nous les livres saints ? Dans cette multitude de pensées vraies, exprimées en quelques mots et protégées par la plus pure tradition de la foi, choisissons le sens qui s’accorde le mieux avec les intentions de l’Écrivain sacré. Cette intention n’est-elle pas marquée ? Préférons, choisissons celui que le contexte permet d’adopter et qui est conforme à la foi. Si enfin le contexte ne souffre ni éclaircissement ni discussion, tenons-nous en aux prescriptions de la foi. Il est bien différent, en effet, d’être incapable de saisir la pensée véritable de l’écrivain sacré ou de s’écarter des principes de la religion. Si on réussit à éviter ces deux écueils, la lecture porte tous ses fruits : si on ne peut échapper à tous deux, on tire avec profit d’un passage obscur une maxime conforme à la foi.

LIVRE II. CRÉATION DU FIRMAMENT[24]. modifier

CHAPITRE PREMIER. QUE SIGNIFIE LE FIRMAMENT AU MILIEU DES EAUX L’EAU PEUT-ELLE, D’APRÈS LES LOIS DE LA PHYSIQUE, SÉJOURNER AU-DESSUS DU CIEL ÉTOILÉ ? modifier


1. « Dieu dit : que le firmament se fasse au milieu des eaux et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux. Et cela se fit. Dieu fit donc le firmament et sépara les eaux qui sont au-dessous du firmament, d’avec les eaux qui étaient au-dessus. Et Dieu nomma le firmament ciel. Et Dieu vit que cette œuvre était bonne. Et le soir arriva, et au matin se fit le second jour. » Il serait inutile de répéter ici le commentaire que j’ai fait tout à l’heure sur la parole créatrice, sur l’approbation donnée par Dieu à ses œuvres, sur le matin et le soir : chaque fois que ces termes reparaissent, je prie le lecteur de se reporter aux explications précédentes. La question qui doit maintenant nous occuper est de savoir s’il s’agit ici du ciel, je veux dire de l’espace qui s’élève au-dessus de l’atmosphère, quelle qu’en soit la hauteur, et des régions où le soleil avec la lune et les étoiles furent placés le quatrième jour ; ou si le firmament ne sert qu’à désigner l’atmosphère elle-même.
2. Plusieurs prétendent en effet que les eaux ne peuvent physiquement se tenir au-dessus du ciel étoilé, parce que selon les lois de la pesanteur, elles doivent couler sur la terre, ou s’élever sous forme de vapeur à quelque hauteur seulement dans l’atmosphère. Qu’on ne s’avise pas d’objecter à ces physiciens qu’en vertu de la puissance infinie de Dieu les eaux ont pu, malgré leur pesanteur, se répandre au-dessus des régions célestes où nous voyons maintenant les astres se mouvoir. Notre but est de chercher, d’après les livres saints, les lois que Dieu a imposées à la nature, et non le miracle qu’il peut opérer par elle et en elle pour manifester sa puissance. Si par exception Dieu voulait que l’huile restât sous l’eau, le phénomène aurait lieu : nous n’en connaîtrions pas moins la propriété qui fait monter l’huile au-dessus de l’eau malgré l’obstacle qu’elle lui oppose. Examinons donc si le Créateur « qui a disposé tout avec nombre, poids et mesure[25] » loin d’assigner aux eaux un lit unique à la surface du globe, les a encore superposées à la voûte céleste, en dehors de notre atmosphère.
3. Ceux qui ne veulent pas admettre une pareille hypothèse, se fondent sur les lois de la pesanteur ; à leurs yeux la voûte céleste n’est point une espèce de sol assez ferme pour soutenir le poids des eaux ; une telle consistance n’appartient qu’à la terre et la distingue du ciel ; les propriétés des éléments ne les distinguent pas moins que la place qu’ils occupent, ou plutôt, leur place est dans un juste rapport avec leurs propriétés : par exemple, l’eau ne peut être que sur la terre ; fût-elle sous terre, comme l’eau immobile ou courante des grottes et des cavernes, c’est encore le sol qui lui sert de base. Qu’un éboulement se produise, la terre ne reste pas à la surface de l’eau, mais descend jusqu’au fond et s’y fixe comme à sa place naturelle. Par conséquent, lorsqu’elle était au-dessus de l’eau, ce n’est pas l’eau qui la soutenait, mais la force de cohésion qui soutient aussi la voûte des cavernes.
4. On doit ici se garder d’une erreur que j’ai recommandé d’éviter ; elle consisterait à prendre le passage du Psalmiste : « Il a fondé la terre sur les eaux » et à opposer, ce témoignage de l’Écriture aux théories des physiciens sur la pesanteur des corps. En effet comme ils n’admettent pas l’autorité des livres saints et qu’ils ignorent le véritable sens de ce passage, ils auraient plus de pente à s’en moquer qu’à renoncer aux vérités qu’ils tiennent du raisonnement ou de l’expérience. Or, ce passage du Psalmiste peut fort bien s’entendre au sens figuré : le ciel et la terre sont souvent une métaphore dans le tangage de l’Église pour représenter l’état spirituel ou charnel des âmes. Par conséquent, le Psalmiste, en parlant des cieux « que Dieu a créés dans l’intelligence[26] » aurait désigné la contemplation sans nuage de la vérité ; la terre aurait été pour lui le symbole de la foi naïve des esprits simples, qui, sans se laisser égarer par de vaines théories, ont trouvé dans la prédication des prophètes et de l’Évangile un fondement devenu inébranlable par la grâce du Baptême : aussi ajoute-t-il : « il a fondé la terre sur l’eau. » Aime-t-on mieux expliquer ces paroles à la lettre ? Elles rappellent naturellement les montagnes, les îles qui s’élèvent au-dessus du niveau de la mer, ou même les grottes dont la voûte est suspendue au-dessus des eaux. Ainsi d’après le sens littéral, ce passage ne peut signifier que l’eau, en vertu des lois de la nature, formait une base capable de porter la terre.

CHAPITRE II. L’AIR EST PLUS LÉGER QUE LA TERRE. modifier


5. L’air s’élève naturellement au-dessus de l’eau, quoiqu’il se répande à la surface de la terre par sa force d’expansion ; c’est ce que l’expérience démontre. Enfoncez un vase dans l’eau, l’orifice renversé ; il ne peut s’emplir, tant il est vrai que l’air a la propriété de se tenir plus haut. Le vase semble vide, mais il est évidemment plein d’air : car, comme l’air ne peut plus s’échapper par l’orifice et que sa nature l’empêche de descendre sous la couche liquide, il se concentre, repousse l’eau et l’empêche de monter ; mais si vous inclinez l’ouverture du vase, au lieu de l’enfoncer verticalement, l’air trouve une issue pour s’échapper et l’eau s’élève. Tenez le vase en l’air avec son entrée parfaitement libre, et versez-y de l’eau : l’air trouve un passage partout où vous ne versez pas et fait un vide où l’eau pénètre ; mais si le vase, sous une pression violente, perd sa position, et que l’eau s’y précipite de toutes parts, de façon à obstruer l’ouverture, l’air la divise pour regagner sa hauteur naturelle et lui laisse une place au fond : le bruit intermittent qu’on entend alors, vient des efforts de l’air pour s’échapper successivement, l’ouverture trop étroite né lui permettant pas de sortir tout d’un coup. Ainsi, l’air est-il obligé de monter au-dessus de l’eau ? Il en perce les couches, et la fait jaillir en bulles légères par son impétuosité ; il s’évapore bruyamment pour reprendre sa position naturelle et laisser l’eau retomber à la place que lui assigne sa pesanteur. Veut-on au contraire le forcer à passer d’un vase sous l’eau, en tenant l’orifice renversé ? On aura moins de peine à le renfermer sous l’eau de tous côtés qu’à en faire entrer la moindre goutte par l’orifice.

CHAPITRE III. LE FEU EST PLUS LÉGER QUE L’AIR. modifier


6. Quant au feu, son mouvement ascensionnel n’indique-t-il pas qu’il tend à s’élever au-dessus de l’air ? Tenez un flambeau renversé, la pointe de la flamme ne s’en dirige pas moins vers le ciel. Cependant, comme le feu s’éteint dans l’air quand il devient trop épais, et qu’il perd ses propriétés pour se confondre avec lui, il ne pourrait atteindre, jusqu’aux dernières limites de l’atmosphère. De là vient qu’on nomme ciel le feu pur répandu au-delà de l’atmosphère ; c’est là, selon quelques physiciens, la matière première des astres, qui ne seraient qu’une inclinaison de cette lumière ardente transformée en sphères solides comme nous les voyons aujourd’hui dans le ciel dans le ciel. Ils ajoutent que si l’air et l’eau sont au-dessus de la terre, c’est que leur pesanteur est moindre : de même que si l’air est suspendu sur l’eau ou sur la terre, c’est qu’il pèse moins que l’eau. Ils soutiennent donc qu’un peu d’air, en supposant qu’on prit l’introduire dans les hautes régions du ciel, en retomberait par son propre poids, jusqu’à ce qu’il rencontrât notre atmosphère ; et ils concluent que l’eau ne pourrait à plus forte raison séjourner au-dessus des régions où brille le feu pur, puisque l’air, spécifiquement plus léger, ne saurait y rester en équilibre.

CHAPITRE IV. DE L’OPINION SUIVANT LAQUELLE LE FIRMAMENT NE SERAIT QUE L’ATMOSPHÈRE modifier


7. Cette objection a frappé un auteur, et il a cherché un moyen de démontrer que l’eau était suspendue au-dessus des cieux, afin de concilier l’Écriture avec les lois de la physique. Il prouve d’abord, ce qui était facile, que l’air et le ciel sont des expressions synonymes, non seulement dans le langage ordinaire où l’on dit sans cesse un ciel pur, un ciel chargé de nuages ; mais encore dans le style de l’Écriture, par exemple : « Voyez les oiseaux du ciel[27] » or, le ciel où volent les oiseaux ne peut être que l’air. En parlant des nuages, le Seigneur dit lui-même : « Vous savez juger l’aspect du ciel[28]. » Quant aux nuages, nous les voyons se former dans l’air qui nous avoisine, retomber le long des montagnes et souvent même rester au-dessous de leurs cimes. Ce point établi, il prétend que le firmament a été ainsi appelé, parce qu’il met comme une ligne de démarcation entre les vapeurs légères, sorties du sein des eaux, et les eaux plus denses qui coulent sur la terre. Les nuages, en effet, comme l’ont vérifié tous ceux qui les ont traversés dans les montagnes ; ressemblent à un amas de gouttelettes très déliées. Ces molécules viennent-elles à se condenser et à se réunir en une grosse goutte ? L’air ne pouvant plus la soutenir t’abandonne à son propre poids et elle tombe sur la terre. Tel est le phénomène de la pluie. Par conséquent, dans l’air, placé entre les vapeurs dont les nuages sont formés et les eaux répandues sur la terre, il retrouve le ciel qui divise les eaux d’avec les eaux. Cette explication si exacte mérite, à mon sens, les plus grands éloges : elle n’est point contraire à la foi et s’accorde avec l’expérience la plus facile à réaliser. Toutefois on peut penser aussi que la pesanteur n’empêche point l’eau de rester au-dessus du ciel, sous forme de vapeurs, puisqu’elle ne l’empêche pas, sous la même forme, d’être suspendue en l’air. Quoique plus lourd et par conséquent moins haut que le ciel, l’air est sac, aucun doute plus léger que l’eau, ce qui n’empêche pas les vapeurs de monter au-dessus. Il est donc possible qu’une masse liquide, réduite en vapeurs infiniment plus subtiles, s’étende par de-là le ciel, sans être forcée d’en descendre par les lois de la pesanteur. Les philosophes eux-mêmes nous démontrent par un raisonnement très-rigoureux, que la matière est divisible à l’infini et qu’un raccourci d’atome est susceptible encore de se diviser : car toute partie d’un corps est corps elle-même, et tout corps est nécessairement divisible en deux. Par conséquent, si l’eau peut se réduire, comme le démontre en effet l’expérience, en gouttelettes, assez ténues pour s’élever au-dessus de l’air, quoiqu’il soit naturellement plus léger ; pourquoi ne pourrait-elle, marré sa pesanteur relative, se répandre par de-là le ciel en gouttelettes plus déliées, en vapeurs plus légères ?

CHAPITRE V. L’EAU SUSPENDUE AU-DESSUS DU CIEL ÉTOILÉ. modifier


9. Quelques auteurs chrétiens, voulant réfuter ceux qui s’appuient sur les lois de la pesanteur pour soutenir que l’eau ne peut rester en équilibre au-dessus du ciel étoilé, ont essayé de les mettre en contradiction avec leur propre système sur la température et les révolutions des astres. D’après ce système, en effet, la planète de Saturne est glacée et met trente ans à accomplir sa révolution sidérale : son élévation dans l’espace l’oblige à décrire un plus grand tour. Le soleil, au contraire, achève la même révolution en un an, et la lune en un mois ; moins l’astre est élevé, plus sa rotation est rapide, afin qu’il y ait un rapport exact entre la durée du mouvement et sa hauteur relative dans l’espace. Ils se demandent donc par quel mystère la planète de Saturne est si froide, quand sa température devrait être d’autant plus élevée que sa rotation s’accomplit du haut de la voûte céleste. Voyez une roue tourner : le mouvement est plus lent au centre, plus rapide à la circonférence, afin que, malgré la différence ces rayons, tous les mouvements se combinent pour former un même tour. Or, plus la rotation est rapide, plus il se dégage de chaleur : la température de Saturne devrait donc être plutôt brûlante que froide. Car bien que Saturne ayant un vaste cercle à décrire, mette trente ans à achever sa révolution par son mouvement propre, il est soumis chaque jour au mouvement général et en sens contraire du ciel, dont une conversion produit un jour, au dire de ces physiciens : par conséquent, la partie du ciel où il tourne, étant animée d’un mouvement plus rapide, il devrait dégager plus de chaleur. D’où vient donc ce mystère ? Du voisinage même des eaux suspendues au-dessus du ciel étoilé et dont ces physiciens contestent l’existence. Voilà sur quelles conjectures s’appuient nos auteurs pour combattre les physiciens qui ; sans vouloir entendre parler d’eaux au-dessus du ciel, soutiennent néanmoins que la planète placée au sommet de la voûte céleste est glacée : ils les forcent ainsi à conclure que ces eaux existent, non plus sous forme de vapeurs légères, mais à l’état de glace. Quelque système qu’on adopte, l’existence des eaux au-dessus du ciel, sous quelque forme que l’on voudra, est un fait indubitable : l’autorité de l’Écriture doit prévaloir sur les plus ingénieuses théories de l’esprit humain.

CHAPITRE VI. FAUT-IL VOIR DANS LE PASSAGE : « ET DIEU FIT LE FIRMAMENT » ETC. L’INTERVENTION DIRECTE DU FILS ? modifier


10. On a remarqué, et cette réflexion, mérite, selon moi, d’être approfondie, qu’après cette parole immédiatement accomplie : « Que le firmament se fasse au milieu des eaux et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux » l’Écriture ne se contente pas de dire : « Cela se fit » mais qu’elle ajoute : « Et Dieu fit le firmament, et il sépara les eaux qui étaient au-dessus du firmament, d’avec les eaux qui étaient au-dessous. » On croit donc que la personne du Père est marquée dans le passage : « Et Dieu dit : Que le firmament se fasse au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux ; ce qui fut fait » et l’on pense que l’Écriture avait pour but de faire entendre que le Fils avait accompli la parole du Père quand elle ajoute : « Et Dieu fit le firmament », etc.
11. Mais, puisqu’il a déjà été écrit : « Et cela fut fait » je demande par qui cela fut fait, Était-ce par le Fils ? A quoi bon alors cette espèce de pléonasme : « Et Dieu fit le firmament, etc ? » Si au contraire on voit dans le passage : « Et cela fut fait » l’acte du Père, il ne faut plus admettre que le Père parle et que le Fils exécute ; il faudrait même en conclure que le Père agit indépendamment du Fils, et que le Fils reproduit les actes du Père par imitation, ce qui est contraire à la foi catholique. Aime-t-on mieux ne voir qu’une répétition de la même idée dans les deux passages : « Et cela se fit » et « Dieu fit ainsi ? » Pourquoi ne pas identifier celui qui commande et celui qui exécute. Veut-on aussi en laissant de côté : « Et il fut fait « ainsi » se borner à rapporter les deux autres passages, celui où Dieu commande et celui où il agit ( fiat-fecit), et retrouver ici l’intervention du Père, là celle du Fils ?
12. On peut encore se demander s’il ne faudrait pas voir dans l’expression fiat un ordre, pour ainsi dire, donné au Fils par le Père. Dans ce cas, pourquoi l’Écriture n’a-t-elle pas pris soin de désigner la personne du Saint-Esprit ? Est-ce qu’il faut reconnaître la Trinité dans le commandement, dans l’acte créateur, et dans l’approbation donnée à l’œuvre ? Mais la Trinité forme une unité trop absolue pour que le Fils reçoive en quelque façon l’ordre d’agir, tandis que le Saint-Esprit approuve de lui-même et sans y être invité l’œuvre accomplie. Quel ordre, en effet, le Père pourrait-il donner au Fils, c’est-à-dire, à son Verbe éternel, le Verbe du Père, le Fils unique en qui existe tout ce qui a été créé, même avant la création, le principe de la vie, en ce sens que tout ce qu’il a fait est en lui vie et vie créatrice, et en dehors de lui, vie contingente et créée ? Les êtres qu’il a créés sontdonc.enlui puisqu’il les gouverne et les contient, mais à un tout autre titre que l’Etre qui constitue son essence. Car la vie qui est en lui n’est autre chose que lui-même, parce qu’en tant que vie il est la lumière des hommes[29]. Ainsi donc, rien ne pouvait être créé, soit avant les temps sans toutefois être coéternel au Créateur, soit à l’origine des temps ou à un moment quelconque de la durée, sans que le type de cette création, si l’on peut parler ainsi, n’eût dans le Verbe coéternel à Dieu une existence également éternelle : voilà pourquoi l’Écriture, avant de raconter chaque création dans son ordre, remonte au Verbe de Dieu et débute par ces mots : « Dieu dit; » en effet, elle n’explique la création d’aucun être, sans en découvrir la cause dans le Verbe de Dieu.
13. Dieu n’a pas répété le Fiat de la création aussi souvent que nous lisons dans la Genèse : « Dieu dit. » Car Dieu n’a engendré qu’un Verbe unique, en qui il a tout exprimé universellement avant que les choses sortissent du néant selon leur ordre particulier. Mais l’Ecrivain sacré, abaissant son langage à la portée des esprits les plus humbles, énumère successivement les diverses espèces d’êtres, et considère, successivement dans le Verbe de Dieu la cause éternelle de chaque création. Voilà pourquoi il répète la parole, quoiqu’elle n’ait point été répétée : « Dieu dit. » Supposons qu’il ait d’abord songé à s’exprimer ainsi : « Le firmament se fit au milieu « des eaux afin que les eaux fussent séparées « des eaux » si on lui avait demandé comment cette œuvre s’était accomplie, il aurait répondu avec raison que Dieu avait dit : « Que le firmament se fasse » en d’autres termes, que la création du firmament était arrêtée dans son Verbe éternel. Il a donc débuté dans son récit par l’explication même dont il aurait pu le faire suivre, si on lui avait demandé la manière dont la création s’était accomplie.
14. Ainsi donc les expressions : « Dieu dit que telle œuvre se fasse » nous font entendre l’idée créatrice arrêtée dans le Verbe de Dieu. Les mots : « Cela fut fait » nous révèlent que l’être créé se forma dans les limites fixées à son espèce par le Verbe de Dieu. Enfin les mots « Dieu vit que cette œuvre était bonne » nous montrent que, grâce à là charité de son Esprit, l’être créé lui plaisait ; cette approbation n’indique pas qu’il ne connût son œuvre et ne la trouvât agréable qu’en la voyant accomplie, mais qu’il voulait lui conserver l’existence en vertu de la même bonté qui l’avait engagé à la lui donner.

CHAPITRE VII. CONTINUATION DU MÊME SUJET. modifier


15. La question n’est pas encore épuisée : on peut encore se demander pourquoi, aux expressions qui indiquent en elles-mêmes l’accomplissement de l’ordre divin : « Et cela ce fit » on ajoute ces paroles : « et Dieu fit » telle ou telle chose. Les mots, en effet, qui marquent le commandement et son exécution immédiate ( fiat, factum est) révèlent assez clairement que Dieu parlé dans son Verbe et que son Verbe a réalisé sa parole : ils suffisent pour montrer la double personne du Père et du Fils. Si cette répétition n’a pour objet que de faire apparaître la personne du Fils, il faudra donc admettre que Dieu ne s’est pas servi de son Fils, le troisième jour, pour rassembler les eaux et découvrir la surface de la terre : car, l’Écriture n’ajoute pas ici : « et Dieu rassembla les eaux. » Toutefois, dans cet endroit même, après avoir montré l’œuvre divine accomplie, l’Écriture redouble l’expression et ajoute : « Et l’eau qui est sous le ciel se rassembla. » Et la lumière ? Le Fils n’a-t-il point concouru à sa création, parce que l’Écriture n’a point employé cette double formule ? Car, n’aurait-on pu adopter aussi la formule suivante : Et Dieu dit que la lumière soit faite, et cela se fit ; et Dieu fit la lumière, ou dire, comme pour le rassemblement des eaux : Et Dieu dit : que la lumière soit faite, et cela se fit ; et Dieu vit que la lumière était bonne ? Mais non : après avoir exprimé l’ordre divin, l’Écriture ajoute simplement. « Et la lumière fut faite » puis elle raconte, sans aucune répétition, que Dieu approuva la lumière, la sépara d’avec les ténèbres et leur donna un nom.

CHAPITRE VIII. POURQUOI L’EXPRESSION : « ET FECIT DEUS » N’A-T-ELLE PAS ÉTÉ REPRODUITE APRÈS LA CRÉATION DE LA LUMIÈRE ? modifier


16. Que signifie donc cette répétition qui se reproduit à chaque création sauf à celle de la lumière ? Cette omission n’aurait-elle pas pour but de démontrer que le premier jour, date de l’apparition de la lumière, manifesta, sous le nom même de lumière, la nature des êtres spirituels et intelligents, parmi lesquels il faut ranger les saints Anges et les Vertus ? Si, en effet, l’Écriture n’ajoute rien aux expressions : « Et la lumière fut faite » la raison n’en est-elle pas que la créature intelligente, loin de connaître d’abord son moyen de perfectionnement et de l’atteindre ensuite, n’en prit conscience qu’au moment où elle se perfectionnait, en d’autres termes, qu’au moment où rayonnait en elle la vérité à laquelle elle s’unit ; tandis que, pour les créatures d’un ordre inférieur, l’existence.étaitconnue comme possible dans l’esprit de la création raisonnable, avant de se réaliser sous une forme déterminée ? Par conséquent, la lumière doit apparaître sous deux points de vue : d’abord, dans le Verbe de Dieu, si l’on considère la cause de son existence, en d’autres termes, dans la sagesse coéternelle au Père ; puis ; en elle-même, si l’on considère sous quelle forme elle s’est réalisée. Dans le Verbe, la lumière n’est pas faite, mais engendrée ; dans la nature, elle est faite, parce quelle a été tirée des éléments grossiers et primitifs. On voit maintenant pourquoi Dieu dit : « Que la lumière soit faite, et.lalumière fut faite : » il faisait passer l’idée de son Verbe dans la réalité. Au point de vue de la sagesse engendrée, le ciel existait comme type dans le Verbe de Dieu : ce type fut ensuite reproduit dans la raison des Anges, d’après la sagesse qui avait été créée en eux : enfin le ciel devint une réalité, afin qu’il existât sous sa forme spéciale. On expliquerait de la même manière la séparation des eaux d’avec les eaux, la formation des arbres et des plantes, la naissance des animaux dans les eaux et sur la terre.
17. Les anges, en effet, n’ont pas seulement des sens, comme l’animal, pour considérer la nature – visible : à supposer qu’ils aient des sens, ils connaissent mieux l’univers, d’après les idées qu’ils découvrent dans le sein du Verbe de Dieu, qui les éclaire et leur communique la sagesse. Donc, de même que le type de la créature réside dans le Verbe de Dieu avant qu’elle reçoive l’existence ; de même ce type se découvre d’abord à la créature intelligente dont la raison n’a pas été obscurcie parle péché : enfin le type se réalise. Pour concevoir les vues de la Sagesse les anges n’avaient pas besoin de s’expliquer, comme nous, les desseins invisibles de Dieu par le spectacle de ses ouvrages[30] : depuis qu’ils sont créés, ils contemplent le Verbe et son éternelle sainteté dans une extase ineffable ; c’est de cette hauteur qu’ils regardent le monde et qu’à la lumière des idées qu’ils trouvent dans leur intelligence, ils approuvent le bien, et condamnent le mal.
18. On ne doit pas être surpris que Dieu ait révélé à ses saints anges, les premiers-nés de la lumière, le type de ses créations futures. Ils ne pouvaient connaître ses desseins qu’autant qu’il lui plaisait de leur en découvrir les mystères. « Car, qui connaît les pensées de Dieu, ou qui l’a aidé de ses conseils ? Qui lui a donné quelque chose le premier pour en recevoir une récompense ? Car, c’est de lui, par lui, et en lui que sont toutes choses[31]. » C’est donc lui qui révélait aux anges la nature des êtres avant comme pendant leur création.
19. En résumé, la lumière, c’est-à-dire la créature raisonnable formée parla lumière éternelle, avait été faite la première : donc, les paroles que Dieu fait entendre pour créer les autres êtres, «  dixit Deus : fiat » nous révèlent que la pensée de l’Écriture remonte à la conception éternelle du Verbe ; l’expression, sic est factum, nous apprend que la créature raisonnable fut initiée au plan de cette création et le reproduisit, pour ainsi dire, par le privilège qui lui fut donné de le connaître la première au sein du Verbe de Dieu ; enfin la formule fecit, qui est une répétition de la précédente, nous fait entendre que la créature elle-même passa à l’existence sous sa forme spéciale. Quant au passage : vidit Deus quiabonumest, il révèle que Dieu, dans sa bonté, approuva son œuvre, afin de lui conserver l’existence qu’il avait bien voulu lui donner au moment où « l’Esprit-Saint était porté sur les eaux. »

CHAPITRE IX. DE LA CONFIGURATION DU CIEL. modifier


20. On agite assez souvent la question de savoir quelle est la configuration du ciel d’après nos Saints Livres. C’est un sujet sur lequel les savants ont accumulé des volumes et que les écrivains sacrés ont sagement négligé ; tous les systèmes sont inutiles au bonheur, et ce qui est ##Rem pis, dérobent un temps précieux qui devrait être consacré au salut. Que m’importe que le ciel soit une sphère qui enveloppe de toutes parts la terre immobile au centre du monde, ou un disque immense quine la recouvre que d’un côté ? Toutefois, comme l’autorité de l’Écriture est en jeu, et qu’il est à craindre que les esprits étrangers à la parole divine, rencontrant dans nos saints livres ou entendant dire aux chrétiens des choses qui semblent contredire les vérités scientifiques, n’en profitent pour repousser l’histoire, les dogmes, la morale de la religion ; il faut répondre en peu de mots que les écrivains sacrés savaient fort bien la véritable configuration du ciel, mais que l’Esprit-Saint, qui parlait parleur bouche, n’a pas voulu découvrir aux hommes des connaissances inutiles à leur salut.
21. Mais, dira-t-on, l’expression du Psalmiste « Il a étendu le ciel comme une peau[32] » ne dément-elle pas le système de la sphéricité du ciel ? Eh bien ! Qu’elle le démente, s’il est faux : la vérité est dans la parole infaillible de Dieu plutôt que dans toutes les conjectures de la faible raison. Le système repose-t-il sur des preuves incontestables ? Démontrons que l’expression du Psalmiste ne le contredit pas. A ce titre, en effet, elle contredirait un autre passage de l’Écriture elle-même, où le ciel est comparé à une voûte[33] car, qu’y a-t-il de plus différents qu’une peau étendue et une voûte arrondie ? Or, il faut bien trouver une explication qui accorde entre eux ces deux passages, il faut également montrer que les deux passages réunis ne contredisent pas l’opinion de la sphéricité du ciel, à condition toutefois qu’elle soit établie sur des raisons solides.
22. La comparaison du ciel avec une voûte, même au pied de la lettre, ne présente aucune, difficulté. On peut fort bien croire que l’Écriture n’a voulu parler que de la configuration du ciel suspendu au-dessus de nos têtes. Donc, si le ciel n’est pas sphérique, il s’arrondit en voûte, dans l’espace où il couvre la terre ; s’il est sphérique, il s’arrondit en voûte dans tout l’espace. Quant 1 la comparaison du ciel avec une peau, elle est plus embarrassante : il faut en effet la concilier, non avec la sphéricité du ciel, qui n’est peut-être qu’une imagination, mais avec la voûte dont parle l’Écriture. On trouvera au 13 livre de mes Confessions [34] l’explication allégorique de ce passage. Qu’il faille voir tel ou tel symbole dans cette manière d’étendre le ciel comme une peau, je vais, pour contenter ceux qui pèsent scrupuleusement le sens littéral, donner une explication matérielle et, je l’espère, à la portée de tous : car, puisqu’il y a sans doute un lien entre ces deux expressions, au sens figuré ; il faut examiner si, au sens littéral, elles n’admettent pas une interprétation commune. Eh bien ! Le mot camera (voûte, plafond) s’entend d’une surface plane on concave ; or, une peau peut aussi bien s’étendre sur un plan horizontal que s’arrondir en sphère, témoin une vessie, une outre.

CHAPITRE X. DU MOUVEMENT DU CIEL. modifier


23. Le ciel est-il en mouvement ou immobile ? c’est une question quelquefois débattue parmi nos frères eux-mêmes. S’il est en mouvement, disent-ils, comment expliquer le firmament ? S’il est immobile, comment les astres attachés, dit-on, à sa voûte, tournent-ils d’orient en occident, en décrivant près du pôle nord un cercle d’un moindre rayon, de sorte que la rotation du ciel est celle d’une sphère, s’il existe un pôle à l’extrémité opposée, celle d’un disque, s’il n’y en a pas ? Je leur réponds que c’est par les raisonnements les plus subtils et les plus contournés qu’on recherche ce qu’il peut y avoir de vrai ou de faux dans ces systèmes ; que le temps me manquerait, pour développer ces théories, et qu’il doit manquer ceux que nous désirons former pour accomplir leur salut et pour rendre tous les services nécessaires à la sainte Église. Qu’ils sachent seulement que le terme de firmament ne nous oblige point à regarder le ciel comme immobile : car ce terme peut fort bien signifier, non l’immobilité du ciel, mais la barrière solide, infranchissable, placée entre les eaux supérieures elles eaux inférieures. Serait-il démontré que le ciel est immobile ? la révolution des astres ne nous obligerait pas à repousser la vérité de ce système. En effet, des philosophes qui ont consacré tout leur temps et toute leur subtilité à résoudre ces problèmes, ont découvert que, dans l’hypothèse de l’immobilité du ciel, le mouvement propre des astres suffirait à expliquer tous les phénomènes que l’expérience rattache à leurs révolutions périodiques.

CHAPITRE XI. QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR L’ÉTAT INFORME DE LA TERRE (Gen. 1, 9, 10. 2. Ci-dessus, liv. 1, ch. 12, XIII.) ? modifier


24. « Puis Dieu dit : que les eaux qui sont au-dessous des cieux se rassemblent en un lieu et que l’aride paraisse. Et il en fut ainsi. L’eau qui est sous le ciel se rassembla en un seul lieu et l’aride parut. « Et Dieu nomma l’aride, terre, l’amas des eaux, mers. Et Dieu vit que cela était bon. » Nous nous sommes longuement étendus sur cet ouvrage de Dieu, à propos d’une question qui s’y rattache intimement ? Il suffira donc ici de rappeler sommairement aux esprits trop élevés pour se préoccuper de l’époque où furent créées les propriétés spécifiques de la terre et de l’eau, que l’ouvrage de ce jour consiste simplement à séparer ces deux éléments dans les régions inférieures de l’espace. Veut-on au contraire se demander pourquoi la création de la lumière et du ciel a une date, tandis que celle de la terre ; et de l’eau s’est accomplie en dehors des jours ou les a même précédés ? Semble-t-il surprenant que le commandement fiat ait présidé à la création de la lumière, tandis qu’il s’est fait entendre pour séparer la terre avec les eaux sans avoir présidé à leur création ? On trouvera une explication sans danger pour la foi dans le passage où l’Écriture, après avoir établi que « Dieu créa au commencement le ciel et la terre » ajoute, pour représenter la terre en cet état : « La terre était invisible et sans ordre. » Ces paroles, en effet ; ne désignent que l’état informe de la matière, et l’Écriture a choisi le mot de terre comme étant plus ordinaire et moins obscur. Si cette explication est trop difficile à saisir, qu’on s’efforce au moins de séparer dans le temps la matière et ses modifications, comme l’Écriture les distingue dans son récit : qu’on se figure que Dieu a créé d’abord la matière, et au bout d’un certain temps, l’a enrichie de ses propriétés. Il est clair cependant que Dieu a tout créé à la fois, et qu’il a façonné la matière déjà formée, le mot terre ou eau ne servant dans l’Écriture qu’à désigner l’imperfection de la matière, comme je l’ai déjà remarqué à cause de son emploi fréquent. En effet la terre et l’eau, même sous leur forme actuelle, ont une tendance à se corrompre qui les.rapprochebien mieux de l’imperfection primitive que les corps célestes. Or, dans la période des six jours, on énumère les ouvrages tirés de cette matière informe, dont était déjà sorti le ciel, si diffèrent de la terre ; l’écrivain sacré n’a donc pas voulu, en prononçant le fiat, ranger parmi ces autres œuvres de Dieu l’œuvre qui restait à faire dans la région la plus basse de la nature ; les éléments y gardaient une imperfection trop grossière, pour se prêter à une œuvre aussi parfaite que le ciel : ils ne pouvaient que recevoir une forme inférieure, moins constante et plus voisine de l’imperfection primitive. Les paroles : « Que les eaux se rassemblent, que l’aride paraisse » indiqueraient donc que la terre et l’eau reçurent alors ces formes si connues et qui nous permettent de les plier à tant d’usages : l’eau, sa fluidité ; la terre, sa consistance. Aussi est-il écrit des eaux : « quelles se rassemblent » et de la terre : « qu’elle se montre » : l’une est courante et fugitive, l’autre compacte et immobile.

CHAPITRE XII. POURQUOI LA FORMULE « ET CELA SE FIT AINSI » EST-ELLE EMPLOYÉE SPÉCIALEMENT POUR LES PLANTES ET LES ARBRES (Gen, 1, 11, 12, 18) ? modifier


25. « Dieu dit : que la terre produise des plantes avec leurs semences, chacune selon son espèce ; des arbres fruitiers, produisant des fruits selon leur espèce, et qui aient en eux-mêmes leur semence sur la terre. Et cela se fit ainsi. La terre produisit donc des plantes avec leurs semences, chacune selon son espèce ; des arbres fruitiers, qui avaient leur semence en eux-mêmes, selon leur espèce, sur la terre. Et Dieu vit que cela était bon. Et le soir se fit, et au matin fut accompli le troisième jour. » Il faut, ici remarquer la mesure que l’éternel Ordonnateur met dans ses œuvres. Les plantes et les arbres, ayant des propriétés fort distinctes de la terre et des eaux, et ne pouvant se ranger parmi ces éléments, reçoivent l’ordre spécial de sortir du sein de la terre ; spécialement encore il est dit de ces productions « Et il en fut ainsi ; et la terre produisit » etc ; et Dieu approuva spécialement leur formation. Cependant, comme ils se rattachent à la terre par leur racines, Dieu a compris toutes les phases de cette création dans un même jour.

CHAPITRE XIII. POURQUOI LES LUMINAIRES N’ONT-ILS ÉTÉ FORMÉS QUE LE QUATRIÈME JOUR (Gen. 1, 14, 16, etc) ? modifier


26. « Et Dieu dit : qu’il y ait des luminaires dans le firmament, afin qu’ils brillent sur la terre, marquent le commencement du jour et de la nuit, et séparent le jour d’avec la nuit ; qu’ils servent de signes pour distinguer les saisons, les jours et les années ; qu’ils brillent dans le firmament, afin de luire sur la terre. Et cela se fit. Dieu fit donc deux grands luminaires, le plus grand, pour marquer le commencement du jour, le plus petit, pour marquer le commencement de la nuit. Il fit aussi les étoiles. Et Dieu les mit dans le firmament pour luire sur la terre, pour marquer le commencement du jour et de la nuit et pour diviser là lumière d’avec les ténèbres. Et Dieu vit que cela était bon. Et le soir se fit, et au matin fut accompli le quatrième jour. » La première question qui se présente ici est de savoir quelle est la raison d’un ordre où la création de la terre et des eaux, leur séparation, les, productions du sol précèdent l’apparition des astres dans le ciel. On ne saurait dire en effet que la succession des jours corresponde à la dignité des objets, et que la fin et le milieu y soient mis en relief. Sur une période de, sept jours, le quatrième forme le milieu, et on sait que le : septième ne fut marqué, par aucune création. Dira-t-on que la lumière du premier jour soit dans un juste rapport avec le repos du septième, et qu’on puisse former ainsi une série harmonieuse, où le commencement réponde à la fin, où le milieu se dégage et reluit de fa clarté du ciel ? Mais si le premier jour a une grandeur qui le rapproche du septième, il faut bien que le second corresponde au sixième. Or, quel rapport y a-t-il entre le firmament et l’homme fait à l’image de Dieu ? Serait-ce que le ciel s’étend dans la région supérieure du monde et que l’homme a reçu le privilège de régner sur la région inférieure ? Mais que dire des animaux et des bêtes produits par la terre, selon leur espèce, le sixième jour ? Peut-il y avoir quelque rapport entre les animaux et le ciel ?
27. Voici peut-être l’explication de cet ordre. La créature intelligente ayant été formée au début, sous le nom de lumière, il était naturel que la nature physique, en d’autres termes, le monde visible fut formé. Cette création se fit en deux jours qui correspondent aux deux parties principales dont se compose l’univers, je veux dire le ciel et la terre, d’après cette analogie qui fait souvent désigner sous le nom de ciel et de terre les esprits et les corps. Ce globe fut le domaine assigné à la partie la plus bruyante et la plus grossière de l’air : il se condense en effet par les émanations de la terre ; au contraire, la partie de l’air la plus paisible, celle que n’agitent jamais les vents ni les tempêtes, eut le ciel pour séjour. La création du monde physique achevée, à la place qui lui avait été assignée dans l’étendue, il fallait le remplir d’êtres organisés, capables de se transporter d’un lieu dans un autre. Les plantes et les arbres ne rentrent pas dans cette catégorie : ils tiennent à la terre par leurs racines, et quoique le mouvement qui les fait croître se passe en eux, ils n’en sont pas moins incapables de se mouvoir par un effort qui leur soit propre : ils se nourrissent et se développent aux lieux où ils sont enchaînés. Par conséquent ils ont un rapport plus étroit avec la terre qu’avec les êtres qui se meuvent sur la terre ou dans les eaux. Deux jours ont été consacrés à organiser la nature matérielle, je veux dire le : ciel et la terre : il faut que les trois jours suivants soient consacrés aux êtres visibles et animés de mouvement, qui sont créés sur ce théâtre. Le ciel ayant été formé le premier, doit le premier recevoir les corps destinés à l’occuper. C’est donc le quatrième jour que sont formés les astres, qui luisent sur la terre, et qui en portant la lumière dans les plus basses régions de l’univers, permettent de ne pas introduire ses habitants futurs dans un séjour ténébreux. Comme les faibles organes des êtres d’ici-bas se renouvellent par le passage du mouvement au repos, la révolution du soleil a établi entre l’alternative du jour et de la nuit et le passage du repos à la veille, une juste correspondance ; la nuit, loin d’être sans beautés, a offert, dans le doux éclat de la lune et des étoiles, une consolation aux hommes que la nécessité force souvent à travailler la nuit ; cette paisible lumière convient d’ailleurs aux animaux quine peuvent soutenir l’éclat du soleil.

CHAPITRE XIV. COMMENT LES LUMINAIRES DU CIEL SERVENT-ILS A MARQUER LE TEMPS, LES JOURS, LES ANNÉES. modifier


28. Le passage où l’Écriture dit que « les luminaires du ciel servent à donner des signes, à marquer les temps, les jours, les années » offre une grande difficulté. Si le cours du temps n’a commencé que le quatrième jour, les trois jours qui précèdent se sont donc passés en dehors du temps ? Qui peut comprendre comment ces trois jours se sont écoulés avant le cours régulier du temps, puisqu’il ne date que du quatrième jour ? Se sont-ils même écoulés ? Le jour et la nuit ne servent-ils ici qu’à désigner, l’un, la substance avec ses qualités distinctives, l’autre, la substance sans ses modifications ? La nuit, dis-j e, ne représenterait-elle que la matière encore informe dont les êtres devaient sortir avec leurs propriétés spéciales ? Même chez un être formé, la possibilité de changer implique l’imperfection du fond ; or, cette imperfection ne se mesure ni par l’espace ni par le temps : elle n’implique ni distance ni antériorité. Serait-ce cette possibilité de changer, qui suppose celle d’être défectible, qu’on a appelée nuit même chez les créatures toutes formées, le changement étant possible chez les êtres, même quand ils ne changent pas ? Le soir et le matin, au lieu d’indiquer un écoulement et un retour périodique dans la durée, ne désigneraient-ils qu’une limite, celle où s’arrête le développement d’une substance et où recommence le développement d’une autre ? Ne faut-il pas plutôt chercher dans un autre ordre d’idées le sens exact de ces mots ?
29. Comment pénétrer ce secret et définir ce que l’Écriture appelle signes, lorsqu’elle dit des astres : « qu’ils servent de signes ? » Elle entend par là, non les conjectures d’un art insensé, mais les pronostics si utiles dans la vie humaine, les observations qui guident le pilote sur les mers, les prédictions du temps selon les diverses saisons. Elle appelle, temps, non une durée quelconque, mais celle qui se règle sur le cours des astres et les mouvements périodiques du ciel. Supposons en effet qu’il ait existé un mouvement, soit physique soit intellectuel, antérieur à la disposition des astres dans le ciel, et que, par la pensée, ce mouvement ait été transporté de l’avenir dans le passé à travers le présent cet acte est impossible en dehors du temps ; et comment prouver qu’un tel acte ne se soit produit qu’à dater de la création des astres ? Quant aux divisions si connues du temps en heures, jours, années, elles ont nécessairement pour origine les mouvements des astres. En effet qu’entendons-nous par temps, par jours et par années ? Le temps n’est pour nous que certaines divisions dans l’espace, marquées sur les cadrans ou sur la voûte du ciel ; où le soleil s’élève de l’orient, atteint le méridien et s’abaisse vers l’occident ; où on observe ensuite soit la lune soit une étoile monter à l’horizon après le coucher du soleil, au point culminant de son cours marquer minuit, et se coucher, avec le lever du soleil, pour marquer le matin. Le jour mesure la révolution totale du soleil d’orient en occident. Quant à l’année, elle comprend la révolution circulaire qui ramène le soleil, non à l’orient, comme chaque jour, mais au même point du ciel par rapport aux autres astres : cette révolution s’achève en 365 jours 6 heures ou le quart d’un jour, celui, au bout de quatre ans, produit un jour intercalaire, appelé bissextile dans l’année Romaine, afin de faire concorder le calendrier avec la marche du soleil. On nomme aussi années des cycles plus longs et moins connus : une grande année commence au retour de tous les astres au même point du ciel. Si donc nous entendons dans ce sens le temps, les jours et les années, il est incontestable qu’ils sont déterminés par les mouvements des astres et des grands luminaires, car on ne saurait trop décider si dans ces paroles de l’Écriture. : « Qu’ils servent de signes et marquent les temps, les jours et les années » les jours et les années ont rapport au soleil, les temps et les signes, au reste des astres.

CHAPITRE XV. DE LA LUNE. modifier


30. Sous quelle forme a été créée la lune ? Voilà une question qui a provoqué un flux de questions intarissable, et plût au ciel qu’on se fut borné à examiner sans chercher à convaincre ! Les uns veulent, en effet, que la lune ait été créée dans son plein, par la raison qu’un ouvrage inachevé aurait été indigne de Dieu, en ce jour où il fit les astres, selon les termes de l’Écriture. A ce compte, répondent les autres, il aurait fallu dire la nouvelle luné, et non la lune âgée de quatorze jours. Qu’est-ce que ce calendrier à rebours ? Pour, moi je reste neutre ; tout ce que j’affirme, c’est que Dieu a créé la lune sous une forme achevée, quelle qu’en ait été alors la phase. En effet Dieu crée à la fois le fond et la forme. Or quel que soit le développement qu’un être acquiert successivement, il en contient le principe au moins dans l’activité de sa nature. Trouverait-on qu’un arbre est incomplet, parce qu’il n’a l’hiver ni feuillage ni fruits ? Dirait-on qu’il lui manque les germes essentiels, parce qu’il n’a encore rien produit ? Non assurément : l’arbre, les germes même recèlent d’une manière invisible ce que le temps doit développer en eux. Cependant, si l’on se bornait à dire que Dieu a laissé une œuvre imparfaite pour l’achever ensuite, cette pensée ne serait pas condamnable ; elle ne choquerait qu’autant que l’on voudrait soutenir qu’une œuvre inachevée de Dieu a reçu d’ailleurs sa perfection définitive.
31. On ne s’étonne pas que la terre, invisible, sans ordre, quand Dieu créa au commencement le ciel et la terre, apparaisse et s’organise le troisième jour ; pourquoi donc entasser sur la lune comme un nuage de questions ? J’ai dit, à propos de la terre, qu’entre la création du fond et de la forme il n’y avait eu aucun intervalle, et que cette distinction était faite pour la commodité du récit. Approuve-t-on cette pensée ? Pourquoi alors ne pas voir de ses propres yeux, comme il est si facile de le faire, que la lune est un globe complet, d’une parfaite rotondité, même sous la forme d’un croissant, au commencement comme à la fin de son cours ? Sa lumière vient-elle d’un feu qui s’augmente, brille dans toute sa force et diminue ? Ce n’est pas le luminaire, mais le feu qui subit ces alternatives. Conserve-t-elle une faible portion de son disque perpétuellement éclairée ? Pendant qu’elle présente cette face à la terre, jusqu’au moment où s’achève sa conversion totale, ce qui a lieu au bout de 14 jours, elle s’accroît en apparence, en réalité elle est toujours dans son plein ; seulement sa grandeur, vue de la terre, n’est pas toujours égale. Emprunte-t-elle sa lumière au soleil ? L’explication reste la même. Quand elle est le plus rapprochée du soleil, elle n’est éclairée qu’à une extrémité : le reste du globe, qui est tout entier en pleine lumière, n’est visible de la terre qu’au moment où l’astre est opposé à la terre et lui offre sa face lumineuse.
32. Toutefois il ne manque pas de savants pour soutenir que ce n’est pas la pleine lune qui leur fait croire que cet astre a été créé dans la phase du quatorzième jour, mais ces termes de l’Écriture : « La lune fut créée pour marquer le commencement de la nuit » en effet la lune n’apparaît au commencement de la nuit que lorsqu’elle est dans son plein ; autrement, elle apparaît dans le jour à l’horizon, ou se lève à une heure d’autant plus avancée de la nuit que son croissant est plus petit. Mais si l’on entend que la lune est le principe, c’est-à-dire, la dominatrice des nuits, comme l’indique le terme grec arke et plus clairement encore le passage où le Psalmiste s’écrie : « Que le soleil commande au jour, et la lune, à la nuit[35] » on n’est plus obligé de calculer l’âge de la lune ni de croire que la formation de cet astre suppose la première phase.

CHAPITRE XVI. DE LA LUMIÈRE RELATIVE DES ASTRES. modifier


33. On agite encore la question de savoir si les luminaires visibles du ciel, c’est-à-dire, le soleil, la lune et les étoiles, projettent une même quantité de lumière, et si leur clarté de plus en plus faible n’est qu’une illusion qui s’explique par leur éloignement relatif de la terre. Pour la lune en particulier, on ne doute pas qu’elle ne jette une clarté moins vive que le soleil, on croit même qu’elle lui emprunte sa lumière. Quant aux étoiles, on ne craint pas de soutenir qu’un grand nombre égalent ou surpassent même le soleil en grosseur et que leur distance seule les fait paraître plus petites. Peut-être devrait-il nous suffire de savoir que ces astres, quelle que soit leur nature, ont eu Dieu pour créateur. Cependant, rappelons-nous ces paroles infaillibles de l’Apôtre : « L’éclat du soleil n’est pas le même que celui de la lune et des étoiles : une étoile diffère d’une autre en clarté[36]. » Les partisans de ce système peuvent objecter, sans contredire l’Apôtre, que les astres ont un éclat différent sans doute, mais à condition d’être vus de la terre ils peuvent faire observer que l’Apôtre cherchait une analogie pour expliquer la résurrection des corps, qui n’auront pas sans doute telle qualité visible, telle autre qualité intrinsèque ; qu’à ce titre, puisque les astres ont en eux-mêmes un éclat différent, il peut y en avoir de plus gros que le soleil. Cependant, c’est à eux d’expliquer comment, dans leur propre système, le soleil exerce une influence si prépondérante, qu’il arrête avec ses rayons et force à rétrograder les, étoiles les plus considérables et jusqu’à celles qu’ils honorent davantage : car si elles égalent ou surpassent le soleil en grosseur, il n’est pas vraisemblable qu’elles cèdent à l’influences de ses rayons. S’ils attribuent la supériorité aux constellations du Zodiaque ou au Chariot, qui sont en dehors de l’action du soleil, pourquoi décernent-ils un culte particulier à ces constellations ? pourquoi en font-ils les reines du ! zodiaque ? C’est une contradiction : en effet bien qu’on puisse soutenir que le mouvement rétrograde ou peut-être le retard de ces constellations ne dépende pas du soleil, mais de causes moins connues, c’est au soleil qu’ils attribuent la principale influence dans les calculs insensés où ils s’égarent à la recherche des décrets du destin, comme on peut le vérifier dans leurs livres.
34. Mais qu’ils parlent du ciel comme il leur plaira : ils ne connaissent pas le Père qui règne dans les cieux. Pour nous, il n’y a ni utilité ni convenance à nous perdre dans des recherches profondes sur la distance ou la grandeur des astres, et à consacrer à de tels problèmes le temps que réclament des questions plus sérieuses et plus fécondes. Nous avons toute raison de croire, sur la foi de l’Écriture, qu’il y a deux luminaires plus grands que les astres, sans qu’ils soient pourtant d’égale grandeur. Aussi 1'Écriture, après leur avoir décerné la prééminence, ajoute-t-elle : « Il fit le plus grand luminaire pour marquer le commencement du jour, le plus petit, pour marquer le commencement de la nuit. » On nous accordera bien sans doute, pour ne pas contredire le témoignage de nos yeux, que ces deux astres éclairent notre globe plus que tous les autres ensemble, que l’éclat du jour n’est dû qu’à la lumière du soleil, et que la nuit, malgré toutes les étoiles, serait bien mois brillante sans les rayons de la lune.

CHAPITRE XVII. RÉFUTATION DE L’ASTROLOGIE. modifier


35. Quand à l’art chimérique qui fait dépendre le destin des astres, à ces prédictions faites sur les prétendues lois de l’astronomie qu’on appelle les arrêts de la fatalité, la saine doctrine de l’Église les repousse avec mépris : cette opinion, en effet, a pour conséquence de supprimer le principe même de la prière et d’attribuer à Dieu, le créateur des astres, plutôt qu’à l’homme, l’auteur des crimes, l’aveuglement dans les actions le plus clairement condamnées par la conscience. D’ailleurs, notre âme n’est sous la sujétion d’aucun corps, même des corps célestes, par le privilège de sa nature : sur ce point, les astrologues peuvent écouter les leçons même de leurs philosophes. En outre, les corps suspendus au-dessus de la terre, n’ont pas des vertus supérieures à celles de la matière que ces hommes ont entre les mains. En voici une preuve : une multitude infinie de germes destinés à produire des corps de toute espèce, animaux, plantes, arbustes, se disséminent en un clin-d’œil et il en naît également en un clin-d’œil une foule d’êtres innombrables. Quelle prodigieuse variété de développements, de propriétés actives, et cela non seulement en différents pays, mais dans la même contrée ! Ils réussiraient plus vite à compter les étoiles qu’à analyser ces merveilles.
36. Qu’y a-t-il de plus insensé, de plus extravagant que de soutenir, malgré ces raisons qui les confondent, que la situation relative des astres influe seulement sur la destinée des hommes dont l’existence s’y rapporte ? Eh bien ! Sur ce point même, ils sont confondus par l’exemple de deux frères jumeaux qui, malgré l’identité la plus parfaite dans la conjonction des astres, ont un sort différent, mènent une vie où le bonheur et l’infortune sont inégalement repartis, et meurent d’une façon toute contraire. Quoique la naissance de l’un ait précédé celle de l’autre, l’intervalle fut assez court pour échapper à tous les calculs d’un astrologue. Jacob tenant de sa main le talon de son frère, sorti le premier du sein maternel ; on aurait dit qu’il n’y avait qu’un seul enfant qui se dédoubla[37]. Assurément, le rapport de position, pour employer leur langage, ne pouvait être différent. Or pourrait-on rien imaginer de plus chimérique qu’un astrologue qui, l’œil fixé sur cette position des astres, tirant le même horoscope, aurait prédit que l’un des deux frères serait chéri de sa mère, et l’autre, non ? Sa prédiction en effet aural été fausse, si elle n’eût pas signalé cette antipathie ; et si elle l’eût signalée, quoique conforme à la vérité, elle n’aurait plus été faite selon les formules consacrées dans ces absurdes manuels. Si cette histoire les trouve incrédules, parce qu’elle est tirée de nos saints livres ; peuvent-ils donc nier l’ordre naturel ? Puisqu’ils se prétendent infaillibles, une fois qu’ils ont trouvé l’heure précise de la conception, qu’ils ne dédaignent pas de jeter sur la conception de deux jumeaux ordinaires un regard tout humain.
37. Reconnaissons-le : s’ils rencontrent parfois la vérité, c’est par une impulsion mystérieuse que l’âme humaine reçoit à son insu. Et lorsque cette connaissance doit séduire les hommes, elle est l’œuvre des esprits tentateurs : car ils ont l’idée ce de qui arrive dans le monde, par l’effet de la pénétration d’une intelligence plus fine, d’une organisation plus subtile, d’une expérience consommée qu’ils doivent à une existence si longue, enfin par une révélation de l’avenir, que les saints anges leur font, sur l’ordre même de Dieu qui, dans les mystères de sa justice incorruptible, règle les destinées des hommes. Parfois ces esprits pervers font prédire, comme par une révélation surnaturelle, ce qu’ils ont dessein de faire. Tout bon chrétien doit donc se défier des astrologues, des devins, surtout quand ils disent vrai, de peur qu’ils ne séduisent l’âme et ne l’enveloppent dans le pacte impie que fait contracter tout commerce avec les démons.

CHAPITRE XVIII. QU’IL EST DIFFICILE DE SAVOIR SI LES ASTRES SONT GOUVERNÉS ET ANIMÉS PAR DES ESPRITS. modifier


38. On demande souvent si les luminaires du ciel ne sont que des corps, ou s’ils possèdent des esprits pour les diriger : dans ce dernier cas, on voudrait savoir si ces esprits leur communiquent la vie, comme le principe qui anime la matière dans les animaux, ou s’ils les gouvernent sans y être unis ; par le seul fait de leur présence.
39. Au point oit nous sommes arrivés, cette question me semble insoluble : toutefois, j’espère que dans la suite les explications que je donne sur l’Écriture, il se présentera quelque passage où je pourrai la traiter plus à propos, et, sans compromettre l’autorité des livres saints, arriver, non à une vérité invinciblement démontrée, mais à une hypothèse plausible. Gardons ici le juste tempérament que commande une piété sérieuse, et évitons d’admettre au hasard une opinion mal éclaircie, de peur qu’au moment où la vérité peut-être se montrera dans tout son jour, sans contredire toutefois les paroles de l’ancien ou du nouveau Testament, nous ne trouvions, dans l’attachement à notre erreur, un motif de la repousser. J’arrive donc au troisième livre de cet ouvrage.

LIVRE III. LES ÊTRES VIVANTS[38]. modifier

CHAPITRE PREMIER. POURQUOI LA CRÉATION DES POISSONS PRÉCÈDE-T-ELLE, DANS LE RÉCIT SACRÉ, CELLE DES OISEAUX ? AFFINITÉ ENTRE L’EAU ET L’AIR, L’AIR ET LE CIEL. modifier


1. « Et Dieu dit : Que les eaux produisent des animaux qui se meuvent et qui aient vie : que les oiseaux volent sur la terre, vers le firmament. Et il en fut ainsi. Dieu créa donc les grands poissons, les animaux vivants et qui se meuvent, que les eaux produisirent selon leur espèce ; il créa aussi les oiseaux ayant des ailes, selon leur espèce. Et Dieu vit que cela était bon, et il les bénit, disant : croissez et multipliez-vous ; remplissez les eaux dans les mers et que les oiseaux se multiplient sur la terre. Et le soir se fit, et au matin s’accomplit le cinquième jour. » Ainsi, ce sont maintenant les êtres vivants qui se produisent dans la région inférieure du monde, et d’abord dans les eaux, l’élément qui a le plus d’affinité avec l’air : car, l’air est si voisin du ciel où brillent les luminaires, qu’on lui donne souvent le nom de ciel ; je ne sais toutefois si on pourrait le nommer firmament. Quant au mot cieux, il désigne au pluriel la même chose que ciel au singulier : car, si le mot ciel, dans la Genèse, signifie l’espace qui sépare les eaux supérieures d’avec les eaux inférieures, le Psalmiste n’entend pas autre chose quand il dit : « Que les eaux suspendues au-dessus des cieux louent le nom du Seigneur. » Les cieux des cieux distinguent dans l’espace le ciel étoilé du ciel aérien, l’un au-dessus, l’autre au-dessous, et on retrouve ce sens dans le même Psaume : « Louez-le, cieux des cieux[39]. » Il est donc évident que l’air est souvent synonyme de ciel et de cieux. C’est ainsi qu’en latin le mot terra s’emploie dans le même sens au singulier et au pluriel et qu’on dit également orbemterrarum, orbemterrae.

CHAPITRE II. LES CIEUX PRIMITIFS ONT ÉTÉ ABÎMÉS DANS LES EAUX DU DÉLUGE ET L’AIR S’EST TRANSFORMÉ EN EAU. modifier


2. Nous lisons dans une des Epîtres appelées Canoniques, que les cieux aériens ont disparu dans le Déluge[40]. En effet la masse d’eau qui, d’après la Genèse, dépassa de quinze coudées le sommet des plus hautes montagnes, ne put monter jusqu’aux astres. Au contraire, l’espace où l’air est plus dense et où volent les oiseaux, ayant été en toutou en partie envahi par les eaux, les cieux d’alors périrent, comme on le dit dans cette Epître. La seule manière, selon moi, d’entendre cette disparition des cieux, est d’admettre que l’air y changea de nature et se transforma en ces vapeurs qui ont tant d’affinité avec l’eau autrement, loin d’avoir disparu, ils auraient été transportés plus haut, lorsque les flots envahirent leur domaine. D’après cela nous pourrons, conformément à l’autorité de cette Epître, croire que les cieux d’alors ont péri, en se réduisant en subtiles vapeurs, et que d’autres les ont remplacés[41]; plus aisément que d’admettre l’hypothèse où le ciel aérien aurait reculé, en empiétant sur l’espace assigné au ciel étoilé.
3. L’ordre exigeait donc que, dans la création des êtres destinés à peupler les régions inférieures de l’univers, si souvent comprises sous l’expression générale de terre, les animaux fussent tirés de l’eau, d’abord, de la terre, ensuite. L’air, en effet, a tant d’affinité avec l’eau, qu’il s’épaissit avec les vapeurs, produit le vent et comme l’âme des tempêtes, rassemble les nuages, et est assez lourd pour porter les oiseaux. Un poète profane a dit peut-être avec vérité : « L’Olympe domine les nuages et sa cime est paisible [42] » on prétend en effet que l’air est si rare au sommet de l’Olympe, qu’il n’est jamais obscurci par les nuages ni agité par le vent : il est même trop léger pour porter les oiseaux ou suffire à la respiration de l’homme, accoutumé à une atmosphère moins subtile, si d’aventure il faisait l’ascension de la montagne. Cependant, l’air lui-même quitte ses hauteurs pour se mêler intimement avec l’eau, et on a raison de croire qu’il s’est fondu en eau à l’époque du déluge : car on ne saurait admettre qu’il ait envahi l’espace réservé au ciel étoilé, quand les flots dépassèrent les plus hautes montagnes.

CHAPITRE III. OPINIONS DES SAVANTS SUR LA TRANSFORMATION DES ÉLÉMENTS. L’AIR N’EST POINT OMIS DANS LA GENÈSE. modifier


4. La transformation des éléments, il est vrai, soulève bien des difficultés même parmi les savants qui consacrent à ces recherches tout leur temps et toute leur sagacité. D’après ceux-ci, il n’est aucun élément qui ne puisse se transformer et se changer en un autre : selon ceux-là, chaque élément aune propriété essentielle, irréductible, qui l’empêche de se fondre absolument avec un autre, Nous traiterons peut-être cette question, si Dieu le permet, avec le développement qu’elle comporte, quand l’ordre des idées l’appellera : pour le moment, j’ai jugé à propos d’en faire mention, afin de faire sentir avec quelle justesse on raconte la création des animaux aquatiques avant celle des animaux terrestres.
5. Il ne faut pas s’imaginer en effet que l’Écriture ait passé sous silence aucun des éléments (lui composent l’univers, et que, sur les quatre éléments si connus, il ne soit question que de trois, le ciel, l’eau, la terre, tandis que l’air serait omis. L’Écriture, pour désigner l’univers, emploie constamment les termes de ciel et de terre, en y ajoutant quelquefois celui de mer. Par conséquent, on peut confondre l’air, soit avec le ciel, soit avec la terre, selon que l’on en considère la paisible et tranquille élévation, ou la région voisine de la terre, pleine de vapeurs et d’agitation. Voilà pourquoi, au lieu de dire : que les eaux produisent des animaux qui se meuvent et qui vivent et que l’air produise des oiseaux qui volent sur la terre ; l’Écriture raconte que ces deux espèces ont été tirées des eaux. Ainsi on a résumé sous un même mot et les eaux condensées qui s’écoulent, séjour des poissons, et les eaux suspendues sous forme de vapeurs, séjour des oiseaux.

CHAPITRE IV. DES RAPPORTS QUI EXISTENT ENTRE LES QUATRE ÉLÉMENTS ET LES CINQ SENS. modifier


6. Certains philosophes ont poussé l’analyse jusqu’à distinguer les opérations des cinq sens d’après le rôle qu’y remplissent les quatre éléments : d’après eux la vue à rapport au feu, l’ouïe à l’air, l’odorat et le goût se rattachent à l’eau ; l’odorat en effet, exige pour s’exercer les exhalaisons qui vont épaissir l’air où volent les oiseaux ; le goût, la sécrétion d’une humeur grasse et visqueuse. La saveur des substances n’est perçue qu’à la condition qu’elles se mêlent à la salive, fussent-elles toutes sèches quand elles ont été introduites dans la bouche. Cependant le feu se mêle à tous les éléments pour y produire le mouvement.L'eau, en effet, se congèle par défaut de chaleur, et quoique les autres éléments puissent être portés à une haute température, le feu ne peut perdre la sienne : il s’éteint et cesse d’être, plutôt que de rester froid ou de s’attiédir au contact d’un corps froid. Quant au cinquième sens, le tact, il correspond à la terre : remarquez qu’il est répandu sur toute la surface du corps qui n’est qu’une argile transformée. On ajoute même que les corps cesseraient d’être visibles ou palpables, en l’absence du feu ou de la terre. Il faut donc conclure que tous les éléments se mêlent entre eux et que leur nom vient de la propriété maîtresse qui les distingue. Pourquoi les sens s’émoussent-ils, quand le corps éprouve un froid trop vif ? Cela tient au ralentissement du mouvement naturel que le corps doit à la chaleur, et qui s’opère au moment que le feu se mêle à l’air, l’air à l’eau, l’eau à la masse argileuse du corps, les éléments les plus subtils pénétrant les plus épais. Plus la matière est subtile, plus elle se rapproche sans doute de l’esprit : toutefois, il y a toujours un abîme entre ces deux substances, puisque l’une reste corps et que l’autre ne le devient jamais.

LECHAPITRE V. DE LA SENSIBILITÉ DE L’ÂME. modifier


7. A ce titre la sensation n’est point un phénomène physique : c’est l’âme qui sent au moyen des organes. On a beau démontrer avec finesse que la division des sens correspond à la diversité même des éléments, l’âme immatérielle et seule douée de la facilité de sentir, est le principe secret qui met la sensibilité en jeu dans les organes. Son activité succède donc immédiatement au mouvement subtil du feu, mais elle n’obtient pas les mêmes effets dans tous les organes : dans l’opération de la vue, elle refoule la chaleur et atteint la lumière ; dans celle de l’ouïe, elle pénètre avec la chaleur du feu jusqu’au fluide de l’air ; dans l’acte de l’odorat, elle dépasse l’air pur et atteint ces émanations des eaux qui composent l’atmosphère ; dans l’acte du goût, elle atteint les humeurs aqueuses et grasses du corps ; enfin, elle dépasse ces humeurs et, rencontrant la masse argileuse du corps, elle exécute l’opération du toucher.

CHAPITRE VI. L’AIR N’A POINT ÉTÉ OMIS PAR L’AUTEUR DE LA GENÈSE. modifier


8. L’auteur de la Genèse n’ignorait donc ni les propriétés des éléments ni leur ordre, puisqu’en introduisant dans l’univers les êtres visibles, destinés à se mouvoir au sein des éléments, selon leur espèce, il a successivement parlé dans ses récits des luminaires du ciel, des animaux nés des eaux, enfin des animaux terrestres. S’il n’a pas nommé l’air, ce n’est point une omission : cela vient de ce que la région paisible et tranquille de l’air, où, dit-on, les oiseaux ne peuvent voler, touche au ciel étoilé et, d’après son élévation, prend dans l’Écriture le nom de ciel ; tandis que sous le nom de terre, il faut comprendre tout l’espace qui s’étend depuis la région des météores, « flamme, grêle, neige, glace, tempêtes, abîmes de toute sorte[43] » jusqu’au globe solide qui est la terre proprement dite. Ainsi, l’air le plus élevé faisant partie de la plus haute région, ou ne renfermant aucune créature analogue à celles dont il est ici question, n’a été ni omis, puisque le ciel est nommé, ni cité, puisqu’il n’avait aucun rapport avec cet ordre de créatures ; quant à l’air inférieur, comme il recueille les vapeurs qui s’élèvent de la terre et de la mer, et qu’il se condense en quelque sorte pour être capable de porter les oiseaux, les seuls animaux qui y sont introduits viennent des eaux. L’atmosphère, en effet, porte les oiseaux, et ils s’y soutiennent avec leurs ailes, comme les poissons fendent les eaux avec leurs nageoires.

CHAPITRE VII. IL EST PROBABLE QUE LES OISEAUX TIRENT LEUR ORIGINE DE L’EAU. modifier


9. C’est donc avec une exactitude scientifique pour ainsi dire, que l’Esprit de Dieu qui inspirait 1'-auteur de la Genèse, nous apprend que tout ce qui vole a pris naissance dans les eaux. Ce domaine s’est divisé en deux, l’eau condensée en bas, l’atmosphère en haut, pour recevoir la double espèce de ces animaux, ceux qui nagent et ceux qui volent. Aussi ont-ils été pourvus des deux sens qui ont le plus de rapport avec cet élément, l’odorat, pour apprécier les vapeurs, le goût, pour apprécier la pureté de l’eau. Le tact, sans doute, nous permet de sentir l’eau et le vent, grâce à la matière terreuse qui s’y mêle : mais pour ces éléments si condensés que l’on peut les manier, le tact est encore plus développé. On a donc eu raison de comprendre sous l’expression générale de terre tous les éléments distribués dans ces deux parties de l’univers ; cet ordre est clairement marqué dans le Psalmiste : « Louez le Seigneur dans les cieux » voilà pour les sphères supérieures ; « louez le Seigneur sur la terre » voilà pour la région inférieure, qu’il assigne comme domaine aux tempêtes, aux abîmes, et à ce feu qui brûle celui qui le touche[44]. En effet, le feu ne s’échappe de l’eau et de la terre en mouvement que pour se transformer immédiatement en un autre élément. Bien qu’il révèle sa tendance à s’élever en haut par son mouvement ascensionnel, il est cependant incapable de percer jusqu’à la hauteur paisible des cieux : l’atmosphère l’étouffe et l’absorbe. Aussi s’agite-t-il en mouvements bruyants au sein de cette masse impure et engourdie, afin d’en tempérer l’inertie, et de servir aux hommes d’auxiliaire ou d’épouvantail même.
10. Comme le toucher permet de percevoir l’agitation des eaux et le mouvement de l’air et qu’il est surtout relatif à l’élément de la terre, les poissons et surtout les oiseaux aiment à se nourrir de substances terrestres. Les oiseaux, en effet, se posent ou font leur nid sur la terre. C’est que les vapeurs sorties des eaux se répandent aussi à la surface du sol. Aussi l’Écriture après avoir dit : « Que les eaux produisent des animaux qui vivent et qui se meuvent et des animaux qui volent » ajoute : « sur la terre, vers le firmament du ciel » ces dernières expressions peuvent éclaircir un point jusque-là resté obscur. Elle ne dit pas, en effet, dans le firmament du ciel, comme elle a fait en parlant des luminaires, mais vers le firmament du ciel, en d’autres termes, dans la région voisine. En effet l’atmosphère où volent les oiseaux est voisine de l’espace où ils ne peuvent s’élever, lequel, par sa tranquillité, se confond avec le firmament. Les oiseaux volent donc dans la partie du ciel que le psalmiste désigne aussi sous le nom de terre : à ce titre, ils sont souvent appelés les oiseaux du ciel dans l’Écriture. Mais n’oublions pas que le ciel ici est toute l’étendue qui touche au firmament, et non le firmament lui-même.

CHAPITRE VIII. POURQUOI LES POISSONS ONT-ILS ÉTÉ APPELÉS REPTILES A AMES VIVANTES ? modifier


11. On pense assez généralement que les poissons ont été appelés, non des animaux vivants, mais « reptiles à âmes vivantes » parce que leurs sens sont peu développés. Si cette explication était exacte, les oiseaux auraient été expressément appelés animaux vivants. Mais puisqu’ils ont été appelés « ceux qui volent, volatilia » comme les poissons ont été nommés « ceux qui rampent, « reptilia » il faut bien admettre une ellipse et traduire : ceux d’entre les animaux vivants qui rampent et ceux qui volent. C’est par un tour analogue qu’on dit en latin ignobilia hominum, les hommes inconnus. Il y a sans doute d’autres animaux qui rampent sur la terre ; cependant la plupart ont des pieds pour se mouvoir, et le nombre des animaux qui rampent sur la terre est peut-être aussi borné que celui des animaux qui marchent dans les eaux.
12. D’autres ont truque les poissons n’avaient été qualifiés ainsi que parce qu’ils n’ont ni mémoire ni vie qui dénote quelque intelligence. Cette opinion vient d’un défaut d’expérience. Quelques savants racontent sur les poissons des choses surprenantes, et ils ont fort bien pu observer leurs mœurs dans des viviers. Je veux bien qu’ils se soient trompés, mais j’assure que les poissons ont le don de la mémoire ; je le sais par expérience et on peut l’observer comme moi. Il y a à Bulle-Royale un bassin magnifique rempli de poissons. Les promeneurs ne manquent guère de leur jeter quelque chose, et poissons aussitôt de saisir la proie et de fuir ou de se la disputer. Accoutumés à recevoir ainsi la pâture, ils aperçoivent à peine quelque personne circuler le long du bassin, qu’ils se rassemblent, vont et viennent à la nage, épiant l’endroit d’où on leur jette quelque chose. Je trouve donc que l’épithète de reptile caractérise aussi bien les poissons que celle de volatile les oiseaux : car, si le manque de mémoire ou le peu de développement des sens avaient été une raison suffisante pour leur ôter le nom d’animaux qui vivent, il faudrait aussi l’ôter aux oiseaux : pourtant l’existence de ceux-ci, qui se passe sous nos yeux, nous révèle leur mémoire, leurs chants variés, leur admirable industrie pour construire des nids et élever leur couvée.

CHAPITRE IX. DE LA CLASSIFICATION DES ÊTRES SELON L’ÉLÉMENT OU ILS VIVENT. modifier


13. Je n’ignore pas que certains philosophes ont classé les êtres d’après les éléments qui leur sont propres : ils appellent terrestres, non seulement les animaux qui rampent ou qui marchent sur la terre, mais encore les oiseaux parce qu’ils s’abattent sur la terre quand ils sont las de voler. Dans leur système, les démons habitent l’air, les Dieux, le ciel ou nous plaçons les luminaires et les anges. Ils assignent aussi aux poissons, aux monstres marins les eaux pour séjour, afin que chaque élément ait son espèce propre. Mais la terre forme apparemment le fond des eaux, et ils auraient quelque peine à prouver que les poissons ne vont jamais s’y reposer et y reprendre des forces pour nager, comme font les oiseaux pour voler. Je veux bien que les poissons ne le fassent pas souvent : mais cela vient de ce que l’eau est plus capable que l’air de les soutenir ; aussi porte-t-elle des animaux terrestres, soit qu’ils aient appris à nager, comme, l’homme, soit qu’ils nagent naturellement, comme les quadrupèdes. Se retranchent-ils sur ce fait, que les poissons sont dépourvus de pattes ? Mais alors les phoques ne sont plus des animaux marins, les couleuvres, les colimaçons ne sont plus des animaux terrestres : car les premiers appartiennent à la classe des quadrupèdes, et les seconds, bien qu’ils n’aient pas de pattes, se reposent sur la terre, que dis-je ?ilsla quittent peu ou jamais. Les dragons, quoique dépourvus de pieds, se reposent, dit-on, dans les cavernes, ou même s’élèvent dans l’air. Ce sont des animaux difficiles à observer, sans doute, mais ils ne sont inconnus ni dans les lettres profanes ni dans l’Écriture.

CHAPITRE X. ON PEUT ACCORDER QUE LES DÉMONS HABITENT L’AIR, SANS CONTREDIRE LE RÉCIT OU L’ÉCRITURE NOUS RÉVÈLE QUE LES POISSONS SONT SORTIS DES EAUX. DES MÉTÉORES. modifier


14. Les démons habitent l’air, dit-on, et sont doués d’un corps aérien ; par conséquent, ils ne sont jamais décomposés parla mort ; car l’élément qui domine dans leur organisation, est plus actif que passif. L’eau et la terre sont au-dessous d’eux, et le feu pur du ciel étoilé s’élève au-dessus de leur tête. J’entends par éléments passifs, ou susceptibles de subir des modifications, la terre et l’eau, par éléments actifs l’air et le feu. Cette opinion n’est point contraire au passage dans lequel l’Écriture révèle que les «  animaux qui volent » sont tirés des eaux, sans qu’il soit question de l’air, puisque le domaine assigné aux oiseaux est formé d’eau à l’état de vapeurs légères et subtiles. Or, l’air s’étend des limites du ciel étoilé à la surface des eaux et de la terre ferme. Les vapeurs, loin de l’obscurcir dans toute son étendue, s’arrêtent aux limites où commence la terre, selon l’expression du Psalmiste : « Louez le Seigneur sur la terre[45]. » Quant à la région supérieure de l’air, le calme qui y règne la confond dans la même tranquillité avec le ciel et lui vaut le même nom. Si donc les anges rebelles, avant leur faute, occupaient ce séjour paisible avec l’Archange, leur chef, aujourd’hui Satan, et s’ils ne faisaient partie ni de la cour céleste ni des chœurs par de là les cieux, comme le prétendent certains docteurs, on ne doit pas s’étonner qu’ils aient été précipités dans cette atmosphère : car l’air y domine encore, puisqu’elle se compose d’un mélange de vapeurs et d’air qui, par son agitation, produit le vent, par ses ébranlements, les éclairs et le tonnerre, par sa condensation, les nuages et la pluie, par le refroidissement des nuages, la neige et la grêle, par son épanouissement, la sérénité, selon les ordres et la puissance de Dieu, lequel, après avoir créé le monde, le gouverne dans toute son étendue. Aussi le Psalmiste après avoir énuméré tous ces phénomènes, ajoute « qu’ils obéissent à la « parole de Dieu » afin qu’on ne s’imagine pas que la providence divine est étrangère à leur production[46].
15. Si au contraire les anges rebelles avaient un corps céleste, avant leur péché, on ne sera pas surpris qu’ils l’aient échangé pour une enveloppe d’air, afin de pouvoir être tourmentés par le feu, l’élément de la région supérieure. Dieu leur a permis d’occuper, non la partie pure et élevée de l’air, mais l’atmosphère : c’est leur prison en attendant le jour du jugement. D’autres passages de l’Écriture nous donneront occasion de parler plus à fond des anges prévaricateurs. Bornons donc ici nos réflexions et concluons que, si l’atmosphère, grâce à l’air qui s’étend jusqu’à la surface de la terre et des eaux, est assez lourde pour porter les substances aériformes, elle peut aussi soutenir les oiseaux sortis de l’eau, grâce aux vapeurs : on sait en effet que ces exhalaisons se mêlent à l’air le plus voisin de la terre et des eaux et composent ces nuages qui se distillent en douce rosée dans les nuits fraîches et tombent sous la forme de givres par un froid plus intense.

CHAPITRE XI. DES DIVERSES ESPÈCES D’ANIMAUX CRÉÉS DE LA TERRE[47]. modifier


16. « Et Dieu dit : Que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce, quadrupèdes, reptiles, bêtes de la terre selon leur espèce, animaux domestiques selon leur espèce. « Et cela se fit. Dieu fit donc les bêtes de la terre, selon leur espèce, les animaux domestiques selon leur espèce, et tous les reptiles de la terre selon leur espèce. Et Dieu vit que cela était bon. » Il était dans l’ordre de peupler à ce montent la seconde partie de cette basse région dans laquelle l’Écriture comprend sous le nom de terre l’atmosphère et tous les abîmes, en d’autres termes, la terre proprement dite. On reconnaît bien les espèces d’animaux que la terre produisit par l’ordre de Dieu. Cependant, comme on désigne souvent les animaux sous le nom générique d’êtres privés de la raison, il convient de distinguer ici leur caractère spécifique. Les animaux qui rampent ou reptiles sont les serpents ; bien que cette qualification s’applique aussi à d’autres bêtes. Le nom de bêtes s’applique surtout aux animaux sauvages, lions, léopards, tigres, loups, renards : les chiens mêmes et les singes rentrent dans cette catégorie. Quant au mot pecora, bétail, il représente dans la langue ordinaire les animaux domestiques, soit qu’ils aident l’homme dans ses travaux, comme le bœuf et le cheval, soit qu’ils servent à le vêtir ou à le nourrir, comme les brebis et les porcs.
17. Quant au mot quadrupèdes, que signifie-t-il ? Tous les animaux que je viens de nommer, si l’on en excepte quelques-uns, les serpents, ont quatre pattes pour marcher, cependant l’Écriture n’a pas employé ce terme, quoiqu’elle le supprime dans le verset suivant, sans y attacher un sens particulier. A-t-elle donc entendu par là les cerfs, les daims, les onagres, les sangliers, animaux qui n’appartiennent pas à la classe des lions, et qui se rapprochent des bestiaux sans être domestiques ? Le nombre de leur pattes leur aurait-il valu ce nom générique devenu dès lors celui d’une espèce ? Serait-ce que l’expression selon leur espèce, répétée trois fois, nous avertirait de songer à trois espèces d’animaux ? D’abord on nomme les quadrupèdes et les reptiles, selon leur espèce: à cette classe se rattachent, selon moi, tous les reptiles pourvus de pattes, comme les lézards, les stellions. Le mot quadrupède n’est donc pas répété dans le verset suivant, parce qu’il est compris dans celui de reptile : remarquez en effet qu’on n’y dit pas « les reptiles » mais, « tous les reptiles de la terre : » de la terre, puisqu’ils appartiennent à la terre et aux eaux ; tous, puisqu’on y rattache les quadrupèdes spécialement désignés plus haut. Quant à la seconde espèce, celle des bêtes ; elle comprend tous les animaux armés de gueule et de griffes, à l’exclusion des serpents. La troisième espèce, celle des bestiaux, comprend les animaux qui ne sont pas carnassiers et qui n’ont pour défense que leurs cornes, quand encore ils en ont. J’ai prévenu que le mot quadrupède au sens très étendu, le nombre des pattes sert à caractériser toute cette classe ; et que, sous le nom de bêtes ou de bétail, on comprend quelquefois tous les animaux sans raison. Le mot fera en latin au sens analogue. Il était utile de faire remarquer que tous les termes employés par l’Écriture n’ont point été jetés au hasard, mais sont pris dans leur acception précise, comme on peut aisément le remarquer dans le langage ordinaire.

CHAPITRE XII. LA FORMULE, « SELON LEUR ESPÈCE » N’EST POINT EMPLOYÉE POUR L’HOMME. modifier


18. Une question doit encore préoccuper le lecteur : c’est de savoir si la formule, selon leur espèce, a été jetée ça et là au hasard, ou si elle a pour but d’indiquer que le règne animal avait été créé dès l’origine et ne s’est divisé en espèces qu’à cette époque ; si, dis-je, il préexistait comme idéal dans les intelligences supérieures antérieurement créées. Dans cette hypothèse, l’Écriture, aurait dû employer cette expression pour marquer la formation de la lumière, du ciel, des eaux et de la terre, des flambeaux du ciel. Car leur raison d’être n’a-t-elle pas préexisté éternellement et immuablement dans la sagesse de Dieu, « qui s’étend avec force d’une extrémité à l’autre, et qui dispose tout avec douceur[48] ? » Or, l’emploi de cette formule ne commence qu’avec la création des végétaux et cesse avec la création des animaux terrestres. L’expression en effet, bien qu’elle ne soit pas employée dans le verset où Dieu commande.aueaux de produire les êtres qui leur conviennent, se retrouve encore dans le verset suivant : « Et Dieu fit les gros poissons, tous les animaux qui vivent et rampent et que les eaux avaient produits selon leur espèce ; puis, tous les oiseaux selon leur espèce. »
19. Comme les animaux sont destinés à se reproduire et à se transmettre leurs qualités originelles, faut-il voir dans l’expression sacrée la loi qui assure aux espèces la perpétuité ? Mais alors pourquoi est-il dit des arbres et des plantes que Dieu les fit, non seulement selon leur espèce, mais encore, selon leur ressemblance ? Les animaux terrestres ou aquatiques ne produisent-ils pas des êtres qui leur ressemblent ? Serait-ce que ; l’analogie des termes espèce et ressemblance a empêché l’auteur sacré de répéter le second ? Le mot semence n’est pas non plus répété partout ; cependant il y a des germes déposés chez la plupart des animaux comme chez les plantes ; je dis la plupart des animaux, parce qu’on a reconnu qu’il naissait des eaux ou de la terre des êtres sans organes de reproduction, ce qui indique que les germes ne sont pas déposés dans leur corps, mais dans tes éléments mêmes dont ils proviennent. La formule : « selon l’espèce » s’applique donc aux êtres qui se reproduisent avec les mêmes germes et les mêmes propriétés avant de disparaître à leur, tour : aucun d’eux, en effet, n’a été créé pour renfermer en lui-même toute son existence, ou pour la garder perpétuellement, ou enfin pour mourir avant de s’être reproduit.
20. S’il en est ainsi, pourquoi n’a-t-il pas été dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre « ressemblance » selon son espèce, bien que l’homme soit manifestement soumis à la même loi ? Dira-t-on que Dieu avait créé l’homme immortel, à condition qu’il gardât son commandement ; mais qu’après le péché, l’homme « étant tombé au rang des animaux dépourvus de raison et leur ayant été assimilé[49] » les enfants de la terre furent condamnés à se reproduire, afin que le genre humain se perpétuât en se renouvelant ? Mais que signifierait alors la bénédiction divine donnée à l’homme après sa création : « Croissez, multipliez-vous, remplissez la terre ? » Aurait-elle pu s’accomplir par une autre voie que la génération ? Peut-être aussi serait-il à propos de ne hasarder aucune proposition, avant d’avoir rencontré dans l’Écriture l’occasion d’approfondir cette question. Au point où nous en sommes, l’omission de la formule s’explique assez par le fait que l’homme était créé seul et que la femme devait en être tirée. L’espèce humaine d’ailleurs n’admet pas, comme les plantes, les arbres, les poissons, les oiseaux, les serpents, les animaux sauvages ou domestiques, une variété infinie ; et dès lors la formule, « selon les espèces », excellente pour désigner les propriétés particulières d’êtres qui se ressemblent et ont une origine commune, ne s’applique plus à l’homme.

CHAPITRE XIII. POURQUOI LA BÉNÉDICTION DIVINE N’A-T-ELLE ÉTÉ DONNÉE QU’AUX ANIMAUX TIRÉS DES EAUX ET A L’HOMME ? modifier


21. On se demande aussi par quel privilège les animaux tirés des eaux partagent seuls avec l’homme le bienfait de la bénédiction du Créateur. Il est bien vrai, en effet, que Dieu les a expressément bénis, en disant : « Croissez et multipliez-vous, et remplissez les eaux de lamer, et que les oiseaux se multiplient sur la terre. » Si on avance qu’il suffisait de prononcer ces paroles sur une seule espèce de créatures, et qu’il était naturel de les suppléer pour tous les autres êtres destinés à se reproduire, pourquoi cette bénédiction n’a-t-elle pas été adressée aux arbres et aux plantes, qui, dans cet ordre, furent créés les premiers ? Dieu aurait-il jugé les végétaux indignes de recevoir ces paroles de bénédiction, parce qu’ils n’ont ni sensibilité ni conscience de l’acte par lequel ils se reproduisent ? Aurait-il attendu, pour les prononcer, le moment où il créait les êtres sensibles, afin qu’on les appliquât ensuite à tous les animaux de la terre ? Un point incontestable, c’est que cette bénédiction devait se répéter pour l’homme, afin qu’on n’accusât pas de péché l’union conjugale, principe de la famille, et qu’on ne l’assimilât pas à la débauche à l’adultère et à l’abus même du mariage.

CHAPITRE XIV. DE LA CRÉATION DES INSECTES. modifier


22. Les insectes provoquent une question qui n’est pas sans importance. Ont-ils été produits au début de la création, ou sont-ils nés de la corruption des êtres périssables ? La plupart, en effet, doivent leur naissance aux maladies qui altèrent les corps vivants, aux immondices, aux émanations empestées des cadavres ; d’autres se forment dans les végétaux qui se détériorent ou dans les fruits qui se gâtent : cependant tous ces êtres ont nécessairement Dieu pour créateur. Chaque créature, en effet, a son genre de beauté, et, à bien examiner, les insectes ont une structure plus merveilleuse et prouvent plus pleinement la toute-puissance de l’ouvrier, qui « a tout fait dans sa « sagesse[50] » et qui « étendant son action d’un « bout à l’autre du mondé, y dispose tout avec « harmonie[51]. » Loin d’abandonner à leur laideur les corps épuisés, quand ils se décomposent selon la loi de leur nature, et provoquent en nous l’horreur, parla dissolution qui nous rappelle la mortalité attachée au péché, il en fait sortir des êtres dont les organes presque imperceptibles recèlent les sens les plus vifs ; aussi voit-on avec une surprise plus profonde le vol agile d’une mouche que la marche pesante d’une bête de somme, et l’industrie des fourmis excite plus l’étonnement que la force du chameau.
23. Mais la question importante, comme je l’ai dit, est de savoir si les insectes ont été formés comme les autres êtres dans la période des six jours, ou s’ils sont nés dans la suite de la décomposition des corps. On peut soutenir que ceux qui naissent de la terre et des eaux furent créés dès l’abord ; on peut même y ajouter les animalcules qui se forment avec la végétation dont la terre est le principe ; car cette végétation avait précédé la création des animaux et même celle des luminaires ; en outre, elle fait presque partie de la terre où ses racines s’enfoncent et d’où elle sortit le jour même que parut le globe nu et aride, plutôt pour achever de le rendre habitable que pour le peupler. Quant aux vers qui se forment dans le corps des animaux et surtout dans les cadavres, il y aurait folie à prétendre qu’ils furent créés en même temps que les animaux, à mains qu’on ne veuille dire que dans l’organisme de ces animaux étaient déposés les principes, et pour ainsi dire, les germes enveloppés des insectes futurs, destinés à naître, selon leurs espèces, de leurs corps corrompus, d’après les lois mystérieuses du Créateur, qui donne à tout le mouvement sans cesser d’être immuable.

CHAPITRE XV. DES ANIMAUX VENIMEUX. modifier


24. On demande encore d’ordinaire si les animaux venimeux et malfaisants ont paru après la prévarication de l’homme pour le punir, ou s’ils ont été créés avec des mœurs inoffensives et n’ont attaqué pour la première fois que des coupables. Cette dernière opinion n’a rien qui doive surprendre : sans doute, les peines et les douleurs se multiplient pendant cette vie mortelle, puisque personne n’est assez juste pour oser se dire parfait et que l’Apôtre nous atteste avec tant d’autorité « qu’il n’a point atteint le but et n’est point arrivé au bout de la carrière[52] » ; sans doute, les épreuves et les souffrances physiques sont nécessaires pour exercer la vertu et l’achever, car l’Apôtre nous apprend encore que, « pour qu’il ne s’enflât pas de la grandeur de ses révélations, un aiguillon a été mis dans sa chair, un ange de Satan, pour le frapper de la manière la plus ignominieuse ; qu’il a prié trois fois le Seigneur de l’éloigner de lui et que trois fois il lui a répondu : ma grâce te suffit ; car la vertu s’achève dans la faiblesse[53]. » Cependant, le saint prophète Daniel est resté parmi les lions sans éprouver de mal ni de peur, après avoir reconnu par un aveu sincère ses péchés et ceux de son peuple[54] ; l’Apôtre même vit une vipère s’élancer sur sa main et n’en reçut aucun mal[55]. Ainsi donc ces animaux pouvaient être créés sans être malfaisants, puisqu’il n’y avait alors ni vices à effrayer ou à punir, ni vertus à perfectionner par la souffrance. Aujourd’hui, les exemples de patience sont nécessaires pour l’édification des hommes ; d’ailleurs, l’épreuve seule nous révèle à nous-mêmes, et l’énergie dans les souffrances est le seul moyen légitime de reconquérir le salut éternel, qu’une faiblesse honteuse pour le plaisir a fait perdre.

CHAPITRE XVI. POURQUOI DES ESPÈCES SONT-ELLES ENNEMIES ? modifier


25. Je prévois une objection : Pourquoi les animaux s’attaquent-ils entre eux ? Ils n’ont point de péché à expier ni de vertu à perfectionner dans les épreuves. Assurément ; mais les espèces vivent les unes aux dépens des autres. Il serait peu juste de souhaiter une loi qui permit aux animaux de vivre sans se manger entre eux. Tant que durent les êtres, ils offrent proportion, symétrie, hiérarchie dans l’ensemble ; cet ordre est merveilleux, mais il y a une beauté mystérieuse et non moins réelle dans cette loi d’équilibre qui renouvelle les animaux en les transformant les uns par les autres. Inconnue aux ignorants, cette loi se découvre à mesure qu’on avance dans l’étude de la nature et devient évidente pour les savants accomplis. Le spectacle du mouvement qui anime les créatures moins parfaites, doit au moins offrir à l’homme d’utiles leçons, et lui apprendre à quelle activité l’oblige le salut éternel de son âme, ce magnifique privilège qui fait sa supériorité sur tous les êtres privés de raison. Depuis l’éléphant jusqu’au ciron, les animaux déploient pour sauver l’organisation éphémère qui forme leur lot dans l’ordre où ils ont été créés, tous leurs moyens de défense, toutes les ressources de la ruse ; cette activité n’apparaît que dans le besoin, lorsqu’ils cherchent à réparer leurs organes aux dépens de la substance des autres ; et ceux-ci, pour se conserver, luttent, s’enfuient ou cherchent un refuge dans les cavernes. La sensibilité physique chez tous les êtres est un ressort d’une énergie merveilleuse : répandue dans tout l’organisme par une mystérieuse union, elle en fait un système vivant, elle en maintient l’unité, et triomphe si bien de l’indifférence, qu’aucun être ne voit son corps s’altérer ou se dissoudre sans un mouvement intérieur de résistance.

CHAPITRE XVII. POURQUOI CERTAINS ANIMAUX DÉVORENT-ILS LES CADAVRES ? modifier


26. On va peut-être se demander avec quelque inquiétude pourquoi ces animaux carnassiers qui, en attaquant l’homme vivant, ne sont que des instruments pour lui faire expier se faute, lui valoir des souffrances salutaires, des épreuves utiles, et enfin lui donner des leçons à leur insu, pourquoi, dis-je, ces animaux déchirent les cadavres dans le but de se repaître ? Eh ! qu’importe en vérité que cette chair inanimée retourne, par cette voie ou par une autre, dans les profondeurs de la nature dont le Créateur doit la retirer un jour, par un miracle de sa puissance, pour lui rendre sa forme première ? Cependant, une foi éclairée peut tirer de là une leçon salutaire : il faut se confier entièrement au Créateur qui, par des ressorts cachés, fait mouvoir lotis les êtres depuis le plus grand jusqu’au plus petit et pour qui nos cheveux mêmes sont comptés[56] ; et, loin de redouter certains genres de mort, parce qu’on n’a pu préserver ses proches du trépas, se préparer à les souffrir tous avec une pieuse énergie.

CHAPITRE XVIII. A QUEL MOMENT ET DANS QUEL BUT ONT ÉTÉ CRÉÉS LES CHARDONS, LES ÉPINES, ET, EN GÉNÉRAL, LES PLANTES STÉRILES ? modifier


27. Une question analogue à celles qui précèdent, consiste à savoir quand et pourquoi ont été créées certaines plantes stériles, puisque Dieu a dit : « Que la terre produise de l’herbe portant semence et des arbres fruitiers. » Ceux qu’un pareil problème occupe, ne songent pas.assezà ce qu’on appelle l’usufruit en terme de droit. Le mot fruit n’a rapport qu’à la jouissance du possesseur. Qu’ils examinent donc les avantagesque.l'hommerecueille ou petit recueillir des productions de la terre et qu’ils aillent pour le reste s’instruire auprès des personnes compétentes.
28. A propos des épines, et des chardons on pourrait répondre catégoriquement, en s’appuyant sur le passage où Dieu dit à l’homme : « La terre produira pour toi des épines et des chardons[57]. » Cependant il est difficile de décider si la terre les produisit alors pour la première fois : car, les plantes et arbustes de cette espèce étant utiles à beaucoup de points de vue, pouvaient exister avec les autres, sans être pour l’homme un instrument de supplice. Leur naissance dans les champs que l’homme dut labourer en expiation de sa faute, eut sans doute pour but d’aggraver sa punition, puisque partout ailleurs ils pouvaient servir d’aliments aux oiseaux et.aubétail, ou répondre même à quelque besoin de l’homme. Une autre explication d’ailleurs ne contredit en rien le sens attaché à la parole divine : « La terre produira pour toi des épines et des chardons. » On pourrait dire que le sol produisait déjà cette végétation, mais qu’elle était destinée à fournir aux animaux une nourriture agréable, et non à devenir pour l’homme une source de peines : on sait que parmi ces plantes, les plus sèches et les plus tendres offrent à certains animaux une pâture délicieuse et substantielle. Ainsi la terre aurait commencé à produire ces espèces de plantes et d’arbustes, pour condamner l’homme à un pénible travail, à l’époque seulement où sa faute l’obligea à labourer le sol. Je ne veux pas dire qu’elles naissaient ailleurs auparavant et qu’elles apparurent alors dans les champs qu’il travaillait pour y faire sa récolte ; non, elles se reproduisaient partout ; seulement il y eut alors entre elles et l’homme un rapport jusque-là inconnu. Aussi l’Écriture ne dit-elle pas : « La terre produira des ronces et des épines » sans ajouter le mot significatif : « pour toi » en d’autres termes, tu verras naître désormais pour ta peine des plantes, qui jusque-là ne servaient qu’à nourrir d’autres animaux.

CHAPITRE XIX. POURQUOI LE MOT « FAISONS » N’A-T-IL ÉTÉ PRONONCÉ QUE DANS LA CRÉATION DE L’HOMME. modifier


29. « Et Dieu dit : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sûr les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques, sur toute la terre et sur tout reptile qui rampe Sur la terre. Dieu créa donc l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu ; il les créa mâle et femelle. Et Dieu les bénit et leur dit : Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre assujétissez-la, et dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui se meut sur la terre. Et Dieu dit : Voici que je vous ai donné toute herbe ayant sa semence et tout arbre portant sa semence en soi : ce sera votre nourriture. Mais j’ai donné à toutes les bêtes de la terre, à tous les oiseaux du ciel, à tout animal qui se meut sur la terre et a la vie en soi, toute herbe verte pour leur servir de « nourriture. Et il en fut ainsi ; et Dieu vit, tout ce qu’il avait fait : et voici que tout était très-bon. Et le soir arriva et au matin s’accomplit le sixième jour[58]. » La nature de l’homme offrira bientôt un vaste sujet à nos réflexions. Bornons-nous maintenant à remarquer, pour terminer nos considérations sur les œuvres des six jours, que Dieu 'a employé jusqu’ici l’expression du commandement : « fiat » et qu’il dit en parlant de l’homme : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. » Ce tour n’est point indifférent : il marque la pluralité des.personnesdivines, Père, Fils, Saint-Esprit. L’unité reparaît immédiatement dans l’expression : « Et Dieu fit l’homme à l’image de Dieu » en d’autres termes, le Père ne le fit pas à l’image du Fils, ou le Fils à l’image du Père ; autrement l’expression collective « à notre image » n’aurait pas été exacte ; mais Dieu le fit à l’image de Dieu, c’est-à-dire, à sa propre image. Ainsi les deux expressions : « à l’image de Dieu » et « à notre image » comparées entre elles, ne désignent pas l’intervention des trois Personnes comme si elles formaient plusieurs divinités : la première nous fait entendre un seul Dieu, la seconde, les trois Personnes.

CHAPITRE XX. EN QUOI L’HOMME EST-IL FAIT A L’IMAGE DE DIEU QUE LA FORMULE « IL EN FUT AINSI » N’EST PAS EMPLOYÉE DANS LA CRÉATION DE L’HOMME ; ET POURQUOI. modifier


30. Un point essentiel qu’il faut aussi remarquer, c’est qu’après avoir dit : « Faisons l’homme « à notre image » Dieu ajoute immédiatement « Et qu’il commande aux poissons de la mer et « aux oiseaux du ciel » en un mot, à tous les êtres privés de la raison. C’était nous montrer que le trait de ressemblance entre l’homme et Dieu consiste dans le privilège même qui l’élève au-dessus des animaux dépourvus de la raison. Ainsi cette ressemblance consiste dans le don de la raison, de l’intelligence, peu importe le mot. Voilà pourquoi l’Apôtre dit : « Renouvelez-vous dans l’intérieur de votre âme et revêtez l’homme nouveau[59], qui, par la connaissance de la vérité, se renouvelle selon l’image de Celui qui l’a créé[60]; » et par là, il indique nettement que, si l’homme a été fait à l’image de Dieu, le point de ressemblance n’est pas dans la forme du corps, mais dans l’essence immatérielle d’un esprit que la vérité éclaire.
31. Aussi l’Écriture n’a-t-elle point ici employé les formules habituelles : « Cela se fit » et « Dieu fit » elle les a supprimées comme elle l’avait déjà fait pour la lumière primitive, s’il est permis d’entendre par cette expression la lumière de l’intelligence, en communication avec la Sagesse éternelle et immuable de Dieu : c’est un point que j’ai déjà longuement développé. Alors, en effet, le Verbe ne se révélait à aucune créature primitive ; le type éternel ne se reflétait pas dans une intelligence pour se réaliser ensuite en un être d’un ordre inférieur : car, il s’agissait de créer la lumière ou l’intelligence première à qui devait se révéler l’idée de son Créateur, et cette révélation avait pour but de la soustraire à son imperfection pour la diriger vers Dieu, principe de son être et de son perfectionnement. Dans les créations subséquentes, l’Écriture emploie la formule : « cela se fit » ce qui signifie que le dessein du Verbe se produisit d’abord dans la lumière ou l’intelligence primitive ; puis elle ajoute : « Dieu fit donc » telle ou telle œuvre, pour nous apprendre la réalisation sous une forme déterminée de l’être qui avait été appelé à l’existence dans le Verbe divin. Or, la création de l’homme est racontée comme celle de la lumière. « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » dit Dieu ; puis l’Écriture ajoute immédiatement : « Dieu fit donc l’homme à son image » sans s’arrêter à la formule : « cela se fit. » C’est que l’homme est, comme la lumière primitive, une intelligence, et que, pour l’intelligence, exister, n’est au fond que prendre conscience du Verbe Créateur.
32. Si l’Écriture conservait ici cette double formule, on s’imaginerait que l’idéal de l’homme fut d’abord reflété dans l’intelligence d’une créature raisonnable, puis réalisée dans un être qui n’aurait pas eu le privilège de la raison : or, l’homme étant un être intelligent, avait besoin, pour être créé avec toute sa perfection, d’avoir conscience de son Créateur. De même que l’homme après sa chute se renouvelle selon l’image de Celui qui l’a créé, par la connaissance de la vérité ; de même il fut créé par la connaissance même qu’il eut de son Créateur, avant de tomber, par l’effet du péché, dans la dégradation d’où la même lumière devait le tirer en le renouvelant. Quant aux êtres à qui cette révélation a été refusée, parce qu’ils étaient tout matériels ou avaient la vie sans la raison, leur, existence a d’abord été révélée à la créature intelligente par le Verbe qui leur commandait de se produire, et c’est pour montrer que le dessein du Verbe était connu de cette créature, qui avait le privilège de le découvrir la première, qu’il a été dit : « Et cela fut fait » puis les corps, les animaux dépourvus de raison, se formèrent : c’est dans ce sens qu’on ajoute les paroles : « Dieu fit donc » telle ou telle œuvre.

CHAPITRE XXI. DIFFICULTÉ DE CONCEVOIR L’IMMORTALITÉ JOINTE A LA NÉCESSITÉ DE SE NOURRIR. modifier


33. Par quel mystère l’homme a-t-il été créé immortel et tout ensemble a-t-il reçu l’ordre de se nourrir, comme les autres animaux, d’herbes portant semence, d’arbres fruitiers, de végétaux ? Si le péché seul lui a enlevé sa prérogative, il n’avait pas besoin de pareils aliments dans l’état d’innocence, la faim était incapable d’épuiser ses organes. On pourrait encore remarquer que l’ordre de croître, de se multiplier et de remplir la terre, ne pouvait guère s’exécuter que par l’union de l’homme et de la femme, et que cette union supposait des corps mortels. Cependant il n’y aurait aucune invraisemblance à dire que des corps immortels pouvaient se reproduire par un pur sentiment de pieuse tendresse, en dehors de la corruption de la concupiscence, sans que les enfants dussent remplacer leurs parents morts ou mourir eux-mêmes ; qu’ainsi la terre se serait remplie d’hommes immortels, et qu’elle aurait vu naître un peuple de saints et de justes, semblable à celui qui, selon la foi, paraîtra après la résurrection. Cette opinion peut se soutenir, nous verrons, bientôt comment ; mais il y aurait trop de hardiesse à prétendre qu’un organisme peut avoir besoin d’aliments pour se réparer sans être condamné à périr.

CHAPITRE XXII. DE L’OPINION QUI RAPPORTE LA CRÉATION DU CORPS ET DE L’ÂME A DEUX MOMENTS DISTINCTS. modifier


34. Quelques personnes ont pensé que l’homme intérieur pourrait bien avoir été créé d’abord et qu’il ne reçut un corps qu’au moment où, selon l’Écriture, « Dieu façonna l’homme du limon de la terre. » De la sorte, le mot créer aurait rapport à l’âme, le mot façonner au corps. Mais on ne réfléchit pas que l’homme fut créé mâle et femelle, et que l’âme n’a pas de sexe. On a beau soutenir fort subtilement que l’intelligence, qui forme le trait de ressemblance entre Dieu et l’homme, est au fond la vie raisonnable, avec la double fonction de contempler l’éternelle vérité et de régler les choses temporelles, et qu’on retrouve ainsi l’homme dans la faculté maîtresse, la femme, dans la matière obéissante ; cette distinction supprime la ressemblance de l’homme avec Dieu, ou ne la laisse subsister que dans la faculté de contempler la vérité. L’Apôtre a représenté ce rapport entre deux sexes : « L’homme, dit-il, est l’image et la gloire de Dieu, la femme est la gloire de l’homme[61]. » Il est bien vrai que les facultés qui constituent l’homme intérieur ont pris au-dehors la double forme qui caractérise l’homme d’après les sexes ; mais la femme n’est telle que par son organisation : elle se renouvelle dans l’intérieur de son âme, par la connaissance de Dieu, selon l’image de son Créateur, et le sexe n’a aucun rapport avec cette régénération. Par conséquent, de même que 1e femme est indistinctement appelée avec l’homme à la grâce de se régénérer et de reformer en elle l’image du Créateur, et que son organisation spéciale seule l’empêche d’être proclamée, comme l’homme, l’image et la gloire de Dieu ; de même, aux premiers jours de la création, elle avait la prérogative de la nature humaine, l’intelligence, et, à ce titre, avait été faite à l’image de Dieu. C’est pour marquer le rapport qui unit les deux sexes que l’Écriture dit : « Dieu fit l’homme à l’image de Dieu. » Et de peur qu’on ne vit dans cet acte que la création de l’intelligence, formée seule à l’image de Dieu, elle ajoute « Il le fit mâle et femelle » ce qui implique la création du corps. L’Écriture sait également couper court à l’opinion qui ferait du premier homme un monstre réunissant les deux sexes, un hermaphrodite comme il s’en produit quelquefois : elle fait sentir, en employant le singulier, qu’elle désigne l’union des sexes, et la naissance de la femme tirée du corps de l’homme, comme elle l’expliquera bientôt ; aussi ajoute-t-elle immédiatement au pluriel : « Et Dieu les créa et il les bénit. » Mais nous approfondirons ce sujet, quand nous traiterons de la création de l’homme dans la suite de la Genèse.

CHAPITRE XXIII. DU SENS DE LA FORMULE : « CELA SE FIT (Gen. 1, 30). » modifier


35. Il nous reste à examiner pourquoi l’Écriture après avoir dit : « Cela se fit » ajoute immédiatement : « Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait : et ces œuvres étaient excellentes. » Ce passage aurait au pouvoir abandonné à l’espèce humaine de faire usage pour sa nourriture des végétaux et des arbres fruitiers : l’expression : « cela se fit » résume le récit sacré a partir des mots « Et Dieu dit : Voici que je vous ai donné l’herbe portant sa semence », etc. En effet, si cette formule avait une application plus étendue, il faudrait rigoureusement en conclure que, dans l’espace du sixième jour, l’espèce humaine s’était accrue, multipliée au point de peupler la terre, ce qui n’eut lieu, au témoignage de l’Écriture, que longtemps après. Par conséquent, cette expression signifie seulement que Dieu donna à l’homme la faculté de se nourrir, et que l’homme eut conscience de la parole divine : elle n’a pas d’autre sens. Supposons, en effet, que l’homme eût alors exécuté cet ordre et qu’il eût pris les aliments qu’on lui assignait, l’Écriture selon la forme habituelle de son récit, aurait ajouté à l’expression qui révèle que l’ordre est entendu, l’expression qui indique que l’ordre est accompli ; la formule : « il en fut ainsi » aurait été suivie des mots : Et ils en prirent, et ils en mangèrent. C’est le tour qu’elle emploie pour raconter l’œuvre du second jour : « Que l’eau qui est sous le ciel se rassemble en un même lieu et que la terre nue se montre. Il en fut ainsi : l’eau se rassembla en un même lieu. »

CHAPITRE XXIV. POURQUOI LA CRÉATION DE L’HOMME N’A-T-ELLE PAS ÉTÉ SPÉCIALEMENT APPROUVÉE ? modifier


36. On doit remarquer qu’il n’a pas été dit pour l’homme comme pour les autres créatures : « Dieu vit qu’il était bon. » Après avoir créé l’homme, lui avoir donné le droit de commander, de se nourrir, Dieu embrasse l’ensemble de son œuvre « Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et ces œuvres étaient parfaitement bonnes. » C’est une question qui vaut la peine d’être discutée. On aurait pu, en effet, accorder expressément à l’homme la faveur accordée à chaque espèce d’êtres, puis donner à l’ensemble l’approbation marquée par ces paroles : « Dieu vit que tout ce qu’il avait fait et ces œuvres étaient parfaitement bonnes. » Dira-t-on que l’œuvre du Créateur s’étant achevée le sixième jour, l’approbation divine devait porter sur l’ensemble de la création et non sur la création spéciale accomplie ce jour-là ? Pourquoi alors qualifier de bons les animaux domestiques ou sauvages et les reptiles, dont l’Écriture fait l’énumération dans le passage relatif au sixième jour ? Ces animaux auraient donc eu le privilège d’être approuvés à la fois en particulier et en général, et l’homme, créé à l’image de Dieu, n’aurait plu que dans l’ensemble de la nature ? Serait-ce qu’il n’avait pas encore atteint sa perfection, parce qu’il n’était point placé encore dans le Paradis ? Mais l’Écriture ne songe guère à réparer cette omission, quand l’homme est introduit dans ce séjour.
37. Comment donc expliquer cette exception ? N’est-il pas vraisemblable que Dieu, prévoyant la chute de l’homme et sa dégradation, l’a jugé bon, non en lui-même, mais comme partie de la création, et a en quelque sorte révélé sa déchéance ? Les êtres qui ont gardé la perfection relative où ils ont été créés, et qui n’ont point péché soit par choix soit par impuissance, sont parfaitement bons en eux-mêmes comme dans l’ensemble de la création. Remarquez ici la forme du superlatif. Les membres ont chacun leur beauté, et l’ensemble leur donne une beauté nouvelle. L’œil, par exemple, est admirable et plaît en lui-même ; isolé du corps, il n’aurait plus la beauté que lui valait sa place dans l’ensemble, soif rôle dans le concert des organes. Mais en perdant sa dignité première par l’effet du péché, la créature ne cesse pas d’être assujettie à l’ordre : elle est bonne, si on la considère dans l’ensemble des êtres. Ainsi l’homme avant sa faute, était bon en soi ; mais l’Écriture a passé sous silence cette bonté pour faire sentir sa déchéance future, elle l’a mis à sa place, car si un être est bon en lui-même, il est meilleur encore dans le tout dont il fait partie ; mais, quoiqu’il soit bon dans le tout, il ne s’ensuit pas qu’il soit bon en lui-même. Les expressions sacrées unissent donc, par un, juste tempérament, la vérité actuelle avec la prescience de l’avenir. Dieu n’est pas seulement le Créateur excellent des êtres, il est aussi l’ordonnateur équitable qui règle le sort des pécheurs : par conséquent un être peut se dégrader par ses fautes, sans cesser d’être une beauté dans l’ordre universel. Mais poursuivons notre sujet et commençons un nouveau Livre.

LIVRE IV. LES JOURS DE LA CRÉATION. modifier

CHAPITRE PREMIER. QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR LES SIX JOURS ? modifier


1. « Les cieux donc et la terre furent achevés avec tout ce qui les embellit. Et Dieu acheva le sixième jour les œuvres qu’il avait fanés. Et il se reposa le septième jour de toutes les œuvres qu’il avait faites. Et Dieu bénit le septième jour et il le sanctifia, parce qu’en ce jour-là il s’était reposé de toutes les œuvres qu’il avait faites, dès le commencement. » Malgré tous les efforts de l’attention, il est difficile et presque impossible de découvrir par, la pensée quelle est l’idée de l’écrivain sacré dans cette énumération des six jours et de résoudre le problème que voici : Ces six jours avec le septième se sont-ils écoulés réellement et ressemblent-ils à ceux que la marche du temps ramène, puisque les jours se suivent et ne reviennent jamais ? Ou bien, loin de s’être écoulés, comme les jours dont ils portent le nom, dans un temps régulier, ne sont-ils qu’un idéal inhérent à l’essence même des choses ? Faut-il voir non seulement dans les trois jours qui ont précédé la formation des luminaires, mais encore dans les trois suivants, les mouvements opérés dans les êtres, de telle sorte que le mot jour désigne leurs formes, la nuit, l’absence de ces formes ou leur caractère défectible ? Qu’on prenne tout autre expression, si l’on veut, pour exprimer le changement qui s’opère dans un être, lorsqu’il perd ses qualités par une dégradation insensible et qu’il se dépouille de ses formes ; car toute créature est sujette à ce changement, lors même qu’elle n’y serait pas soumise effectivement, comme il arrive pour les êtres qui sont au ciel : et c’est la condition même de la beauté passagère des créatures d’un ordre inférieur, qui se succèdent en allant tour-à-tour de la naissance à la mort, phénomène journalier ici-bas. Le soir ne serait-il que la limite où s’arrête la perfection pour chaque être, le matin, la limite où elle commence ? Car, tout être créé est renfermé entre un commencement et une fin. Voilà, dis-je, un problème difficile à résoudre. Quoi qu’il en soit de ces deux explications, qui n’en excluent pas une troisième, peut-être meilleure, comme nous pourrons le voir plus tard, nous allons examiner la perfection du nombre 6 d’après les propriétés des nombres qui nous permettent de compter les objets matériels et de leur donner une disposition harmonieuse. Cette question n’est point étrangère à notre sujet.

CHAPITRE II. QUE LE NOMBRE 6 EST UN NOMBRE PARFAIT. modifier


2. Le nombre 6 est le premier nombre parfait, en ce qu’il est égal à la somme de ses parties aliquotes : il y a en effet d’autre nombres parfaits, mais à d’autres titres. Le nombre 6 est donc parfait en ce qu’il est égal à la somme de ses parties aliquotes, telles, en d’autres termes, que leur produit soit égal au nombre qu’elles composent. Cette partie aliquote peut toujours être exprimée par une fraction : ainsi le nombre 3 est une fraction glu nombre 6 dont il forme la moitié, et de tous les nombres supérieurs à 3. Par exemple, il forme la patrie la plus considérable des nombres 4, 5, puisque 4 se décompose en 3 et 1, 5 en 3 et 2. Quant aux nombres 7, 8, 9 etc, 3 y entre pour la plus petite part. En effet, 7 se décompose en 3 et 4 ; 8, en 3 et 5 ; 9 en 3 et 6. Mais 3 ne forme la patrie aliquote d’aucun de ces nombres, à l’exception toutefois de 9 dont il est le tiers et de 6 dont, il est la moitié. Par conséquent, de tous les nombres cités, 9 et 6 sont les seuls dont 3 soit une partie aliquote, puisque 9 est égal à 3 multiplié par 3, et 6 à 3 multiplié par 2.
3. Le nombre 6 est donc égal, comme je t’ai dit au début, à la somme de ses parties aliquotes. Il existe d’autres nombres dont les parties multipliées entre elles forment un produit inférieur ou supérieur au nombre lui-même ; mais il y en a peu qui se décomposent en parties dont la somme leur soit égale rigoureusement : parmi ces derniers le nombre 6 est le premier. En effet l’unité n’a pas de parties, car on entend ici par unité, le nombre qui n’a ni moitié ni partie quelconque, mais est rigoureusement un, sans aucun reste. Or le nombre 2 n’a qu’une partie qui en forme la moitié, je veux dire, l’unité. Le nombre 3 en a deux, l’une qui le divise exactement, c’est 1 ou le tiers, l’autre, irrationnelle, ou 2 : il ne se compose donc pas de parties aliquotes. Le nombre 4 se décompose bien en deux parties dont chacune le divise, 1 ou le quart, 2 ou la moitié ; mais la somme de ces parties est égale à 3 et non à 4, et par conséquent inférieure. Le nombre 5 n’a qu’une partie qui le divise, à savoir l’unité ou le cinquième ; 2 est trop faible, 3 est trop fort et aucun de ces nombres ne le divise exactement. Quant au nombre 6, il se décompose en trois parties aliquotes, le sixième ou 1, le tiers ou 2, la moitié ou 3, et ces nombres ajoutés entre eux, c’est-à-dire, 1, 2, 3, forment une somme égale à 6.
4. Le nombre 7 n’a pas cette propriété : il n’est divisible que par 1. Le nombre 8 est divisible par 1, 2, 4 : mais la somme de ses parties aliquotes donne 7 ; ce n’est donc pas un nombre parfait. Le nombre 9 est divisible par 1 et par 3 : mais ces nombres additionnés ne font que 4, nombre bien inférieur à 9. Le nombre 10 est divisible par 1, 2, 5 : la somme de ces parties, ou 8, reste donc au-dessous de 10. Le nombre 11 est un nombre premier au même titre que 7, 5, 3, 2 : il n’est divisible que par l’unité. La somme des parties du nombre 12 est plus forte que 12 : elle va jusqu’à 16 : car il est divisible par 1, 2, 3, 4, 6, dont la somme est 16.
5. Ainsi donc, pour ne pas pousser plus loin cette analyse, la série indéfinie des nombres nous en offre qui ne sont divisibles que par l’unité, comme 3, 5, ou dont les parties aliquotes additionnées font une somme tantôt plus faible que le nombre lui-même, comme 8, 9, tantôt plus forte, comme 12, 18. L’espèce de ces nombres est donc bien plus considérable que celle des nombres parfaits. Le premier que l’on trouve après 6, est 28 : car il est divisible par 1, 2, 4, 7,14 et la somme de ces parties est juste 28. Plus on s’élève dans l’échelle des nombres, moins on en trouve qui aient la propriété de se décomposer en parties aliquotes dont la somme les reproduise. On les appelle parfaits : ceux dont les parties additionnées forment une somme trop faible, se nomment imparfaits ; si la somme est trop forte, on les nomme plus-que-parfaits.
6. Dieu a donc achevé la série de ses œuvres dans un nombre de jours parfait. « Dieu, dit l’Écriture, acheva toutes ses œuvres le sixième jour. » Mon attention redouble pour le nombre 6, quand j e viens à considérer la suite des créations divines. Les parties aliquotes du nombre 6 forment une série qui se termine au triangle : ce sont 1, 2, 3, en d’autres termes le sixième, le tiers, la moitié aucun autre nombre ne les sépare et n’interrompt leur suite. Eh bien ! La lumière a été faite en un jour ; les deux suivants ont été consacrés à former l’immense machine de l’univers ; l’un a été employé à créer la partie supérieure ou le firmament, l’autre, la partie inférieure, ou la terre et les eaux. La région supérieure n’étant pas destinée à se peupler d’êtres qui ont besoin d’aliments pour renouveler leurs forces, Dieu n’y a placé aucune substance nutritive : au contraire, il a enrichi la région inférieure, où il devait placer les animaux, de toutes les substances propres à réparer leurs organes. Les trois jours suivants, il a créé tous les êtres visibles qui devaient se mouvoir, selon les lois de leur nature, dans l’espace que renferme l’univers visible, avec tous les éléments ; le premier jour, il a placé dans le firmament créé le premier, les luminaires ; les deux jours suivants, il a créé les animaux, d’abord ceux des eaux, puis ceux de la terre, comme l’ordre le demandait. Est-ce à dire que Dieu, s’il l’avait voulu, aurait été incapable de créer le monde en un jour, ou d’employer deux jours, l’un à former les corps, l’autre à former les esprits, ou même de créer dans un jour le ciel avec les êtres qu’il contient, et dans l’autre, la terre avec les êtres qui lui sont propres ? Qui serait assez insensé pour soutenir une telle opinion ? Qui oserait dire que la volonté de Dieu rencontre des obstacles ?

CHAPITRE III. EXPLICATION DU PASSAGE DE LA : SAGESSE : « DIEU A TOUT DISPOSÉ AVEC POIDS, NOMBRE ET MESURE. » modifier


7. En voyant donc que Dieu a employé six jours pour achever toutes ses œuvres, et que la suite de ses créations répond à la série même des nombres dont la somme est égala au nombre parfait 6, songeons au passage où l’Écriture dit de Dieu : « Vous avez tout disposé avec poids, nombre et mesure[62]. » que notre âme, après avoir appelé Dieu à son aide et sous son inspiration, considère si ces trois idées de mesure, de nombre et de poids, d’après lesquelles Dieu a tout disposé, étaient quelque part avant la création de l’univers ou si elles-mêmes ont été créées. Si elles sont antérieures au monde, où étaient-elles ? Avant la création, il n’y avait que le Créateur : elles étaient donc en lui, mais de quelle manière ? car, nous lisons dans l’Écriture que les choses créées sont également en lui[63]. Est-ce que les unes sont Dieu même, tandis que les autres y subsistent comme dans le principe qui les gouverne ? Mais comment peuvent-elles être Dieu même ? Dieu n’est assurément ni mesure, ni nombre, ni poids, par plus qu’il n’est le monde. Faut-il dire que ces idées ne sont point Dieu, en tant qu’elles nous apparaissent dans les objets, dont nous apprécions les dimensions, la symétrie, la pesanteur ; qu’au contraire, en tant qu’elles maintiennent en toute chose la juste mesure, l’harmonie, l’équilibre, elles sont primitivement et par essence Celui qui donne à tous ses limites, ses formes, ses lois ? Le passage de la Sagesse : « Vous avez tout disposé avec poids, nombre et mesure,» n’est-il que l’expression, la plus vive de cette vérité vous avez tout disposé en vous ? C’est par un vigoureux effort et dont peu d’esprits sont capables, qu’on peut s’élever au-dessus de tous les objets qui se mesurent ; se comptent et se pèsent, et atteindre la mesure en dehors de la mesure, le nombre en dehors du nombre, le poids en dehors du poids.

CHAPITRE IV. EN DIEU LA MESURE, LE NOMBRE, LE POIDS SUBSISTENT INDÉPENDAMMENT DU NOMBRE, DU POIDS, DE LA MESURE. modifier


8. En effet, la mesure, le nombre, le poids ne sont pas seulement des propriétés inhérentes aux pierres, au bois, et en général aux corps que l’on peut observer ou concevoir sur la terre ou dans le ciel. Les actes moraux admettent une juste mesure, qui les empêche d’aboutir à des excès sans bornes et sans retour ; les sentiments et les vertus sont susceptibles d’une harmonie ou d’un nombre, qui bannit de l’âme le désordre des passions et y fait régner la sagesse dans toute sa beauté ; la volonté et l’amour ont comme une balance qui, par leurs désirs ou leurs répugnances, leurs préférences ou leurs dégoûts, marque le prix des objets. Mais dans les âmes une mesure est remplacée par une autre, un nombre est limité par un autre, un poids a son contrepoids. Or, la mesure indépendante de toute mesure, est adéquate à elle-même et ne suppose qu’elle-même ; le nombre indépendant de tout nombre, forme tous les autres sans être formé par aucun ; le poids absolu est le centre où tout aboutit pour y trouver l’équilibre, et ce repos est la joie inaltérable.
9. Si on ne voit ces idées que dans la nature physique, on les voit en esclave des sens. Qu’on s’élève donc au-dessus de ces perceptions sensibles, ou si on est encore incapable de ces efforts, qu’on ne s’attache plus à des mots qui n’inspirent que des idées grossières. Les vérités supérieures plaisent d’autant mieux qu’on considère moins les vérités subalternes avec les yeux du corps. Si on ne veut pas épurer les termes dont un usage vulgaire et grossier a fait connaître le sens et les appliquer aux vérités sublimes dont la contemplation élève l’âme, soit ; toute exhortation serait inutile. Pourvu qu’on ait l’idée, peu importe le mot qui l’exprime. Il est bon toutefois de connaître les rapports qui lient les vérités contingentes aux vérités absolues : c’est la seule méthode qui permette à la raison de passer d’un sujet à un autre.
10. Veut-on regarder comme des choses contingentes la mesure, le nombre, le poids, qui ont servi à Dieu pour tout disposer, au témoignage de l’Écriture ? Mais s’il s’en est servi pour disposer le monde, avec quoi a-t-il disposé ces rapports eux-mêmes ? Avec d’autres rapports Mais alors ils n’ont pas serti à tout disposer, puisqu’eux-mêmes ont été réglés suivant d’autres rapports. Il est donc hors de doute que les idées selon lesquelles le monde a été disposé sont en dehors du monde.

CHAPITRE V. C’EST EN DIEU QU’EXISTE L’IDÉE DE MESURE, DE POIDS ET DE NOMBRE QUI PRÉSIDE A LA DISPOSITION DES OBJETS. modifier


11. Ne vaut-il pas mieux croire que ce passage de l’Écriture revient à dire : Vous avez tout disposé de façon à établir partout la mesure, le nombre et le poids ? Je suppose que l’Écriture eût dit : Dieu a disposé les corps avec leurs couleurs ; il serait absurde d’en inférer que la Sagesse de Dieu, principe de la création, contenait en elle-même les couleurs pour les répandre sur les corps. On entendrait par là que Dieu a donné aux corps des formes susceptibles de se colorer. Mais comment comprendre que Dieu ait disposé les corps avec leurs couleurs ou qu’il leur ait donné des formes susceptibles de se colorer, à moins d’admettre qu’il y avait, dans la sagesse de l’ordonnateur, un plan selon lequel les couleurs devaient se distribuer sur les corps avec toutes leurs nuances ? A coup sûr ce dessein conçu par l’intelligence divine ne peut s’appeler la couleur elle-même. Je le répète, pourvu qu’on conçoive bien l’idée, peu importe le mot.
12. Supposons donc que la pensée de l’Écriture peut se traduire ainsi : tout a été disposé de façon à renfermer en soi mesure, nombre et poids, et tel est le principe qui fait varier dans chaque être, selon sa nature, la grandeur, la quantité, la pesanteur ; dira-t-on, parce que ces rapports varient sans cesse, que le plan selon lequel Dieu a tout combiné, varie avec eux ? Que Dieu lui-même nous préserve d’un tel aveuglement !

CHAPITRE VI. COMMENT DIEU VOYAIT-IL CES RAPPORTS ? modifier


Pendant que tout s’organisait selon ces rapports de nombre, de mesure et de pesanteur, où l’organisateur les voyait-il ? Il ne les distinguait pas sans doute hors de lui, comme nous voyons les corps : d’ailleurs les corps n’existaient pas encore, puisqu’ils se combinaient pour se former, Il ne les apercevait pas non plus en lui-même, comme nous faisons par l’imagination qui nous représente les objets en leur absence, ou à l’aide des formes que nous avons vues, nous en fait concevoir de nouvelles. Comment donc apercevait-il-les objets dont il réglait les proportions ? Comment, dis-je, sinon de la manière dont seul il est capable de les voir ?
13. Pour nous, êtres bornés et esclaves du péché, dont l’âme gémit sous le poids d’un corps périssable et dont la raison, malgré toutes ses pensées, reste emprisonnée dans sa demeure terrestre[64], nous aurions beau avoir le cœur le plus pur et l’intelligence la plus dégagée des sens, nous aurions beau ressembler aux anges, l’essence divine ne saurait jamais se révéler à nous comme elle se manifeste à elle-même.

CHAPITRE VII. COMMENT DÉCOUVRONS-NOUS LA PERFECTION DU NOMBRE modifier


Cependant, quand nous découvrons la perfection du nombre 6, nous ne la voyons pas hors de nous, comme les corps par l’intermédiaire des yeux ; ni en nous, comme les formes des objets absents ou les images du monde extérieur : nous les saisissons par une voie toute différente. En effet, bien que des images presque imperceptibles se présentent à l’esprit quand on considère les éléments dont se compose le nombre 6 et leur série, toutefois la raison, par son énergie souveraine, dissipe ces fantômes et contemple les propriétés absolues de ce nombre : cette perception lui fait reconnaître sans le plus léger doute que l’unité est simple et indivisible, tandis que la matière peut se diviser à l’infini, et que le ciel et la terre construits sur le type du nombre 6, passeront avant que la somme de ses parties aliquotes cesse de lui être égale. Que l’esprit de l’homme rende donc éternellement grâces au Créateur, qui lui a donné la faculté de voir des merveilles invisibles pour les oiseaux et les animaux, quoiqu’ils puissent apercevoir comme, nous le ciel, la terre, les luminaires du ciel, la mer et – tout ce qu’ils renferment.
14. Ainsi, nous ne devons pas dire que le nombre 6 est parfait, parce que Dieu a achevé tous ses ouvrages en six jours : loin de là, Dieu a achevé tous ses ouvrages en six jours parce que le nombre 6 est parfait ; supprimez le monde, ce nombre resterait également parfait ; mais s’il n’était pas parfait, le monde, qui reproduit les mêmes rapports, n’aurait plus la même perfection.

CHAPITRE VIII. DU REPOS DE DIEU LE SEPTIÈME JOUR : QUEL SENS FAUT-IL ATTACHER A CE MOT ? modifier


15. L’Écriture nous apprend que Dieu se reposa le septième jour de toutes ses œuvres, et qu’à ce titre il le bénit et le sanctifia. Si nous voulons comprendre ce mystérieux repos, selon (a portée de notre intelligence soutenue par la grâce divine, commençons par bannir de notre esprit toute idée charnelle. Peut-on sans impiété se figurer et dire que la création a coûté quelque travail à Dieu, quand nous voyons les choses sortir du néant à sa parole ? Que l’exécution suive le commandement, ce n’est plus une fatigue, même pour l’homme. Sans doute, la parole exigeant qu’on frappe l’air, finit par devenir une fatigue : mais, quand il s’agit de prononcer quelques mots, comme ceux que Dieu fait entendre dans l’Écriture : fiat lux, fiat firmamentum, et ainsi de suite, jusqu’à l’achèvement de la création au septième jour, il y aurait une extravagance par trop ridicule a soutenir qu’elles lassent, je ne dis pas Dieu, mais un homme.
16. Dirait-on que la fatigue consistât pour Dieu, non à donner des ordres immédiatement exécutés, mais à méditer profondément les moyens de réaliser ses plans ; que délivré de cette préoccupation à la vue de 1a perfection de ses œuvres, il se reposa et voulut avec raison bénir, sanctifier le jour où, pour la première fois, il n’eut plus à déployer une si grande attention ? Un pareil raisonnement serait le comble de la déraison. L’intelligence est en Dieu infinie, illimitée, comme la puissance elle-même.

CHAPITRE IX. SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT. – LE PRINCIPE DE LA TRISTESSE EST QUELQUEFOIS EXCELLENT. modifier


A quelle idée faut-il donc s’arrêter ? Ne faudrait-il pas voir ici le repos que prennent en Dieu les créatures intelligentes dont l’homme fait partie, après avoir atteint leur développement, par le secours du Saint-Esprit qui répand la charité dans nos cœurs[65], et que nos désirs les plus ardents doivent nous porter au centre du repos heureux où nous n’aurons plus rien à désirer ? On dit avec raison que Dieu fait tout ce que nous faisons par son secours ; de même, on se repose en lui, quand le repos est un de ses bienfaits.
17. Cette idée est facile à concevoir. S’il est une vérité aisée à comprendre, c’est que Dieu se repose, lorsqu’il nous accorde le repos, au même titre qu’il connaît, lorsqu’il éclaire notre intelligence. En effet Dieu ne prend pas connaissance avec le temps de ce qu’il ignorait auparavant ; et pourtant il dit à Abraham : « Je sais maintenant que tu crains Dieu[66]. » Or, que peuvent signifier ces paroles, sinon, j’ai fait connaître à quel point tu crains Dieu ? Ces sortes d’expressions, où nous attribuons à Dieu des actes qui ne s’accomplissent pas en lui, ont pour but de nous apprendre qu’il en est le principe : j’entends des actes conformes au bien, sans dépasser la portée des termes de l’Écriture. Car nous ne devons hasarder sur Dieu aucune proposition de ce genre, sans l’avoir lue dans l’Écriture.
18. A ce genre d’expressions se rattache, selon moi, le passage où l’Apôtre nous dit : « Gardez-vous de contrister l’Esprit de Dieu, qui vous a marqué de son sceau, au jour de votre délivrance[67]. » Assurément la tristesse ne peut atteindre la substance de l’Esprit-Saint ou l’Esprit-Saint lui-même, qui jouit d’un bonheur éternel, ou plutôt qui est la béatitude immuable et souveraine. Mais l’Esprit-Saint habite dans le cœur des justes, pour les remplir de la charité, qui seule ici-bas apprend aux hommes à voir avec joie les progrès des fidèles dans la vertu et leurs bonnes œuvres ; aussi sont-ils attristés par les fautes ou la chute même des chrétiens dont ils considéraient avec bonheur la toi et la piété tristesse digne d’éloges, puisqu’elle à pour principe la charité que l’Esprit-Saint leur inspire. Si donc on dit que l’Esprit-Saint est contristé par les pécheurs, c’est uniquement en vue de faire entendre que les âmes saintes, ses hôtes, déplorent de pareils crimes, et qu’elles sont animées par une charité assez vive pour s’affliger sur le sort de ces malheureux, surtout si elles les avaient connus ou crus vertueux. Cette tristesse, loin d’être une faiblesse, est une vertu qu’on ne saurait trop louer.
19. Le même Apôtre fait un admirable emploi de cette forme de langage, quand il s’écrie : « Maintenant que vous connaissez Dieu ou plutôt que vous en êtes connus[68]. » Ce n’est pas Dieu qui les avait connus alors, puisqu’il les connaissait avant la création même du monde[69] ; mais comme eux l’avaient connu à ce moment par un bienfait de la grâce, et non par leurs mérites ou leurs propres forces, l’Apôtre a eu recours à une figure de langage, pour leur apprendre qu’ils connaissaient Dieu, en tant qu’il s’était fait connaître à eux ; il a mieux aimé corriger l’expression vraie qu’il avait employée au propre, que de leur laisser croire qu’ils tenaient d’eux-mêmes le privilège qu’ils avaient reçu de Dieu.

CHAPITRE X. PEUT-ON CONCEVOIR LE REPOS EN DIEU ? modifier


20. On trouvera peut-être satisfaisante l’explication que nous venons de donner, et d’après laquelle Dieu s’est reposé de toutes les œuvres qu’il a faites avec tant de perfection, en tant qu’il nous fera goûter le repos à nous-mêmes, lorsque nous aurons fait nos bonnes œuvres. Mais, puisque nous avons entrepris de discuter ce passage de l’Écriture, nous sommes tenus d’examiner si Dieu a pu se reposer en lui-même, tout en admettant que le repos est le gage du repos même que nous goûterons un jour en lui. Or, Dieu a fait lui-même le ciel et la terre et tout ce qu’ils renferment, et il a achevé ses œuvres le sixième jour : loin de nous accorder le pouvoir de créer quoi que ce soit, c’est par nous qu’il a fini, puisqu’il acheva toutes ses œuvres, comme dit l’Écriture, le sixième jour. De même, il ne faut pas voir le repos que Dieu nous fera goûter dans ce passage de l’Écriture : « Dieu se reposa le septième jour de toutes ses œuvres » mais le repos auquel il se livra lui-même, après avoir achevé ses créations. Cette méthode nous révèlera que tout ce qui a été écrit s’est réalisé, et nous aidera ensuite à en saisir le sens métaphorique. Donc, la discussion qui a mis en pleine lumière que les œuvres de Dieu n’appartenaient qu’à lui, exige pour pendant la démonstration que son repos lui est pour ainsi dire personnel.

CHAPITRE XI. LE REPOS DE DIEU AU SEPTIÈME JOUR SE CONCILIE AVEC SAN ACTIVITÉ CONTINUE. modifier


21. Ainsi le motif le plus légitime nous engage à examiner, dans la mesure de nos forces, et à prouver que le passage où Dieu se reposa de ses œuvres, et ces paroles de l’Évangile prononcées par le Verbe créateur lui-même : « Mon Père ne cesse point d’agir, et j’agis aussi[70] » n’offrent aucune contradiction. Il fit cette réponse à ceux qui se plaignaient qu’il n’observât pas le sabbat, institué dès l’origine, selon l’Écriture, pour rappeler le repos de Dieu. 2 est vraisemblable que l’observation du sabbat fut prescrire aux Juifs comme un symbole du repos spirituel que Dieu promettait, sous la figure mystérieuse de son propre repos, aux fidèles qui accomplissaient leurs bonnes œuvres. Jésus-Christ lui-même, qui n’a souffert qu’au moment où il lui a plu, a confirmé par sa sépulture le sens caché de ce repos. Car il se reposa dans son tombeau le jour du sabbat et en fit une journée de sainte inactivité, après avoir accompli le sixième jour, c’est-à-dire le jour de la préparation et la veille du sabbat, toutes ses œuvres sur le gibet même de la croix. « Tout est consommé, s’écria-t-il, et baissant la tête il rendit l’esprit[71]. » Est-il donc étrange que Dieu se soit reposé le jour même où le Christ devait se reposer, pour figurer cet évènement d’avance ? Est-il étrange qu’il se soit reposé un seul jour avant de développer Cette suite des siècles qui prouvent la vérité de cette parole : « Mon Père ne cesse point d’agir ? »

CHAPITRE XII. NOUVELLE EXPLICATION SUR LE MÊME SUJET. modifier


22. On peut encore s’expliquer que Dieu se reposa d’avoir créé les espèces d’êtres qui remplissent l’univers, en ce sens qu’il ne créa désormais aucune espèce nouvelle, tout en continuant de gouverner celles qui furent alors établies. Il ne faudrait pas croire en effet que, même le septième jour, sa puissance abandonna le gouvernement du monde et des êtres qu’il y avait créés : cette inaction aurait entraîné un bouleversement universel. La puissance du Créateur, cette force infinie et qui embrasse tout est la seule cause qui fait subsister les créatures : si cette force se retirait du monde et ne régissait plus les êtres, même un instant, le développement des espèces s’arrêterait et la nature entière s’affaisserait. Car il n’en est pas de l’univers comme d’un édifice, qui subsiste après que l’architecte l’a abandonné : il ne durerait pas un clin d’œil, si Dieu cessait de le gouverner.

23. La parole du Seigneur : « Mon Père ne cesse pas d’agir, » nous révèle donc cette création continue par laquelle Dieu maintient et régit ses œuvres. Le Seigneur ne se contente pas de dire que son Père agit maintenant, ce qui n’impliquerait pas une activité permanente ; il dit qu’il agit encore aujourd’hui, depuis quand ? Évidemment depuis la création. L’Écriture dit de la Sagesse divine qu’elle étend sa puissance d’un bout du monde à l’autre, et dispose tout avec harmonie[72] ; et ailleurs, que son mouvement a une rapidité, une vitesse incomparable[73]. Pour ceux qui ont l’esprit droit, il est clair que la Sagesse communique aux êtres qu’elle dispose avec tant d’harmonie son mouvement incomparable, au-dessus de toute expression, et si l’on peut ainsi parler, son immuable activité ; et que, si ce mouvement cessait d’animer la nature, elle s’anéantirait aussitôt. La parole que l’Apôtre adresse aux Athéniens en leur prêchant le vrai Dieu : « C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » cette parole d’une clarté que l’esprit humain ne saurait pousser plus loin, corrobore l’opinion qui nous fait croire et dire que Dieu ne cesse jamais d’agir dans ses créatures. En effet, nous ne faisons pas partie de la substance divine, et nous ne sommes pas en lui au même titre qu’il à la vie en lui-même[74] : or, du moment que nous sommes distincts de Dieu, nous ne pouvons avoir l’être en lui qu’autant qu’il agit en nous. Cette activité consiste à tout gouverner, à étendre sa puissance d’un bout à l’autre du monde, à tout disposer avec harmonie, et c’est grâce à cet ordre sans cesse maintenu que nous avons en lui l’être, le mouvement et la vie. Par conséquent, si Dieu cessait d’animer la créature, nous n’aurions plus l’être, le mouvement et la vie. Il est donc évident que Dieu n’a jamais cessé, même un jour, de gouverner les êtres créés, pour les empêcher de perdre ces mouvements qui les animent et les conservent avec les propriétés et selon les lois de leurs espèces ; et qu’ils seraient immédiatement anéantis sans cette activité de la Sagesse divine qui répand partout l’ordre et l’harmonie. Convenons donc bien que Dieu s’est reposé de ses œuvres, en tant qu’il n’a créé aucun être d’une espèce nouvelle et non en vue d’abandonner le gouvernement et le maintien de la création. Ainsi se concilie cette double vérité, que Dieu s’est reposé le septième jour et qu’il ne cesse pas d’agir.

CHAPITRE XIII. DE L’OBSERVATION DU SABBAT. — SABBAT CHRÉTIEN. modifier

24. Nous pouvons apprécier l’excellence des œuvres de Dieu : quant aux joies de son repos, nous en jugerons après avoir accompli nos bonnes œuvres. Le sabbat qu’il prescrivit aux Juifs d’observer[75] était le symbole de ce repos : mais tel était leur esprit charnel, qu’en voyant le Seigneur travailler ce jour-là à notre salut, ils lui en faisaient un crime, et dénaturaient la réponse où il leur parle de l’activité de son Père, avec lequel il gouvernait l’univers et opérait notre salut. Mais du moment que la grâce a été révélée ; cette observation du sabbat, représenté par un jour de repos, n’a plus été une loi pour les fidèles. Sous le règne de la grâce, le sabbat est perpétuel pour celui qui opère toutes ses bonnes œuvres en vue du repos à venir, 'et qui ne se glorifie pas de ses actions, comme s’il avait le don d’une vertu qu’il n’a peut-être pas reçu. Ne voyant dans le sabbat c’est-à-dire, le repos du Seigneur dans son tombeau, que le sacrement du Baptême, il se repose de sa vie passée : marchant dans les voies d’une vie toute nouvelle[76], il reconnaît l’action qu’exerce en lui Dieu, qui tout ensemble agit et se repose, gouvernant la créature au sein d’une éternelle tranquillité.

CHAPITRE XIV. POURQUOI DIEU A-T-IL SANCTIFIÉ LE JOUR DE SON REPOS ? modifier

25. Dieu a donc créé sans fatigue et n’a point trouvé dans le repos de nouvelles forces : ainsi a-t-il voulu nous inspirer le désir du repos, en nous révélant par son Écriture qu’il sanctifia le jour où il cessa de créer. On ne lit jamais, en effet, qu’il ait rien sanctifié, soit dans la période des six jours, soit au commencement, lorsqu’il fit le ciel et la terre. Mais il voulut sanctifier le jour où il se reposa de toutes ses œuvres, comme si le repos à ses yeux avait plus de prix que le travail, bien que son activité ne lui coûte aucune peine. C’est ce qui doit être pour l’homme aussi, et nous en trouvons la preuve dans l’Évangile où le Sauveur y déclare que Marie, se tenant assise à ses pieds pour écouter sa parole, a choisi une meilleure part que Marthe, malgré son empressement à le servir et le pieux embarras qu’elle se donnait[77]. Mais il est bien difficile de concevoir ceci quand il s’agit.de Dieu, lors même qu’on soupçonnerait à force de réfléchir pourquoi il a sanctifié le jour de son repos, lui qui n’a sanctifié aucun jour de la création, pas même celui où il fit l’homme et où il acheva toutes ses œuvres. Et d’abord quelle idée l’esprit humain avec toutes ses lumières peut-il se former du repos de Dieu ? Cependant, si la chose n’existait pas, l’Écriture n’en prononcerait pas le mot. Je vais dire ce que je pense, en faisant une double réserve : d’abord que Dieu n’a point goûté un repos pareil à celui qui succède agréablement à la fatigue ou qu’un long travail fait souhaiter ; ensuite que les saints livres, dont l’autorité s’impose à l’esprit, n’ont pu avancer sans raison ou à tort que Dieu se reposa le septième jour de toutes les œuvres qu’il avait faites et le sanctifia.

CHAPITRE XV. RÉPONSE À LA QUESTION POSÉE CI-DESSUS. modifier

26. Comme l’âme humaine a le défaut et la faiblesse de s’attacher si vivement à ses œuvres, qu’elle y cherche le repos plutôt qu’en elle-même, quoique la cause soit nécessairement supérieure aux effets, Dieu nous apprend, par ce passage de l’Écriture, qu’il n’a composé aucun de ses ouvrages avec un plaisir capable de faire supposer que la création était pour lui une nécessité, ou que sans elle il aurait eu moins de grandeur et de félicité. En effet, toute créature lui doit son être, mais il ne doit sa félicité à aucune ; il a tout dirigé par un pur effet de sa bonté : aussi n’a-t-il sanctifié ni le jour où il commença ses ouvrages, ni celui où il les acheva, afin que sa félicité ne semblât pas s’accroître du plaisir de les former et de les voir dans leur perfection ; il n’a sanctifié que le jour où il s’est reposé de ses œuvres en lui-même. Il n’a jamais eu besoin du repos, mais il nous en a révélé le bienfait dans le mystère du septième jour ; il nous a encore enseigné qu’il fallait être parfaits pour le goûter, par le choix même qu’il a fait du jour qui suivit l’achèvement de la création universelle. L’être qui jouit du repos absolu n’a pu se reposer que pour nous donner un enseignement.

CHAPITRE XVI. DU REPOS DE DIEU LE SEPTIÈME JOUR. modifier

27. Remarquons qu’en nous révélant le repos qui assure à Dieu sa félicité en lui-même, il fallait nous faire concevoir à quel titre on dit que Dieu se repose en nous-mêmes : cette parole signifie que Dieu nous assure le repos en lui-même. Pour en donner donc une juste définition, le repos de Dieu implique qu’il ne manque d’aucun bien : par conséquent nous sommes assurés de trouver le repos en lui, parce que le bien essentiel à Dieu fait notre bonheur et que sa félicité est indépendante du bien qui est en nous. Nous représentons en effet quelque bien, puisque nous sommes au nombre des œuvres qu’il a faites excellentes. Or nul être n’est bon en dehors de lui, sans qu’il ne l’ait créé, et par suite, il n’a besoin en dehors de lui d’aucun bien, puisqu’il ne peut avoir besoin du bien même qu’il a créé. Voilà en quoi consiste le repos de Dieu après l’achèvement de ses œuvres. N’eût-il rien créé, quel est le bien qui lui manquerait véritablement ? Qu’il se repose de ses œuvres en lui-même, ou qu’il ne crée rien, il n’en est pas moins le bien absolu. Mais s’il n’avait pu composer des ouvrages excellents, il aurait été impuissant ; si malgré sa puissance il ne l’avait pas voulu, il aurait été jaloux de son être. Comme il joint la toute-puissance à la bonté infinie, il a fait toutes ses œuvres excellentes ; et comme il trouve en lui le bien absolu et la félicité parfaite, il s’est reposé en lui-même de ce repos dont il n’est jamais sorti. Dites qu’il s’est reposé de ses œuvres à faire, on comprendra qu’il n’a jamais rien fait. Dites qu’il ne s’est pas reposé de ses œuvres accomplies, on ne comprendra plus aussi clairement qu’il n’a aucun besoin de ses créatures.

28. Or quel jour pouvait mieux que le septième nous révéler cette vérité ? C’est-ce qu’on voit aisément en se rappelant les propriétés du nombre 6, dont la perfection a servi de type à la perfection des ouvrages divins. Supposez que la création devait être, comme elle l’a été, modelée sur l’ordre même des éléments qui composent le nombre 6, et qu’on voulait nous révéler le repos de Dieu, en vue de nous convaincre que la créature même parfaite n’ajoute rien à sa félicité : le jour qu’il fallait sanctifier dans ce but devait nécessairement suivre le sixième afin de nous arracher à la vie d’ici-bas, et de nous inspirer le désir d’atteindre au repos dans le sein de Dieu.

CHAPITRE XVII. DU REPOS DE L’HOMME EN DIEU. modifier


29. Il y aurait, en effet, une imitation sacrilège à vouloir se reposer en soi-même de ses propres œuvres, comme Dieu l’a fait après les siennes nous ne devons nous reposer qu’au sein du bien immuable, et, par conséquent de notre Créateur. Quel sera donc pour nous le repos souverain, étranger à l’orgueil et conforme à la véritable piété ? De prendre modèle sur le Dieu qui en se reposant de ses œuvres, a cherché sa félicité, non dans ses ouvrages, mais dans lui-même ou le bien qui le rend heureux, et par conséquent, d’espérer que nous trouverons seulement en lui la paix à la suite de toutes nos bonnes œuvres qui sont aussi les siennes ; ce sera d’aspirer à cette paix, comme à une conséquence des actes dont nous reconnaissons le principe en Dieu plus qu’en nous. De la sorte Dieu se reposera lui-même encore de ses œuvres, puisqu’il nous accordera le repos dans son sein à la suite des bonnes œuvres que nous aurons accomplies par sa grâce. C’est une noble prérogative que de tenir l’existence de Dieu : il y aura plus de gloire encore a se reposer en lui. Donc, comme la création n’ajoute rien à la félicité de Dieu et qu’il peut s’en passer, il s’est reposé en lui-même plutôt qu’en ses ouvrages ; voilà pourquoi il a choisi le jour du repos et non un des jours employés à créer, pour le sanctifier : il a révélé ainsi que sa félicité consistait non à faire le monde, mais à n’avoir aucun besoin de ses créatures.
30. Qu’y a-t-il de plus simple à exprimer, de plus sublime et de plus difficile à concevoir que le repos de Dieu après l’achèvement de ses ouvrages ? Pouvait-il trouver le repos ailleurs qu’en lui-même, puisqu’il n’est heureux qu’en lui-même ? Quand pouvait-il le goûter, sinon toujours ? Pour l’époque où se terminent ses ouvrages, dont il distingue son repos, comme un ordre de choses tout différent, quel jour pouvait-il choisir, sinon celui qui succède à l’entier achèvement de la création, et par conséquent le septième ? La perfection des œuvres devait être en effet le signal du repos pour l’être qui ne trouve dans les créatures les plus parfaites aucun élément de félicité.

CHAPITRE XVIII. POURQUOI LE SEPTIÈME JOUR S’OUVRE-T-IL PAR LE MATIN SANS FINIR PAR LE SOIR ? modifier


31. Le repos de Dieu considéré en lui-même ne compte ni matin ni soir, puisqu’il n’a ni commencement ni fin ; quant à ses œuvres arrivées à la perfection, le matin naît pour elles sans jamais être suivi du soir. En effet, la créature sous sa forme parfaite voit commencer le mouvement qui la porte à se reposer dans son Créateur ; mais ce mouvement vers la perfection n’admet point de limites, comme celles qui renferment les ouvrages de la création. A ce titre, le repos divin commence, non pour Dieu, mais pour la créature, quand elle atteint sa perfection : c’est l’instant où elle commence à se reposer en celui qui l’a formée, c’est le matin. Sans doute, considérée en elle-même, elle est susceptible de rencontrer le soir, ou sa limite naturelle ; mais, considérée dans ses rapports avec Dieu, elle ne connaît pas le soir, parce qu’elle ne peut dépasser le degré de perfection où elle est parvenue.
32. Dans la période des jours où les êtres se formaient, le soir a été pour nous la fin d’une création, et le matin, le signal d’une autre. Le soir du cinquième jour a clos la création du cinquième, jour ; le matin qui l’avait suivi a marqué le commencement des œuvres du sixième jour ; le soir est encore survenu pour clore la création. Comme il ne restait plus rien à créer, le matin a paru pour servir de début, non à une création universelle dans son auteur, mais au repos de la création universelle dans son auteur. Car le ciel, la terre et tout ce qu’ils renferment, je veux dire les corps et les esprits, ne subsistent pas en eux-mêmes, ils demeurent en Celui « qui donne la vie, le mouvement et l’être[78]. » Quoique chaque partie : puisse subsister dans le tout qu’elle sert à former, le tout ne peut subsister que dans son principe. Il est donc naturel de croire que, si le soir du sixième jour a été suivi du matin, ce n’était plus pour ouvrir un nouvel ordre de créations, mais pour marquer que tous les êtres commentaient à s’établir dans un équilibre durable, grâce au repos de leur Créateur. Ce repos n’a ni commencement ni fin pour Dieu ; pour la créature, il commence, mais n’admet aucun limite. Voilà comment le septième jour commence pour la créature par le matin, et ne finit point par le soir.
33. Veut-on que dans les six jours primitifs le matin et le soir représentent la même succession dans le temps qu’aujourd’hui ? Je ne vois plus pourquoi le septième jour n’a pas de soir et la nuit suivante, de matin ; ni pourquoi l’Écriture ne dit pas selon son usage : Et le soir survint, et au matin s’accomplit le septième jour. Car ce jour fait partie de cette période des sept jours, qui, en se renouvelant sans cesse, forment la durée des mois, des années, des siècles, et le matin succédant au soir du septième jour, aurait été le commencement du huitième, limite à laquelle on devait s’arrêter, puisque la série recommence pour former une nouvelle semaine. Il est donc plus probable que les sept jours primitifs, malgré l’analogie du nom et du nombre, représentent une révolution dans le temps, toute différente de la révolution actuelle ; ils s’expliquent par une révolution intérieure des êtres dont nous ne voyons plus d’exemple, et dans laquelle les mots soir et matin, ténèbres et lumière, nuit et jour marquent une succession tout autre que celle qui se mesure par le cours du soleil c’est un point qu’il faut reconnaître, au moins pour les trois jours qui sont comptés avant la création des astres.
34. Aussi, quel que soit le matin ou le soir dans cette période, il y aurait contradiction à voir dans le matin qui succéda à la nuit du sixième jour, le commencement du repos divin : ce serait prêter au Dieu éternel et immuable, par une illusion impie, une félicité accidentelle. Le repos que Dieu goûte en lui-même, et qu’il trouve dans le bien absolu qui est son essence, ne peut avoir pour lui ni commencement ni fin, mais il commence par la créature arrivée à sa perfection. Pour tout être, en effet, la perfection vient moins de l’ensemble dont il fait partie, que de l’auteur même de l’ensemble, le Créateur c’est à lui qu’il emprunte selon les convenances de sa nature, la stabilité et l’équilibre, en d’autres termes, l’ordre que lui assigne son rôle dans la création. Ainsi l’univers, tel qu’il fut achevé au bout des six jours, change d’aspect selon qu’on le considère en lui-même ou dans ses rapports avec Dieu. Sans trouver en lui-même, comme Dieu, son centre de repos, il n’a de stabilité et d’équilibre qu’autant qu’il se rattache à celui qui ne cherche point en dehors de son être un but à atteindre pour s’y reposer ; car sans sortir de son être, Dieu ramène à lui-même tout ce qu’il en a tiré. La créature garde donc en soi la limite qui la sépare de son Créateur ; mais c’est en lui qu’elle trouve son lieu de repos, et le principe qui lui conserve l’être. Le mot lieu que je viens d’employer est sans doute impropre, puisqu’il désigne l’espace occupé par un corps ; mais comme les corps ne restent en repos dans nu lieu qu’autant qu’ils y ont été attirés par leur pesanteur, il m’a semblé naturel d’appliquer cette expression aux esprits, par métaphore, quoiqu’il y ait un abîme entre ces deux ordres d’idées.
35. Mon opinion est donc que le matin qui succéda à la nuit du sixième jour, représente le premier moment où la créature participe au repos du Créateur. Ce moment, en effet, ne peut exister pour elle qu’à la condition qu’elle ait atteint sa perfection : or, la création ayant été achevée le sixième jour, le soir s’accomplit ; le matin parut ensuite, afin de marquer l’instant ou la créature atteint à sa perfection, et commence à se reposer au sein de son Créateur. Pour la première fois elle trouve dans le repos absolu de Dieu son repos relatif, d’autant plus assuré, d’autant plus durable, que si elle a besoin de Dieu comme d’un centre, Dieu n’a pas besoin d’elle, Et comme la création, malgré tous les changements qui s’opèrent en elle, ne sera jamais un pur néant, elle doit rester pour toujours rattachée à son Créateur : ce malin s’ouvrit donc pour toujours et ne fut pas suivi du soir. Voilà, selon moi, comment le septième jour, où Dieu se reposa de toutes ses œuvres, commença après le soir du sixième jour, par un matin auquel ne correspondit aucun soir.

CHAPITRE XIX. NOUVELLE EXPLICATION DU MÊME SUJET. modifier


36. Mais on peut donner sur le même sujet une explication plus littérale et, à mon sens, plus décisive, quoiqu’elle soit plus difficile à exposer ; elle consisterait à dire que ce fut le repos de Dieu et non celui de la créature, qui eut pour signal ce matin auquel le soir ne devait jamais succéder, en d’autres termes, qui commença pour n’avoir jamais de fin. Si l’on se bornait à dire que Dieu se reposa le septième jour, sans ajouter que ce fut à la suite de ses œuvres, nous serions incapables de voir où ce repos commence. Car le repos pour Dieu n’a point de date : sans commencement comme sans fin, il est éternel ; et puisqu’il s’est reposé de toutes ses œuvres en ce sens qu’il pouvait se passer d’elles, on conçoit que le repos n’admette en Dieu aucun terme où il commence et où il expire. On peut dire cependant que le repos pris par lui à la suite de ses œuvres coïncide avec l’achèvement même de la création ; car Dieu ne se serait pas reposé, avant qu’elles fussent composées, de ces œuvres inutiles à sa félicité, et dont la perfection même lui était indifférente : de plus, comme il n’a jamais en besoin – de ces œuvres, et que la félicité qui le rend indépendant de ses créatures ne peut croître, ni s’achever par conséquent, on comprend pourquoi le septième jour n’a point eu de soir qui en marquât la fin.

CHAPITRE XX. LE SEPTIÈME JOUR EST-IL UNE CRÉATION SPÉCIALE ? modifier


37. Une question non moins haute, non moins digne d’attirer l’attention, est de savoir comment Dieu s’est reposé de toutes ses œuvres en lui-même, puisque l’Écriture dit : « Dieu se reposa dans le septième jour. » Elle ne dit point qu’il se reposa en lui-même, mais « dans le septième jour. » Comment définir ce septième jour Faut-il y voir une création spéciale ou un espace de temps ? Mais la durée elle-même à été créée, avec les êtres qui durent : à ce titre, elle est une création elle-même. Il n’est aucun moment dans la durée, présent, passé, avenir, qui n’ait Dieu pour cause : si donc le septième jour est une période de temps, Dieu, le créateur du temps, peut seul l’avoir créé. Or, l’Écriture nous a parlé précédemment de six jours, comme de créations avec ou pendant lesquelles d’autres créations s’accomplissent. Par conséquent, sur ces sept jours, si nous entendons par là ces jours bien connus qui s’écoulent sans retour et n’ont avec ceux qui les remplacent que le nom de commun, les six premiers ont été créés à des moments que nous pouvons déterminer : quant au septième, appelé sabbat, nous ne pouvons distinguer l’époque de sa création. Loin de composer quelque ouvrage ce jour-là, Dieu s’y reposa de tous ceux qu’il avait fait. Comment donc aurait-il choisi pour se reposer, un jour qu’il n’aurait pas créé ? Et comment l’aurait-il créé immédiatement après les six premiers jours, puisqu’il acheva ses ouvrages au sixième jour, puisqu’il ne créa rien le septième et le consacra au repos ? Se borna-t-il à créer un premier jour dont les autres ne fussent plus qu’une reproduction dans la durée, en sorte qu’il eût été inutile de créer le septième jour, puisqu’il n’était que le premier se renouvelant pour la septième fois ? Il sépara en effet la lumière d’avec les ténèbres, nommant l’une jour les autres nuit[79]. Ainsi Dieu fit alors le jour, et c’est le renouvellement de la même durée que l’Écriture nomme successivement second, troisième jour, jusqu’au sixième où Dieu achève ses œuvres : le septième n’est alors que la reproduction du premier jour pour la septième fois. De la sorte, le septième jour n’est point une création spéciale ; c’est le renouvellement pour la septième fois du phénomène que Dieu produisit quand il appela la lumière jour et les ténèbres nuit.

CHAPITRE XXI. DE LA LUMIÈRE AVANT LA CRÉATION DES ASTRES. modifier


38. Nous retombons ainsi dans la question que nous semblions avoir résolue au début de cet ouvrage : il nous faut examiner encore comment la lumière a pu décrire un tour qui fit naître alternativement le jour et la nuit, avant la formation des astres, du firmament même, que dis-je ? avant l’époque où le globe put offrir des régions assez distinctes pour que la lumière les éclairât successivement et laissât régner la nuit à mesure qu’elle se retirait ? Frappés de cette difficulté, nous n’avons pas craint de conclure, après avoir pesé le pour et le contre, que la lumière primitive était le perfectionnement des esprits ; et la nuit, la matière destinée à former les autres ouvrages de Dieu, laquelle avait été produite à l’époque où il fit le ciel et la terre, avant que le jour parût à sa parole. Un examen attentif de la formation du septième jour nous a éclairés sur la valeur de ces hypothèses, que l’expérience est incapable de contrôler. La lumière appelée jour était-elle un agent physique qui par sa révolution ou par sa propriété de se dilater et de se contracter, produisait la succession du jour et de la nuit ? Est-ce la créature intelligente initiée aux diverses phases de la création, qui représentait le jour et la nuit, en ce qu’elle participait ou ne participait pas aux idées divines ; le matin et le soir, en ce qu’elle voyait cette révélation naître et disparaître tour-à-tour ? Nous aimons mieux faire l’aveu de notre ignorance que de forcer le sens de l’Écriture dans un passage très-clair, et d’aller chercher dans le septième jour autre chose que la reproduction du premier. Hors delà, en effet, il faut admettre ou que Dieu n’a pas créé le septième jour, ou qu’il a créé quelque chose après les six jours, ce qui ne peut être que le septième jour lui-même : cette hypothèse contredit évidemment l’Écriture, puisqu’elle dit que Dieu acheva toutes ses œuvres le sixième jour et qu’il se reposa le septième de toutes ses œuvres. Or, l’Écriture ne pouvant se tromper, il faut reconnaître que l’apparition de la lumière, dont Dieu fit le jour, s’est renouvelée, pendant toute la durée de la création, autant de fois que le jour est expressément désigné, par conséquent le septième jour, où Dieu se reposa de toutes ses œuvres.

CHAPITRE XXII. EXPLICATION DE LÀ SUCCESSION DU JOUR ET DE LA NUIT DANS L’HYPOTHÈSE OU LA LUMIÈRE SERAIT LA CRÉATION SPIRITUELLE. modifier


39. Toutefois, dans l’impuissance où nous sommes d’expliquer la succession du jour et de la nuit par un tour qu’aurait décrit la lumière physique, antérieurement à la formation du ciel et des astres, nous ne pouvons renoncer à cette question sans indiquer au moins notre pensée. Supposons donc que la lumière primitive n’est pas un agent physique mais, la création intelligente : elle se forme en se séparant des ténèbres, en d’autres termes, elle sort de son imperfection naturelle pour se rattacher à son Créateur, principe de la perfection. Au soir succède donc le matin, je veux dire l’instant où, après avoir reconnu sa propre nature et s’être distinguée de Dieu, elle remonte, pour la bénir, jusqu’à l’éternelle lumière dont la contemplation l’épure et la forme. Comme la création des êtres d’un ordre inférieur ne s’accomplit pas sans qu’elle ne la connaisse, l’apparition d’un jour tout semblable se produit autant de fois qu’il y a d’ordres distincts dans la création, laquelle se développe, sur le type parfait du nombre 6 : par conséquent le soir du premier jour est le moment où elle prend conscience d’elle-même et reconnaît qu’elle n’est pas Dieu ; le matin qui clôt le premier jour et tout ensemble ouvre le second, marque d’abord le mouvement qui la porte à rattacher son existence à Dieu et à lui en faire hommage, puis la connaissance qu’elle acquiert, au sein du Verbe, de la création qui va suivre la sienne, je veux dire celle du firmament. Cette révélation lui est faite au moment où s’accomplissent ces paroles : « Il en fut ainsi. » Ensuite elle voit le firmament en lui-même, lorsqu’il est créé selon cette seconde formule : « Et Dieu fit le firmament. » Le soir se produit dans la lumière, lorsqu’elle a vu le firmament dans la réalité et non plus dans l’intelligence divine : cette connaissance étant moins sublime que la première est exactement représentée par le soir. Survient alors le matin qui termine le second jour et commence le troisième : c’est l’instant où la lumière remonte à Dieu pour le bénir d’avoir fait le firmament et pour apprendre du Verbe la création qui va suivre. Quand Dieu dit : « Que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent et que la terre aride paraisse » elle connaît cette œuvre dans le sein du Verbe, selon le sens attaché à la formule : « cela se fit » en d’autres termes, le plan divin se révèle à elle par l’entremise du Verbe ; puis elle le voit réalisé. L’instant où la lumière, aperçut sous ses formes distinctes l’ouvrage dont elle avait connu le dessein dans le Verbe, fut le troisième soir. Il en fut de même jusqu’au matin qui finit et commença le sixième jour.

CHAPITRE XXIII. DE LA CONNAISSANCE FORT DIFFÉRENTE QU’ON A DES CHOSES SELON QU’ON LES VOIT EN DIEU OU EN ELLES-MÊMES. modifier


40. L’idée qu’on se forme des choses est en effet bien différente selon qu’on les voit en Dieu ou en elles-mêmes : la différence est aussi profonde qu’entre le jour et le soir. Comparée à la lumière contemplée au sein du Verbe, la notion qu’on se forme en considérant les choses elles-mêmes n’est qu’une nuit ; en revanche cette notion comparée à l’ignorance et aux préjugés des esprits qui ne connaissent pas même les choses dans leurs propriétés naturelles, est un véritable jour. C’est à ce titre que la vie des fidèles ici-bas, dans les liens de la chair et du monde, si on la compare à l’existence en dehors de la foi et de la piété, mérite le nom de lumière et de jour que lui donne l’Apôtre : « Vous étiez autrefois ténèbres : vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur[80] » et ailleurs : « Renonçons aux œuvres de ténèbres et revêtons-nous des armes de lumière ; marchons noblement comme en plein jour[81]. » Si toutefois, ce jour comparé à celui où devenus les égaux des anges nous verrons le Seigneur face à face, n’était pas une nuit, nous n’aurions pas ici besoin du flambeau des prophéties. Aussi l’Apôtre Pierre dit-il : « Nous avons la parole prophétique, à laquelle vous faites bien de vous arrêter, comme à une lampe qui luit dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour commence à paraître et que l’étoile du matin se lève dans vos cœurs[82]. »

CHAPITRE XXIV. DU MODE DE LA PENSÉE CHEZ LES ANGES. modifier


41. Ainsi les anges dont nous deviendrons les égaux après la résurrection[83], si nous marchons, jusqu’à la fin dans la voie, ou dans le Christ, voient Dieu face à face, et jouissent du Verbe, du Fils unique de Dieu, égal à son Père : et c’est en eux que la sagesse a été créée avant tout[84]. On ne peut donc mettre en doute qu’ils n’aient les premiers connu l’ordre de la création, dont ils occupent le rang le plus élevé, par l’entremise du Verbe de Dieu, l’auteur de toutes choses et qui renferme dans son intelligence le dessein éternel, suivant lequel les êtres ont été créés dans le temps. Ils ont connu ensuite ce même ordre dans les créatures qui le réalisaient ; quand ils les ont aperçues comme au-dessous d’eux et qu’ils en ont béni l’immuable vérité, au sein de laquelle surtout ils contemplent le plan de la création. De cette double intention, l’une est analogue à la clarté du jour ; et l’harmonie si parfaite qui s’établit entre eux par la participation à la même vérité, constitua le jour qui fut créé le premier l’autre ressemble à la clarté affaiblie du soir. Le matin succède au soir, et cet ordre est invariable pendant les six premiers jours : c’est que la pensée des anges, loin de rester attachée à la créature, s’en sert pour glorifier, et pour aimer plus vivement Celui qui lui avait révélé le type avant l’ouvrage même ; et le jour règne pendant qu’ils restent fixés dans cette contemplation de la vérité. Supposez en effet que l’ange se soit replié sur lui-même et y ait cherché plus de plaisir que dans le principe même auquel il doit participer pour être heureux, il serait tombé sous le poids de son orgueil comme le démon, dont nous exposerons la chute, lorsqu’il sera question du serpent qui séduisit l’homme.

CHAPITRE XXV. POURQUOI LE MOT NUIT N’EST-IL PAS AJOUTÉ AUX SIX JOURS modifier


42. Les anges connaissent donc la créature telle qu’elle est en elle-même, tout en préférant à cette idée, par choix et par amour, la science que leur communique la Vérité, principe des choses ; voilà pourquoi dans la période des six jours c’est le jour et non la nuit que l’on désigne. Après le soir le premier jour s’accomplit au matin ; il en est de même du second, du troisième et ainsi de suite, jusqu’au matin du sixième, avec lequel commence le septième jour consacré au repos de Dieu. Chaque époque comprend sans doigte un jour et une nuit, mais il n’est question que du jour. En effet la nuit se confond avec le jour pour les saints anges dans les cieux, pendant qu’ils rapportent la connaissance qu’ils ont prise des êtres créés, à la gloire et à l’amour du Dieu en qui ils contemplent les principes éternels de la création. Cette vision sublime où tous les esprits se confondent ensemble est le jour que le Seigneur a fait et auquel l’Eglise affranchie de son pèlerinage ici-bas doit être associée, afin que nous soyons à notre tour remplis en lui de joie et d’allégresse[85].

CHAPITRE XXVI. COMMENT FAUT-IL COMPTER LES SIX JOURS ? modifier


43. C’est donc à l’époque où se renouvela pour la sixième fois le jour, tel qu’il vient d’être expliqué avec ses alternatives du soir et du matin, que la création fut achevée dans son ensemble. Alors survint le matin, pour clore le sixième jour et tout ensemble ouvrir le septième ; celui-ci devait n’avoir jamais de soir, parce que le repos divin n’appartient pas à la création. En effet, à mesure que la création se faisait, les êtres apparaissaient aux anges, tantôt au sein de la Vérité, avant leur formation, tantôt dans la réalité ; la lumière allait ainsi s’affaiblissant et produisait le soir. Il ne faut pas, dans la suite ainsi comprise des œuvres divines, regarder un jour comme un cadre où vient se disposer un ouvrage qui se termine au soir, tandis que le matin inaugure une création nouvelle ; on se condamnerait alors à soutenir, contre le témoignage de l’Écriture, que le septième jour est une création en dehors des six premiers jours, ou qu’il n’est pas une création divine : non ; le jour, ouvrage du Seigneur, se reproduit à chaque création nouvelle, et se mesure, non au tour que décrit un astre, mais au mouvement qui s’opère dans la pensée des anges, quand ce chœur bienheureux contemple dans le Verbe, au commandement de la puissance créatrice : « fiat » le type de la créature qui va se former ; ce type se réfléchit dans leur intelligence, selon les formules de l’Écriture : « cela se fit » puis la créature elle-même se découvre à leurs regards, et cette clarté, plus obscure forme le soir ; enfin, cette connaissance qu’ils ont prise de l’être réalisé, ils la rapportent à la gloire de la vérité, où ils en ont contemplé le type ; c’est le matin. Les trois premiers jours de la création désignent donc un jour qui ne doit pas se mesurer comme le nôtre, sur le cours du soleil : il est d’une nature bien différente, et, ces trois jours dont il est parlé avant la création des astres dans le ciel peuvent nous en donner quelque idée. Loin d’expirer au quatrième jour, ce jour spécial se continue jusqu’au sixième et au septième, comme pour nous empêcher de calculer des jours ordinaires avec la naissance des astres : le jour et la nuit représentent donc des idées fort différentes, selon que Dieu les forma lorsqu’il « sépara la lumière d’avec les ténèbres » ou qu’il les établit, lorsqu’il assigna aux luminaires du ciel le rôle de séparer le jour d’avec la nuit[86]. » Il créa le jour ordinaire, au moment qu’il créa le soleil dont la présence à l’horizon fait le jour actuel ; mais cet autre jour créé d’abord était déjà reproduit pour la troisième fois, lorsqu’à la quatrième aurore les luminaires furent créés.

CHAPITRE XXVII. LES JOURS DE LA SEMAINE NE RESSEMBLENT PAS AUX JOURS DE LA GENÈSE. modifier


44. Dans la condition où nous sommes placés ici-bas, il nous est impossible de vérifier par l’expérience, la durée du jour primitif ou des jours qui en furent la reproduction : nous ne pouvons que faire des hypothèses. On ne doit donc pas précipiter son jugement ni se figurer que son hypothèse est le dernier degré de la vraisemblance et de la probabilité. Toutefois, les sept jours de la semaine, de cette période qui laisse le temps s’enfuir et tour à tour le ramène, et dans laquelle chaque jour s’étend dû lever au coucher du soleil, ne sauraient représenter les sept jours primitifs : il est hors de doute qu’entre ces deux révolutions il y a peu de rapports et des différences profondes.

CHAPITRE XXVIII. CETTE EXPLICATION DE LA LUMIÈRE ET DU JOUR N’EST POINT UNE ALLÉGORIE. modifier


45. Qu’on ne s’imagine pas que cette lumière toute intellectuelle, cette création des anges et d’un jour qui ne brille que pour les esprits, cette vision en Dieu, cette perception des êtres créés, ce retour à l’immuable Vérité où le type des créatures s’est révélé aux anges avant de leur apparaître dans la réalité ; qu’on ne s’imagine pas, dis-je, que ces mouvements spirituels ne soient qu’une figure, ##REM nue allégorie pour représenter le jour, le matin et le soir. Sans doute on ne retrouve pas ici les phénomènes produits chaque jour par la lumière physique : mais il ne faut pas croire que le symbole soit substitué à la réalité. Plus la lumière est pure, excellente, plus il règne un jour véritable. Pourquoi n’y aurait-il pas également un soir, un matin plus purs que les nôtres ? Si aujourd’hui la lumière s’affaiblit au coucher du soleil, et forme le soir par son déclin ; si elle reparaît à l’Orient et forme le matin, pourquoi n’appellerait-on pas soir le moment où l’intelligence s’abaisse du Créateur à la créature, et matin celui où elle s’élève du spectacle des créatures à la glorification du Créateur ? Jésus-Christ n’est pas appelé lumière[87] au même sens qu’il est appelé la principale pierre de l’angle[88] ! De ces deux expressions, l’une est prise au sens propre, l’autre n’est qu’une figure. Si donc on n’approuve pas cette manière de compter les six jours, telle que notre faiblesse nous a permis de la découvrir ou de l’imaginer et qu’on veuille en chercher une autre plus satisfaisante dans la nature même des êtres créés, en dehors de tout sens prophétique ou allégorique, qu’on cherche et qu’on réussisse à trouver avec l’aide du ciel. Je ne désespère pas de découvrir moi-même une autre explication mieux appropriée encore aux paroles de l’Écriture. En avançant cette opinion je ne prétends pas qu’il soit impossible d’en trouver une plus plausible ; j’affirme, je l’avoue, avec plus de confiance que l’Écriture sainte, en parlant du repos de Dieu, n’a voulu nous montrer en lui ni fatigue ni accablement.

CHAPITRE XXIX. DU JOUR, DU MATIN, DU SOIR, EN TANT QU’OPÉRATIONS INTELLECTUELLES DES ANGES. modifier


46. On sera peut-être même tenté de provoquer une discussion avec moi, et de m’objecter que les anges au plus haut des cieux ne contemplent pas d’abord le type éternel des créatures au sein de la vérité immuable, puis les créatures en elles-mêmes, pour rapporter enfin cette connaissance à la gloire de Dieu ; mais que leur intelligence exécute à la fois toutes ces opérations avec une aisance merveilleuse. Eh bien ! Niera-t-on, ou méritera-t-on d’être écouté, si on le nie, que la cité céleste, formée de tant de milliers d’anges, voit l’éternité du Créateur, connaît l’existence éphémère des créatures, et de cette idée subalterne s’élève à la glorification de Dieu ? Qu’ils puissent accomplir cette triple opération et qu’ils l’accomplissent simultanément, il n’en est pas moins vrai qu’ils peuvent l’accomplir et qu’ils l’accomplissent. Donc pour eux jour, soir, matin, tout est simultané.

CHAPITRE XXX. LA SCIENCE DES ANGES N’EST PAS RABAISSÉE PARCE QU’ELLE DEVIENT TOUR-A-TOUR PLUS OBSCURE OU PLUS VIVE. modifier


47. Tout esprit capable de s’élever à ces considérations n’ira point sans doute s’imaginer que ces mouvements dans les intelligences célestes sont impossibles, parce que les phénomènes analogues dans l’ordre physique ne peuvent avoir lieu avec le jour, tel qu’on le mesure aujourd’hui sur le cours du soleil. Le phénomène ne se produit pas dans les mêmes contrées à la fois, je l’avoue : mais qui ne voit avec un peu d’attention que l’univers entier atout à la fois le jour et la nuit, le matin et le soir, à mesure que le soleil brille sur un pays et en disparaît, à mesure qu’il s’approche d’un lieu ou s’en éloigne ? Ces phénomènes ne sont point simultanés pour – nous sur ce globe ; mais ce n’est point une raison pour assimiler l’ordre qui règne ici-bas et la révolution accomplie dans l’espace et dans le temps par la lumière physique, aux harmonies de la patrie céleste, où la contemplation de l’immuable vérité fait régner un jour éternel, où la connaissance de la création en elle-même suivie d’un élan pour bénir le Créateur produisent perpétuellement le soir et le matin. Le soir, loin d’y naître par le déclin du soleil, n’est qu’une vue jetée en bas sur la créature : le matin n’y succède pas à la nuit, comme une idée nouvelle à l’ignorance, c’est le moment où de la pénombre du soir l’intelligence s’élève pour louer Dieu. Le Psalmiste s’écrie, sans nommer la nuit : « Je louerai et je raconterai vos merveilles le soir, le matin et à midi, et vous écouterez ma voix[89]. » Tout en distinguant certains points dans la durée, le Psalmiste veut parler, à mon sens, d’actes indépendants de la succession des temps, au sein de la patrie, après laquelle son exil le faisait soupirer.

CHAPITRE XXXI. AU DÉBUT DE LA CRÉATION, LE JOUR, LE SOIR ET LE MATIN, APPARURENT SUCCESSIVEMENT AUX ANGES. modifier


48. Le chœur des anges possède à la fois toutes ces connaissances dans l’unité du jour créé primitivement par le Seigneur. En fut-il de même au début de la création ? N’est-il pas vrai, au contraire, que, dans les six jours où il plaisait à Dieu de composer successivement ses ouvrages, les anges voyaient d’abord dans le Verbe le type de l’œuvre, qui prenait une première forme clans leur intelligence, selon la parole : « cela se fit » qu’ensuite, ils connaissaient l’œuvre réalisée dans sa nature, lorsque Dieu l’avait composée et en avait approuvé l’excellence ; et cette connaissance, reflet affaibli de la première formait le soir ; qu’enfin le matin apparaissait, au moment où ils louaient Dieu en son œuvre et qu’ils étaient initiés par le Verbe à la création qui allait s’accomplir ? Par conséquent ces trois époques, jour, soif, matin, n’étaient pas, alors connues simultanément ; elles se succédaient dans l’ordre marqué par l’Écriture.

CHAPITRE XXXII. LA SIMULTANÉITÉ DE CES IDÉES N’EN EXCLUERAIT PAS L’ORDRE SUCCESSIF. modifier


49. Toutefois, comme ces opérations n’étaient pas subordonnées à la marche du temps et ne se produisaient pas avec la lenteur de la révolution du soleil, ne pourrait-on en concevoir la simultanéité en songeant à l’intelligence puissante qui aurait permis aux anges d’embrasser à la fois toutes ces idées ? S’il en est ainsi, la simultanéité ne saurait détruire l’ordre qui enchaîne les causes aux effets. Car la connaissance ne peut avoir lieu sans que l’objet à connaître ne préexiste : seulement, tout existe dans le Verbe, l’auteur de tout, avant d’exister en soi. Aussi l’esprit humain, part de la réalité que lui livrent les sens et en acquiert l’idée dans les limites de sa faiblesse : de là, il passe à la recherche des causes ; il essaie de rencontrer jusqu’aux principes éternels et absolus qui subsistent dans le Verbe de Dieu et d’apercevoir dans ses œuvres ses attributs invisibles[90]. Que de peines dans cette recherche, que de difficultés !, que de temps fait perdre ce corps périssable qui alourdit l’âme[91], même chez ceux qu’un divin enthousiasme emporte sans trêve ni repos vers ces vérités sublimes ! Personne ne l’ignore. Mais l’ange, attaché au Verbe de Dieu par l’amour le plus pur, ayant été créé le premier, vit les êtres dans le Verbe avant de les connaître dans la nature : les êtres apparurent dans son intelligence au commandement de Dieu, avant d’exister sous leurs formes réelles ; enfin, lorsqu’ils eurent été créés, il les vit en eux-mêmes, et cette notion d’un ordre inférieur s’appela le soir. Assurément les œuvres se faisaient avant d’être connues : car un objet ne peut être connu s’il n’existe pas déjà. Ajoutez que si les anges se fussent complu en eux-mêmes, au lieu de trouver leur félicité dans le Créateur, le matin n’aurait pas eu lieu, puisqu’ils ne seraient pas sortis du théâtre de leur conscience pour s’élever jusqu’à louer Dieu. Mais le matin se leva, il y eut un ouvrage à composer et à connaître, quand se fit entendre le commandement du Créateur ; cet ouvrage fut d’abord connu des anges et se réalisa dans leur intelligence, puisque l’Écriture ajoute : « et cela se fit » il fallut enfin qu’il se réalisât en lui-même, pour être connu le soir qui suivit.
50. Lors même que le temps ne se succéderait pas avec ses diverses époques pour les anges, il n’en faut pas moins admettre la préexistence du type de la créature dans le Verbe de Dieu, quand se fit entendre le commandement : « Que la lumière soit. » Cette parole fut suivie de la lumière, dont, f esprit des anges fut formé : ils reçurent ainsi leur être, sans qu’il eût été reproduit dans ale autre intelligence ; aussi l’Écriture ne dit-elle point ici, comme ailleurs : et cela se fit, et Dieu fit la lumière. La création de la lumière suivit immédiatement la parole du Verbe ; la lumière créée s’attacha aussitôt à la lumière créatrice ; elle la vit et s’y vit elle-même,' en d’autres termes, elle vit le principe de son existence. Elle se vit aussi en elle-même, c’est-à-dire qu’elle reconnut la distance infranchissable qui séparait la créature du Créateur. Lors donc que Dieu eut approuvé son ouvrage et en eut vu l’excellence, qu’il eut séparé la lumière d’avec les ténèbres et nommé la lumière jour, les ténèbres nuit, le soir se fit : il fallait, en effet, que la créature se connût en elle-même et se distinguât d’avec son Créateur ; le matin apparut ensuite, pour révéler le second ouvrage du Verbe, le firmament : il fut connu des anges avant sa formation, puis il leur apparut dans sa réalité. Aussi est-il écrit : « Dieu dit, que le firmament se fasse ; et il fut fait ». mais dans la connaissance que les anges eurent de sa création, avant qu’elle fût accomplie. Puis on ajoute : « Et Dieu fit le firmament » en d’autres termes, le firmament sous sa forme actuelle, et la connaissance de ces ouvrages, inférieure à sa vision en Dieu, fut une sorte de crépuscule. Il en fut ainsi jusqu’au moment où s’acheva la création et où commença le repos divin qui n’admet pas de soir, parce qu’il n’est point une création dont l’idée pouvait se dédoubler en quelque sorte, préexistante et plus pure dans le Verbe, où elle aurait eu l’éclat du jour, postérieure et plus obscure en elle-même, où elle n’aurait plus eu que la pâle clarté du soir.

CHAPITRE XXXIII. LA CRÉATION A-T-ELLE ÉTÉ SIMULTANÉE OU SUCCESSIVE modifier


51. Mais si on admet que l’intelligence est assez puissante chez les anges pour embrasser à la fois la série des causes et des effets qu’analyse le langage humain, ne doit-on pas reconnaître que les œuvres divines, le firmament, l’agglomération des eaux, la terre nue, le ##Rem jet des arbres, et des végétaux, la formation des luminaires et des étoiles, la création des êtres qui se meuvent sur la terre et dans les eaux, tout a été créé du même coup ? Chaque ouvrage a-t-il une date marquée dans la période des six jours, ou plutôt, faudrait-il cesser de comparer aux mouvements de la nature, tels que les révèle l’expérience, les lois établies à l’origine du monde, et concevoir les révolutions primitives d’après la puissance infinie, ineffable de la Sagesse de Dieu, dont l’activité s’étend d’un bout du monde à l’autre et dispose tout avec harmonie[92] ? Si donc la Sagesse divine n’atteint pas son but par une suite de démarches et comme par degrés, Dieu a créé l’univers avec la même facilité que la Sagesse exécute les mouvements les plus puissants, puisqu’il a tout créé par elle ; par conséquent, les mouvements que les créatures accomplissent aujourd’hui, pour remplir les fonctions qui leur sont assignées, sont la conséquence des principes et comme le développement des germes que Dieu a répandus en elles du même coup dont il créa l’univers : « Il parla, dit le Psalmiste, et les êtres furent créés ; il commanda, et l’univers parut[93]. »
52. Les êtres ne furent donc point créés avec cette lenteur qui caractérise aujourd’hui leur existence ; les générations, au début, ne mirent point à se former tout le temps qu’elles durent maintenant. En effet, le temps accomplit aujourd’hui des révolutions qui, à l’origine, ne pouvaient être la conséquence de sa nature. Autrement, si nous voulions voir dans les mouvements naturels des êtres et dans les jours actuels la même durée que dans la création primitive, ce ne serait plus un jour, mais une foule de jours qu’aurait exigés pour se développer, dans l’intérieur de la terre, la végétation aux racines sans nombre qui tapisse le sol : il aurait encore fallu plusieurs jours pour lui permettre de se développer en plein air, selon la variété des espèces, et d’acquérir la perfection qu’elle atteignit en un jour, c’est-à-dire, le troisième, d’après le récit de l’Écriture sainte. Combien de jours ne fallut-il pas aux oiseaux pour être capables de voler, s’ils furent créés petits encore et s’ils attendirent, pour avoir leurs plumes et leurs ailes, le temps qu’exige aujourd’hui la nature ? N’y avait-il que les œufs de créés, quand, au cinquième jour, les eaux reçurent le commandement de laisser sortir de leur sein les oiseaux avec toutes leurs variétés ? Si, pour appuyer cette assertion, on fait observer avec justesse que dans la partie liquide des œufs étaient déjà renfermés tous les germes qui se fécondent et se développent en un temps déterminé, par la raison que les principes de la vie étaient déjà mêlés à la matière ; pourquoi ne pas admettre qu’antérieurement aux œufs mêmes, l’eau contenait déjà les germes dont les oiseaux devaient sortir, en se développant dans la période de temps qu’exige leur espèce ? La même Écriture qui raconte que Dieu acheva toutes ses œuvres en six jours, dit ailleurs, sans se contredire, que Dieu a créé tout ensemble[94]. Par conséquent, Dieu ayant tout fait ensemble, a créé à la fois la période des six ou des sept jours, disons mieux, a créé un jour qui s’est renouvelé six ou sept fois. Pourquoi donc distinguer avec tant de rigueur et de précision six jours dans le récit sacré ? La raison en est claire : les esprits qui ne sauraient comprendre « que Dieu ait tout créé ensemble » ne peuvent atteindre le but où l’Écriture les mène, qu’au moyen d’un récit aussi lent que leur intelligence.

CHAPITRE XXXIV. LA CRÉATION EST SIMULTANÉE, SANS CESSER D’ÊTRE DIVISÉE EN SIX ÉPOQUES. modifier


53. Comment soutenir a présent que les six jours n’ont été que la lumière se renouvelant à six reprises différentes dans l’intelligence des Andes, du soir au matin ? Ne suffisait-il pas qu’ils vissent à la fois cette triple révolution du jour, du matin, du soir ? Ne pouvaient-ils pas contempler la création comme elle a été faite, dans son ensemble, et, du même coup, connaître ses principes éternels et invariables, voir les êtres eux-mêmes, enfin s’élever de ces notions plus grossières pour célébrer les louanges du Créateur, en d’autres termes, assister à la fois à l’apparition du jour, du soir et du matin ? Comment le matin survenait-il d’abord, afin d’initier les anges à l’œuvre que Dieu allait accomplir ; comment le soir suivait-il, afin de leur montrer l’être réalisé, si les œuvres ayant été faites toutes ensemble, il n’y avait plus ni antériorité ni postériorité ? Loin de voir là une contradiction, il faut admettre avec l’Écriture que les œuvres divines se sont faites successivement durant six jours et qu’elles se sont faites toutes en même temps : car l’Écriture est infaillible, soit qu’elle raconte la création du monde en six jours, soit qu’elle la proclame simultanée ; elle est une dans ces deux passages, parce qu’elle est écrite partout sous l’inspiration du Saint-Esprit.
54. Toutefois, bien que dans cet ordre d’idées la différence des temps ne marque pas la suite des faits, et qu’on puisse y voir également Soit, la simultanéité, soit l’antériorité ou la postériorité, la simultanéité est plus facile à comprendre. Voici une comparaison. Quand nous regardons le soleil levant, il est clair que nos regards ne peuvent atteindre cet astre qu’à la condition de percer à travers l’air et le ciel, jusqu’à lui ; or, qui pourra calculer cette distance ? Assurément, le regard, ou, si l’on veut, le jet de lumière sorti de nos yeux, ne peut traverser l’air au-dessus de la mer, qu’à la condition de traverser l’air qui s’étend du lieu où nous sommes dans l’intérieur des terres jus qu’aux rivages. S’il y a des pays au-delà de la mer, dans la direction – même du rayon visuel, le regard, pour traverser l’air qui enveloppe ces régions d’outre-mer, doit franchir encore l’air qui s’étend au-dessus des flots. Supposons enfin qu’il ne reste plus devant nous que la plage de l’Océan : le regard peut-il percer l’air qui s’étend au-dessus de l’Océan, sans traverser celui qui s’étend au-dessus du globe jusqu’à l’Océan lui-même ? La grandeur de l’Océan, dit-on, est incommensurable ; quelle qu’elle soit, il faut d’abord que le regard perce l’atmosphère qui est au-dessus, puis tout l’espace au-dessus de l’atmosphère : alors enfin il atteint le corps du soleil. Eh bien ! malgré cette série d’actes, qui se précèdent ou se suivent, le regard ne franchit-il pas tous ces espaces à la fois ? Qu’on se place en face du soleil les yeux fermés et qu’on les ouvre tout-à-coup : ne croirons-nous pas avoir découvert cet astre plutôt que d’y avoir dirigé nos yeux ? N’est-il pas vrai que l’œil semble avoir atteint le but aussi vite qu’il s’est ouvert ? Et cependant, ce regard, qui atteint un corps placé à une distance presque incalculable avec une vitesse prodigieuse, n’est qu’un rayon de lumière naturelle, émis par nos yeux ! Il est bien évident qu’il traverse du même coup ces espaces infinis, et il n’est pas moins certain qu’il les traverse successivement.
55. C’est avec raison que l’Apôtre, voulant exprimer avec quelle rapidité s’opérerait notre résurrection, a dit qu’elle aurait lieu en un clin d’œil[95] : de tous les mouvements physiques, aucun n’est plus rapide. Mais si le regard lancé par des yeux de chair est doué d’une vitesse si prodigieuse, que sera-ce du regard de l’esprit humain, du regard des anges ? Que sera-ce surtout de la Sagesse de Dieu, qui pénètre partout par sa pureté, que rien ne peut altérer[96]? Ainsi dans toutes les œuvres créées en même temps, on ne peut voir celle qui a dû précéder ou suivre l’autre qu’à la lumière de la Sagesse même qui a tout créé en ordre et du même coup.

CHAPITRE XXXV. RÉSUMÉ DE LA THÉORIE DES SIX JOURS. modifier


56. En résumé, le jour primitif créé par le Seigneur, étant la lumière intellectuelle, celle qui éclaire les anges et les Vertus célestes, a accompagné toutes les œuvres de Dieu, dans l’ordre même des connaissances que ces esprits ont acquises. Or, ils voyaient d’avance au sein du Verbe de Dieu l’œuvre qui allait s’accomplir et la découvraient ensuite dans sa réalité : cet ordre était indépendant de la succession du temps ; ce qui était antériorité et postériorité dans la série logique des créations, était simultanéité dans la puissance créatrice. Car, si Dieu a fait des ouvrages qui devaient durer, il n’a point créé dans le temps, mais il a fait le temps destiné à s’écouler. Par conséquent, cette période de jours que la lumière du soleil par sa révolution ramène sans cesse, n’est qu’une ombre qui nous invite à chercher ces jours plus vrais, durant lesquels la lumière intellectuelle a été associée à tous les ouvrages de Dieu, dans la période marquée par le premier des nombres parfaits. Le repos de Dieu, au septième jour, a commencé par un matin qui ne devait point être suivi du soir ; car, si Dieu s’est reposé le septième jour, ce n’est pas qu’il eût besoin du septième jour pour se délasser, mais il s’est reposé, aux yeux des anges, de tous les ouvrages qu’il avait faits, et ne s’est reposé qu’en lui-même, parce qu’il est l’être incréé : et par là, les anges, qui avaient connu ses ouvrages, soit en lui soit sous leurs formes, avec la clarté du jour et la faible lueur du soir, reconnurent que la création, malgré son excellence, était au-dessous du repos par lequel Dieu rentrait en lui-même et marquait qu’il n’avait besoin d’aucune de ses œuvres pour être heureux.

LIVRE V. TOUT CRÉÉ EN MÊME TEMPS. modifier

CHAPITRE PREMIER. LES 6 ou 7 PREMIERS JOURS PEUVENT ÊTRE REGARDÉS COMME LE RETOUR PÉRIODIQUE D’UN JOUR PRIMITIF. modifier


1. « C’est là le livre de la création du ciel et de la terre, quand le jour fut fait, et que Dieu fit le ciel et la terre, toute la verdure des champs avant qu’il y en eût sur la terre, toutes les herbes des champs avant qu’elles poussassent. Car Dieu n’avait point encore fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait point d’homme pour la cultiver ; mais une source montait de la terre et en arrosait toute la surface » l’Écriture fournit ici une nouvelle preuve à l’appui de l’opinion suivant laquelle Dieu fit un jour dont les six ou sept autres ne furent que le retour régulier ; car, après avoir résumé en quelque sorte la création, elle ajoute ces expressions significatives:« Quand le jour fut créé. » On ne dira pas sans doute que le ciel et la terre dont il est ici question soit le même ouvrage que celui qui précéda la création du jour, d’après ce passage : « Au « commencement Dieu fit le ciel et la terre. » Si on veut voir là une création accomplie par Dieu en dehors du jour, et avant sa naissance, j’ai exposé comment elle était possible, sans interdire à personne une théorie plus satisfaisante que la mienne. Quoi qu’il en soit, l’Écriture montre assez dans le passage : « Voici le livre des origines du ciel et de la terre,[97] quand le jour fut fait » qu’elle ne voit point ici dans le ciel et la terre l’ouvrage qui fut créé au commencement, avant la naissance du jour, lorsque les ténèbres étaient sur l’abîme : il est clair, à mon sens, qu’elle parle du ciel et de la terre, tels qu’ils furent formés, après la création du jour, en d’autres termes, avec cet ordre qui distribua les éléments, disposa les êtres selon leur espèce, qui donna enfin à la création entière cette organisation et cette harmonie que nous appelons le monde.
2. Le ciel n’est donc ici que le firmament, tel qu’il fut créé et nommé par Dieu, avec tous les êtres qu’il renferme ; et la terre n’est que la région inférieure avec l’abîme et avec tous les êtres qu’elle contient. Cela est si vrai que l’Écriture ajoute immédiatement : « Dieu fit le ciel et la terre. » En parlant du ciel et de la terre, avant comme après la formation du jour, elle ne permet pas même de conjecturer qu’elle voit ici dans ces deux ouvrages la même création que celle qui précéda la naissance du jour. Car dans le passage : « C’est là le livre des origines du ciel et de la terre, quand le jour fut fait et que Dieu fit le ciel et la terre » l’arrangement même des mots ne permet pas de voir, dans le premier membre de phrase, le ciel et la terre tels que Dieu les fit au commencement, avant la création du jour ; on ne saurait s’arrêter à cette opinion, sous prétexte que le ciel et la terre sont nommés avant la création du jour, sans être aussitôt arrêté par le texte sacré où la création du jour est à peine signalée que l’on revient à la formation du ciel et de la terre.
3. La valeur seule de la ##Rem conjection quand, dans ce passage, suffirait à un dialecticien pour soutenir que tout autre sens est impossible : retranchez-la, en effet, et dites : Voici le livre des origines du ciel et de la terre, le jour fut créé, Dieu fit le ciel et la terre ; on pourrait alors s’imaginer qu’il n’est question dans le premier membre de phrase que du ciel et de la terre, tels qu’ils furent créés au commencement, avant la naissance du jour ; que la création du jour est mentionnée ensuite, comme elle l’est effectivement dans le récit qui ouvre la Genèse, et qu’enfin le dernier membre de phrase a trait à la création du ciel et de, la terre ; qu’ils furent organisés après la formation du jour. Mais la conjonction rattache la proposition qu’elle annonce, au début de la phrase, ou à la fin, en d’autres termes, il faut lire : « Voici le livre des origines du ciel et de la terre, quand le jour fut fait » ou : « quand le jour fut fait, Dieu créa le ciel et la terre » dans les deux cas, on est forcé de convenir que l’Écriture n’a voulu ici parler que de la formation du ciel et de la terre accomplie lorsque le jour eut été créé D’ailleurs, les expressions qu’ajoute l’Écriture : « Toute la verdure de la terre » se rapportent sans conteste au troisième jour. On voit donc clairement que Dieu créa un seul et même jour qui, en se renouvelant régulièrement, produisit la période des six jours.

CHAPITRE II. POURQUOI L’ECRITURE A-T-ELLE AJOUTÉ L’EXPRESSION : « TOUTE LA VERDURE DE LA TERRE ? » modifier


4. Comme les mots ciel, terre désignent dans le langage de l’Écriture l’ensemble de la création, ou peut se demander à quoi servent les expressions qu’elle ajoute : « Et toute la verdure de la « terre. » Selon moi, elles servent à déterminer le jour dont l’Écriture veut parler, lorsqu’elle dit : « Quand ce jour fut fait. » On aurait été tenté, en effet, d’y voir un jour semblable à cette succession du jour et de la nuit que la lumière physique produit par sa révolution : mais quand la pensée se rapporte sur la suite des œuvres divines et qu’on trouve que toute la verdure des champs a été créée le troisième jour, avant la formation du soleil quine parut que le quatrième, et dont la présence sur l’horizon nous vaut le jour actuel ; quand on entend ensuite l’Écriture dire : « lorsque le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre et toute la verdure des champs » il faut bien alors voir dans ces paroles un avertissement que le jour était produit soit par une lumière physique inconnue aux hommes, soit par une lumière toute intellectuelle répandue dans la société des anges : qu’en tout cas il ne ressemblait point à celui d’aujourd’hui et qu’il faut.euconcevoir un autre par un effort de la, raison.

CHAPITRE III. LA CRÉATION A ÉTÉ SIMULTANÉE : PREUVE TIRÉE DE CE PASSAGE COMPARÉ AU RÉCIT PRÉCÉDENT. modifier


5. Une autre question se présente ici naturellement. L’Écriture pouvait dire : Voici le livre des origines du ciel et de la terre, quand Dieu créa le ciel et 1a terre. Ces expressions nous auraient rappelé tous les êtres que renferme le ciel' et la terre ; car l’Écriture désigne ordinairement sous les noms de ciel et de terre, auxquels parfois elle joint celui de la mer, l’ensemble de la création ; et quelquefois même elle dit expressément : « Le ciel, la terre et tout ce qu’ils renferment[98] : » par conséquent, à toutes les idées qu’éveillent ces mots nous aurions associé tell ##Rem d’un, jour ; soit primitif, soit semblable à celui que le soleil produit par sa révolution. Mais loin de s’exprimer ainsi, l’Ecrivain sacré fait intervenir l’idée de jour qu’il place entre les deux autres. Il ne dit point : C’est ici le livre de la création du jour, du ciel et de la terre, comme il aurait fait s’il avait suivi l’ordre historique ; il ne dit pas non plus : C’est ici le livre de la création du ciel et de la terre, lorsque Dieu fit le ciel et la terre et toute la verdure des champs ; enfin il n’emploie pas ce tour : C’est ici le livre de la création du ciel et de la terre, lorsque Dieu fit le jour, le ciel et la terre et la verdure des champs. Il ne se sert pas de ces formes de langage les plus usitées, et s’exprime ainsi : « C’est là le livre des origines du ciel et de la terre, quand le jour fut « fait, et que Dieu fit le ciel et la terre avec toute la verdure des champs » comme s’il voulait nous révéler que Dieu fit le ciel et la terre avec la verdure des champs à la même époque qu’il fit le jour.
6. Or dans le récit qui ouvre la Genèse, l’Écriture nous révèle la création d’un jour primitif et elle le compté : puis elle cite le deuxième, où le firmament fut créé ; le troisième où la terre et la mer parurent sous leurs formes déterminées et où la terre produisit ses arbres et ses plantes. Ne voit-on pas ici apparaître clairement cette simultanéité dans la création divine, que j’ai cherché à prouver plus haut, puisque la période des six jours, où l’Écriture expose avec ordre la création et l’achèvement des œuvres de Dieu, se résume à présent en un seul jour qui comprend la formation du ciel et de la terre et la naissance de la végétation ? On ne saurait voir ici un jour semblable auxnôtres.ilsuffit, comme je viens de le dire, de se rappeler qu’antérieurement à la révolution diurne du soleil, Dieu commanda à la terre de produire ses plantes et sa verdure. Ainsi donc la simultanéité de la création n’est plus une vérité empruntée à un autre livre de l’Écriture[99] : à la seconde page de la Genèse, nous trouvons un témoignage qui nous invite à remonter jusqu’à ce principe, dans ces paroles : « Quand le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre « avec la verdure des champs. » Concevezdonc.bienque ce jour s’est renouvelé sept fois pour produire les sept jours ; puis en entendant dire qu’au moment où le jour se fit tout se fit du même coup, essayez, si vous le pouvez, de comprendre que ce renouvellement s’est accompli en dehors de la succession lente et régulière du temps ; si vous ne pouvez aller jusque-là, abandonnez ces théories à la méditation des esprits capables de les entendre. Pour vous, marchez sous la conduite de l’Écriture, qui ne vous laisse point à votre faiblesse etqui, comme une mère, sait ralentir ses pas avec le vôtre. Son langage, en effet, a une hauteur qui étonne l’orgueil, une profondeur qui épouvante les esprits attentifs, une vérité qui soutient les forts et une grâce qui nourrit les plus petits.

CHAPITRE IV. EN QUEL SENS EST-T-IL DIT QUE L’HERBE FUT FAITE AVANT DE POUSSER ? modifier


7. Que signifient donc les paroles qui suivent dans cet ordre : « Lorsque le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre, et toute la verdure des champs, avant qu’il y en eût sur la terre, et l’herbe des champs avant qu’elle y poussât ? » Que signifient, dis-je, ces paroles ? Faut-il examiner le temps, le lieu où la végétation se fit, avant d’exister sur la terre, avant d’y avoir poussé ? Ne serait-il pas naturel de croire que Dieu la fit, non avant qu’elle poussât, mais au moment même qu’elle prit naissance, si l’on n’était prévenu par la parole divine qu’elle fut faite avant de pousser ? Par conséquent, fût-on incapable de découvrir où et quand elle se fit, on ne laisserait pas de croire pieusement, sur la foi de l’Écriture, qu’elle fut faite avant de naître : ne pas croire à l’Écriture étant une impiété.
8. Que dire ? Faut-il admettre ici l’opinion assez répandue que tout a été fait dans le Verbe de Dieu avant de naître sur la terre ? Mais si tout a été fait dans le Verbe, tout a été fait avant la naissance du jour, et non au morfient où le jour fut créé. Or l’Écriture dit en termes exprès.« Quand le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre et toute la verdure des champs avant qu’elle existât sur la terre, et toute l’herbe avant qu’elle poussât. » Donc cette création a eu lieu avec le jour, loin de lui être antérieure : par conséquent, elle ne s’est point faite au sein du Verbe coéternel à son Père, avant toute époque et toute créature, mais au moment où le jour se fit. Les idées qui, antérieurement à toute créature, subsistent dans le Verbe, ne sont point faites au moment où naquit le jour, selon le témoignage formel de l’Écriture. Et cependant herbe et la verdure furent faites avant d’exister et de pousser sur la terre.
9. Où donc furent-elles créées ? Serait-ce dans la terre conçue comme leur cause et leur principe, au même titre que les germes contiennent les êtres avant qu’ils se développent et acquièrent leurs proportions et leurs formes avec le temps ? Mais ces germes que nous voyons sont déjà sur la terre, ils ont déjà pris naissance. Étaient-ils donc alors cachés sous la terre, et peut-on dire que les plantes furent faites avant de naître, en ce sens qu’elles prirent naissance, quand les germes se gonflèrent et s’épanouirent en plein air, pour y croître dans les proportions que la nature assigne aujourd’hui à leur développement ? Ce seraient donc les germes qui auraient été créés avant la naissance du jour et qui auraient contenu les plantes et la verdure des champs, non sous la forme qu’elles prennent quand elles poussent sur la terre, mais intérieurement et en vertu de la fécondité naturelle à toute semence ? La terre aurait donc commencé par produire les germes eux-mêmes ? Mais l’Écriture tenait un langage bien différent, quand elle disait « La terre produisit l’herbe portant semence selon ses espèces, des arbres fruitiers portant du fruit et ayant leur semence en eux-mêmes sur la terre. » Ces paroles montrent clairement que les semences furent produites par les herbes et les arbres, et que la végétation, loin de sortir de semences primitives, prit naissance dans la terre. La meilleure raison qu’il en fut ainsi, c’est que l’Écriture l’affirme ; car elle ne dit pas : que les semences produisent l’herbe et la végétation, mais que : « la terre produise l’herbe portant semence » c’est exprimer bien clairement que la semence vient de l’herbe, et non l’herbe de la semence. « Et il en fut ainsi, « et la terre produisit de l’herbe portant semence » en d’autres termes, le commandement se réalisa dans l’esprit des Anges, puis la terre se mit à produire, afin que la parole divine reçut son accomplissement dans le monde physique.
10. Quelle est donc cette création qui a précédé l’apparition des herbes sur la terre ? Quelle différence y avait-il pour elles à se faire en même temps que le ciel et la terre, lors de la naissance de ce jour mystérieux que Dieu créa à l’origine, ou à pousser leur jet sur la terre dans l’espace de temps nécessaire à chaque espèce, et mesuré sur le cours du soleil ? Si ce jour mystérieux existe, s’il n’est que la lumière qui éclaire et unit la société des Vertus et des anges au plus haut des cieux ; il est évident que les esprits célestes connaissent plus parfaitement que nous les ouvrages de Dieu : outre qu’ils les voient dans le Verbe de Dieu, Fauteur de toute chose, ils en connaissent la nature par une intuition plus profonde et toute différente. En effet, ils les connaissent dans leurs éléments, et pour ainsi dire, dans leur origine, tels que Dieu les a faites primitivement, avant de se reposer de ses œuvres en cessant désormais de créer : nous au contraire, nous les connaissons en observant les lois qui les régissent, dans l’ordre du temps, après leur formation, et selon lesquelles Dieu continue d’agir au sein des êtres qu’il créa, durant ce nombre parfait de six jours, avec toute leur perfection.
11. L’ordre divin consista donc alors à créer la cause d’où sortent les plantes et les arbres, en d’autres termes, à communiquer à la terre son principe de fécondité. Dans ce principe, j’allais dire dans ces racines, toute la végétation à venir était déposée et livrée à l’action du temps. Plus tard en effet Dieu planta un jardin du côté de l’Orient, et fit sortir de la terre toute sorte d’arbres qui flattaient l’œil ou offraient des fruits exquis[100]. On ne saurait prétendre qu’il fit alors un nouvel ouvrage, qu’il donna un nouveau degré de perfection aux œuvres qu’il avait achevées et jugées excellentes le sixième jour : mais, comme toutes les espèces de plantes et d’arbres avaient été déjà créées dans leur principe, puisque Dieu se reposa de cette œuvre, tout en continuant de diriger et de maintenir en harmonie, au milieu des révolutions du temps, la création qu’il avait achevée et dont il s’était reposé, il faut admettre que Dieu planta alors non seulement ce jardin, mais encore toute la végétation qui naît même aujourd’hui. Quel autre en effet peut la créer ; sinon Dieu, dont l’activité s’exerce même en ce moment ? Toutefois il la crée aujourd’hui avec les éléments qui existent, tandis qu’elle passa du néant à l’existence, quand se fit le jour qui lui-même n’était absolument rien, je veux dire la création purement intellectuelle.

CHAPITRE V. L’ORDRE DES CRÉATIONS DIVINES PENDANT LES SIX JOURS N’EST PAS CHRONOLOGIQUE : C’EST UN ENCHAÎNEMENT DE CAUSES ET D’EFFETS. modifier


12. Les êtres ayant été créés, leurs mouvements commencèrent à marquer le cours du temps. Aussi chercher le temps avant les créatures, ce serait chercher le temps avant le temps même : cars il n’y avait aucun être, esprit ou corps, qui fût animé d’un mouvement dont la durée actuelle serait une transition entre le passé et l’avenir, le – temps n’existerait pas. Or, la première condition du mouvement et de la créature est apparemment l’existence de cette créature même. Le temps a donc commencé avec elle plutôt qu’elle avec le temps : mais tous deux ont Dieu pour auteur. Tout en effet vient de lui, tout est par lui et en lui[101]. Quand je dis que le temps a commencé avec la créature, je n’entends point que le temps ne soit pas lui-même une création, puisqu’il est le mouvement même qui marque le passage d’un état à un autre chez les créatures, d’après cette suite d’effets qu’amènent les lois établies par Dieu, qui gouverne tout comme il a tout créé. Par conséquent, quand nous remontons par la pensée à la condition première des ouvrages dont Dieu s’est reposé le septième jour, il ne faut songer ni à la durée que mesure le mouvement diurne du soleil, ni même à la manière dont Dieu produit aujourd’hui les êtres ; il faut voir comment Dieu a fait les créatures qui ont déterminé la marche du temps, comment il a tout produit à la fois et établi du même coup l’ordre universel, non d’après certaines périodes de temps, mais par la subordination des effets à leurs causes, de telle sorte que la création à été simultanée et tout ensemble conduite à sa perfection, selon le type du nombre six qui sert à caractériser ce jour.
13 Ce n’est donc point dans une série d’époques, mais dans un ordre logique que fut créée d’abord cette matière informe, mais susceptible de se former, la substance des corps et celle des esprits, destinée à servir comme de fond à toutes les œuvres divines ; elle ne put être modifiée avant d’être, et elle ne fut modifiée que par le Dieu souverain et véritable, principe des choses. Cette matière première, faite par Dieu avant la création du jour, a pu être appelée ciel et terre, parce que le ciel et la terre en.furentcomposés ; ou elle a. été représentée par « la terre invisible, sans ordre, et par l’abîme ténébreux » comme nous l’avons développé dans le premier livre.
14. Parmi les êtres qui furent tirés de cette substance nue et qui méritent encore mieux le nom de créations, ou d’œuvres, se fit d’abord le jour. La prééminence appartenait, en effet, aux êtres capables de connaître la créature dans le Créateur, au lieu de remonter de la créature à son auteur. Ensuite apparaît le firmament, et avec lui le monde physique commence. En troisième lieu, la mer et la terre s’organisent, et la végétation, est renfermée, si j’ose ainsi dire, virtuellement dans le sol. C’est à ce titre, en effet, que la terre, au commandement de Dieu, produisit les herbes et les plantes avant qu’elles eussent pris naissance ; elle contenait tous les germes qui avec le temps devaient se développer dans les proportions assignées à chaque espèce. Puis, quand le séjour fut prêt, les luminaires du ciel furent créés le quatrième jour, afin que la région supérieure de l’univers fût ornée des corps destinés à se mouvoir dans l’enceinte du monde. Au cinquième jour l’eau, l’élément qui a le plus d’affinité avec l’air et le ciel, produisit, au commandement de Dieu, ses habitants, je veux dire les poissons et les oiseaux : et cette création contint virtuellement tous les êtres qui devaient régulièrement se succéder avec le temps. Au sixième jour, le dernier des éléments produisit les derniers-nés de la création, la terre produisit les animaux terrestres, qui renfermaient virtuellement aussi tous les animaux que la suite des temps devait faire naître.
15. Le jour, tel que nous l’avons désigné, fut instruit de cet enchaînement des œuvres divines : cette révélation le fit assister, pour ainsi dire, à six reprises différentes, aux harmonies de la création, et produisit ainsi comme une période de six jours, quoique ce soit le même jour qui contemple la création, telle qu’elle s’accomplit dans la puissance divine, telle ensuite qu’elle s’aperçoit dans les œuvres de Dieu, et qui la ramène à sa fin, l’amour divin, établissant ainsi le soir, le matin, le midi, qui divisent chaque création, non d’après la chronologie, mais selon l’ordre qui préside à leur développement. Ce même jour reproduisit au point de vue intellectuel le repos que prit le Créateur après l’achèvement de toutes ses œuvres, et qui, à ce titre, n’eut pas de soir, et il mérita d’être béni et sanctifié. Voilà pourquoi le nombre sept est en quelque sorte consacré au Saint-Esprit : l’Écriture le célèbre[102] ; l’Église s’en souvient.
16. C’est donc ici le livre des origines de la terre et des cieux, en ce sens que Dieu fit au commencement le ciel et la terre, comme une substance perfectible, qui devait, à son commandement, prendre des formes spéciales, et qui précéda ces modifications, non dans le temps, mais en principe. Car, au moment qu’elle prit ses formes le jour naquit, et quand le jour naquit, Dieu fit le ciel et la terre, et la verdure des champs, avant qu’elle poussât sur la terre, et l’herbe des champs avant qu’elle prît naissance. Nous avons sur ce sujet développé notre pensée, sans préjudice des idées plus claires, plus conformes à la vérité, qui ont pu ou qui pourront être émises.

CHAPITRE VI. PEUT-ON INFÉRER, DE CE QU’IL N’AVAIT POINT ENCORE PLU SUR LA TERRE, QUE LA CRÉATION EST SIMULTANÉE ? modifier


17. Quant au passage suivant : « car Dieu n’avait point encore fait tomber la pluie sur la terre et il n’y avait point d’homme pour cultiver la terre » il est assez difficile d’en découvrir la signification et la portée. Ne dirait-on pas que si Dieu fit alors la végétation et les herbes avant qu’elles eussent poussé leur jet, c’est que la pluie n’était pas encore tombée sur la terre ? S’il eût fait les herbes à la suite de la pluie, elles auraient paru avoir ce phénomène plutôt que sa puissance pour cause. Mais ce qui vient à la suite de la pluie en a-t-il moins Dieu pour principe ? Comment entendre aussi qu’il n’y avait point d’homme pour travailler la terre ? Dieu n’avait-il pas créé l’homme le sixième jour ? Ne s’était-il pas reposé le septième de toutes ses œuvres ? Ne faudrait-il voir dans ces paroles qu’un résumé de ce qui précède, par la raison qu’au moment où Dieu fit toute la verdure des champs et toutes les herbes, la pluie n’était point encore tombée, ni l’homme créé ? Dieu en effet fit les plantes le troisième jour et l’homme le sixième. Mais, quand Dieu fit la verdure et les herbes avant qu’elles eussent poussé, non seulement il n’y avait point d’hommes pour travailler le sol, mais il n’y avait pas même d’herbe, puisqu’elle fut créée, selon le témoignage de l’Écriture, avant de prendre naissance. Serait-ce que Dieu l’aurait faite le troisième jour, précisément parce qu’il n’existait pas encore d’homme dont le travail pût la faire naître ? Mais que de plantes, que d’arbres naissent sur la terre grâce au travail de l’homme !
18. L’Écriture aurait-elle voulu signaler à la fois l’absence de la pluie et du travail de l’homme Car, sans aucun travail de l’homme, la pluie suffit parfois à faire pousser l’herbe ; mais il y a aussi des herbages que la pluie, sans le concours de – l’homme, ne saurait produire. Ainsi cette double cause est aujourd’hui nécessaire à la production générale des herbes, mais alors elle ne s’exerça pas : Dieu les créa par la puissance de son Verbe, en dehors de toute pluie comme de toute culture. Il les crée sans doute encore aujourd’hui, mais avec le concours de l’homme et de la pluie, « quoique celui qui plante et celui qui arrose ne soient rien, mais Dieu seul qui donné l’accroissement[103]. »
19. Que signifie encore cette source qui jaillissait de la terre et qui en arrosait toute la surface ? Cette source jaillissait avec tant d’abondance, qu’elle aurait pu tenir lieu de pluie à toute la terre, comme fait le Nil en Égypte. Dès lors pourquoi citer comme un miracle que Dieu eût créé les herbes avant qu’il eût plu, quand la source qui inondait la terre produisait le même effet que la pluie ? Lors même que l’herbe eût poussé moins haut, elle n’en aurait pas moins poussé. L’Écriture ici n’abaisserait-elle pas son langage jusqu’à la porté des faibles, selon sa coutume, tout en faisant entendre à ceux qui ont assez de force pour la pénétrer une vérité plus profonde ? Dans le passage qui précède, elle a parlé d’un jour pour nous révéler que Dieu fit un jour et qu’il créa le ciel et la terre quand ce jour fut fait : elle nous faisait ainsi concevoir, dans les limites de notre intelligence, que Dieu créa tout ensemble, quoique la période des six jours semble impliquer des époques bien déterminées ; de même ici, après avoir raconté que Dieu fit, en même temps que le ciel et la terre, toute la verdure des champs, avant qu’elle fût sur la terre, toutes les herbes, avant qu’elles eussent poussé, l’Écriture ajoute : « Dieu en effet n’avait point encore fait tomber la pluie sur la terre et il n’y avait point d’homme qui travaillât la terre » elle semble nous dire Dieu n’a point alors fait les herbes comme il les crée aujourd’hui, avec le concours de la pluie et du travail de l’homme. Elles poussent aujourd’hui dans un certain intervalle de temps ; mais il n’en était pas de même au moment où Dieu créa du même coup tous les êtres, avec lesquels le temps a commencé.

CHAPITRE VII. DE LA SOURCE QUI ARROSAIT LA SURFACE DE LA TERRE. modifier


20. ##Rem d' arrive à ce passage : « Une source jaillissait de la terre et en arrosait toute la surface. » Il indique, selon moi, le moment où se forment, selon les progrès réguliers du temps, les êtres sortis de l’état primitif dans lequel toits avaient été créés. Il était naturel de commencer par l’élément où prennent naissance toutes les espèces d’animaux, d’herbes et d’arbres, pour se développer, dans le temps, selon les proportions qui leur sont assignées. En effet, les semences dont se forment et la chair et le bois sont des liqueurs et se développent dans un milieu liquide : elles renferment des éléments très-actifs et tirent une vertu inépuisable de ces œuvres achevées dont Dieu se reposa le septième jour.
21. Mais quelle est cette source assez riche pour arroser toute la surface de la terre ? C’est une question qui mérite d’être posée. Si elle a existé et qu’elle se soit cachée ou tarie, il faut en découvrir la raison : car, on ne voit plus de source qui arrose ta surface du globe. C’est peut-être par un juste châtiment du péché que cette source merveilleuse a cessé de jaillir, afin d’enlever au sol sa facile fécondité et d’augmenter les peines des hommes. L’esprit humain pourrait s’arrêter à cette conjecture, malgré le silence des livres saints, si une pensée ne s’offrait naturellement à l’esprit : c’est que le péché, qui condamna l’homme au travail, ne fut commis qu’après un séjour délicieux dans le Paradis. Or le Paradis possédait lui-même une source immense„ dont nous parlerons bientôt en détail ; il en sortait, au langage de l’Écriture, quatre grands fleuves, connus des gentils. Où était donc cette source, où étaient ces fleuves, quand une source immense jaillissait de la terre et suffisait pour en arroser la surface ? Assurément un de ces fleuves, le Géon qui passe pour le Nil, n’arrosait point alors l’Egypte, puisqu’une source unique jaillissait de la terre, et inondait non seulement l’Egypte, mais encore la surface du globe.
22. Faut-il croire que Dieu voulut d’abord n’employer qu’une source d’eau immense pour arroser toute la terre, afin que les êtres, dont il avait déposé les germes dans l’eau, se fécondassent à l’aide de cet élément, et acquissent avec le temps un développement tel que le nombre des jours fût dans un juste rapport avec la variété des espèces ? Après avoir planté le Paradis aurait-il arrêté cette source pour multiplier les sources sur la terre, comme nous le voyons aujourd’hui ? De la source unique qui jaillissait : dans le Paradis, aurait-il fait sortir les quatre grands fleuves, afin que le reste de la terre, déjà peuplé des êtres de diverses espèces qui se développaient dans la période du temps exigée par leur nature, fût pourvu de sources et de fleuves.àson tour ; et le Paradis, ce parc choisi de Dieu, aurait-il eu le privilège de faire sortir de sa source quatre fleuves ? Est-il plus probable que l’unique source du Paradis avait d’abord un jet considérable et que Dieu s’en servit pour arroser toute la terre, afin de la féconder et de lui faire produire, dans une période de temps régulier, les espèces de plantes qu’il avait créées toutes ensemble ; qu’ensuite il arrêta en ce lieu ce jet d’eau énorme, afin que les fleuves et les ruisseaux sortissent de différentes sources dans les différentes contrées ; et qu’enfin dans le pays même d’où elle jaillissait, au moment qu’elle n’arrosait plus la surface du globe, mais donnait seulement naissance à quatre fleuves, il planta le Paradis pour y placer l’homme ?

CHAPITRE VIII. POURQUOI SUPPLÉER PAR DES CONJECTURES AU SILENCE DES LIVRES SAINTS ? modifier


23. L’Écriture n’a pas exposé dans tous les détails les origines du temps au début de la création primitive, ni la suite des lois d’après lesquelles se développent les êtres qui furent créés d’abord, puis achevés le sixième jour : elle a raconté ces faits dans la mesure qu’il a plu au Saint-Esprit, lequel faisait écrire les évènements capables tout ensemble de révéler le passé et de figurer l’avenir. Conjecturons donc dans notre ignorance les faits que l’Esprit-Saint a négligés sciemment ; et travaillons dans la mesure de nos forces et de la grâce que Dieu nous fait, à écarter la pensée qu’il y ait dans les saints Livres des absurdités et des contradictions qui, choquant le jugement du lecteur et lui faisant croire que les faits racontés par l’Écriture sont impossibles, le feraient renoncer à la foi où l’empêcheraient de l’embrasser.

CHAPITRE IX. IL EST DIFFICILE DE CONCEVOIR UNE SOURCE CAPABLE D’ARROSER LA TERRE ENTIÈRE. modifier


24. Quand nous cherchons à comprendre dans quel sens l’Écriture a dit qu’ « une source jaillissait de la terre et en arrosait toute la surface » il ne faut pas y voir pour cela un phénomène impossible : si notre explication renferme une impossibilité, qu’on en cherche soi-même une autre pour démontrer la véracité de l’Écriture, véracité incontestable, quand même elle ne serait pas démontrée. Si en effet on raisonne dans le but de la convaincre d’erreur, on ne dira soi-même rien de vrai sur la création et le gouvernement du monde, ou, si l’on rencontre la vérité, on taxera l’Écriture d’erreur sans la comprendre. Je suppose, par exemple, qu’on prétende ici qu’il était impossible qu’une source unique, si énorme qu’on voudra, suffit à arroser la terre entière, par la raison que, si elle n’arrosait pas les montagnes, elle n’arrosait pas toute la terre, et que si elle arrosait les montagnes, loin de porter avec elle la fécondité, elle exerçait les ravages d’un déluge par conséquent que la terre en cet état était une mer et n’était point encore distincte des eaux.

CHAPITRE X. COMMENT PEUT-ON EXPLIQUER CE PHÉNOMÈNE ? modifier


25. On peut répondre que cette inondation pouvait être périodique, comme celle du Nil qui tour-à-tour couvre les plaines de l’Egypte et rentre dans son lit. Peut-être objectera-t-on quel la crue annuelle de ce fleuve tient aux pluies et aux neiges de je ne sais quelle contrée lointaine et inconnue, soit : mais que dire du flux et du reflux dans l’Océan, de la marée qui tour-à-tour découvre ou envahit certaines plages sur une longue étendue ? Je ne parle pas de ces sources intermittentes qui, par un singulier phénomène, tantôt coulent avec une telle abondance, dit-on, qu’elles arrosent tout – un pays, tantôt laissent à sec les puits les plus profonds et fournissent à peine assez d’eau pour boire. Pourquoi donc trouverait-on étrange qu’un gouffre, soumis au flux et au reflux, ait arrosé la terre par une inondation périodique ? D’ailleurs si l’Écriture, laissant de côté la mer dont les flots salés enveloppent évidemment le globe de leur immense ceinture, n’a voulu parler que des lacs intérieurs d’où sortent par des canaux souterrains ou des infiltrations les ruisseaux et les sources, pour s’échapper les uns sur un point, les autres sur un autre, et qu’elle ait compris dans ce gouffre immense, sous le nom d’une source unique, toutes les sources du globe, à cause de l’identité de leur nature ; si, dis-je, on suppose que cette source jaillissait de la terre par les mille ouvertures des antres ou par les crevasses du sol, et que, se divisant en filets innombrables, elle se répandait sur la terre sans former une nappe d’eau comme la mer ou les lacs, mais en courant, comme les rivières, dans un lit sinueux qu’elle franchissait pour inonder les alentours, pourra-t-on ne pas concevoir.unpareil phénomène, à moins d’avoir le travers d’un esprit pointilleux ? Il est naturel de penser qu’il est dit de la terre qu’elle était arrosée sur toute sa surface comme on dit d’une robe à raies qu’elle est tout teinte, d’autant plus que la terre dans sa nouveauté, tout en étant accidentée, se composait probablement de vastes plaines où les eaux pouvaient courir et se répandre en liberté.
26. Qu’elle a été la grandeur de cette source ou comment s’est-elle multipliée ? Est-ce parce qu’elle jaillissait quelque part d’un seul jet, ou qu’elle forme dans les profondeurs de la terre un vaste et unique réservoir, d’où s’échappent les eaux de tous les sources grandes et petites, que l’Écriture a parlé d’une source qui sortait de la terre, en se partageant de tous tes côtés, et qui arrosait la surface du globe ? Ou bien n’est-il pas plus probable que le singulier a été mis pour le pluriel, puisque le mot est employé sans indication de nombre: fons et non pas unus fons; et qu’ainsi il faudrait entendre par là une multitude de sources qui arrosaient, sur différents points du globe, celles-ci une contrée, celles-là une autre ; comme on dit le soldat pour désigner une armée, comme l’Écriture elle-même signale parmi les plaies de l’Egypte la grenouille et la sauterelle[104], quoiqu’il y en eût un nombre incalculable ? Le problème ainsi posé ne vaut pas la peine qu’on s’y arrête plus longtemps.

CHAPITRE XI. LA CRÉATION FUT INSTANTANÉE, LE GOUVERNEMENT DU MONDE NE PEUT L’ÊTRE. modifier


27. Revenons donc avec une attention nouvelle à la théorie que nous avons déjà présentée, afin d’en vérifier l’exactitude dans tous les détails nous avons dit que Dieu, lorsqu’il créa primitivement les êtres et fit les œuvres dont il se reposa le septième jour, n’agit pas de la même manière qu’il agit encore aujourd’hui en réglant l’ordre de l’univers. Alors, en effet, il créa tout à la fois sans le moindre intervalle de temps : aujourd’hui il agit dans ces périodes régulières selon lesquelles les astres exécutent leurs mouvements d’orient en occident, le ciel passe de l’été à l’hiver, et les plantes, sous l’influence de la température, poussent, croissent, verdissent et se dessèchent ; chez les animaux mêmes la gestation et l’enfantement sont soumis à des époques fixes, et leur existence traverse différents âges avant d’atteindre la vieillesse et la mort. Or, quel est l’auteur de ces mouvements dans la nature, sinon Dieu, encore qu’il n’y soit pas soumis lui-même ? Le temps, en effet, n’a pas de prise sur lui. L’Écriture a donc distingué entre les œuvres de Dieu, celles dont il se reposa le septième jour, et celles qu’il accomplit encore aujourd’hui : elle arrête son récit, pour avertir qu’elle a exposé les premières et qu’elle va expliquer les secondes dans leur ordre. « Voici, dit-elle, le livre des origines du ciel et de la terre, quand Dieu fit le ciel et la terre, toute la verdure des champs avant qu’il y en eût sur la terre, toutes « les herbes de la terre avant qu’elles eussent poussé. « Car Dieu n’avait point encore fait pleuvoir sur la terre et il n’y a point d’homme pour la travailler. » Ici commence l’exposition des nouveaux actes de Dieu : « Une source jaillissait de la terre et en arrosait toute la surface. » Cette source et les autres œuvres dont parle désormais l’Écriture, se font dans une durée successive, et non toutes ensemble.

CHAPITRE XII. DU TRIPLE POINT DE VUE SOUS LEQUEL ON DOIT CONSIDÉRER LES ŒUVRES DE DIEU. modifier


28. La création offre donc un point de vue tout différent, selon que l’on considère le type éternel des êtres dans le Verbe de Dieu, les ouvrages composés avant le repos du septième jour, enfin les mouvements que Dieu accomplit aujourd’hui encore dans l’univers. De ces trois ordres de choses, le dernier seul nous est découvert par les sens et par l’expérience. Quant aux deux autres, si élevés au-dessus du domaine des sens et des idées naturelles à l’esprit humain, il faut d’abord y croire sur l’autorité de la parole divine, puis, à l’aide de nos connaissances, chercher à les comprendre avec plus ou moins de succès, selon la portée de notre esprit et l’abondance des grâces divines.

CHAPITRE XIII. AVANT D’ÊTRE CRÉÉS, TOUS LES ÊTRES ÉTAIENT DANS LA SAGESSE DE DIEU. modifier


29. Sur ces principes divins, immuables, éternels, que la Sagesse de Dieu, par qui tout a été fait, connaissait avant qu’ils eussent été réalisés dans l’univers, l’Écriture s’exprime en ces termes : «  Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Il était dès le commencement en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui[105]. » Or, l’extravagance peut-elle aller jusqu’à soutenir que Dieu n’a pas fait les choses qu’il connaissait ? S’il les connaissait, où pouvait-il les connaître, sinon en lui-même, uni a son Verbe, par qui tout a été fait ? S’il les avait vues en dehors de lui, qui l’en aurait instruit ? « Qui donc a connu les pensées du Seigneur ? Qui l’a aidé de ses conseils ? Qui lui a donné le premier et sera rétribué ? Car, c’est de lui, par lui et en lui que sont toutes choses [106]. »
30. Du reste cette pensée est mise dans tout son jour par les paroles qui viennent immédiatement après : « Ce qui a été fait est vie en lui et la vie était la lumière des hommes[107]. » En effet les êtres raisonnables, parmi lesquels se range l’homme fait à l’image de Dieu, ne trouvent leur véritable lumière que dans le Verbe, par qui tout a été fait, lorsque leur âme purifiée du péché et délivrée de l’erreur, est entrée en communication avec lui.

CHAPITRE XIV. EXAMEN DU TEXTE : Quod factum est, in illo vita. modifier


31. En lisant ce passage, gardons-nous de faire entrer dans le premier membre de phrase les mots : «  in illo » et de réduire la proposition principale aux mots : « vita est », en d’autres termes, de ponctuer ainsi ; quod factum est in illo, erat vita : ce qui a été fait en lui, était vie. Qu’y a-t-il donc qui n’ait été fait en lui quand le Psalmiste, après avoir cité plusieurs créatures même terrestres, s’écrie : « Vous avez tout fait dans votre Sagesse[108];» quand l’Apôtre nous apprend. « que toutes choses ont été crées en lui, celles qui sont au ciel comme celles qui sont, sur la terre, les choses visibles et les choses invisibles[109] ? » En ponctuant ainsi, il faudrait admettre que la terre elle-même avec tout ce qu’elle contient est la vie. Or, s’il est absurde de prétendre que tout est vivant, combien l’est-il davantage de dire que tout est la vie, surtout au sens que l’Évangéliste précisé avec tant de rigueur, quand il ajoute : « Et la vie était la lumière des hommes ? » Coupons donc ce passage de façon à lire : « Ce qui a été fait, est la vie en lui » c’est-à-dire, n’existe pas nécessairement et en soi, puisque l’être ne lui a été donné que par la création, mais possède la vie par celui qui a connu tous les êtres, dont il est l’auteur, avant qu’ils fussent formés, Dès lors cette vie n’est plus ici une existence contingente ; c’est la vie et la lumière des hommes, la Sagesse elle-même, le Verbe, Fils unique de Dieu. Le sens est le même que dans ce passage : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir en lui-même la vie[110]. »
32. N’oublions pas d’ailleurs que des manuscrits plus corrects portent : «  quod factum est, in illo vita erat, ce qui a été fait, était vie en lui » et qu’il faut entendre les deux mots : « était la vie » comme on entend : « au commencement était le « Verbe et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était « Dieu. » Donc, ce qui a été fait avait désormais la vie en lui; non la vie telle quelle, ce mot s’appliquant aux bêtes qui n’ont aucune communication avec la Sagesse, mais cette vie qui est la lumière des hommes. Les intelligences, en effet, quand elles ont été purifiées par sa grâce, peuvent jouir de cette vision sublime et béatifique, au-delà de laquelle il n’y a plus rien.

CHAPITRE XV. COMMENT LES CHOSES SONT-ELLES VIE EN DIEU ? modifier


33. Mais en supposant qu’il faille lire : « Ce qui a été fait, est vie en lui » il nous reste à éclaircir comment ce qui a été fait est en lui vie. Or, c’est dans son essence qu’il a tout vu, quand il a tout fait, et il l’a fait comme il l’a vu ; il ne voyait pas les êtres en dehors de lui ; c’est en lui-même qu’il compta toutes les choses qu’il fit. Cette vue de la création n’était pas différente chez le Père et le Fils : elle était une comme leur substance. Voici comment la Sagesse elle-même, par qui tout a été créé, est dépeinte dans le livre de Job : « Mais d’où vient donc la Sagesse ? Et quel est le lieu de l’intelligence ? Les mortels n’en connaissent pas le chemin et elle ne se trouve pas chez les hommes. » Un peu plus bas il ajoute : « Nous avons ouï sa gloire : le Seigneur nous a découvert le chemin de la Sagesse et il sait où elle est. C’est lui qui a achevé tout ce qui existe sous les cieux ; il connaît tout ce que la terre contient, tout ce qu’il a fait. Il a pesé les vents, il a mesuré les eaux, quand il les fit, et comme il les a vus il les a comptés.[111] » Ces témoignages prouvent que les choses étaient connues du Créateur, avant d’être créées. Elles étaient d’autant plus parfaites dans l’intelligence divine, qu’elles y étaient plus conformes à la vérité éternelle et immuable. Il suffit sans doute de savoir ou du moins de croire fermement que Dieu a créé l’univers : cependant nul n’est assez dénué d’intelligence pour penser que Dieu ait fait des choses qu’il ne connaissait pas. Or, s’il connaissait les choses avant de les faire, elles étaient évidement connues de lui, avant d’être créées, selon le mode dont elles subsistent éternellement, invariablement, et qui les confond avec la vie elle-même : mais elles ont été créées selon le mode d’existence assigné à chaque être d’après son espèce.

CHAPITRE XVI. DIEU EST PLUS FACILE A CONNAÎTRE QUE LES CRÉATURES. modifier


34. Cet Être éternel, immuable, ce Dieu qui existe par lui-même, comme il l’a révélé à Moïse en lui disant : « Je suis l’Être[112] » a sans doute une nature bien différente des créatures qu’il a faites ; il possède en effet l’être véritable et par lui-même, en ce qu’il est toujours de la même manière, et que, loin de changer en acte, il ne peut changer même virtuellement ; aucune de ses' créatures ne peut se produire ni subsister en possédant comme lui la plénitude de l’être : car il ne saurait les faire sans les connaître, ni les connaître sans les voir, ni les voir sans les contenir en lui : or, il ne peut contenir en lui-même des êtres qui ne sont pas encore formés, qu’autant qu’il ne l’est pas lui-même. Son essence ineffable ne peut se définir que grossièrement dans les langues humaines, à l’aide de termes empruntés aux idées de temps et d’espace, pour dépeindre Celui qui est avant l’espace et le temps. Cependant le Créateur est plus près de nous qu’une foule de ses créatures. C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être[113]; quant aux créatures, la plupart sont éloignées de notre raison par la distance même que la matière met entre les esprits et les corps ; puis, notre raison elle-même est impuissante à voir au sein de Dieu les principes qui ont présidé a leur formation, et à découvrir ainsi, en dehors de l’expérience, leur nombre, leurs propriétés, leur grandeur véritable. Enfin, ils échappent même à nos sens, parce qu’ils sont trop loin ou que d’autres corps viennent se placer entre eux et nos organes, et nous empêchent de les voir ou de les toucher. Ainsi on les découvre avec plus de peine que leur auteur, et tout ensemble il y a un bonheur incomparablement plus élevé à voir d’un coup par le moindre rayon des perfections divines, qu’à embrasser dans sa science toutes les merveilles de l’univers. C’est donc avec raison que la Sagesse adresse ces reproches aux investigateurs du siècle : « Si leur génie, dit-elle, a été assez puissant pour pénétrer l’univers, comment n’en ont-ils pas découvert le Seigneur plus facilement encore ?[114] » Nos yeux ne peuvent découvrir les fondements de la terre, mais Celui qui les a posés est tout près de notre intelligence.

CHAPITRE XVII. DES EXPRESSIONS : AVANT LE SIÈCLE, DEPUIS LE SIÈCLE, DANS LE SIÈCLE. modifier


35. Considérons maintenant les êtres que Dieu a créés tous ensemble et les œuvres dont il s’est reposé le septième jour : nous examinerons ensuite les œuvres où son activité se fait sentir aujourd’hui encore. Pour lui, il existe avant tous les siècles ; ce qui existe depuis le siècle, est ce qui existe depuis l’origine des siècles, comme le monde lui-même ; et ce qui est dans le siècle désigne pour nous tout ce qui y naît. Aussi après avoir dit « Tout a été fait par lui et sans lui rien n’a été fait » l’Évangile ajoute un peu plus bas : « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui[115]. » Le monde est ici l’ouvrage dont l’Écriture a dit ailleurs : « O Dieu, vous avez fait le monde d’une matière sans forme[116]. » Le monde est souvent appelé dans l’Écriture, comme nous l’avons remarqué, ciel et terre : c’est l’ouvrage que Dieu fit, lorsque le jour fut créé. Nous avons traité ce sujet avec tout le développement qu’il nous a paru comporter, cherchant à expliquer que, dans sa création primitive, le monde a dû s’achever en six jours avec tout ce qu’il contient, qu’en même temps il s’est fait avec le jour, et qu’ainsi tout concourt à prouver que Dieu a créé tout ensemble[117].

CHAPITRE XVIII. DE L’IGNORANCE OU NOUS SOMMES D’UNE FOULE DE CRÉATURES. COMMENT SONT-ELLES CONNUES DE DIEU ET DES ANGES ? modifier


36. Il y a dans le monde une foule d’êtres que nous ne connaissons pas ; les uns, comme les astres dans le ciel, sont trop éloignés pour ne pas échapper à nos regards ; d’autres se trouvent dans des contrées peut-être inhabitables ; enfin il y en a de cachés dans les abîmes de la mer ou dans les entrailles de la terre. Tous ces êtres n’avaient aucune existence avant d’êtres créés. Comment Dieu a-t-il connu ce qui n’était pas, ou réciproquement, comment a-t-il créé ce qu’il ne connaissait pas ? Or, il n’agit pas avec ignorance. Il a donc fait ce qu’il connaissait, et a connu les choses avant qu’elles fussent faites. Avant la création, les choses étaient et tout ensemble n’étaient pas ; elles étaient dans l’intelligence divine, elles n’étaient pas dans leur nature. Il créa alors ce, jour intelligent qui devait les connaître en Dieu et en elles-mêmes : en Dieu et ce fut comme le matin et le jour, en elles-mêmes et ce fat comme le soir. Quant à Dieu, je craindrais de dire qu’il vit autrement les choses, après leur création, que dans les idées qu’il devait réaliser, puisqu’il n’y à en lui ni changement ni ombre de vicissitudes[118].

CHAPITRE XIX. LES ANGES ONT CONNU DÈS L’ORIGINE DES SIÈCLES. LE MYSTÈRE DU ROYAUME DES CIEUX. modifier


37. Dieu n’a pas besoin de messagers pour être instruit et en quelque sorte informé de ce qui se passe dans les parties les plus éloignées de la création : il connaît tout d’une manière simple et absolue par son intelligence infinie. S’il a des messagers ; c’est dans leur intérêt et dans le nôtre obéir à Dieu, se tenir en sa présence, afin de lui demander ses desseins et ses ordres sur le monde, et d’exécuter ses commandements, c’est un bonheur auquel tend leur nature et pour lequel ils sont faits. Le mot Ange, emprunté au Grec, sert à désigner toute la cité céleste, dont la création est à nos yeux celle du premier jour.
38. Ils n’ont pas ignoré le mystère du royaume des cieux, qui nous a été révélé au temps marqué pour notre salut, et ils savent que délivrés un jour de cet exil, nous serons réunis à leurs chœurs. Il est impossible, en effet, qu’ils aient ignoré ce secret. Car, l’avènement de Celui qui devait naître au temps marqué a été préparé par leur entremise, et avec la puissance du Médiateur, en d’autres termes [119], du Dieu qui est leur Seigneur et dans sa nature divine et dans sa nature humaine. L’Apôtre nous dit ailleurs :« A moi qui suis le dernier.detous les saints, a été donnée la grâce de publier parmi les Gentils les richesses incompréhensibles de Jésus-Christ, et d’éclairer tous les hommes sur la dispensation du mystère caché dès l’origine des siècles, dans le sein de Dieu ; créateur de toutes choses, afin que les principautés et les puissances célestes connussent par l’Église la sagesse si diversifiée de Dieu, selon le décret éternel qu’il a exécuté en Jésus-Christ Notre-Seigneur[120]. » Ainsi ce mystère avait été caché depuis l’origine des siècles, dans le sein de Dieu, de façon toutefois que l’Église devait révéler aux Principautés et aux Puissances la sagesse de Dieu sous ses formes si diverses. Au ciel est l’Église primitive à laquelle doit se réunir la nôtre après la résurrection, afin de nous rendre semblables aux anges[121]. Ce mystère leur fat donc révélé dès l’origine des siècles : car tout.êtrecréé n’existe que depuis l’origine des siècles et ne leur est pas antérieur. Les siècles commencent avec la créature et la créature avec les siècles, puisque l’origine de l’une est celle des autres. Le seul être engendré avant les siècles est le Fils unique par lequel ont été créé les siècles[122]. Aussi la Sagesse dit-elle dans l’Écriture : « Il m’a établie avant tous les siècles[123]; » et c’était afin de former tout par elle, suivant la parole : « Vous avez tout fait dans la Sagesse[124]. »
39. Or les Anges découvrent ce mystère caché, non seulement dans le sein de Dieu, mais encore au moment qu’il s’accomplit et se répand : le même Apôtre le témoigne en ces termes : « Et il est manifestement grand ce mystère de piété, qui s’est manifesté dans la chair, qui a été justifié par l’Esprit-Saint, dévoilé aux anges, prêché aux nations, cru dans le monde et élevé dans la gloire[125]. »Ou je me trompe fort, ou l’unique raison qui fait dire.queDieu connaît dans tel ou tel temps, est qu’il révèle les choses soit aux anges soit aux hommes. Cette figure de langage, qui consiste à prendre la cause pour l’effet, est très-fréquente dans l’Écriture ; surtout quand on dit de Dieu des choses qui ne sauraient lui convenir au sens propre, d’après le cri de la vérité même qui dirige notre âme.

CHAPITRE XX. QUE DIEU AGIT AUJOURD’HUI MÊME. modifier


40. Distinguons maintenant les œuvres que Dieu fait encore, des œuvres dont il s’est reposé le septième jour. Il y a en effet des philosophes qui pensent que Dieu s’est borné à créer le monde, que tout ensuite s’accomplit naturellement dans le monde, d’après l’ordre que Dieu y a établi, tandis qu’il demeure inactif. Cette opinion est réfutée par cette parole du Seigneur lui-même : « Mon Père agit encore aujourd’hui. » Et pour qu’on ne s’imagine pas que le Père agissait dans son Fils sans agir dans le monde, il ajoute : « Mon Père qui demeure en moi, accomplit ses œuvres : et, le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît[126]. » Cette activité ne produit pas seulement des miracles et de grands évènements : elle s’étend aux moindres phénomènes qui s’accomplissent ici-bas comme nous le dit l’Apôtre : « Insensé, le grain que tu jettes dans la terre, meurt avant de prendre une vie nouvelle ; et ce que tu sèmes n’est pas le corps même qui doit venir. Ce n’est qu’un simple grain ; comme celui du froment ou de tout autre plante. Dieu néanmoins lui donne un corps selon sa volonté, et à chaque semence son corps propre[127]. » Croyons donc et comprenons même, si nous en sommes capables, que Dieu continue d’agir dans le monde, et que la création disparaîtrait, si le concours divin venait à lui manquer.
41. Une faut pas s’imaginer que Dieu aujourd’hui crée dans les êtres des espèces dont il n’aurait pas déposé les principes dans la création première : ce serait évidemment contredire l’Écriture qui affirme qu’au sixième jour Dieu acheva tous ses ouvrages[128]. Qu’il produise de nouvelles créatures, selon les lois qu’il a établies à l’origine, c’est un point incontestable : mais ce serait une erreur de croire qu’il crée des espèces nouvelles, puisqu’il atout achevé au sixième jour. Ainsi, sa puissance remue secrètement toute la Rature et en fait mouvoir tous les ressorts : les anges accomplissent ses ordres, les astres parcourent leurs orbites, les vents changent de direction, l’abîme se renouvelle par la chute des eaux et 1a formation des vapeurs dans l’atmosphère, les plantes se multiplient et développent leurs semences, les animaux se reproduisent et soutiennent leur existence par la diversité de leurs instincts, les impies enfin peuvent éprouver quelque temps les justes : voilà comment Dieu déroule la suite des siècles qu’il avait pour ainsi dire enveloppée début dans la création. Les siècles ne sauraient en effet se développer avec leurs périodes régulières, si leur auteur cessait de les régir d’après les lois de sa Providence.

CHAPITRE XXI. LA DIVINE PROVIDENCE GOUVERNE TOUT. modifier


42. Ce qui se forme et naît dans le temps, doit nous apprendre à quel point de vue nous devons tout envisager. Ce n’est point inutilement qu’il a été écrit de la Sagesse : « qu’elle se montre en riant à ceux qui l’aiment et qu’elle se présente dans sa providence universelle[129]. » Gardons-nous donc d’écouter ceux qui prétendent que les régions supérieures de l’univers, en d’autres termes, celles qui commencent où finit notre atmosphère, sont seules gouvernées par la Providence, tandis que ces parties basses et humides de la terre, cette atmosphère épaisse où se condensent les émanations de la terre et des eaux, où s’élèvent les nuages et les tempêtes, n’obéissent qu’à, des mouvements irréguliers et pour ainsi dire au hasard. Le Psalmiste réfute ces philosophes dans le cantique où il invite d’abord les cieux à louer l’Eternel ; puis s’adresse aux créatures des régions inférieures en ces termes : « Du milieu de la terre louez le Seigneur, dragons, abîmes, feu et grêle, neige et glace, vents et orages, qui exécutez sa parole[130]. » En apparence c’est le hasard qui déchaîne les orages et les tempêtes, dont la fureur change, bouleverse cette atmosphère, que l’Écriture appelle souvent du même nom que la terre – mais le Psalmiste, en ajoutant que ces éléments « exécutent la parole » de Dieu, montre clairement qu’il y règne un ordre établi par la souveraine Providence, et que l’harmonie universelle nous y échappe plutôt que d’en être absente. Eh quoi ! Le Sauveur, en disant qu’un seul passereau ne tombe pas sur la terre sans la volonté de Dieu[131], que l’herbe des champs qui doit être jetée au feu est vêtue par Dieu même[132], n’affirme-t-il pas de sa propre bouche que les régions du monde assignées aux corps périssables et corruptibles, sont soumises au gouvernement de la Providence, que les plus vils et les plus grossiers des atomes ne le sont pas moins ?

CHAPITRE XXII. PREUVES DU GOUVERNEMENT DE LA PROVIDENCE. modifier


43. Si les philosophes qui nient cette vérité et ne veulent pas se rendre à l’autorité de l’Écriture, si haute qu’elle soit, étudiaient cette partie de l’univers, où ils voient les aveugles mouvements du hasard plutôt que la direction d’une sagesse supérieure, en abusant, pour donner à leur thèse l’apparence d’une démonstration, de l’argument fondé sur les variations atmosphériques, ou même sur la disproportion qui règne ici-bas entre les mérites et le bonheur ; s’ils examinaient la structure du corps des animaux et en voyaient l’ordre, non avec les yeux d’un médecin que son art oblige à désigner et à observer minutieusement les moindres organes, mais avec l’intelligence et le cœur d’un homme ordinaire ; ne s’écrieraient-ils pas que Dieu, principe de toute proportion, de toute symétrie, de tout équilibre, ne cesse pas même un instant de diriger la nature ? N’est-ce pas le comble de la déraison et de l’extravagance, que de ne pas voir la direction de la Providence dans une partie de l’univers où les plus petits des êtres ont une organisation si belle, si parfaite, qu’une analyse un peu attentive inspire une admiration qui terrasse et qui confond ? Si, d’autre part, l’âme est supérieure au corps par sa nature, y a-t-il rien de plus insensé, que de se figurer la Providence indifférente à la conduite des hommes, quand elle fait briller avec tant d’éclat sa sagesse dans la structure de leurs organes ? D’où vient cette illusion ? C’est que les petites choses, étant à la portée de nos sens et faciles à découvrir, laissent apercevoir l’ordre de la nature ; tandis que d’autres, dont l’ordre nous échappe, ne sont que confusion aux yeux des sensualistes, qui n’admettent rien au-delà du domaine de l’expérience, ou qui, s’ils admettent quelque chose, le conçoivent à l’image, de ce qu’ils voient d’ordinaire.

CHAPITRE XXIII. COMMENT PEUT-ON CONCILIER LA SIMULTANÉITÉ DE LA CRÉATION AVEC LE GOUVERNEMENT ACTUEL DE LA PROVIDENCE ? modifier


44. Pour nous, dont la divine Providence dirige les pas et qu’elle empêche de tomber dans l’erreur, au moyen de la sainte Écriture, cherchons à pénétrer plus avant avec le secours divin, dans les œuvres que Dieu créa toutes à la fois, lorsqu’il les acheva et qu’il se reposa, et qu’il produit aujourd’hui avec cette suite que comporte le temps, Considérons la beauté d’un arbre dans son tronc, ses rameaux, son feuillage, ses fruits. Cet arbre, avec ses proportions et ses propriétés, ne s’est pas, formé tout d’un coup, il s’est développé dans l’ordre que nous connaissons : il s’est épanoui sur une racine qu’un germe avait d’abord fixée dans le sol, puis cette tige a grandi et s’est organisée. Or, ce germe vient d’une semence ; cette semence contenait donc toutes les parties de l’arbre, non en acte et avec leur grandeur naturelle, mais en puissance. Cette grandeur s’est formée sans doute avec les sucs féconds de la terre, mais elle n’en prouve que mieux la force supérieure et merveilleuse qui, renfermée dans une graine presque imperceptible, a transformé les sucs mêlés au sol environnant, comme une matière première, et leur a donné la solidité du bois avec la vertu de s’étendre en une foule de rameaux, avec la verdure et la variété des feuilles, la figure et le nombre des fruits, en un mot cette ordonnance admirable de toutes les parties qui composent un arbre. Pourrait-il y naître une feuille, y pendre un fruit qui ne sorte du trésor mystérieux caché dans la semence ? Or, cette semence vient d’un autre arbre, lequel est sorti d’une autre semence ; parfois aussi un arbre naît d’un arbre, quand on en sépare un rameau et qu’on le replante. Ainsi la, semence vient de l’arbre, et l’arbre de la semence ou de l’arbre même. La semence encore ne peut sortir d’une autre semence que par l’intermédiaire d’un arbre, tandis que l’arbre peut se reproduire sans semence. Ils sont donc réciproquement cause l’un de l’autre, et prennent également naissance dans la terre ; et comme la terre n’en provient pas, elle leur sert d’élément primitif et générateur. Il en est de même des animaux : on peut douter si la semence vient d’eux-mêmes ou s’ils viennent de la semence ; mais, quelle que soit la première de ces causes, toutes deux ont évidemment une origine commune dans la terre.
45. Ainsi donc une graine contient invisiblement toutes les parties qui, avec le temps, doivent former un arbre : il faut concevoir de la même manière que le monde, à l’instant où Dieu créa tous les êtres à la fois, renfermait l’ensemble des êtres qui se firent en lui et avec lui, quand le jour fut fait ; j’entends par là non seulement le ciel avec le soleil, la lune, les astres qui exécutent leurs mouvements de rotation en restant toujours les mêmes, non seulement la terre avec les abîmes qui, soumis à de brusques révolutions, forment la région inférieure et comme la seconde partie de l’univers, mais encore tous les êtres que la terre produisit virtuellement et en puissance, avant qu’ils naquissent, dans la suite des temps, en l’état où nous les voyons successivement apparaître à nos regards parmi les œuvres que Dieu accomplit encore aujourd’hui.
46. « C’est donc là le livre des origines du ciel et de la terre, quand Dieu fit le jour et qu’il fit le, ciel et la terre, toute la verdure des champs, avant qu’elle existât sur la terre, et toute l’herbe des champs, avant qu’elle poussât. » Il n’agit point alors, comme aujourd’hui, avec le concours de la pluie et du travail des hommes, puisque « Dieu n’avait point encore fait tomber « la pluie sur la terre et qu’il n’existait pas d’homme pour la cultiver » comme ajoute l’Écriture. Il créa tout ensemble et acheva son ouvrage en six jours, en faisant apparaître six fois, devant le jour qu’il avait fait, les êtres créés, non par une révolution de temps, mais par un enchaînement logique de cause à effet. Il se reposa de ses œuvres le septième jour, et daigna révéler son repos et en faire un sujet d’allégresse : ainsi ce n’est point à propos d’un de ses ouvrages, mais de son repos même qu’il bénit et sanctifia le jour. Dès lors, sans créer aucun être, il gouverne et met en mouvement par sa Providence tout ce qu’il a fait du même coup : son activité est permanente, il se repose et agit tout ensemble, comme nous l’avons exposé. Quant aux dernières œuvres qu’il fait encore aujourd’hui et dont la suite doit se développer selon la marche du temps, l’Écriture en marque le début dans ce passage : « Une source jaillissait de la terre et en arrosait toute la surface. » Comme nous avons exposé nos idées sur ce sujet, il nous reste à poursuivre notre commentaire en ouvrant de nouvelles considérations.

LIVRE VI. LE CORPS HUMAIN modifier

CHAPITRE PREMIER. LES MOTS : « DIEU FORMA L’HOMME DU LIMON DE LA TERRE » ONT-ILS TRAIT A LA FORMATION PRIMITIVE DE L’HOMME LE SIXIÈME JOUR, OU BIEN INDIQUENT-ILS UNE FORMATION POSTÉRIEURE ET SUCCESSIVE. modifier


\v 7 1. « Et Dieu fit l’homme du limon de la terre, et il souffla sur sa face un souffle de vie, et l’homme devint une âme vivante[133] » La première question qui se présente est de voir si l’Écriture reprend son récit, pour expliquer, la formation de l’homme dont elle a raconté la création au sixième jour, ou si Dieu ne fit pas l’homme en principe, quand il créa tout à la fois, comme il fit l’herbe de la terre avant qu’elle eût poussé : dans ce cas, l’homme fait comme en germe dans les profondeurs de la nature, ainsi que, tous les êtres créés ensemble à l’instant où naquit le jour, aurait pris avec le temps ces formes sous lesquelles aujourd’hui il passe sa vie dans la pratique du bien ou du mal, de la même façon que l’herbe, faite avant d’avoir poussé sur là terre, se développa avec le temps et sous l’influence des eaux de la source.
2. Discutons d’abord la première hypothèse. Il serait possible que l’homme eût été fait le sixième jour, suivant la même loi que le jour primitif, le firmament, la terre et la mer. On ne saurait dire en effet que ces ouvrages étaient formés en puissance dans quelque création primordiale, et que s’étant développés avec le temps, ils sont apparus pour composer l’édifice de l’univers : c’est à l’origine des temps, quand se fit le jour, que fut créé le monde et que furent déposés à la fois dans ses éléments les germes dont les plantes ou les animaux devaient sortir dans la suite des temps. Car, il ne faut pas croire que les astres mêmes aient été d’abord virtuellement créés dans les éléments de l’univers, pour se composer avec le temps, et apparaître enfin tels qu’ils brillent dans les cieux : tout a été créé ensemble dans la période marquée par le nombre parfait six, au moment où le jour se fit. L’homme fut-il donc créé comme eux dans sa grandeur naturelle, tel qu’il vit, et qu’il pratique le bien ou le mal ? Ou bien aurait-il été formé en puissance, comme l’herbe des champs, pour naître plus tard et devenir avec le temps l’être qui fut formé de la poussière ?

CHAPITRE II. VÉRIFICATION DE L’HYPOTHÈSE D’APRÈS L’ENSEMBLE DU PASSAGE DE L’ÉCRITURE. modifier


3. Admettons comme vrai que l’homme fut formé au sixième jour du limon de la terre dans sa perfection naturelle, et que l’Écriture comble cette lacune en reprenant son récit. Voyons donc s’il y a accord entre elle et notre opinion. Dans le récit du sixième jour, elle s’exprime ainsi : « Et Dieu dit : faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ; et qu’il domine sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur les animaux domestiques, sur toute la terre et sur tout reptile qui rampe sur la terre. Et Dieu créa l’homme : il le créa à l’image de Dieu ; il le créa mâle et femelle. Et Dieu les bénit et leur dit : Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre et assujettissez-la ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques, sur la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre[134]. » Par conséquent l’homme était déjà formé de la poussière, la femme avait déjà été formée d’une de ses côtes pendant son sommeil ; mais ces œuvres n’avaient point été décrites alors dans l’Écriture, et elle revient sur son récit pour le compléter. Le sixième jour en effet, Dieu, loin de créer l’homme, en laissant a la femme le temps nécessaire pour naître, « créa l’homme et le créa mâle et femelle : et il les bénit. » Mais alors comment la femme fut-elle créée pour lui, lorsqu’il eut été déjà placé dans le Paradis ? Y aurait-il encore là une omission que répare l’Écriture ? C’est le même sixième jour, en effet, que le Paradis fut planté, que l’homme y fut établi, puis endormi pour que fa femme fût formée, enfin qu’il s’éveilla et lui donna le nom d’Eve. Or tout cela ne peut se faire que successivement ; ces œuvres sont donc distinctes de la création où tout fut simultané.

CHAPITRE III. EXAMEN DU MÊME SUJET D’APRÈS D’AUTRES PASSAGES DE L’ÉCRITURE. modifier


4. Supposé que Dieu ait composé cet ouvrage en même temps que tous les autres, avec une facilité aussi grande qu’on voudra ; il n’est pas moins certain que les paroles exigent une certain temps pour sortir de la bouche d’un homme. Quand donc nous entendons l’homme donner un nom aux animaux, à sa femme et ajouter même « C’est pourquoi l’homme laissera son père et sa mère et s’unira à sa femme, et ils ne formeront qu’une même chair[135] » quels que soient les sons qu’il ait fait entendre, il n’a pu prononcer deux syllabes en une seule émission de voix : à plus forte raison tous ces évènements n’ont-ils pu s’accomplir à la fois, au moment où la création se fit dans son ensemble. Alors de deux choses l’une : ou toutes les choses n’ont point été faites simultanément à l’origine des siècles, et par conséquent ont été créées dans des périodes successives et régulières, quand le jour primitif, phénomène physique et non intellectuel, ramenait le soir et le matin, soit par une mystérieuse révolution de la lumière, soit par la contraction et la dilatation des rayons lumineux ; ou bien l’on regarde comme plausible, d’après les raisons ci-dessus développées, l’opinion que le jour transcendantal et primitif fut une lumière toute spirituelle, appelée jour, et initiée successivement aux mystères de la création, dans un ordre logique représenté par le nombre six ; on trouve cette opinion conforme aux paroles qu’ajoute l’Écriture : « Quand le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre, et toute la verdure des champs avant qu’elle poussât sur la terre, et l’herbe des champs avant qu’elle prit naissance[136]; enfin, on en voit la confirmation dans cet autre témoignage des livres saints : « Celui qui vit à jamais, a tout créé en même temps[137]; » dans ce cas, il est incontestable que la formation de l’homme tiré du limon de la terre, et celle de la femme, tirée d’une de ses côtes, se rattachent non à la création universelle et simultanée après laquelle Dieu se reposa, mais aux œuvres qu’aujourd’hui encore Dieu accomplit dans la suite des siècles.
5. Ajoutons que les termes mêmes du récit où Dieu plante le Paradis, y place l’homme, son ouvrage, lui amène les animaux afin qu’il leur donne un nom, et ne trouvant point d’aide pour Adam qui fût semblable à lui, tire d’une de ses côtes et forme la femme, témoignent bien clairement que tous ces actes se rattachent, non aux œuvres dont il se reposa le septième jour, mais à celles qu’il produit dans le cours du temps. Voici, en effet, comment l’Écriture raconte que le Paradis fut planté : « Dieu planta un jardin en Éden du côté de l’Orient et y plaça l’homme qu’il avait formé : et Dieu fit sortir ensuite de la terre toutes sortes d’arbres agréables à la vue et offrant des fruits exquis[138]. »

CHAPITRE IV. PLANTATION DU PARADIS TERRESTRE, AU MÊME POINT DE VUE. modifier


Les mots : « Dieu fit aussi sortir de la terre toutes sortes d’arbres agréables à la vue » révèlent clairement que Dieu fit alors sortir des arbres de la terre d’une manière toute différente qu’au troisième jour, quand la terre produisit les herbes avec leurs semences, selon leur espèce, et les arbres fruitiers, également selon leur espèce. Les expressions ejecit adhuc signifient qu’il fit naître ces arbres et ces herbes en sus de ceux qu’il avait d’abord créés : en effet les premiers avaient été formés virtuellement et en puissance dans cette création simultanée, après laquelle Dieu se reposa au septième jour ; les seconds apparurent réellement par un de ces actes que Dieu accomplit dans la suite des temps et qu’il exécute encore aujourd’hui.
6. On m’objectera peut-être que toutes les espèces d’arbres ne furent pas créées le troisième jour et que quelques-unes furent réservées pour le sixième, époque à laquelle l’homme fut créé et mis dans le Paradis. Mais l’Écriture énumère fort clairement les êtres créés le sixième jour, c’est-à-dire, les animaux selon leurs espèces, quadrupèdes, reptiles et bêtes, et l’homme créé mâle et femelle à l’image de Dieu. L’Écriture, après avoir dit le jour où l’homme fut créé, a pu laisser de côté sa formation et celle de la femme, pour revenir ; lus tard sur son récit et le compléter : mais elle n’a oublié aucune espèce de créatures, soit en exprimant le commandement divin, fiat, faciamus; soit en écrivant ses résultats, sic est factum, fecit Deus. Et en effet la distinction si exacte des œuvres divines jour par jour deviendrait inutile, si les époques prêtaient même à une ombre de confusion, et qu’il fallût croire qu’après la création des plantes et des arbres, renfermée toute entière dans le troisième joui, certaines espèces furent créées le sixième, sans que l’Écriture en ait parlé.

CHAPITRE V. SUR LE MÊME SUJET. modifier


7. En dernier lieu que répondrons-nous à propos des bêtes des champs, et des oiseaux du ciel que Dieu fit venir devant Adam, afin qu’il vit comment il les nommerait ? Voici les termes de l’Écriture : « Et le Seigneur Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul, faisons-lui un aide semblable à lui. Et Dieu forma encore de la terre toutes les bêtes des champs, tous les oiseaux des cieux ; puis il les fit venir devant Adam, afin qu’il vît comment il les nommerait : et le nom qu’Adam, donna à tout animal vivant est son nom. Et Adam donna leurs noms à tous les animaux domestiques, aux oiseaux des cieux, et à toutes les bêtes des champs ; mais il ne se trouvait point pour Adam, d’aide qui fût semblable à lui. Et Dieu fit tomber un profond sommeil sur Adam, et il s’endormit ; et Dieu prit une de ses côtes et mit de la chair à la place. Et le Seigneur Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise à Adam.[139]. » Si donc Dieu tira des côtes de l’homme un être semblable à lui pour l’aider, après qu’il n’eut point trouvé d’aide qui lui ressemblât parmi les animaux domestiques, les bêtes des champs et les oiseaux du ciel ; si d’autre part, la formation de la femme n’eut lieu qu’après que Dieu eut formé de la terre d’autres animaux et d’autres oiseaux, et qu’il les eut fait venir devant Adam ; comment concevoir que cet acte se soit accompli le sixième jour ? La terre n’a-t-elle pas produit ce jour-là même les animaux, à la parole de Dieu ? Les eaux n’ont-elles pas produit, le cinquième jour, les oiseaux du ciel, au commandement de Dieu ? On n’aurait donc pas dit que « Dieu forma encore de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux des cieux » si l’on n’avait voulu exprimer que la terre avait déjà produit toutes les bêtes des champs le sixième jour, et que le cinquième les eaux avaient également produit tous les oiseaux. Il y eut donc une double création, l’une en principe et en puissance, comme il convenait à l’œuvre où Dieu créait tout à la fois, et dont il se reposa le septième jour, l’autre effective et successive qu’il continue encore aujourd’hui. Par conséquent, ce fut durant un de ces j ours produits par la révolution du soleil et semblables aux nôtres qu’Eve fut tirée de la côte de l’homme. A cette époque, en effet, Dieu forma de la terre d’autres oiseaux, d’autres animaux, et ce fut après n’avoir trouvé parmi eux aucun être semblable à Adam, et capable de l’aider, qu’il fit la femme. C’est à la même époque encore qu’il fit l’homme du limon de la terre.
8. Qu’on ne dise pas que l’homme fut créé mâle le sixième jour, femelle les jours suivants l’Écriture déclare expressément que « le sixième jour Dieu créa l’homme mâle et femelle et les bénit. » Ce fut donc encore une double création : l’une virtuelle.etcomme un germe déposé dans le monde par la parole de Dieu, lorsqu’il fit à la fois les œuvres dont il se reposa le septième jour, et qui devaient être le principe de toutes les créatures appelées à naître chacune en son temps dans la suite des siècles ; l’autre, analogue à celle d’aujourd’hui par laquelle Dieu opère dans le temps, le moment étant venu où Adam devait se former du limon de la terre, et la femme d’une de ses côtes.

CHAPITRE VI. L’AUTEUR FORMULE SON OPINION AVEC TOUTE LA NETTETÉ DONT IL EST CAPABLE, DE PEUR D’ÊTRE MAL COMPRIS. modifier


9. En faisant deux classes des œuvres divines, et en les rattachant, les unes à ces jours invisibles où il créa tout ensemble ; les autres, aux siècles qui en naquirent, et dans la suite – desquels – il fait journellement sortir les êtres des germes primitifs où ils sont comme enveloppés, j’aurai eu beau suivre avec discrétion et sans inconséquence les paroles de l’Écriture qui seules m’ont conduit à faire cette distinction, je n’en dois pas moins prendre garde d’être mal compris en un sujet difficile à saisir, et dont les esprits lents sont incapables d’atteindre la hauteur, et j’ai à craindre de me voir prêter des pensées ou des paroles auxquelles j’ai la conscience de n’avoir jamais songé. Quelque attention que j’aie mise, dans les développements qui précèdent, à prévenir toute confusion dans l’esprit des lecteurs, je suis bien convaincu qu’une foule d’entre eux, loin d’y voir clair, s’imaginent que, dans la création simultanée, l’homme reçut la vie et fut capable de discerner, de comprendre et de saisir la parole divine : « Voici que je vous ai donné toute herbe portant semence. » Qu’on veuille bien ne me prêter ni une pareille idée, ni un pareil langage.
10. En revanche, si je prétends que, dans la création primitive et simultanée, l’homme, loin d’avoir atteint le développement de l’âge mur, était moins qu’un enfant qui vient de naître, moins qu’un embryon dans le sein maternel, moins que le germe visible dont il naît, on pensera peut-être que c’est un rêve de métaphysicien. Qu’on revienne alors à l’Écriture : on y verra que le sixième jour l’homme fut créé à l’image de Dieu, et créé mâle et femelle. Qu’on poursuive et qu’on demande à quelle époque fût formée la femme ; on trouvera qu’elle fut formée en dehors des six jours : car, elle fut faite à l’époque où Dieu fit produire, à la terre de nouvelles bêtes des champs, d’autres oiseaux du ciel ; et non au moment où les eaux produisirent les oiseaux, et la terre, les animaux vivants auxquels se rattachent les bêtes des champs. Or, c’est à cette dernière époque que l’homme fut créé mâle, et femelle : l’homme fut donc créé à deux moments différents. On ne saurait dire en effet qu’il fut créé le sixième jour et qu’il ne le fut pas ensuite, ou, réciproquement, que les uns furent créés le sixième jour, les autres plus tard : il n’y eut qu’un seul couple créé à deux époques différentes. Par quel secret, me demandera-t-on ? Je répondrai que l’homme ne reçut qu’après le sixième jour cette forme visible et cette organisation particulière à l’espèce humaine et que le premier couple naquit sans parents, l’homme du limon de la terre, la femme de ses côtes. Et comment y étaient-ils contenus dira-t-on ? Virtuellement, répondrai-je, en puissance ; bref, ils naquirent selon la loi qui d’un être possible fait un être réel.
11. On ne me comprendra peut-être plus ; car je fais abstraction de toute idée physique, je dépouille les semences elles-mêmes de toute étendue. L’homme n’était pas même un raccourci d’atomes, lorsqu’il fut fait dans la création des six jours. La semence fournit une métaphore assez heureuse pour faire comprendre cette idée, parce que les êtres qui doivent en sortir plus tard y sont virtuellement contenus ; mais avant les semences matérielles, il y a les causes, les principes invisibles : c’est le point délicat à saisir. Que faire donc ? Une seule chose : avertir de s’attacher fidèlement à l’Écriture et de croire, d’abord, que l’homme fut créé quand Dieu fit avec le jour le ciel et la terre, puisque l’Écriture dit ailleurs : « Celui qui vit à jamais a tout fait en même temps[140] » ensuite, qu’à l’époque où Dieu après avoir créé tous les êtres à la fois les produisit régulièrement dans la suite des temps, il forma l’homme du limon de la terre, et la femme d’une de ses côtes : car, on ne saurait dire ni qu’ils ont été formés ainsi le sixième jour, ni qu’ils n’aient pas été formés du tout le sixième jour, l’Écriture ne le permet pas.

CHAPITRE VII. L’ÂME A-T-ELLE ÉTÉ CRÉÉE AVANT LE CORPS CHEZ L’HOMME ? IMPOSSIBILITÉ D’UNE PAREILLE HYPOTHÈSE. modifier


12. Mais peut-être que les âmes.seulesont été créées le sixième jour, puisque l’image de Dieu réside dans l’âme même, tandis que la formation des corps aurait été ajournée. C’est une hypothèse à laquelle l’Écriture encore ne permet pas de s’arrêter. D"abord, tous les ouvrages divins furent achevés alors : or, je ne vois pas comment on pourrait concevoir cet achèvement, si un être eût été créé sans contenir la cause des développements qu’il devait prendre plus tard. Ensuite, la distinction des sexes ne peut exister que pour les corps. Dira-t-on que l’intelligence et l’action doivent être considérées comme deux sexes dans l’âme ? Soit ; mais comment alors concevoir que ce jour-là même, Dieu leur donna pour aliments les fruits des arbres, cette nourriture n’étant appropriée qu’à un homme pourvu d’organes ? Si on y voit une allégorie, on oublie que dans ces sortes de récits la réalité des faits doit être avant tout et par toutes sortes de preuves établie comme fondement.

CHAPITRE VIII. COMMENT CONCEVOIR QUE DIEU AIT TENU UN DISCOURS A L’HOMME LE SIXIÈME JOUR ? modifier


13. Et comment, va-t-on dire, Dieu adressait-il un discours à ceux qui ne pouvaient encore ni entendre ni concevoir, en l’absence de tout être capable d’accueillir ses paroles ? Je pourrais répondre que Dieu leur a parlé, au même titre que Jésus-Christ s’est adressé à nous longtemps avant notre naissance, et non seulement à nous, mais encore à tous ceux qui naîtront après nous. Il parlait en effet à tous les fidèles qu’il voyait dans l’avenir, lorsqu’il disait : « Voilà « que je suis avec vous jusqu’à la consommation du siècle[141]. » C’est encore ainsi qu’était connu de Dieu le prophète à qui il disait : « Avant de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais[142]; » que Lévi, qui reçoit la dîme, l’avait en quelque sorte payée dans la personne d’Abraham, son aïeul[143]. Pourquoi donc Dieu n’aurait-il pas également vu Abraham dans Adam, et Adam, dans les êtres qu’il créa tous à la fois ? Sans doute les paroles du Seigneur prononcées par l’organe de sa créature, par la bouche de ses prophètes, exigent une voix pour se faire entendre et chaque syllabe se produit dans un intervalle de temps ; il n’en était pas de même quand Dieu disait : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, les animaux domestiques et les reptiles de la terre » ou encore : « Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la à votre empire » ou bien : « Je vous ai donné toute herbe qui porte semence, tout arbre fruitier avec sa semence : ce sera votre nourriture[144]. » La parole, antérieure à toute vibration de l’air, à toute voix échappée d’une nue ou sortie d’une bouche humaine, se prononçait dans la Sagesse souveraine par qui tout a été fait : elle ne retentissait pas aux oreilles, elle déposait dans les êtres créés les principes des êtres à venir ; elle formait avec une puissance infinie les êtres destinés à voir le jour ; quant à l’homme qui devait se former au moment marqué, elle le créait à l’origine, et pour ainsi dire l’entait sur la racine des temps, quand elle établissait, quoique antérieur à tous les siècles, le principe qui devait ouvrir la marche des siècles. Les créatures se précèdent, tantôt en date, tantôt comme causes : Dieu ne dépasse pas seulement ses créatures par la puissance souveraine qui en fait le Créateur des causes mêmes, il les précède de toute son éternité. Mais ces réflexions seront peut-être mieux appelées par d’autres passages de l’Écriture.

CHAPITRE IX. COMMENT DIEU CONNUT-IL JÉRÉMIE AVANT QU’IL FÛT FORMÉ DANS LE SEIN DE SA MÈRE ? MÉRITE OU DÉMÉRITE DES HOMMES AVANT LEUR NAISSANCE. modifier


14. Achevons nos considérations sur l’homme, en gardant une juste mesure et en portant, dans l’examen des passages les plus profonds de l’Écriture, un esprit de sage recherche plutôt qu’une présomption tranchante. Que Dieu ait connu Jérémie avant de le former dans le sein de sa mère, on ne saurait en douter sans impiété, puisque l’Écriture l’affirme en termes exprès. Mais où l’a-t-il connu avant de le former dans le sein maternel ? C’est une vérité qu’il est difficile et peut-être impossible à notre faiblesse d’atteindre. Est-ce dans des causes prochaines, comme il connut dans la personne d’Abraham que Lévi avait payé la dîme ? Est-ce dans Adam, le principe et comme la tige de tous les hommes ? En adoptant cette dernière opinion, serait-ce dans Adam lorsqu’il fut formé du limon de la terre, ou lorsqu’il n’existait qu’en puissance parmi les causes qui furent créées toutes ensemble ? Ne serait-ce pas antérieurement à tous les êtres, de la même manière qu’il a choisi et prédestiné ses saints avant la création du monde[145] ? Ne serait-ce pas plutôt dans la série des causes antérieures que je viens d’énumérer ou que j’ai pu oublier ? On ne doit pas, ce me semble, approfondir trop rigoureusement cette question, pourvu qu’on admette ce point incontestable que Jérémie, du moment qu’il reçut le jour, eut une existence personnelle, se développa avec l’âge et devint capable de faire le bien comme d’éviter le mal, et qu’il n’avait pas cette faculté, non seulement avant d’être formé dans le sein de sa mère, mais encore à l’époque où il était déjà formé sans avoir vu la lumière. La décision de l’Apôtre sur les jumeaux que Rebecca portait dans son sein ne souffre aucun doute : avant de naître, « ils n’avaient fait ni bien ni mal[146]. »
15. Cependant il n’a pas été écrit en vain que l’enfant, n’eût-il vécu qu’un jour sur la terre, n’est pas pur de tout péché [147] : le Psalmiste a dit avec vérité « qu’il a été conçu dans l’iniquité et que sa mère l’a nourri dans ses entrailles au milieu des péchés[148] » il est également écrit que « tous les hommes ont péché et meurent en Adam[149]. » Attachons-nous donc à cette vérité incontestable que, malgré les, mérites qui passent des pères à leurs descendants, malgré la grâce qui peut sanctifier un homme avant sa naissance il n’y a point d’injustice de la part de Dieu et qu’aucun acte en bien ou en mal ne peut être personnel avant la naissance par conséquent, que le système particulier d’après lequel les âmes ont plus ou moins commis de fautes dans une vie antérieure, et, selon l’étendue de leurs péchés, ont été unies à différents corps, est en contradiction avec la parole si formelle de l’Apôtre, que les fils de Rebecca ne firent, avant leur naissance, aucun acte bon ou mauvais.
16. Ici se pose la question, que nous aurons à reprendre plus tard, de savoir comment le genre humain, en se répandant sur la terre, a contracté le péché de nos premiers parents qui existent d’abord seuls : quant à eux, ils n’ont pu subir les suites d’aucune transgression, avant d’être formés du limon de la terre et de recevoir la vie au moment marqué ; c’est un point qui ne doit pas même être discuté. De même en effet que nous n’aurions aucun motif de dire qu’Esaü et Jacob, incapables, suivant l’Apôtre, d’avoir agi en bien ou en mal avant leur naissance [150], avaient hérité des vertus ou des fautes de leurs parents, si leurs parents n’avaient eux-mêmes fait ni bien ni mal, ou que le genre humain avait péché en Adam, si Adam lui-même n’eût péché, ce qui aurait été impossible, s’il n’avait reçu avec la vie la liberté de faire le bien et le mal ; de même nous chercherions en vain comment Adam pouvait être criminel ou innocent, lorsqu’il était créé en principe dans l’ensemble des causes personnelles et n’était point renfermé dans des parents qui eussent vécu d’une vie, propre. En effet, dans la création primitive et simultanée, l’homme fut formé comme un être possible, c’est-à-dire, dans le principe dont il devait sortir, et non avec l’existence effective qu’il mena plus tard.

CHAPITRE X. DE L’EXISTENCE SOUS SES DIFFÉRENTS MODES. modifier


17. Mais les choses ont une existence fort différente dans le Verbe de Dieu, où elles n’ont point été créées et sont éternelles dans les éléments primordiaux de la création, où tout ce qui devait existera été créé simultanément en principe ; dans les êtres qui sortent de ces causes primitives, au moment marqué, tels qu’Adam, lorsqu’il fut formé du limon de la terre et animé parle souffle divin, ou l’herbe, quand elle poussa sur la terre ; enfin dans les semences où semblent se renouveler les causes primordiales que reproduisent les êtres même sortis de ces causes : c’est ainsi que l’herbe vient de la terre et la semence de l’herbe. De tous ces êtres celui qui est arrivé à l’existence apparaît avec les modifications qui composent la vie, et qui sont le développement effectif dans une substance réelle des causes secrètes, virtuellement contenues dans toute créature : telle fut l’herbe, après avoir poussé sur la terre, tel fut l’homme formé en être vivant, et, en un mot, les animaux ou les plantes que Dieu produit en vertu de son activité continue. Du reste, tout être contient en soi un autre lui-même, grâce à cette propriété de se reproduire qu’il tient des causes primordiales où il fut enveloppé, avant de naître sous les formes propres à son espèce, au moment où le monde fut créé avec le jour.

CHAPITRE XI. COMMENT LES ŒUVRES DIVINES AU 6e JOUR SONT-ELLES A LA FOIS COMPLÈTES ET INACHEVÉES modifier


18. Si les œuvres primitives de Dieu, lorsqu’il créa tout ensemble, n’avaient pas été achevées, elles auraient postérieurement reçu le développement nécessaire pour les rendre complètes ; la création universelle se décomposerait en deux moitiés, pour ainsi dire, et sa perfection serait celle qui résulte dans un tout de la réunion de ces deux moitiés. D’autre part, si les œuvres avaient été achevées comme elles le sont, lorsque les êtres se développent réellement dans le temps sous une forme visible, de deux choses l’une : ou il n’en serait rien sorti avec le temps, ou elles devaient servir de principe aux créatures que Dieu ne cesse de tirer de celles qui se sont formées par le progrès du temps. Mais aujourd’hui même il y a une œuvre complète et inachevée tout ensemble dans les créatures dont les causes furent créées à l’origine, quand Dieu fit tous ses ouvrages à la fois, pour produire dans la suite des temps tous leurs effets : elles sont complètes, en ce que l’existence qu’elles acquièrent dans le cours du temps a toutes les qualités implicitement contenues dans le principe de leur espèce ; elles sont inachevées, en ce qu’elles renferment le germe d’êtres à venir qui doivent apparaître dans la suite des temps, au moment opportun. Les paroles de l’Écriture, si on y prête, attention, ont une force bien significative et nous avertissent de cette vérité. Elle proclame en effet ces ouvrages complets et tout ensemble inachevés. S’ils n’étaient pas complets, elle n’aurait point dit : « Le ciel et la terre furent donc achevés dans toute leur beauté. Et Dieu acheva le sixième jour toutes les Œuvres qu’il fit ; et Dieu se reposa le septième jour de toutes les œuvres qu’il avait faites ; et Dieu bénit le septième jour et il le sanctifia. » D’autre part, s’ils n’avaient pas été inachevés, elle n’aurait point ajouté les paroles suivantes : « Dieu se reposa de toutes les œuvres qu’il a commencé de faire. »
19. On se demandera sans doute comment Dieu a fait des œuvres à la fois complètes et inachevées : car il est impossible d’admettre qu’il ait achevé les unes, ébauché les autres ; ce sont bien les mêmes œuvres dont il se reposa le septième jour, comme on peut le voir par le passage qui précède. Selon nous, Dieu les acheva lorsqu’il créa tout à la fois, avec une telle perfection qu’il ne lui resta plus rien à créer dans l’ordre des temps qu’il ne l’eût déjà créé dans l’ordre des causes et des effets : il les laissa inachevées, en tant qu’il devait faire sortir plus tard tous les effets renfermés en puissance dans leur cause. Ainsi, « Dieu forma l’homme poudre de terre » ou limon de terre, en d’autres termes de la poudre ou du limon de la terre : il souffla sur sa face un esprit de vie, et l’homme devint une âme vivante. L’homme à ce moment ne fut pas prédestiné à naître : sa naissance était avant tous les siècles un mystère de la prescience divine ; il ne fut pas non plus créé en principe, ni avec une perfection inachevée ; il fut formé ainsi à l’origine du monde, parmi les causes primitives, au moment où elles furent créées toutes ensembles ; il fut créé, quand le temps marqué fut accompli, visiblement dans son corps, invisiblement dans son âme, ayant été composé d’une âme et d’un corps.

LE CHAPITRE XII. LA CRÉATION DE L’HOMME A-T-ELLE ÉTÉ SPÉCIALE ! modifier


20. Examinons maintenant comment Dieu forma l’homme. Traitons d’abord du corps qui fut tiré de la terre ; nous traiterons ensuite de l’âme, dans la mesure de nos forces. Il serait par trop naïf de s’imaginer que Dieu forma l’homme du limon de la terre en. le pétrissant avec des doigts : l’Écriture eût-elle employé cette expression, nous devrions croire que l’écrivain sacré s’est servi d’une métaphore, plutôt que de nous figurer Dieu limité par des organes semblables aux nôtres. S’il est écrit : « Votre main a dispersé les nations [151] » et ailleurs : « Vous avez délivré votre peuple avec une main puissante et un bras étendu[152] » ce n’est là qu’un symbole pour peindre la puissance et la grandeur de Dieu ; n’y aurait-il pas folie à ne point le comprendre ?
21. On ne doit pas non plus croire avec quelques personnes que l’homme est le principal ouvrage de Dieu parce qu’il commanda pour créer les autres êtres, tandis que lui-même fit l’homme : la véritable raison est qu’il le fit à son image. Les expressions : « Il dit et les choses furent[153] » révèlent que le monde fut créé par le Verbe, autant que cette vérité peut être représentée à l’homme par l’entremise d’un homme et au moyen de paroles qui exigent du temps pour se concevoir et se produire. Or, Dieu ne parle ainsi que lorsqu’il emploie un organe, comme il fit en parlant à Abraham et à Moïse ; ou une nuée, comme il fit en proclamant le nom de son Fils. Mais ce fut antérieurement à toutes les créatures, et pour les tirer du néant, que cette parole fut prononcée dans le Verbe qui « au commencement était en Dieu et Dieu lui-même » et comme « tout a été fait par le Verbe et que rien n’a été fait sans lui[154] » l’homme a été également fait par le Verbe. Assurément il a fait le ciel par sa parole : « il dit, et il fut fait. » Cependant il a été écrit : « Les cieux sont les ouvrages de vos mains[155]. » Il est également écrit de cette région qui est comme le fond de l’univers : « La mer est à lui, il l’a faite lui-même, et ses mains ont façonné la terre[156]. » Qu’on ne croie donc pas que ce passage de l’Écriture ait trait à la grandeur de l’homme, comme si Dieu eût fait l’homme, tandis qu’il commandait au reste de se former, ou qu’il eût fait tous les êtres avec sa parole, tandis qu’il façonnait l’homme de ses mains. La supériorité de l’homme ne consiste que dans le don de la raison qui l’élève au-dessus des animaux, comme nous l’avons vu déjà. Et quand l’homme ne comprend pas le rang qu’il occupe et sa dignité qui consiste à bien agir, il tombe au rang des bêtes. « L’homme, placé à un si haut rang, ne l’a point compris : il s’est comparé aux animaux sans raison et leur est devenu tout semblable[157]. » Dieu a bien fait les animaux, mais il ne les a pas faits à son image.
22. Il ne faut donc pas dire : Dieu a fait l’homme, tandis qu’il a commandé aux animaux de se former ; car, Dieu a fait ces deux espèces de créature par son Verbe, l’auteur de tout. Seulement, comme le Verbe de Dieu est aussi sa sagesse et sa puissance, le bras est ici non un membre, mais l’emblème de la puissance créatrice. Aussi l’Écriture, après avoir dit que Dieu façonna l’homme avec le limon de la terre, emploie-t-elle la même expression pour les animaux que Dieu fit venir avec les oiseaux devant Adam. Voici ses termes : « Dieu façonna encore toutes les bêtes avec la terre[158]. » Si donc l’homme a été formé de la terre comme le reste des animaux, quel est son titre de supériorité sinon sa ressemblance avec Dieu ? Cette ressemblance ne consiste pas dans la forme du corps, mais dans l’intelligence, comme nous le verrons bientôt ; toutefois le corps même révèle cette prérogative par son attitude ; elle indique assez que l’homme ne doit point s’attacher aux choses terrestres comme font les animaux qui, demandant tous leurs plaisirs à la terre, sont penchés et pour ainsi dire affaissés sur leur ventre. Il y a donc entre le corps et l’âme raisonnable, chez l’homme, une analogie qui ne vient pas de la disposition et de la forme des organes, mais de l’attitude même qui lui fait diriger ses regards vers le ciel pour y contempler les régions les plus élevées du monde ; de la même manière, lame doit aspirer aux choses les plus hautes dans l’ordre spirituel, afin de n’avoir de goût que pour les choses du ciel, et non pour celles de la terre[159].

CHAPITRE XIII. DE L’AGE ET DE LA TAILLE D’ADAM, QUAND IL FUT FORMÉ. modifier


23. Quel était l’homme, quand Dieu le forma du limon de la terre ? fut-il créé tout d’un coup à l’âge de la vigueur et de la jeunesse, ou comme l’embryon actuellement encore Dieu forme dans les entrailles maternelles ? Le Créateur d’Adam est le même que celui qui a dit à Jérémie : « Avant de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais[160]. » Adam, il est vrai, a pour caractère particulier d’avoir été formé de la terre et de n’avoir point eu de parents ; cependant n’a-t-il pu recevoir en naissant une organisation capable de se développer avec les années et d’acquérir les proportions naturelles qui sont assignées à l’espèce humaine ? Mais ne serait-ce point là une question oiseuse ? De quelque façon que Dieu l’ait formé, il l’a formé comme pouvait et devait le faire un être tout-puissant et sage. Il a en effet déterminé les lois selon lesquelles les êtres sortent de leurs germes et apparaissent avec toutes les propriétés de leur espèce, d’une manière si infaillible que sa volonté domine tout sa puissance a assigné aux créatures leurs limites, mais sans s’y renfermer elle-même. L’Esprit-Saint était porté au-dessus du monde avant sa formation ; il l’est encore maintenant, par sa puissance souveraine, et non dans l’étendue.
24. Qui ne sait que l’eau mêlée à la terre, lorsqu’elle a pénétré dans les racines de la vigile, se transforme en sève et acquiert dans le bois la propriété de se changer en un raisin qui se développe insensiblement ; qu’à mesure que le raisin se gonfle et mûrit, le vin se forme et perd son aigreur, bouillonne même dans la cuve, et fournit enfin, quand il s’est rassis avec le temps, une liqueur plus saine et plus agréable ? Eh bien ! Le Seigneur s’est-il mis en quête de tous ces éléments, le bois, la terre, le temps, lorsqu’il changea, par un prodige instantané, l’eau en vin, et en vin assez exquis pour flatter les convives déjà satisfaits[161] ? Le Créateur du temps a-t-il donc besoin du concours du temps ? Il faut au développement de chaque espèce un certain nombre de jours spécial pour chacune ; ainsi se forment, naissent et grandissent les serpents. Fallut-il attendre tout ce temps avant que la verge se changeât en serpent dans la main de Moïse et d’Aaron[162] ? Quand ces faits s’accomplissent, l’ordre de la, nature n’est interverti que pour nous, qui sommes accoutumés à la voir procéder autrement : il ne l’est pas pour Dieu, dont les œuvres sont la nature elle-même.

CHAPITRE XIV. DES CAUSES DÉPOSÉES DANS LE MONDE A SON ORIGINE. modifier


25. On peut se demander avec.raisonen quel état furent créées les causes que Dieu déposa dans le monde, lorsqu’il fit tout à là fois ? Faut-il les concevoir par analogie avec tous les arbres ou tous les animaux que nous voyons naître, et penser que, pour se former et se développer, elles eurent à traverser une période de temps plus ou moins longue, selon les convenances de l’espèce ? Ou bien se formèrent-elles sur le champ comme Adam, qui fut, pense-t-on, créé dans la vigueur de la jeunesse, sans se développer avec les années ? Mais pourquoi n’admettrions-nous pas qu’elles étaient susceptibles de cette double formation, de façon à se développer selon le mode qui plairait au Créateur ? En effet, si nous n’admettons que le premier mode, il y aura contradiction entre leurs effets et tous les miracles, comme le changement de l’eau en vin, qui s’accomplissent en dehors du cours ordinaire de la nature ; en revanche, si nous n’admettons que le second mode, il sera plus étrange encore de voir les êtres se former chaque jour avec leur organisation spéciale et traverser, contrairement aux causes primordiales dont ils sortent, la période de temps nécessaire à leur développement. Reste donc à admettre qu’elles ont été créées avec la propriété de se former de ces deux manières, l’une ordinaire et avec le concours du temps, l’autre plus rare et merveilleuse, quand il plait à Dieu d’opérer des miracles suivant les circonstances.

CHAPITRE XV. LA FORMATION DE L’HOMME FUT LA CONSÉQUENCE DES CAUSES PRIMITIVES OU IL ÉTAIT CONTENU. modifier


26. Quant à l’homme, sa formation fut la conséquence des causes destinées à faire sortir le premier homme, non de parents antérieurs, mais du limon de la terre, en vertu du principe où il avait été virtuellement créé. En effet, s’il avait été formé autrement, il n’appartiendrait pas aux œuvres que fit Dieu dans la période des six jours ; or, quand on dit qu’il fut créé, on entend que Dieu créa la cause dont il devait sortir au temps marqué, et selon laquelle il avait dû être fait, par Celui qui avait achevé ses ouvrages seulement commencés, en créant les causes dans leur perfection, et qui tout ensemble les avait commencés pour les achever dans l’ordre des temps. Si donc Dieu, en créant les causes qu’il déposa primitivement dans l’univers, a établi qu’il formerait l’homme dit limon de la terre et comment il le formerait, en d’autres termes, à l’état d’embryon ou dans la beauté de la jeunesse, il est hors de doute qu’il l’a formé selon les principes qu’il avait fixés d’avance : car il est impossible qu’il n’ait pas exécuté son plan, Mais si Dieu, après avoir donné à la cause primitive assez d’énergie pour produire l’homme suivant la double loi de développement successif ou de formation immédiate, et pour le contenir en puissance de ces deux manières, a gardé dans sa volonté un des deux modes de formation, au lieu d’en déposer le principe dans le monde, il est évident que, même dans cette hypothèse, l’homme ne serait pas produit en dehors des lois assignées aux causes primordiales : sa formation en effet y aurait été possible, sans y être nécessaire ; le principe n’en aurait pas été contenu dans l’essente de la créature, mais dans les desseins du Créateur, et sa volonté seule forme dans la nature les lois de la nécessité.

CHAPITRE XVI. UN ÊTRE POSSIBLE PAR ESSENCE NE PEUT EXISTER QUE PAR LA VOLONTÉ DE DIEU. modifier


27. Malgré la faible portée de l’intelligence humaine, nous pouvons prévoir nous-mêmes, dans les êtres que le temps voit se former, le développement que comporte leur nature, et que l’expérience nous a permis de constater : mais ce développement aura-t-il lieu C’est là ce que nous ignorons. Par exemple, un jeune homme est naturellement destiné à vieillir ; Dieu le voudra-t-il ? Nous n’en savons rien. Nais ce fait ne saurait être dans les lois de la nature, s’il n’était auparavant dans les desseins de la volonté du Dieu qui a tout créé. La cause virtuelle de la vieillesse est contenue dans un jeune homme, comme celle de la jeunesse est enferme dans un enfant. Sans doute elle ne se découvre pas aux yeux ; comme la jeunesse dans un jeune homme, et l’enfance dans un enfant ; mais la raison nous fait comprendre qu’en vertu d’un principe caché dans l’organisation humaine, le corps acquiert ses proportions visibles et passe de l’enfance à la jeunesse, de la jeunesse à la vieillesse. Le principe gui rend cette : transformation possible est bien caché aux yeux, mais il ne l’est pas à la raison : quant à savoir si elle est, nécessaire, nous sommes dans une impuissance absolue ; c’est qu’en effet la raison qui fait concevoir la possibilité d’un corps se découvre d’après sa nature, tandis que celle qui le fait exister est évidemment ailleurs.

CHAPITRE VII. DES CHOSES FUTURES. QUELLES SONT CELLES QUI DOIVENT SE RÉALISER modifier


28. La cause qui doit faire vieillir un homme nécessairement est peut-être dans le monde, ou si elle n’est pas dans le monde elle est en Dieu. En effet, ce que Dieu veut doit nécessairement s’accomplir, et ce qu’il connaît en vertu de sa prescience est véritablement destiné à l’existence. Une foule de choses peuvent être la conséquence des causes secondes : elles se réaliseront infailliblement si elles existent à la fois en principe dans ces causes et dans la prescience divine ; plus infailliblement encore, si elles sont disposées d’une manière particulière dans la prescience divine, parce que cette prescience divine est inaccessible à l’erreur. Chez un jeune homme la vieillesse, dit-on, doit arriver : cependant elle n’arrivera pas s’il meurt auparavant. Ce fait ne sera que la conséquence d’une cause qui, comme toutes les autres, aura été déposée dans le monde ou gardée dans les secrets de la prescience divine. La mort d’Ézéchias[163] était une conséquence éventuelle de certaines causes : Dieu cependant lui prolongea la vie de quinze ans, et en cela il ne faisait qu’accomplir un dessein conçu avant la création du monde et resté caché dans un décret de sa volonté. Par conséquent, il n’a point fait une chose qui ne devait pas exister : loin de là, elle devait d’autant plus exister qu’il avait décidé d’avance qu’il la ferait. Toutefois il n’aurait pas été exact de dire que sa vie fut prolongée de quinze ans, si ce prolongement n’avait pas été la conséquence de causes étrangères à sa vie elle-même. En effet, il avait atteint le terme de son existence, si on ne considère que l’effet des causes secondes : mais d’après les causes qui – ne dépendaient que de la volonté et de la puissance de Dieu, lequel connaissait de toute éternité l’acte désormais inévitable qu’il accomplissait à cette époque, il ne devait terminer sa vie qu’au moment où il expira plus tard. Il est vrai, ce bienfait lui fut accordé à sa prière : mais Dieu savait dans sa prescience infaillible que sa prière mériterait d’être exaucée, et ce qu’il prévoyait devait nécessairement avoir lieu.

CHAPITRE XVIII. QUE LA FORMATION D’ADAM NE FUT POINT EN DEHORS DES CAUSES PRIMORDIALES. modifier


29. Par conséquent, s’il est vrai que les causes de tout ce qui devait exister aient été mises dans le monde, au moment où le jour se fit et que Dieu créa tout à la fois ; Adam fut formé du limon de la terre, probablement dans toute la vigueur de l’âge, selon le développement régulier des causes où l’homme fut créé parmi les œuvres des six jours. Ces causes impliquaient, en effet, ce mode de formation, non seulement comme possible, mais encore comme nécessaire. Dieu, ayant volontairement établi les causes primitives, n’a point dérogé à cet ordre, non plus qu’à sa volonté même. Au contraire, n’a-t-il point déposé toutes les causes dans la création primitive et en a-t-il gardé quelques-uns dans les mystères de sa volonté ? Les effets de ces dernières ne sont point liés nécessairement aux effets des autres ; cependant les principes que Dieu a voulu se réserver ne sauraient être contraires à ceux qu’il a voulu établir : car la volonté en Dieu ne saurait admettre de contradiction ; il a donc créé les premières de telle sorte que leurs effets soient possibles sans être nécessaires ; quant aux secondes, il les a enfermées dans l’univers, afin qu’elles produisent nécessairement les êtres, puisqu’elles sont la condition première de leur existence.

CHAPITRE XIX. LE CORPS D’ADAM, TEL QUE DIEU LE FORMA, N’ÉTAIT PAS SPIRITUEL, MAIS ANIMAL. modifier


30. On se demande encore si l’homme formé du limon de la terre eut un corps animal semblable au nôtre, ou un corps spirituel, pareil â celui que nous prendrons en ressuscitant. Il est vrai que celui-ci sera une transformation de notre corps actuel : car on sème un corps animal et il en ressuscitera un corps spirituel ; cependant le point important dans la question est de savoir si le corps du premier homme a été un corps animal, parce que nous reprendrons dans ce cas, non le corps que nous avons perdu en lui, mais un corps d’autant plus glorieux que l’esprit l’emporte sur la matière, alors que nous deviendrons les égaux des anges[164]. Les Anges ont une sainteté supérieure aux autres créatures ; sont-ils donc au-dessus du Seigneur, dont le psalmiste a dit : « Vous l’avez fait un peu moindre que les Anges[165] ? » Et d’où vient leur prééminence, sinon de la faiblesse de cette chair que le Seigneur a revêtue dans le sein d’une vierge, prenant la forme de l’esclave pour mourir et nous racheter de la servitude[166]? Mais à quoi bon poursuivre cette discussion ? L’Apôtre, sur ce point, a prononcé son arrêt sans la moindre obscurité : voulant démontrer l’existence du corps animal, il n’a songé ni à son corps ni à celui d’un autre homme, sous sa forme actuelle ; il s’est reporté au passage de l’Écriture que nous commentons et a dit : « Il y a un corps animal et un corps spirituel, selon qu’il est écrit : Adam, le premier homme, a été : fait âme, vivante, et le second Adam, esprit vivifiant. Non d’abord ce qui est spirituel, mais ce qui est animal. Le premier homme, formé de la terre, est terrestre : le second, venu du ciel, est céleste. De même que le premier est terrestre, ainsi le sont tous les habitants de la terre ; et de même que le second est céleste, ainsi les ont tous les habitants du ciel. Comme donc nous avons porté l’image de l’homme terrestre, portons l’image de l’homme céleste[167] » Qu’ajouter à ces paroles ? Nous portons maintenant par la foi l’image de l’homme céleste, et la résurrection nous vaudra la forme même à laquelle aspire notre foi : quant à l’image de l’homme terrestre, nous la, prenons dès le premier moment de notre conception.

CHAPITRE XX. FORMÉ D’ABORD AVEC UN CORPS ANIMAL, ADAM A-T-IL REVÊTU UN CORPS SPIRITUEL DANS LE PARADIS ? modifier


31. Ici se présente une autre question : comment serons-nous renouvelés, si, par la grâce de Jésus-Christ, nous ne sommes pas ramenés à la perfection primitive d’Adam ? Bien que la rénovation consiste souvent, non à revenir à l’état primitif, mais a acquérir un développement plus parfait, le point de départ n’en est pas moins une condition inférieure. Pourquoi ces paroles de l’Évangile : « Mon fils était mort, et il est ressuscité ; il était perdu et le voilà retrouvé[168] ? » Pourquoi rendre à ce fils la robe primitive d’innocence, s’il ne recouvre pas le privilège de l’immortalité qu’Adam a perdu ? Et comment Adam a-t-il pu perdre l’immortalité, s’il n’avait qu’un corps animal ? En effet le.corpsne sera plus animal, mais spirituel « lorsque corruptible il aura « revêtu l’incorruptibilité, et immortel, l’immortalité[169]. » On s’est quelquefois enfermé dans cette question étroite : on a voulu sauvegarder l’opinion qui représente le corps d’Adam comme un corps animal, et qui a fait dire : « Le premier Adam a été fait âme vivante, le second Adam esprit vivifiant » et en même temps rendre vraisemblable la pensée qu’en nous renouvelant et en devenant immortels, nous ne ferons que rentrer dans notre situation première perdue par la faute d’Adam. On s’est imaginé que le corps d’Adam avait été d’abord animal, et qu’il avait subi dans le Paradis terrestre la même transformation que nous subirons en ressuscitant. La Genèse ne parle pas sans doute de ce prodige mais on a cru pouvoir concilier ainsi le passage où l’Apôtre parle du corps animal, avec les témoignages nombreux où l’Écriture nous apprend que nos corps seront renouvelés, et former cette hypothèse par une déduction rigoureuse.

CHAPITRE XXI. RÉPUTATION DE CETTE HYPOTHÈSE. modifier


32. Si cette opinion est fondée, nous faisons de vains efforts pour expliquer au sens littéral, en dehors de toute allégorie, le Paradis, les arbres avec leurs fruits. Comment croire, en effet, que les fruits des arbres aient été nécessaires pour nourrir des corps spirituels et doués d’immortalité ? A coup sûr, si cette hypothèse est le dernier effort de l’esprit, mieux vaudrait encore voir dans le Paradis un symbole, que de croire, malgré les témoignages multipliés de l’Écriture, qu’il n’y aura pas de rénovation pour l’homme, ou d’aller s’imaginer qu’il recouvrera un privilège sans l’avoir peut-être perdu. Ajoutons, que la mort étant le juste châtiment du péché, comme l’atteste l’Écriture en cent endroits, c’est une preuve suffisante que l’homme aurait été à l’abri du trépas, s’il n’avait pas commis de faute. Comment donc concevoir qu’il était mortel sans être exposé à la mort, ou qu’il était immortel avec un corps animal ?

CHAPITRE XXII. ON NE PEUT SOUTENIR QU’ADAM APRÈS LE PÉCHÉ A ÉTÉ CONDAMNÉ A LA MORT DE L’ÂME PLUTÔT QU’A CELLE DU CORPS. modifier


33. On est allé plus loin ; on a prétendu que la mort, châtiment du péché, n’aurait pas frappé le corps, mais l’âme, en y exerçant les ravages de l’iniquité. On s’est imaginé en effet que l’homme, pourvu d’un corps animal, aurait abandonné son enveloppe pour aller goûter le repos dont jouissent actuellement les saints qui se sont endormis dans le Seigneur, et qu’à la fin du monde il aurait recouvré les mêmes organes désormais immortels : par conséquent, qu’il n’a point subi la mort en punition de son péché, mais selon les lois de la nature, comme tout autre animal. Mais l’Apôtre contredit cette opinion quand il dit : « Le corps est mort, à cause du péché, mais l’âme est vivante à cause de la justice. Car si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts habite en vous, celui qui l’a ressuscité donnera une nouvelle vie à vos corps mortels, à cause de cet Esprit-Saint qui y a fixé sa demeure[170]. » Donc la mort même physique est une suite du péché ; donc, si Adam n’avait point péché, il n’aurait point connu le trépas, il aurait eu un corps immortel. Mais comment le corps était-il immortel s’il était animal ?

CHAPITRE XXIII. NOUVELLE RÉPUTATION DE L’HYPOTHÈSE PRÉCÉDENTE. modifier


34. Pour en revenir à l’hypothèse suivant laquelle le corps d’Adam aurait été transformé dans le Paradis et d’animal serait devenu spirituel, on ne songe pas que l’homme, s’il n’avait point commis sa faute et qu’il eût mené dans le Paradis une vie de justice et d’obéissance, aurait pu sans inconvénient se transformer, dans la vie éternelle, où désormais il n’aurait.pluseu besoin d’aliments matériels. Est-il donc bien nécessaire de se condamner à voir dans le Paradis un symbole au lieu d’une réalité, par l’unique raison que le corps sans le péché aurait été immortel ? Assurément l’homme n’aurait point connu le trépas, s’il n’avait pas péché, car « le corps est sujet à la mort à cause du péché » dit formellement l’Apôtre ; il était possible néanmoins que son corps fût animal avant le péché, et qu’il serait devenu spirituel, quand Dieu l’aurait voulu, après une vie consacrée à la justice.

CHAPITRE XXIV. COMMENT L’HOMME EN SE RÉGÉNÉRANT RECOUVRE-T-IL LE PRIVILÈGE PERDU PAR ADAM ? modifier


35. Mais, dira-t-on, à quel titre sommes nous régénérés, si nous ne recouvrons pas ce qu’a perdu Adam, en qui meurent tous les hommes ? Distinguons parmi les privilèges d’Adam. Nous ne recouvrons point assurément l’immortalité des corps spirituels et glorieux : aucun homme ne l’a encore reçue ; mais nous recouvrons la justice dont l’homme fut déchu à la suite du péché. Ainsi nous dépouillerons l’antique péché et notre corps sera réparé, non sous la forme du corps animal qui fut celui d’Adam, mais sous une forme plus glorieuse, celle du corps spirituel, quand nous serons devenus égaux aux anges[171], capables d’habiter le séjour céleste où nous n’aurons plus besoin d’une nourriture corruptible. Ainsi c’est dans l’intérieur de notre âme que nous sommes renouvelés[172], que nous recouvrons cette ressemblance avec le Créateur qu’Adam perdit en péchant. Notre chair se renouvellera aussi lorsque ce corps corruptible se revêtira d’incorruptibilité pour devenir spirituel, tel que n’était pas le corps d’Adam, mais tel qu’il fût devenu, si le péché n’eût entraîné pour lui la nécessité de voir son corps animal se dissoudre.
36. Enfin l’Apôtre ne dit pas « le corps est mortel », mais : « Le corps est mort à cause du péché. »

CHAPITRE XXV. LE CORPS D’ADAM ÉTAIT A LA FOIS MORTEL ET IMMORTEL. modifier


Aussi le corps d’Adam avant le péché pouvait être regardé comme mortel sous un rapport et immortel, sous un autre : j’entends par là qu’il pouvait mourir et ne pas mourir. Il y a en effet une différence profonde entre le privilège de ne pouvoir mourir, tel que Dieu l’a donné à certains êtres essentiellement immortels, et celui de pouvoir ne pas mourir, tel que Dieu l’accorda au premier homme en le faisant immortel. L’homme empruntait cette immortalité à l’arbre de vie, il ne la tenait pas de la nature : il fut éloigné de cet arbre après sa faute, et la mort qui n’aurait point eu lieu sans le péché, devint possible. Ainsi donc l’organisation de son corps animal l’exposait à la mort ; s’il était immortel, il le devait à la bonté du Créateur. Le corps étant animal, était par là même mortel, en ce sens qu’il pouvait mourir : il n’était immortel qu’en tant qu’il pouvait aussi ne pas mourir. Quant à l’immortalité qui exclut la possibilité même de mourir, elle sera un attribut du corps spirituel dont nous avons la promesse dans la résurrection. Ainsi le corps d’Adam, animal et pourtant (à cause de cela) mortel, aurait pu devenir, par une vie de justice, spirituel, et dès lors immortel dans le sens absolu du mot le péché n’en fait pas un corps mortel, il l’était déjà, mais un corps mort, ce qui aurait pu n’avoir pas lieu, si l’homme était resté innocent.

CHAPITRE XXVI. DIFFÉRENCE DU CORPS D’ADAM AU NÔTRE. modifier


37. A quel titre l’Apôtre a-t-il pu dire que notre corps était mort, tout en parlant d’êtres encore vivants ? N’a-t-il pas exprimé ainsi la loi qui le condamna à mourir, à la suite du péché que se transmettent les parents ? Le corps humain est aujourd’hui animal comme celui du premier homme, mais dans une condition bien inférieure : il est soumis à la nécessité de mourir, au lieu que celui d’Adam ne l’était pas. Celui-ci avait encore à se modifier, sans doute, et à recevoir la forme spirituelle, et l’immortalité absolue qui devait le soustraire à la nécessité de se nourrir d’aliments corruptibles : toutefois, il pouvait se transformer en substance spirituelle, sans passer par la mort, si l’homme vivait selon les règles de la justice. Pour nous, fussions-nous justes, le corps n’est pas moins condamné à mourir : cette nécessité, conséquence de la faute du premier homme, a fait dire à l’Apôtre que notre corps est mort, parce que nous mourons tous effectivement dans Adam[173] ; ailleurs il s’exprime ainsi : « La vérité en Jésus est de dépouiller, par rapport à la première vie, le vieil homme, « que dépravent les désirs séducteurs » et dont le péché a fait un autre Adam. Remarquez de plus ce qui suit : « Renouvelez-vous dans l’intérieur de votre âme et revêtez l’homme nouveau, qui a été créé à l’image de Dieu dans un esprit de justice et de sainteté véritables[174]; » ce que le péché a fait perdre à Adam.

CHAPITRE XXVII. COMMENT POUVONS-NOUS RETROUVER LES PRIVILÈGES QU’ADAM A PERDUS ? modifier


Nous pouvons donc nous régénérer, en renouvelant en nous ce qu’Adam avait perdu, c’est-à-dire l’esprit de notre âme : quant au corps, semé animal il ressuscitera spirituel, et cette glorieuse transformation ne s’était pas encore produite pour Adam.
38. L’Apôtre dit dans le même sens : « Dépouillez-vous du vieil homme et de ses œuvres ; revêtez-vous de cet homme nouveau, qui se renouvelle à la connaissance de Dieu, selon l’image de celui qui l’a créé[175]. » Cette image, gravée par Dieu au fond de nous, Adam la perdit par le péché [176] : nous recouvrons l’âme, par la grâce qui nous justifie ; mais nous ne saurions recouvrer le corps spirituel et immortel dont il n’était pas encore revêtu et que prendront tous les saints qui ressusciteront d’entre les morts : cette gloire,-en effet, est le prix des mérites qu’il a sacrifiés. Par conséquent la robe blanche de l’Évangile[177] désigne la justice dont il fut déchu ; ou bien, si elle représente la forme immortelle du corps, elle fat également perdue par Adam, puisque sa faute. 1'empêcha d’atteindre à cet état glorieux. On dit d’un homme, en effet, qu’il a perdu une fiancée, une charge, quand il n’a pu obtenir l’objet de ses vœux, à la suite d’une offense contre la personne dont il attendait les faveurs.

CHAPITRE XXVIII. ADAM, QUOIQUE SPIRITUEL A L’EXTÉRIEUR, EUT UN CORPS ANIMAL, MÊME DANS LE PARADIS. modifier


39. D’après cette explication, Adam eut un corps animal avant et pendant son séjour dans le Paradis. Il n’était spirituel qu’à l’intérieur, selon l’image de celui qui l’avait créé ; mais il perdit ce don par le péché et mérita de voir condamné à la mort ce corps que, sans le péché, il aurait mérité de transformer en un corps spirituel. S’il avait au dedans vécu à la manière des animaux, on ne pourrait dire que nous devons sur ce point le reproduire en nous. Le commandement : « Renouvelez-vous dans l’intérieur de votre âme » s’adresse aux hommes pour qu’ils deviennent spirituels : Si donc Adam n’avait pas été spirituel dans l’intérieur de son âme, comment pourrions-nous renouveler en nous-mêmes un état qu’il n’aurait pas connu ? Les Apôtres et tous les justes, quoiqu’ils eussent un corps animal, vivaient intérieurement de la vie de l’esprit : relais renouvelés par la connaissance de la vérité, selon l’image du Créateur, ils n’étaient pas pour cela impeccables ; il leur fallait encore ne point succomber à l’iniquité. Car les hommes, même spirituels, peuvent céder à la tentation ; c’est une vérité proclamée ainsi par l’Apôtre : « Mes frères ; si quelqu’un d’entre vous se laisse surprendre à quelque faute, vous qui êtes spirituels, corrigez-le dans l’esprit de douceur, prenant garde à toi-même de peur que toi aussi tu ne sois tenté[178]. » J’ai donné cette explication, afin qu’on ne trouve point invraisemblable qu’Adam, qui vivait Selon l’esprit avec un corps animal, ait pu pécher. Cependant gardons-nous de tout jugement précipité, et attendons plutôt pour voir si le reste du récit sacré ne contredira point nos assertions.

CHAPITRE XXIX. SUJET DU LIVRE SUIVANT. modifier


40. Nous avons maintenant à traiter de l’âme ; c’est un sujet bien difficile, qui a coûté mille peines à nos devanciers et qui nous en réserve encore à nous-même. Soit que je n’ai pu lire tous les ouvrages de tous les docteurs qui, en étudiant cette question à la lumière de nos saints livres, ont pu atteindre à la vérité et à l’évidence ; soit que le problème offre des difficultés telles que ceux-mêmes qui l’ont résolu avec sincérité restent obscurs pour des esprits comme le mien ; personne, je l’avoue, n’a pu me convaincre que la question de l’âme soit épuisée. Aurai-je le bonheur de trouver la vérité, et de l’exprimer avec netteté ? Je l’ignore. Je développerai, dans le livre suivant, les idées que j’aurai pu me former sur l’âme, si toutefois le Seigneur bénit mes efforts.

CHAPITRE PREMIER. PRÉLIMINAIRES DE CE LIVRE. modifier


1. « Et Dieu fit l’homme du limon de la terre et il souffla sur sa face un souffle de vie : et l’homme fut fait âme vivante. [179] » Telles sont les paroles de l’Écriture qu’au début du livre précédent nous nous étions proposé de commenter : nous avons exposé la formation de l’homme en général et de son corps en particulier, avec tout le développement qui nous a semblé nécessaire et conforme à l’esprit des saints livres. Comme l’âme humaine soulève une question des plus hautes, nous avons songé à en faire le sujet d’un livre spécial. Nous ne savions pas jusqu’à quel point le Seigneur seconderait notre ardent désir d’en parler avec justesse ; ce qui n’était pas un secret pour nous, c’est que son secours nous était indispensable pour tenir ce langage. Or la justesse ici consiste à éviter avec sincérité et mesure toute réfutation hasardée, comme toute assertion téméraire, sur les points vrais ou faux, que la foi ou la science chrétienne n’ont point encore fixés ; elle consiste en même temps à affirmer sans hésitation les vérités démontrées par l’évidence même ou appuyées sur l’autorité infaillible de l’Écriture.
2. Examinons d’abord le texte : ##Rem «  flavit vel sufflavi ti faciem ejus. » Quelques manuscrits portent spiravit ou inspiravit. La version des Septante donnant enephusesen, l’expression exacte doit être flavit ou sufflavit. Nous avons vu dans le livre précédent ce qu’il fallait entendre par les mains de Dieu, quand il forma l’homme du limon de la terre : n’est-il pas également clair que Dieu, pour souffler sur la face de l’homme n’employa ni gosier ni lèvres ? Cependant cette expression de l’Écriture nous servira autant que je puis croire, à étudier un problème aussi compliqué

CHAPITRE II. LA SUBSTANCE DE L’ÂME N’EST PAS LA MÊME QUE CELLE DE DIEU. modifier


3. Quelques-uns en effet se sont appuyés sur cette expression pour prétendre que l’âme est une émanation de la substance divine et participe à sa nature, l’homme ne pouvant souffler, disent-ils, sans laisser échapper quelque chose de son être ; mais nous devons plutôt y voir un engagement à repousser une opinion si dangereuse pour la foi chrétienne. Nous croyons que la substance et la nature de Dieu est absolument immuable ; beaucoup le croient, peu le comprennent. Or, peut-on douter que l’âme ne change soit en bien soit en mal ? Par conséquent l’opinion qui va jusqu’à identifier la substance de l’âme avec celle de Dieu, est une impiété : ne se réduit-elle pas à faire de Dieu un être changeant ? Il faut donc croire et bien se convaincre, en écartant l’ombre même d’un doute, que d’après la véritable foi l’âme vient de Dieu, comme son ouvrage et non comme une émanation, quelle que soit la manière dont il l’ait fait naître ou appelée à l’existence.

CHAPITRE III. SUITE DU MÊME SUJET. modifier


4. Mais, dit-on, à quel titre est-il écrit que « Dieu souffla sur la face de l’homme pour faire « de lui une âme vivante, n si l’âme n’est pas une parcelle de Dieu ou une substance absolument identique ? C’est une erreur, et l’expression même de l’Écriture suffit à la faire pleinement sentir. Dans l’acte de souffler, l’âme met en mouvement le corps qui lui est soumis, et en tire, au lieu de l’emprunter à sa propre substance, l’air qu’elle chasse. Serait-on assez peu instruit pour ignorer que, dans le phénomène de la respiration, on absorbe et on chasse tour à tour l’air ambiant, et qu’il suffit de la volonté pour produire du vent par la même opération ? Lors même que nous n’emprunterions pas à l’air extérieur, mais à la propre substance du corps, le fluide que chasse le souffle, la nature de l’âme ne serait pas identique à celle du corps : c’est un point sur lequel nos adversaires sont d’accord avec nous. Par conséquent, l’âme, force dirigeante et motrice, est essentiellement distincte du souffle qu’elle produit en mettant les organes en jeu et qu’elle tire non de sa substance, mais du corps qui lui est soumis. Or, Dieu gouverne la créature comme l’âme gouverne le corps, quoique d’une manière infiniment supérieure ; pourquoi donc n’admettrait-on pas que Dieu, dans l’acte d’insufflation dont parle l’Écriture, tira une âme de la créature soumise à sa volonté, puisque l’âme humaine est assez puissante pour produire un souffle par le jeu des organes, sans l’emprunter à sa substance, quoiqu’elle exerce sur le corps un empire moins absolu que Dieu sur la nature universelle ?
5. Nous aurions pu dire que le souffle divin n’est pas l’âme, et que Dieu par un acte d’insufflation créa l’âme dans l’homme : mais comme on pourrait se figurer que Dieu a fait par sa parole des œuvres plus parfaites qu’avec son souffle, par la raison que la parole chez l’homme est plus excellente que le souffle ; nous reconnaîtrons qu’on peut confondre l’âme avec le souffle divin, sans abandonner le raisonnement qui précède, à condition de voir dans l’insufflation, non une émanation de la substance divine, mais la production d’un souffle ; et dans la production d’un souffle, celle d’une âme. Cette opinion est conforme à la parole que Dieu a fait entendre par la bouche d’Isaïe : « L’esprit sortira de moi ; c’est moi qui ai créé tout souffle. » Qu’il ne soit point ici question d’un souffle matériel, la suite le fait assez voir. Le prophète ajoute en effet : « Et à cause du péché, je l’ai affligé et je l’ai frappé [180]. » Qu’entend-il donc par souffle, sinon l’âme affligée ; frappée par suite du péché ? L’expression : « J’ai créé tout souffle » ne revient-elle donc pas à dire : j’ai créé toute âme ?

CHAPITRE IV. DIEU N’A FAIT SORTIR L’ÂME NI DE SON ESSENCE NI DES ÉLÉMENTS. modifier


6. Si Dieu était pour nous l’âme du monde physique, et si le monde physique était comme son corps nous serions obligés d’admettre qu’il forma, en soufflant, une âme matérielle, composée de l’air extérieur, par voie d’expiration ; toutefois il faudrait voir dans la substance produite par cette insufflation, non une émanation de soli être, mais un composé de l’air répandu dans son corps, semblable au souffle que l’âme produit avec l’air ambiant par le jeu des organes, sans le tirer d’elle-même. Mais comme Dieu, d’après nous, ne commande pas seulement a. la nature physique, et qu’il s’élève infiniment au-dessus de tous les corps comme de tous les esprits créés, nous devons admettre que l’âme qu’il a créée par insufflation n’est ni un écoulement de sa substance, ni un composé d’éléments matériels.

CHAPITRE V. L’ÂME EST-ELLE TIRÉE DU NÉANT ? modifier


7. Maintenant l’âme a-t-elle été tirée du néant ou sort-elle d’un principe immatériel qui fui créé sans être encore elle-même ? Cette question mérite d’être examinée. Or, si nous croyons que Dieu ne tire plus rien du néant, depuis qu’il a tout créé à la fois, si nous admettons qu’il s’est reposé, après avoir achevé en principe les œuvres dont il devait désormais tirer tous les êtres qu’il produirait, je ne vois pas comment on pourrait s’expliquer qu’aujourd’hui il crée les âmes de rien. Faut-il admettre, au contraire, qu’en créant les œuvres des six jours primitifs, il fit ce jour mystérieux, et selon une opinion plus vraisemblable, le monde des esprits et des intelligences ; c’est-à-dire la société de Anges, puis l’univers, c’est-à-dire le ciel et la terre ? Faut-il croire que dans ces substances et créa les principes, non les substances mêmes de tous les êtres à venir, par la raison que s’ils avaient été créés tels qu’ils devaient exister un jour, ils n’auraient plus eu besoin de naître ? Alors on doit reconnaître que l’âme n’existait pas encore substantiellement dans les œuvres divines, et que sa naissance date du moment où Dieu la fit par un acte humain d’insufflation et l’associa au corps de l’homme.
8. La question est loin d’être résolue : on veut savoir si Dieu a tiré de rien la substance appelée âme et jusque-là pur néant, si dis-je, l’acte d’insufflation n’ayant point eu lieu avec le concours d’un élément étranger, comme celui qu’accomplit l’âme en chassant l’air du corps, ne s’est opéré sur aucun principe, et a produit, quand Dieu l’a voulu, l’âme humaine ; ou Lien, s’il y avait un principe spirituel qui, sans être encore la substance de l’âme, lui préexistait, et qui sous le souffle divin devait former l’âme humaine, au même titre que le corps humain n’était pas réalisé, avant que Dieu ne l’eût formé du limon ou de la poussière de la terre. En effet poussière ou limon n’avait pas les propriétés de la chair humaine ; et cependant c’était la matière dont devait se former la chair qui n’avait encore aucune existence propre.

CHAPITRE VI. Y A-T-IL EU POUR L’ÂME UNE SUBSTANCE PRÉEXISTANTE, DE MÊME QUE POUR LE CORPS ? modifier


9. Est-il donc croyable que Dieu, après avoir créé dans la période des six jours non seulement la cause primordiale du corps humain, mais encore la matière dont il devait être pétri, je veux dire la terre, se soit borné à établir le principe qui devait présider à la fonction de l’âme, sans créer la substance spéciale destinée à la constituer ? Si l’âme était incapable de changer, nous n’aurions aucun sujet de nous demander, pour ainsi dire, quel est son fond ; mais les modifications qu’elle subit révèlent assez qu’une fois douée des facultés qui la constituent elle se dégrade par le vice et l’erreur, se perfectionne dans la vertu et la connaissance de la vérité ; de la même manière que la chair, une fois formée avec les propriétés qui la caractérisent, s’embellit dans la santé et se défigure dans les maladies et les souffrances. Mais si la chair, en dehors de toutes les qualités qui la rendent susceptible d’acquérir la grâce ou de s’altérer et de s’enlaidir, a eu dans la terre un élément primitif dont elle devait sortir sous sa forme naturelle ; il est bien possible que l’âme, avant de former cette substance animée que le vice corrompt et que la vertu embellit, a eu pour principe une force spirituelle qui n’était pas encore l’âme elle-même, au même titre que l’argile dont la chair devait se former était une substance, avant de devenir la chair proprement dite.
10. Déjà en effet la terre remplissait la région inférieure de l’univers, et le corps de l’homme qui devait en sortir n’était pas encore formé déjà elle complétait le monde, et lors même qu’elle n’aurait servi à former la chair d’aucun être vivant, elle aurait achevé l’édifice immense de l’univers, nommé le ciel et la terre.

CHAPITRE VII. QU’IL EST IMPOSSIBLE DE DÉTERMINER LES QUALITÉS DE CETTE FORCE PRIMITIVE. modifier


Quant à cette matière spirituelle, principe, si elle a jamais existé, d’où l’âme est sortie et d’où sortent aujourd’hui les âmes, comment la déterminer.? Quel est son nom, ses qualités, sa fonction dans la création primitive ? Est-elle ou n’est-elle pas animée ? Si elle est animée quels sont ses actes ? En quoi concourt-elle aux effets produits dans l’univers ? A-t-elle une existence heureuse ou malheureuse ou indifférente ? Communique-t-elle la vie ? Est-elle inactive, et repose-t-elle dans les profondeurs de la création sans conscience d’elle-même et sans mouvement ? Comment, si la vie n’avait pas encore commencé, pouvait-il exister une matière spirituelle et inanimée qui serait le principe de l’existence à venir des âmes ? Ce sont là autant de mystères impénétrables ou de chimères. D’ailleurs si elle était étrangère au bonheur comme au malheur, pouvait-elle être raisonnable ? Si elle n’est devenue raisonnable qu’au moment où elle a formé l’âme humaine, l’âme raisonnable ou humaine aurait donc eu pour principe la vie sans la raison ? Et : alors comment distinguer cette vie de celle des animaux ? Serait-ce qu’elle était raisonnable en puissance et non en acte ? L’âme chez un enfant est l’âme humaine, et nous n’hésitons point à l’appeler raisonnable avant qu’elle fasse usage de la raison : pourquoi donc né pas admettre que la substance dont l’âme se forma était douée d’une intelligence encore inactive, au même titre que le raisonnement est encore endormi dans l’âme d’un enfant, quoiqu’elle soit déjà l’âme humaine ?

CHAPITRE VIII. QUE CETTE MATIÈRE DE L’ÂME ÉTAIT INCAPABLE DE BONHEUR. modifier


11. Si l’âme humaine a eu son principe dans une existence déjà heureuse, il faut admettre que sa formation fut une déchéance ; et au lieu d’avoir été formée de cette matière, elle en serait une dégénérescence. Car, toute matière, à son origine, surtout quand elle la tient de Dieu, est incontestablement plus parfaite. Fût-il possible de concevoir l’âme humaine comme le simple écoulement d’une vie heureuse créée par Dieu, il n’en faudrait pas moins reconnaître qu’elle ne commença à mériter ou à démériter qu’au moment où elle eut une existence personnelle, où elle anima le corps, fit de ses organes les messagers de sa volonté, et eut conscience de sa vie par l’exercice de la liberté, de la pensée, de la mémoire. Car, s’il y avait une existence antérieure et heureuse que le souffle divin aurait fait découler dans la chair après sa formation, et que l’âme eût résulté de cette insufflation, cet écoulement se serait produit sans activité, sans changement, sans altération dans la substance destinée à devenir l’âme.

CHAPITRE IX. QUE CETTE MATIÈRE NE PEUT-ÊTRE UNE AME DÉPOURVUE DE RAISON. modifier


12. En effet cette substance ne serait point un corps susceptible de diminuer par exhalaison. Si on donne pour principe à l’âme raisonnable, humaine, une âme dépourvue de raison, la question est alors de savoir d’où vient cette âme sans raison : elle ne peut avoir d’autre cause que le Créateur de tous les êtres. Or, est-elle composée d’éléments matériels ? Pourquoi, dans ce cas, l’âme raisonnable n’en serait-elle pas aussi composée ? On ne niera pas, j’imagine, que Dieu pouvait faire d’un seul coup ce qu’on croit se former par degrés. Or, si la matière est le principe de l’âme privée de raison, et que celle-ci soit le principe de l’âme raisonnable, on aura beau ménager les transitions, il faudra toujours reconnaître que la matière est l’élément primitif de l’âme raisonnable. Mais je ne sache pas qu’on ait jamais osé soutenir cette opinion, à moins de regarder l’âme comme une variété de la matière.
13. Prenons garde d’ailleurs que la possibilité pour une âme de.passerd'un animal dans un homme, erreur contraire à la vérité et à l’enseignement catholique, est une conséquence du système qui ferait de l’âme sans raison l’élément et comme la matière de l’âme raisonnable. Dans ce système, en effet, l’âme devenue plus parfaite habitera le corps d’un homme ; dégradée, elle passera dans le corps d’une brute. C’est une rêverie de certains philosophes, et leurs disciples en ont tellement rougi pour eux, qu’ils prétendent que leurs maîtres n’ont jamais eu cette opinion et qu’on les a mal compris Ils suivent à peu près la même méthode qu’un homme qui voudrait nous faire voir la métempsycose dans ces paroles de l’Écriture : « L’homme n’a pas compris le haut rang où il a été placé : il a été comparé aux brutes et leur est devenu tout semblable[181] » ou encore : « Ne donnez pas aux bêtes, une âme qui vous bénit[182]. » Les hérétiques, en effet, lisent les livres canoniques, leur hérésie ne consiste qu’à mal les comprendre et à vouloir soutenir contrairement aux dogmes leurs fausses opinions. Quoi qu’il en soit des systèmes philosophiques sur la transmigration des âmes, la foi catholique défend de croire que l’âme d’une bête passe dans le corps d’un homme ou celle d’un homme dans le corps d’une bête.

CHAPITRE X. L’ANALOGIE DES MŒURS ENTRE L’HOMME ET L’ANIMAL N’EST PAS UNE PREUVE EN FAVEUR DE LA MÉTEMPSYCOSE. modifier


14. Que l’homme dans sa conduite se ravale parfois jusqu’au rang des animaux, la vie humaine le proclame, l’Écriture l’atteste. De là ces paroles que nous venons de citer : « L’homme n’a pas compris le haut rang où il a été placé ; il a été comparé aux brutes et leur est devenu semblable. » Mais cette analogie n’existe que pendant la vie et s’arrête à la mort. C’est à cette espèce de bêtes que le Psalmiste craignait que son âme ne fut abandonnée quand il disait : « Ne livrez pas aux bêtes une âme qui vous bénit. » Il entendait par là soit les loups dévorants sous l’apparence de brebis, contre lesquels le Seigneur nous met en garde[183], soit le diable et ses anges, qu’il appelle lui-même ailleurs le lion et le dragon[184].
15. Quelles preuves, en effet, les partisans de la métempsycose avancent-ils pour montrer qu’après la mort les âmes humaines peuvent passer dans le corps des bêtes et réciproquement ? Selon eux cette transmigration est un effet naturel de l’analogie des mœurs : l’avarice transforme en fourmi, la rapacité en épervier, l’orgueil farouche en lion, les voluptés dégradantes en porc. Mais en nous citant ces analogies, ils ne prennent pas garde que leur raisonnement prouve l’impossibilité absolue pour une âme humaine de passer dans le corps d’un animal après la mort. En effet, un porc ne ressemblera jamais à un homme au même degré qu’à un autre porc ; un lion même apprivoisé a plus de ressemblance avec un chien, ou un mouton qu’avec un homme. Puis donc que les animaux ne dépouillent jamais leur caractère et que, même dans les traits qui établissent entre eux quelques différences, ils se rapprochent infiniment plus de leur espèce que de la nature humaine et restent bien plus loin de l’homme que des autres animaux, leurs âmes n’habiteront jamais un corps humain, quelles que soient leurs ressemblances avec l’homme. Ce raisonnement étant faux, quand pourra-t-on prouver la vérité du système, puisqu’on n’avance aucune autre preuve pour lui donner au moins les couleurs de la vraisemblance ? J’inclinerais donc moi-même à croire, avec les disciples de ces philosophes, que leur doctrine primitive n’avait d’autre but que de se borner à la vie présente, de montrer qu’une vie déréglée et infâme établit entre l’homme et l’animal une ressemblance si profonde qu’elle semble changer l’homme en brute, et de trouver dans cette humiliation un moyen d’arracher les esprits au désordre et à la dégradation.

CHAPITRE XI. DES ILLUSIONS QUI FONT CROIRE A LA MÉTEMPSYCOSE. L’ERREUR DES MANICHÉENS PLUS IMPIE QUE CELLE DES PHILOSOPHES. modifier


16. Quant à la réminiscence d’une vie passée dans le corps de tel ou tel animal, qu’ont eue, dit-on, certaines personnes, ou elles mentent, ou elles ont été dupes d’une illusion produite par les démons. Si dans un songe, par je ne sais quel souvenir chimérique, un homme se rappelle une existence qu’il n’a jamais menée, des actes qu’il n’a jamais faits, pourquoi s’étonnerait-on que par un juste et mystérieux arrêt de Dieu, les démons aient permission de produire de telles illusions dans les esprits même pendant la veille ?
17. Les Manichéens, qui se croient chrétiens ou veulent passer pour tels, poussent le système de la métempsycose à des conséquences plus absurdes et plus condamnables que les philosophes païens et les esprits faibles qui adoptent ce rêve : ces derniers distinguent au moins Dieu de l’âme humaine ; les Manichéens admettant l’identité absolue de la substance divine et de l’âme humaine, condamnent sans sourciller, cette substance à des transformations si indignes, qu’elle est confondue avec le moindre brin d’herbe, avec le dernier des vermisseaux ou qu’elle subit de pareilles métamorphoses. C’est un prodige d’extravagance. Qu’ils écartent les problèmes obscurs que soulève la création, et qui, discutés au gré de l’imagination et des sens, les font tomber dans les conséquences les plus fausses, les plus dangereuses, les plus exorbitantes, qu’ils s’attachent à ce principe naturellement gravé au fond de toute intelligence, en dépit de toutes les opinions et de tous les sophismes, que. Dieu est par essence en dehors de tout changement et de toute altération ; ils verront tout à coup s’écrouler avec son échafaudage si compliqué le système qu’ils ont bâti dans leur imagination sacrilège, et qui ne repose que sur une variation perpétuelle de l’essence divine.
18. Ainsi l’âme humaine n’a point une âme sans raison pour cause primordiale.

CHAPITRE XII. L’ÂME N’A POINT POUR PRINCIPE UN ÉLÉMENT MATÉRIEL. modifier


Quel est donc le principe gui sous le souffle de Dieu, a formé l’âme ? Est-ce la terre combinée avec l’eau ? Assurément non : c’est plutôt la chair qui est résultée de ce mélange Qu’est-ce en effet que le limon, sinon un mélange de la terre avec l’eau ? Il faut également repousser l’idée que l’âme a pour élément primitif l’eau, tandis que la chair serait une transformation de la terre. Il serait par trop insensé de faire sortir l’âme humaine des mêmes éléments que la chair d’un poisson ou d’un oiseau
19. Viendrait-elle de l’air ? Le souffle a quelque analogie avec cet élément ; mais le souffle de l’homme et non le souffle de Dieu. Cette hypothèse serait vraisemblable, comme nous l’avons déjà dit, si le monde était un animal immense dont Dieu serait l’âme ; il aurait en effet produit l’âme en expulsant l’air répandu dans son corps, comme notre âme le chasse du sien. Mais Dieu étant infiniment au-dessus de tous les corps du monde comme de tous les esprits qu’il a créés, comment rattacher à l’air l’origine de l’âme ? Dira-t-on qu’en vertu de la toute-puissance qui le rend présent à l’ensemble de la création, il a pu produire avec l’air le souffle qui formerait l’âme humaine ? Mais, comme l’âme est immatérielle, et qu’il ne peut résulter qu’un corps de la combinaison des éléments dont l’air fait partie, cette supposition, n’est pas admissible, lors même qu’on assignerait pour origine à l’âme le feu céleste dans toute sa subtilité. Qu’un corps ait la propriété de se réduire en un autre, on l’a soutenu mille fois ; mais qu’un corps, soit au ciel, soit sur la terre, puisse se transformer en une âme et, devenir une substance immatérielle, personne ne l’a prétendu, que je sache, et la foi n’offre rien qui permette de l’induire.

CHAPITRE XIII. DE L’OPINION DES MÉDECINS SUR LE CORPS DE L’HOMME. modifier


20. Toutefois, si on s’en rapporte aux médecins, qui se font fort de démonter leur proposition, tout corps, quoiqu’il n’offre aux yeux qu’une masse argileuse, contient de l’air et du feu : l’air est renfermé dans les poumons et se répand du cœur par les artères ; le feu, qui comme source de chaleur a son foyer pour ainsi dire dans le foie, s’épure, se volatilise, et monte au cerveau, sous une forme lumineuse, comme au ciel du corps humain : de là jaillit l’étincelle du regard, de là comme d’un centre, partent des canaux d’une infinie délicatesse qui aboutissent non seulement aux yeux, mais encore aux oreilles, aux narines, au palais, pour transmettre les sons, les odeurs, les saveurs ; quant au toucher, répandu sur toute la surface du corps, il s’exerce par la voie de la moelle du cerveau, de la moelle épinière et de ces innombrables filets qui se détachent de la colonne vertébrale pour tapisser tous les organes.

CHAPITRE XIV. L’ÂME EST DISTINCTE DES ÉLÉMENTS. modifier


A l’aide des sens, comme de messagers, l’âme est instruite de tous les phénomènes qui ne s’accomplissent pas sourdement dans l’organisme, mais elle est une force si distincte des sens que, lorsqu’elle entreprend d’étudier Dieu et les choses divines, ou de s’examiner elle-même et ses facultés, elle est obligée, pour arriver à la vérité et à la certitude, de fermer les yeux à la lumière ; s’apercevant que la lumière extérieure, loin de l’aider, la distrait de cette étude, elle s’élève à une contemplation toute spirituelle et se demande à quel titre elle serait de la même nature que ces éléments dont le plus subtil, à son plus haut degré, est cette flamme du regard qui ne lui sert qu’à distinguer la forme et la couleur des corps. En outre, elle trouve en elle-même des qualités sans nombre, opposées aux propriétés des corps et qui, échappant aux prises des sens, ne peuvent être perçues que par la conscience et le raisonnement.

CHAPITRE XV. L’ÂME EST IMMATÉRIELLE. modifier


21. L’âme n’est donc pas un composé de terre, d’eau, d’air ou de feu : cependant elle gouverne l’épaisse matière qui l’enveloppe, je veux dire, ce limon transformé en chair, au moyen d’une matière plus subtile, la lumière et l’air. Ôtez en effet ces deux éléments, le corps n’a plus de sens, l’âme ne communique plus directement aux organes aucun mouvement. Mais, si la pensée précède l’action, la sensation doit aussi précéder le mouvement. Donc, l’âme étant immatérielle agit d’abord sur l’élément le moins matériel, je veux dire le feu ou plutôt la lumière et l’air ; puis elle remue par leur entremise la matière la plus épaisse du corps, j’entends l’eau mêlée de terre qui forme cette chair massive et lourde, plus susceptible de subir des modifications toutes passives que douée d’activité et d’initiative.

CHAPITRE XVI. DU SENS DES EXPRESSIONS : « L’HOMME FUT FAIT ÂME VIVANTE. » modifier


22. Ces expressions : « L’homme fût fait âme vivante » n’indiquent, à mon sens, que la faculté de sentir au moment où elle commença à s’exercer dans le corps : la sensibilité est, en effet, la marque infaillible de la vie dans un corps animé. Les arbres obéissent à des mouvements, non seulement sous l’impulsion d’une force étrangère, comme le vent, mais encore sous l’influence de la force intérieure qui produit au-dehors tous ce qui contribue à leur forme et à leurs proportions c’est ainsi que les sucs de la terre passent dans les racines et se transforment en bois et en feuilles ; tous ces développements supposent en effet un mouvement intérieur. Mais ce mouvement n’est point spontané et ne ressemble pas à l’activité qui se communique aux sens pour diriger le corps, telle qu’on la découvre chez les animaux appelés âmes vivantes dans l’Écriture. S’il n’y avait point en nous de mouvement organique, nous ne verrions pas notre corps se développer, nos ongles et nos cheveux pousser : mais en même temps si ce mouvement n’était pas uni à la sensibilité et à l’activité spontanée, on ne saurait.direde l’homme « qu’il a été fait âme vivante. »

CHAPITRE XVII. POURQUOI DIEU SOUFFLA-T-IL SUR LA FACE L’HOMME ? modifier


23. C’est vers la région du front que se trouve placée la première partie du cerveau ; centre de toutes les opérations des sens : c’est sur la face que sont disposés les appareils des sens, si l’on excepte le toucher répandu sur tout l’épiderme ; encore la voie due suit ce sens part-elle de la région antérieure du cerveau pour traverser la tête, le cou, et s’étendre le long de l’épine dorsale avec la moelle épinière dont nous parlions tout à l’heure ; par conséquent les opérations du toucher aboutissent, ainsi que tout l’organisme, à la face, où se localisent en même temps les appareils de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du goût. Voilà pourquoi, je pense, Dieu souffla sur la face de l’homme un souffle de vie, quand il fut fait âme vivante. La partie proéminente devait être préférée à la partie inférieure : l’une gouverne, l’autre obéit ; de la première part la sensation, de l’autre le mouvement, au même titre que la délibération précède l’acte.

CHAPITRE XVIII. DES TROIS PARTIES PRINCIPALES DU CERVEAU. modifier


24. Comme tout mouvement qui suit la sensation dans le corps ne peut s’accomplir sans un certain intervalle de temps, et que la mémoire est indispensable à l’exercice de l’activité intelligente dans le temps, il y a trois parties fort distinctes dans l’encéphale : l’une antérieure, du côté de la face, centre des sensations ; l’autre postérieure et du côté du cou, centre du mouvement ; la troisième intermédiaire, siège de la mémoire, comme on le démontre, afin que l’homme, chez qui le mouvement succède à la sensation, ne soit pas dans l’impossibilité d’associer ses actes en oubliant sans cesse ce qu’il a fait. Les médecins pour appuyer leur théorie citent des preuves invincibles à leurs yeux : ainsi quand ces parties du cerveau sont malades ou lésées, la sensation, la locomotion, le souvenir cessent de se manifester, ce qui démontre clairement la fonction attachée à chacune de ces parties ; de plus, ce sont ces fonctions mêmes que la médecine réussit à rétablir. Toutefois, l’âme ne fait que se servir de ces organes, sans s’identifier avec eux ; elle n’est rien de tout cela : elle dirige la vie et le mouvement, et par là, elle veille sur la santé du corps et sur la conservation de cette existence que reçut l’homme, lorsqu’il fut fait âme vivante.

CHAPITRE XIX. SUPÉRIORITÉ DE L’ÂME SUR LA MATIÈRE. modifier


25. Il faut donc, quand on demande d’où vient l’âme et qu’on cherche le principe dont Dieu à fait ce souffle qu’on appelle âme, écarter toute idée matérielle. En effet, de même que Dieu par l’excellence de son être s’élève au-dessus de toute créature, de même l’âme par la dignité de la nature surpasse tous les corps. Il est vrai que la lumière et l’air, les éléments les plus subtils de la création, bien plus faits pour agir que pour recevoir des modifications comme les reçoit une masse d’eau ou de terre, lui servent d’intermédiaire pour gouverner le corps, par la même qu’ils ont plus d’affinité avec la substance spirituelle. La lumière révèle des phénomènes ; mais l’être auquel elle sert de messager ne se confond pas avec elle. Quand l’âme se sent gênée par les maladies du corps, c’est qu’elle est importunée par les obstacles que les désordres de l’organisme opposent à l’activité qu’elle déploie pour le gouverner, et la conscience de cet embarras fait toute la douleur. L’air qui circule dans les fibres nerveuses obéit à la volonté pour mouvoir les membres : il n’est pas la volonté. La partie centrale du cerveau indique les mouvements qui s’accomplissent dans les membres, afin que la mémoire les conserve : elle n’est pas non plus la mémoire. Ces fonctions cessent-elles sous l’influence d’une maladie ou d’une grave perturbation dans les organes?l’âme, privée des serviteurs qui lui révèlent les sensations ou transmettent son activité, se retire, comme si sa présence était devenue inutile. Quand elles ne cessent pas d’une manière aussi absolue que dans la mort, son activité se trouble par l’effort impuissant qu’elle fait pour rétablir le concert interrompu des organes. La partie même où son activité est confuse révèle la fonction en souffrance, afin que la médecine y applique ses remèdes.

CHAPITRE XX. DISTINCTION DE L’ÂME ET DES ORGANES. modifier


26. La distinction de l’âme et des organes, n’éclate jamais mieux que dans ces moments où l’âme, sous l’influence d’une réflexion profonde, se sépare si complètement du monde extérieur, que, les yeux ouverts et intacts, elle ne voit pas une foule d’objets placés devant elle. L’attention devient-elle plus énergique ? Elle suspend brusquement sa marche, ne songeant plus à donner aucun signal aux forces motrices qui mettaient les pieds en mouvement. Quand la distraction, sans être assez profonde pour clouer le promeneur à sa place, est toutefois assez forte pour ne pas lui laisser le loisir d’apprendre de la partie, centrale du cerveau les mouvements qu’il exécute ; l’âme oublie d’où elle vient et où elle va ; elle dépasse sans y songer le but de sa course : l’organe est sain, mais elle est occupée ailleurs. Quant à ces atomes d’air et de lumière, qui émanent du ciel et qui sont les premiers à transmettre les ordres de l’âme pour donner la vie au corps, parce qu’ils confinent à l’être immatériel de plus près que l’eau et la terre, et servent immédiatement à gouverner la masse du corps, je ne veux point rechercher maintenant si Dieu les a tirés du ciel qui nous environne et s’élève au-dessus de nos têtes, pour les mêler et les associer au corps déjà animé, ou s’il les a formés du limon en même temps que la chair : je sortirais de mon sujet. Il est vraisemblable que tout corps peut se transformer en un autre corps : l’absurdité consisterait à croire qu’un élément matériel, quelqu’il soit, puisse servir à former l’âme.

CHAPITRE XXI. L’ÂME NE PEUT NI SORTIR DE LA MATIÈRE NI ÊTRE UN CORPS. modifier


27. Il faut donc repousser l’opinion d’après laquelle il existerait un cinquième élément qui aurait servi à composer l’âme et qui, sans être identique à la terre, à l’eau, à l’air, au feu même, grossier comme le feu terrestre, ou subtil et brillant comme la clarté des cieux, formerait je ne sais quel élément nouveau qui n’a pas de nom dans les langues humaines [185]. Si, les partisans de cette opinion entendent avec nous par corps une substance étendue en longueur, largeur et profondeur, une pareille substance ne peut ni se confondre avec l’âme ni lui servir de principe. Pour ne pas multiplier les arguments, cette substance pourrait être divisée dans une de ses parties ou circonscrite par des lignes : or, supposez l’âme ainsi divisible, elle ne connaîtrait jamais la ligne, comme une suite de points indivisibles ; puisque le corps ne la présente pas.
28. D’ailleurs l’âme ne s’offre jamais à elle-même comme une substance étendue, quoiqu’elle ne puisse s’ignorer, même quand elle cherche à se connaître. En effet, quand elle se replie sur elle-même, elle a conscience de cette réflexion ; or, elle n’en aurait pas conscience, si elle ne se connaissait pas elle-même : car elle ne se cherche qu’en elle-même. Ainsi, puisqu’elle sait qu’elle se cherche, elle se connaît. Mais toutes les connaissances qu’elle acquiert, elle les acquiert dans son unité et tout entière. Donc, quand elle sait qu’elle se cherche, elle est tout entière occupée à se connaître et par conséquent se connaît tout entière ce n’est point un autre être qu’elle tonnait, c’est d’elle-même et dans son unité qu’elle prend conscience. Pourquoi donc cherche-t-elle encore à se connaître, si elle se connaît quand elle se cherche ? Assurément si elle ne se connaissait pas, elle ne pourrait pas se connaître au moment qu’elle se cherche : mais elle a conscience d’elle au moment où elle s’analyse, et l’objet de ses recherches est de savoir son origine et sa fin. Quelle cesse donc d’avoir le moindre doute sur sa nature incorporelle : si elle était un composé de matière, elle se connaîtrait comme matière ; car elle a une idée plus nette d’elle-même que du ciel et de la terre qu’elle connaît par les yeux du corps.
29. Je ne m’arrêterai pas à montrer que la faculté de se représenter les formes des corps, faculté qui se révèle chez les animaux, chez les oiseaux, quand ceux-ci, par exemple, regagnent leur séjour habituel ou leur nid, est incompatible avec toute espèce de corps cependant l’imagination devrait être d’autant plus analogue à la nature matérielle, qu’elle contient pour ainsi dire les formes de tous les corps. Si cette faculté est évidemment incompatible avec la matière, en ce qu’elle peut non seulement garder et reproduire les images des objets, mais encore les varier à l’infini au gré de la fantaisie, à plus forte raison aucune autre faculté de l’âme ne permet de l’identifier à la matière.
30. Entend-on par corps l’être en général, je veux dire, toute espèce de substance ? Il faut bannir cette expression, si on ne peut pas se réduire à n’avoir aucun terme pour distinguer les corps de tout ce qui n’est pas lui. Cependant il ne faut pas trop se préoccuper d’une simple question de mots. A nos yeux l’âme n’appartient à aucun des quatre éléments si connus qui sont manifestement des corps : en même temps elle n’est point identique à la substance divine. Quant aux termes pour la désigner, il n’y en a pas de plus convenable que celui d’esprit ou souffle de vie. J’ajoute le dernier mot, pour qu’on ne confonde pas le souffle immatériel qui nous anime avec le souffle de l’air. Encore arrive-t-il que dans la langue latine les mots anima et spiritus sont souvent synonymes, de sorte qu’il n’y a plus de terme spécial pour caractériser cette vie si distincte de celle des corps et de celle de Dieu, cette existence supérieure à celle du végétal par le don de la sensibilité, à celle de l’animal par le privilège de la raison, inférieure aujourd’hui à celle des Anges, mais capable de devenir aussi parfaite, si elle est conforme ici-bas aux commandements du Créateur.
31. Quand même on aurait des doutes sur l’origine de l’âme et qu’on agiterait encore la question de savoir si elle a été formée d’une substance primitive, si elle est comme un écoulement d’une nature parfaite et heureuse, enfin si elle a été formée de rien, il n’en existe pas moins une vérité incontestable : c’est que si elle a existé antérieurement dans une matière quelconque, cette matière à reçu de Dieu son existence, et qu’aujourd’hui l’âme est créée par Dieu pour devenir une âme vivante ; car, ou elle a été pur néant ou du moins elle n’a pas existé avec ses facultés actuelles. Mais il est temps de borner ici nos réflexions sur la substance primitive dont l’âme a pu se former.

CHAPITRE XXII. LA CAUSE VIRTUELLE DE L’ÂME A-T-ELLE ÉTÉ CRÉÉE DANS LA PÉRIODE DES SIX JOURS. modifier


32. En admettant que l’âme n’ait pas été d’abord un être, il reste à examiner comment on pourrait concevoir que la cause virtuelle dont elle devait sortir ait été créée parmi les œuvres vies six, jours, quand Dieu forma l’homme à son image, formation qui ne peut s’entendre que de l’âme. En avançant que Dieu dans la création simultanée des êtres fit, non les substances qui devaient plus tard recevoir la vie, mais les causes virtuelles de leur existence, je dois craindre de passer pour ne dire que des mots vides de sens. Qu’est-ce donc que ces causes virtuelles qui permettent de dire que Dieu fit l’homme à son image, avant de lui avoir formé un corps du limon de la terre et de lui avoir insufflé une âme ? Si le corps a été contenu en puissance dans une cause mystérieuse, la matière dont il devait sortir était également préexistante, je veux dire la terre où cette cause a pu être enveloppée comme dans un germe. Mais comment concevoir qu’une cause primordiale dont l’âme, ou le souffle destiné à former l’âme, devait être le développement, ait été créée au moment où Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » s’il n’existait aucune substance où pût être créé ce principe de l’âme, à qui seule s’appliquent évidemment ces expressions ?
33. Cette cause était-elle en Dieu, au lieu d’être déposée dans une substance ? Elle n’était donc pas encore créée. Alors pourquoi est-il écrit : « Dieu fit l’homme à l’image de Dieu[186] ? » Était-elle au contraire enveloppée dans une des substances que Dieu créa simultanément ? Quelle est cette substance ? Était-elle spirituelle ou matérielle ? Si elle était spirituelle, produisait-elle ses conséquences dans les corps qui composent le monde soit au ciel soit sur la terre ? Était-elle inactive avant la formation spéciale, de la nature humaine, de la même manière que chez un homme, déjà en possession de l’existence, la faculté de se reproduire reste ensevelie dans les profondeurs de l’organisme, avant de s’exercer par fanion des sexes ? L’être spirituel où elle était pour ainsi dire latente, ne produisait-il aucun acte d’après sa nature ? Puis, dans quel but aurait-elle été créée ? Était-ce pour renfermer en elle implicitement le principe de l’âme ou des âmes à venir, comme si elles n’avaient pu exister en elles-mêmes et qu’il leur fallût résider dans une créature déjà animée, au même titre que le principe de la génération ne peut se trouver que chez un être vivant et complètement organisé ? L’âme aurait donc pour mère une créature spirituelle, contenant en soi la cause destinée à la former, mais au moment seul où Dieu la créée pour l’insuffler à l’homme. Même dans le corps humain, aucun germe ne se féconde, aucun embryon ne se forme, sans avoir Dieu pour auteur, par l’action de cette sagesse qui dans sa pureté se répand partout, sans contracter aucune souillure[187], et dont la puissance s’étend à tout l’univers et dispose tout avec harmonie[188]. Mais je ne sais trop comment on pourrait concevoir qu’une créature spirituelle ait été faite uniquement dans ce but, sans avoir été citée parmi les œuvres des six jours ; il faudrait admettre que l’homme fut créé le sixième jour, quand loin d’être formé avec tous ses facultés naturelles, il n’existait encore qu’en principe au sein de cette créature qui n’est pas même nommée. La mention de cette créature était d’autant plus indispensable, qu’elle aurait formé une œuvre achevée, et qu’elle n’aurait plus eu besoin d’être créée d’après la cause primordiale destinée à la produire.

CHAPITRE XXIII. LA CAUSE VIRTUELLE DE L’ÂME HUMAINE A-T-ELLE ÉTÉ DÉPOSÉE DANS LES ESPRITS ANGÉLIQUES ? modifier


34. Serait-ce dans la lumière du jour primitif, si par là on est fondé à entendre une force intelligente, que Dieu renferma implicitement, quand il créa l’homme à son image, le principe dont l’âme humaine devait se former ? Aurait-il établi ainsi la cause et la raison selon lesquelles il formerait l’âme après la période des sept jours, de telle sorte qu’il aurait créé dans l’élément terrestre la cause virtuelle du corps, dans la force intelligente du jour primitif la cause virtuelle de l’âme ? Mais que signifie au fond ce langage, sinon que l’esprit angélique est comme le père de l’âme humaine dont il contient le principe, au même titre que l’homme contient les germes de sa postérité ? L’homme serait donc le père du corps, l’ange celui de l’âme, et Dieu, créateur du corps et de l’âme, formerait le premier dans l’homme, le second chez l’ange ? Ou bien encore Dieu aurait-il formé un premier corps et une première âme, l’un de la terre, l’autre de l’esprit angélique, c’est-à-dire des substances où il avait d’abord mis les causes virtuelles de l’un et de l’autre, quand il créa l’homme en même temps que toutes ses œuvres ; et aurait-il dorénavant fait sortir l’homme de l’homme, le corps du corps, l’âme de l’âme ? On est surpris sans doute d’entendre appeler l’âme fille d’un ange ou des Anges : mais il serait plus étrange encore d’y voir la fille du ciel étoilé, à plus forte raison de la terre ou de la mer. Si on regarde comme invraisemblable que l’âme ait été créée virtuellement dans l’essence des anges, il serait plus invraisemblable encore de croire que ce principe fût déposé dans une substance matérielle, au moment où Dieu fit l’homme à son image, antérieurement à l’époque où le corps fut formé du limon de la terre et animé du souffle divin. 235

CHAPITRE XXIV. L’ÂME A-T-ELLE ÉTÉ CRÉÉE AVANT D’ÊTRE ASSOCIÉE AUX ORGANES modifier


35. Voyons donc si on ne pourrait donner une autre explication à la fois vraie et moins éloignée des opinions communes ; la voici. Parmi les œuvres qu’il fit simultanément, Dieu créa l’âme humaine en réservant le moment où il l’unirait par son souffle aux organes formés du limon de la terre, de même qu’il créa la cause virtuelle dont il devait faire sortir le corps humain, quand le moment de le former serait venu. En effet, l’expression suivant laquelle Dieu fit l’homme à son image ne peut s’appliquer qu’à l’âme ; les termes de mâle et de femelle ont trait évidemment au corps. On peut donc admettre, sans contredire l’Écriture et sans choquer la raison, que lors de la formation de l’homme au sixième jour, la cause virtuelle du corps était renfermée dans les éléments matériels ; tandis que l’âme créée comme le jour primitif, était restée enveloppée dans les œuvres de Dieu jusqu’au moment marqué où le souffle divin l’associa au corps formé du limon de la terre.

CHAPITRE XXV. L’ÂME, EN SUPPOSANT QU’ELLE AIT EXISTÉ HORS DU CORPS, S’EST-ELLE SPONTANÉMENT ASSOCIÉE AUX ORGANES ? modifier


36. Mais ici se présente encore une question intéressante. Supposons que l’âme était déjà créée et qu’elle avait une vie mystérieuse, où pouvait-elle trouver une existence plus heureuse ? Pourquoi associer l’existence innocente de l’âme à celle du corps, où elle pouvait par le péché offenser le Créateur et encourir ainsi la peine du travail et le supplice de la damnation ? Faut-il dire qu’elle a été poussée par un mouvement volontaire à prendre la direction du corps, et qu’en adoptant un mode d’existence compatible avec la justice comme avec l’iniquité, elle se soumettait aux conséquences de la liberté, la récompense pour le bien, le châtiment pour le mal ? Cette opinion ne contredirait en rien la parole de l’Apôtre : « Avant leur naissance ils n’avaient rien fait de bien ni de mal[189]. » En effet ce penchant qui aurait entraîné la volonté vers le corps ne saurait être un des ac tes innocents ou coupables dont il faudra rendre compte au tribunal de Dieu, quand chacun recevra ce qui est dû aux bonnes et aux mauvaises actions qu’il aura faites pendant qu’il était revêtu de son corps[190]. Et pourquoi dès lors ne pas admettre qu’elle soit descendue dans le corps sur l’ordre de Dieu, à la condition que, si elle y vivait suivant les commandements du Créateur, elle recevrait pour récompense la vie éternelle dans la société des Anges ; tandis qu’elle serait justement condamnée, si elle violait cette loi, à une longue peine ou même au supplice du feu éternel ? Comment croire que l’exécution de cet ordre de Dieu ait en principe constitué un acte vertueux et qui démentirait la parole suivant laquelle « ils n’avaient fait, avant leur naissance, ni bien ni mal ? »

CHAPITRE XXVI. L’ÂME VOLONTAIREMENT UNIE AU CORPS N’A-T-ELLE EU AUCUNE CONNAISSANCE DE L’AVENIR ? DU LIBRE ARBITRE. modifier


37. S’il en est ainsi, nous reconnaîtrons que l’âme n’a point été initiée a son origine aux actes bons ou mauvais qu’elle accomplirait. Il serait trop étrange qu’elle se fût condamnée à vivre dans le corps, si elle avait prévu qu’elle y pourrait commettre des fautes dont la juste conséquence serait un supplice éternel. Le Créateur est loué avec raison de l’excellence de ses œuvres or, cette louange n’a pas seulement trait aux êtres à qui il a donné le privilège de la prescience ; elle s’applique à la création des brutes que l’homme surpasse en dignité, fût-il pécheur. L’homme tient de Dieu l’être, et non l’iniquité dans laquelle il s’engage en abusant du libre arbitre : toutefois, si ce don lui manquait, il aurait dans la nature un rang moins élevé. Que l’on considère un homme qui accomplit la justice sans connaître l’avenir : on sentira le faible obstacle qu’il trouve, à rendre sa vie juste et agréable à Dieu, dans l’ignorance oit la foi la condamne sur l’avenir, si sa volonté est pure et élevée. Ainsi on ne saurait nier la possibilité d’une telle âme sans se mettre en contradiction avec la bonté divine ; d’autre part, on ne saurait la soustraire à l’expiation que le péché entraîne sans être ennemi de la justice.

CHAPITRE XXVII. DU PENCHANT NATUREL QUI ATTACHE L’ÂME AU CORPS. modifier


38. L’âme étant créée pour être envoyée dans un corps, on peut se demander si elle a obéi à une nécessité impérieuse. Mais il vaut mieux croire qu’elle a suivi un penchant naturel, en d’autres termes, qu’elle a l’instinct d’être unie à un corps, comme nous avons celui de vivre quant à l’inclination au mal, ce n’est plus une inclination de la nature, mais un désordre de la volonté qui appelle une juste punition.
39. Il est donc inutile de se demander quelle est la substance dont l’âme a été tirée, si l’on peut concevoir qu’elle appartient à l’ordre des œuvres primitives et créées avec le jour : elle fut créée avec elles et comme elles, sans avoir auparavant l’existence. Mais s’il y a eu antérieurement une substance matérielle et spirituelle susceptible de se développer, cette substance aurait été l’œuvre de celui qui a tout créé, et elle aurait précédé ses modifications en principe plutôt qu’en date, de la même manière que la voix précède le chant. Quant à la convenance de faire sortir l’âme de la substance immatérielle, pourrait-on ne pas la voir ?

CHAPITRE XXVIII. DES OBJECTIONS CONTRE L’OPINION SELON LAQUELLE L’ÂME ET LE CORPS D’ADAM ONT ÉTÉ SIMULTANÉMENT CRÉÉS. modifier


40. Veut-on admettre que l’âme n’a été créée qu’au moment où le souffle de Dieu l’a unie au corps tout formé ? On fera bien de songer à la question que soulève l’origine même de l’âme. Répondra-t-on que Dieu a créé et crée encore quelque chose de rien après avoir achevé tous ses ouvrages ? Il faut alors se demander comment on expliquera que l’homme fat fait le sixième jour à filtrage de Dieu, ce qui ne peut s’entendre e que de l’âme ; en d’autres termes, dans quelle substance fut créée la cause virtuelle d’un être qui n’existait pas encore. Répondra-t-on qu’elle a été tirée, non du pur néant, mais d’un être préexistant ? On se tourmentera à chercher si cet être était corps ou esprit, on soulèvera toutes les questions que nous venons d’agiter, e t pour dernière difficulté, on aura encore à se demander quelle est, parmi les œuvres des six premiers jours, la substance où Dieu a créé la cause virtuelle de l’âme, puisqu’à ce moment il ne l’avait tirée ni du néant ni d’un être antérieur.

41. Si on répond, pour éviter cette difficulté, que l’homme fut formé du limon le sixième jour, et que cette formation n’a été rappelée plus tard que sous forme de résumé, qu’on songe aux expressions qui désignent là femme : « Il les créa mâle et femelle, et il les bénit[191]. » Si on prétend alors que la femme fut ce jour-là formée d’un os de l’homme : qu’on examine bien comment les oiseaux amenés devant Adam furent créés le sixième jour, afin de concilier cette opinion avec le témoignage où l’Écriture révèle que les oiseaux de toute espèce furent tirés des eaux le cinquième jour ; qu’on réfléchisse également aux arbres qui furent plantés dans le Paradis, quand cet ordre de création appartient au troisième jour, selon le témoignage de l’Écriture ; qu’on pèse bien ces paroles : « Dieu fit encore sortir de la terre toute espèce d’arbres beaux à la vue et qui offraient des fruits excellents à manger : » comme si les arbres sortis de la terre le troisième jour et compris dans les œuvres que Dieu jugea excellentes, n’avaient pas offert un spectacle et des aliments délicieux ! Qu’on pèse aussi ces expressions : « Dieu forma encore de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel[192] » comme s’ils n’étaient pas du nombre de ceux qui avaient été créés, ou plutôt comme s’il n’en avait jamais existé auparavant ! Remarquez en effet que l’Écriture ne dit pas : Dieu forma de la terre d’autres bêtes des champs, d’autres oiseaux, afin de compléter le nombre des êtres sortis de la terre le sixième jour et des eaux le cinquième, non ; « Dieu forma toutes les bêtes, dit-elle, tous les oiseaux. » Qu’on examine encore l’ordre dans lequel Dieu fit toutes ses œuvres : le premier, jour, le jour lui-même ; le second, le firmament ; le troisième, la terre et la mer sous leurs formes distinctes, avec les arbres et les herbes ; le quatrième, les luminaires et les étoiles ; le cinquième, les animaux tirés des eaux ; le sixième, les animaux tirés de la terre ; puis, qu’on rapproche de cet ordre le passage suivant : « Lorsque le jour fut fait, Dieu fit le ciel et la terre avec toute la verdure des champs. » Mais quand Dieu fit le jour, il ne fit que le jour. De plus comment a-t-il fait toute la verdure des champs avant qu’elle fût sur la terre, toute l’herbe avant qu’elle poussât ? Comment ne pas croire en effet que l’herbe fut faite au moment qu’elle poussa et non avant d’être apparue sur la terre, si les paroles de l’Écriture ne s’opposaient à cette pensée si naturelle ? Qu’on se rappelle encore les paroles de l’Ecclésiastique : « Celui qui vit éternellement à tout créé à la fois[193] » et qu’on cherche à concilier avec la création simultanée une série de créations séparées par des intervalles de jours et non de minutes. Qu’on s’applique à prouver l’égale vérité de ces deux passages en apparence contradictoires, où la Genèse, d’une part, révèle que Dieu se reposa le, septième jour de toutes ses œuvres[194], et où l’Évangile, de l’autre, déclare par la bouche du Seigneur que Dieu agit encore aujourd’hui[195]. Enfin qu’on approfondisse en quel sens les mêmes œuvres sont à la fois complètes et inachevées.

42. C’est l’ensemble de ces témoignages de l’Écriture, dont fa véracité ne peut être suspecte qu’à un infidèle ou un impie, qui m’a conduit à l’opinion que j’ai exposée. Selon moi, Dieu à l’origine des siècles a créé tous les êtres à la fois, les uns réellement et en acte, les autres en puissance et dans leurs principes ; de même que dans sa toute-puissance il a créé non seulement les êtres, actuels mais encore les êtres à venir ; il s’est reposé de ce qu’il avait fait, afin de créer ensuite, en les gouvernant par sa providence, la suite régulière des temps et des générations : car, il avait achevé ses œuvres, au point de vue de la perfection des espèces, et il les avait commencées au point de vue de leur succession dans le temps ; ainsi, il s’est reposé en tant que la création était achevée, il agit encore en tant qu’elle est incomplète. A-t-on une opinion plus vraisemblable sur ces vérités ? Loin de la combattre, j’y applaudirai.

43. Quant à l’âme, dont Dieu anima l’homme en soufflant sur sa face, voici tout ce que j’en affirme : elle vient de Dieu, sans être de la même substance que lui ; elle est immatérielle, en d’autres tenues, elle n’est point corps mais esprit. Cet esprit n’est point engendré de la substance divine et n’en procède point : il n’est que l’ouvrage de Dieu. Grâce à ses facultés, il ne peut être la transformation d’un corps quel qu’il soit, ni d’un être dépourvu de raison ; par conséquent il a été tiré du néant. S’il est immortel d’après un mode d’existence qu’il ne peut perdre, on peut dire qu’il est périssable au point de vue des changements qui le dégradent ou l’élèvent : le seul être absolument immortel est celui dont à l’Apôtre a dit : « qu’il possède seul l’immortalité[196]. » Sur tout autre point débattu dans ce livre, que la discussion serve à montrer au lecteur comment on peut rechercher les vérités laissées dans l’ombre par l’Écriture, en se préservant de toute assertion présomptueuse. Si ma méthode ne lui plaît pas, qu’il en pénètre au moins l’esprit, en d’autres termes, qu’il consente à m’instruire s’il le peut, ou qu’il cherche avec moi un commun maître.

LIVRE HUITIÈME. modifier

LE PARADIS TERRESTRE[197]. modifier

CHAPITRE PREMIER. modifier

LE PARADIS TERRESTRE EST TOUT ENSEMBLE UNE RÉALITÉ ET UN SYMBOLE. modifier

1. « Et Dieu planta un paradis du côté de l’orient en Eden et il y plaça l’homme qu’il avait fait[198]. » Il existe, je le sais, une foule d’opinions sur le Paradis terrestre, mais elles peuvent se ramener à trois principales : la première consiste à ne voir dans le Paradis qu’un jardin ; la seconde, à le considérer comme une allégorie ; la troisième, qui concilie les deux autres, admet le sens littéral et le sens figuré. J’avoue en passant que je partage ce dernier sentiment. Ici j’entreprends de parler du Paradis terrestre au sens littéral, selon les grâces que Dieu daignera m’accorder, et de faire comprendre comment l’homme formé du limon de la terre, c’est-à-dire pourvu d’un corps, fut établi dans un véritable jardin. Adam sans doute était la figure et le type de l’Adam futur[199]: cependant on voit en lui un homme doué de toutes les facultés de son espèce, lequel vécut un certain nombre d’années et, après avoir laissé une postérité nombreuse, mourut comme le reste des hommes, encore qu’il ne fût issu d’aucuns, parents, mais formé de la terre, en qualité de premier homme : de même on doit voir dans le jardin où Dieu le plaça, un lieu, un séjour terrestre destiné à un être formé de la terre.

2. Le récit de la Genèse ne rentre point en effet dans le genre des allégories, comme le Cantique des cantiques : il est historique comme le livre des Rois et tous ceux qui offrent le même caractère. Les récits historiques contenant les faits ordinaires de la vie humaine, on les explique aisément ou plutôt de prime-abord au sens littéral, afin de déduire des évènements passés le sens allégorique des évènements futurs ; mais comme on ne retrouve point ici le cours ordinaire de la nature, on ne peut se résoudre à voir la réalité et on conçoit tout comme des symboles ; on veut même ne faire commencer l’histoire proprement dite qu’à l’époque où Adam et Eve, ayant été chassés du Paradis, s’unirent et eurent des enfants. Mais, en vérité, est-il dans le cours naturel des choses qu’ils aient vécu tant d’années, qu’Enoch ait été enlevé au ciel, qu’une femme ait enfanté malgré la vieillesse et la stérilité, et mille autres prodiges ?

3. Mais, dit-on, il faut distinguer entre un récit de faits miraculeux et l’exposition des lois qui ont présidé à la formation des êtres. Là en effet les prodiges mêmes démontrent que le cours des choses est tantôt naturel, tantôt extraordinaire et par conséquent amène des miracles ; ici on ne fait que révéler la création des êtres. – La réponse est facile. La création elle-même a été extraordinaire par cela seul qu’elle était création. Dans l’organisation des choses du monde, n’y a-t-il pas un fait sans précédent et auquel rien ne correspond, à savoir le monde lui-même ? Faut-il donc admettre que Dieu n’a pas fait le monde, parce qu’il n’en compose plus d’autres, ou qu’il n’a pas fait le soleil, parce qu’il n’en crée pas de nouveaux ? Pour mieux déconcerter l’objection, il aurait fallu citer l’homme, au lieu de discuter sur le Paradis. N’admet-on pas qu’il a été formé par Dieu comme jamais homme ne l’a été ? Pourquoi alors refuser de croire que le Paradis a été fait de la même manière que se forme aujourd’hui une forêt ?
4. Je m’adresse à ceux qui reconnaissent l’autorité des saintes Lettres ; il en est parmi eux qui ne veulent voir dans le Paradis terrestre qu’une pure allégorie. Quant aux adversaires de l’Écriture, j’ai suivi dans un autre ouvrage[200], une méthode toute différente pour leur répondre. Cependant, même dans ce traité, j’ai défendu l’Écriture au point de vue littéral, autant que je l’ai pu, afin que ceux qui ont l’intelligence, trop émoussée ou trop endurcie pour se rendre à la raison et croire à ces vérités, n’aient du moins aucun moyen de leur donner l’apparence de fables. Mais que des esprits qui ont foi dans l’Écriture, refusent de croire qu’il a réellement et à la lettre existé un Paradis, c’est-à-dire un parc délicieux où les arbres offraient des fruits et des ombrages, un parc immense arrosé par une immense source, et cela quand ils voient tant de forêts considérables se former sans le concours de l’homme par l’action mystérieuse du Créateur, c’est pour moi un sujet d’étonnement : à quel titre croient-ils donc que l’homme a été créé, puisqu’ils n’ont jamais vu d’exemple d’une pareille formation ? S’il ne faut voir dans Adam lui-même qu’un type, quel a été le père de Caïn, d’Abel, de Seth ? Ces personnages ne seraient-ils eux-mêmes que des symboles, au lieu d’être fils d’un homme et hommes eux-mêmes ? Qu’ils examinent donc de près à quelle conséquence les conduirait un pareil système et qu’ils s’unissent à nous pour interpréter au pied de la lettre le récit des faits primitifs. Dès lors, qui n’accueillera avec sympathie les symboles qu’ils découvrent dans ces événements, et qui révèlent soit les dispositions murales des esprits, soit les choses à venir ? Assurément si on ne pouvait entendre littéralement les faits qu’expose l’Écriture sans compromettre la foi, que resterait-il à faire sinon de voir partout des allégories plutôt que de lancer contre la parole sainte des accusations impies ? Mais l’interprétation historique de ces faits, loin de compromettre les récits de l’Écriture, ne sert qu’à les corroborer ; il n’est personne, à mon sens, qui après avoir vu les événements de la Genèse expliqués littéralement selon cette règle de foi, poussera l’obstination et l’incrédulité, jusqu’à persévérer dans la fausse opinion que le Paradis terrestre ne peut être qu’une allégorie.

CHAPITRE II. modifier

POURQUOI DES EXPLICATIONS ALLÉGORIQUES DANS. LE TRAITÉ DE LA GENÈSE CONTRE LES MANICHÉENS ? modifier

5. Les Manichéens ne se bornent pas à mal interpréter les saintes Lettres : ils les rejettent et vont jusqu’au sacrilège. C’est contre eux que j’écrivis deux livres sur la Genèse dans les premiers temps de ma conversion, me proposant à la fois de réfuter leur système insensé, et de leur inspirer le désir de chercher dans les livres même qu’ils détestent la foi chrétienne et évangélique. Comme le sens littéral ne se présentait pas toujours à mon esprit, et même me semblait parfois impossible ou du moins très difficile, pour ne pas perdre trop de temps, je me mis à expliquer avec toute la netteté et toute la précision dont j’étais capable le sens allégorique des faits que je ne pouvais encore interpréter à la lettre : je craignais d’ailleurs de les rebuter par un long ouvrage ou une discussion obscure, et de leur faire tomber le livre des mains. Toutefois je me rappelle le but principal que je me proposai sans l’atteindre c’était de montrer que les évènements de la Genèse étaient historiques et non de pures allégories. Je désespérais si peu de les voir ainsi entendus que j’établis au second livre le principe suivant : « Si on se résout à prendre au sens rigoureusement littéral tous les récits de la Genèse, on trouvera un moyen infaillible d’éviter bien des blasphèmes sans sortir du domaine de la foi. Loin de voir avec dépit untel travail, il faut le regarder comme une preuve merveilleuse d’intelligence. Mais si nous ne pouvons entendre l’Écriture d’une manière à la fois pieuse et digne de Dieu qu’en prenant les faits pour des figures et des énigmes, appuyons-nous sur l’autorité des Apôtres qui ont donné le nœud de tant d’énigmes dans l’ancien Testament, et poursuivons notre but avec l’aide de Celui qui nous a exhortés à chercher, à demander et à frapper[201]. « Expliquons donc d’après la foi catholique les figures que renferment les évènements ou les prophéties, sans préjudice d’un traité plus exact et plus parfait, qu’il vienne de moi ou de tout autre à qui Dieu daignera accorder sa lumière[202]. » Voilà ce que je disais alors. Aujourd’hui que le Seigneur m’a inspiré la pensée de considérer avec plus d’attention ces évènements, et que j’ai l’espérance ou plutôt la conviction de pouvoir les interpréter comme des faits historiques et non plus comme de pures allégories, je vais expliquer le Paradis, terrestre ; en suivant la même méthode que dans les livres précédents.

CHAPITRE III.

DE LA CRÉATION DES ARBRES DANS LE PARADIS. RETOUR SUR LA CRÉATION DES PLANTES LE TROISIÈME JOUR.

6. Donc « Dieu planta le paradis d’Eden (c’est-à-dire, de délices), vers l’Orient et y plaça l’homme qu’il avait créé. » Tel est le récit de l’Écriture et tels sont les faits. L’Écrivain sacré reprend alors sa pensée pour la développer et pour montrer comment cette œuvre s’est accomplie, en d’autres termes, comment Dieu a planté ce parc et y a établi l’homme. Il ajoute en effet : « Dieu fit encore produire à la terre toute espèce d’arbres beaux à voir et qui donnaient des fruits délicieux. » Remarquez qu’il ne dit pas que Dieu créa des arbres d’une espèce nouvelle ou le reste des arbres. En effet, la terre avait déjà produit les arbres ou plantes de toute espèce qui présentaient une vue charmante et des fruits délicieux ; cette création avait eu lieu au troisième jour, et voilà pourquoi Dieu avait dit au sixième : « Je vous ai donné toute espèce d’herbes portant semence qui est sur la terre, tout arbre fruitier, portant semence, pour vous servir de nourriture[203]. » Dieu leur aurait-il donné une chose et voulu ensuite leur en donner une autre ? Je ne puis le croire. Les arbres qui furent créés dans le Paradis appartenant aux espèces de ceux que la terre avait produits le troisième jour, sortirent également de la terre au moment qui leur avait été fixé : en effet, les productions de la terre au troisième jour représentaient dans l’Écriture la cause virtuelle de ces productions créée au sein de la terre, en d’autres termes, le sol avait alors reçu ce principe de fécondité qui se développe encore aujourd’hui en productions toutes semblables, à l’époque qui leur a été assignée pour apparaître au jour.

7. Par conséquent ces paroles de Dieu au sixième jour : « Voici que je vous ai donné toute espèce d’herbes portant semence, toute espèce d’arbres fruitiers portant semence, afin qu’ils vous servent de nourriture » n’ont été ni des sons, ni une succession de syllabes : elles ont été prononcées par la puissance créatrice telle qu’elle réside dans le Verbe. Mais pour faire entendre à l’homme ce que Dieu a dit sans employer de sons successifs, il fallait bien recourir à une série de sons. C’était à une époque postérieure que l’homme, formé du limon de la terre et animé du souffle divin, devait avec sa postérité prendre pour aliments les productions que la terre ferait sortir de son sein, en vertu du principe de fécondité dont elle avait été déjà enrichie. Ainsi Dieu, en créant les causes qui contenaient en principe tout l’avenir, se parlait comme si l’avenir eût déjà existé, au sein de cette vérité tout intérieure que l’œi1 n’a point vue, que l’oreille n’a point entendue et que l’Esprit-Saint a révélé à l’écrivain inspiré.

CHAPITRE IV.

DE L’ARBRE DE VIE : QU’IL EST TOUT ENSEMBLE UN ARBRE RÉEL ET LE SYMBOLE DE LA SAGESSE[204].

8. Quant aux expressions qui suivent : « L’arbre de vie au milieu du jardin et l’arbre de la connaissance du bien et du mal » il faut les peser avec attention, si on ne veut pas être entraîné à voir sous ces mots un symbole en dehors de toute réalité. Il est écrit de la Sagesse « qu’elle est l’arbre de vie pour tous ceux qui l’embrassent.[205] » Cependant, quoiqu’il y ait au ciel une Jérusalem éternelle, il n’en a pas moins existé sur la terre une cité qui la représentait. Sara et Agar, tout en étant les symboles des deux Alliances, n’en ont pas moins été deux femmes[206]. Jésus-Christ par les mérites de sa passion sur la croix nous arrose de son sang ; mais le rocher dont Moïse fit sortir une source d’eau vive, pour apaiser la soif du peuple, ne cesse pas d’avoir été un rocher véritable, parce qu’il était, selon l’Apôtre, « la figure de Jésus-Christ[207] ». Le sens allégorique de ces évènements est sans doute fort distinct de leur vérité historique ; mais il n’empêche pas qu’ils aient eu lieu. À l’époque où l’écrivain les racontait, il ne composait pas de symboles ; il faisait un récit exact de faits destinés à figurer ceux qu’ils précédaient. Il y a donc eu un arbre de vie, comme il a existé un rocher figure de Jésus-Christ : Dieu n’a pas voulu que, l’homme vécut dans le Paradis, sans offrir à ses yeux quelques images matérielles des choses de l’esprit. Le reste des arbres fournissaient des aliments, celui-ci contenait de plus un mystère ; il représentait la Sagesse dont il a été dit « qu’elle est l’arbre de vie » au même titre que Jésus-Christ est le rocher d’où jaillit l’eau pour ceux qui l’aiment. Il est le rocher, dis-je, parce que tout ce qui a précédé un fait pour le figurer doit servir à le désigner. Il est également l’agneau qui s’immole dans la Pâque ; or, le symbole n’est pas un mot, c’était une réalité ; l’agneau pascal était un véritable agneau, on l’immolait, on le mangeait[208]. Cependant ce sacrifice réel en figurait un autre. Ne le comparons pas au veau gras qu’on tue pour fêter le retour de l’enfant prodigue[209]. Là, en effet on développe une allégorie, on ne cherche pas le sens allégorique d’évènements véritables ; ce n’est point l’Évangéliste, c’est le Seigneur même qui est l’auteur de cette narration, l’Évangéliste ne fait que la reproduire : le récit est pourtant un fait, en ce sens que le Sauveur a tenu réellement ce langage ; mais dans sa bouche ce n’est qu’une parabole et on ne saurait exiger qu’on démontre l’authenticité des faits qui y sont racontés. Jésus-Christ est aussi tout ensemble la pierre sur laquelle Jacob versa de l’huile[210], et la pierre, qui, rejetée par les architectes, est devenue la principale pierre de l’angle[211]. Mais ici la figure n’est qu’une prophétie, là elle implique un fait. Moïse racontait en effet un évènement passé, le Psalmiste ne faisait que prédire l’avenir.

CHAPITRE V. modifier

SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT. modifier

9. C’est ainsi que dans le Paradis tout spirituel où le Larron fut introduit après sa mort sur la croix[212], la Sagesse, ou Jésus-Christ est l’arbre de vie ; mais, pour le représenter, il fut créé un arbre de vie dans le Paradis matériel ainsi le veut l’Écriture qui, racontant les évènements dans leur ordre chronologique, nous apprend que l’homme fut formé d’abord, puis, établi dans ce lieu, en pleine possession de la vie des sens. Se figure-t-on que l’âme, une fois dégagée du corps, est renfermée dans un lieu visible, bien qu’elle n’ait plus son enveloppe matérielle ? Qu’on avance cette proposition ; il ne manquera pas de gens pour l’appuyer, pour soutenir même que le riche altéré par l’Évangile est dans un séjour matériel, et que sa langue desséchée, la goutte d’eau qu’il aspire à recevoir du bout du doigt de Lazare, prouvent une âme unie à un corps. Je ne me hasarderai pas avec eux dans une question aussi difficile. Le doute, quand la vérité est obscure, vaut mieux qu’une discussion subtile où l’on ne peut arriver à la certitude. D’ailleurs, de quelque façon qu’il faille concevoir la flamme de l’enfer, le sein d’Abraham, la langue du riche, le doigt du pauvre, le supplice de la soif, la goutte d’eau rafraîchissante[213] ; la vérité peut sortir d’un paisible examen : elle ne jaillira jamais d’une controverse passionnée. Afin de ne pas nous laisser arrêter par une question aussi profonde et qui exigerait de longs développements, nous nous bornerons à cette simple réponse : si les âmes dégagées du corps peuvent être renfermées dans un lieu matériel, l’âme du bon larron a pu être admise dans le Paradis où le corps du premier homme fut introduit. Plus tard, s’il est nécessaire, nous trouverons dans quelque passage de l’Écriture une occasion plus favorable d’exprimer à ce sujet nos doutes ou notre sentiment.

10. Que la Sagesse n’ait rien de matériel et par conséquent qu’elle ne puisse être un arbre, c’est un point incontestable à mes yeux et qui, je crois, n’est mis en doute par personne : mais pour refuser d’admettre qu’un arbre ait pu dans un parc représenter la Sagesse sous un symbole mystérieux, il faut ou ne pas songer à tous les corps dont l’Écriture s’est servi pour figurer les choses spirituelles, ou soutenir que l’existence du premier homme a été incompatible avec un pareil mystère. Cependant l’Apôtre répète ces paroles prononcées par Adam sur la femme qui, selon notre croyance, fut tirée de son côté : « L’homme laissera son père et sa mère et s’attachera à sa femme ; et ils seront deux en une seule chair[214] » et il y voit : « un symbole auguste de l’union de Jésus-Christ avec son Église[215]. » N’est-ce pas une chose étrange, j’allais dire insoutenable, qu’on voie dans le Paradis une peinture allégorique et qu’on ne veuille pas y voir une réalité destinée à devenir une allégorie ? Si on admet, comme on le fait pour Agar et Sara, pour Ismaël et Isaac, qu’il y a dans cette création un fait historique aussi bien qu’une figure, pourquoi ne pas admettre que l’arbre de vie fut à la fois un arbre réel et un emblème de la Sagesse ? C’est ce que je ne saurais comprendre.

11. Il ne me coûte pas de dire encore que cet arbre mystérieux, tout en offrant à l’homme un aliment matériel, avait une vertu secrète et extraordinaire pour maintenir son corps dans la vigueur et la santé. A coup sûr, il s’ajoutait aux propriétés naturelles du pain une vertu particulière dans le gâteau qui suffit à Dieu pour préserver un prophète de la faim, pendant quarante jours[216]. Comment hésiter à croire qu’avec le fruit d’un arbre, par un bienfait dont la cause nous échappe, Dieu ait mis le corps de l’homme à l’abri des ravages de la maladie, des années et même des atteintes de la vieillesse, quand on voit ce même Dieu empêcher des aliments ordinaires de diminuer par un prodige et renouveler sans cesse la farine et l’huile dans des vases d’argile[217]? Vienne maintenant un dialecticien subtil qui prétende que Dieu a dû faire sur la terre des miracles qu’il n’a point dû faire dans le Paradis : apparemment que l’acte par lequel il forma l’homme du limon, la femme d’une côte de l’homme, n’est pas un prodige plus étonnant que la résurrection d’un mort.

CHAPITRE VI. modifier

L’ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL. modifier

12. L’arbre de la science du bien et du mal se présente maintenant à notre attention. Sans nul doute, c’était un arbre réel et visible comme tous les autres. Là n’est point la question : le point à éclaircir est de savoir pourquoi il a été nommé ainsi. Or, plus j’examine, plus je suis porté à admettre que cet arbre n’offrait aucun aliment nuisible. Celui qui n’avait créé que des œuvres excellentes[218], n’avait rien mis de mauvais dans le Paradis : le mal data pour l’homme de sa désobéissance au commandement. L’homme étant soumis au souverain empire de Dieu devait être assujetti à une loi, afin d’avoir le mérite de conquérir la possession de son Seigneur par l’obéissance. L’obéissance, je puis le dire en toute sûreté, est la seule vertu de toute créature raisonnable, agissant sous la suzeraineté de Dieu, de même que le premier des vices et le comble de l’orgueil est de faire tourner sa liberté à sa perte, ce qui est proprement la désobéissance. Or l’homme ne pourrait reconnaître ni sentir la souveraineté de Dieu, s’il n’avait un commandement à exécuter. Par conséquent, l’arbre n’avait en lui-même rien de malfaisant : il fut appelé l’arbre de la science du bien et du mal, parce que, si l’homme venait à manger de ses fruits après là défense qu’il en avait reçue, il violerait, par la même, l’ordre de Dieu et reconnaîtrait, au châtiment qui suivrait cette transgression, toute la différence du bien et du mal, de la soumission et de la révolte. Il est donc ici question d’un arbre et non d’un symbole son nom ne vient pas des fruits qu’il devait produire, mais de la conséquence même qu’entraînerait pour l’homme l’infraction au commandement de n’y point toucher.

CHAPITRE VII. modifier

DES FLEUVES QUI ARROSAIENT LE PARADIS TERRESTRE. modifier

13. « Il sortait d’Eden un fleuve qui arrosait le jardin et de là il se divisait en quatre fleuves. Le nom du premier est Phison ; c’est celui qui coule autour de tout le pays d’Evilath, où il y a de l’or : et l’or de ce pays-là est bon. C’est là aussi que se trouve le bdellion et la pierre d’onyx. Le nom du second fleuve est Géon ; c’est lui qui coulé autour de tout le pays d’Éthiopie. Le nom du troisième fleuve est le Tigre ; c’est celui qui coule vers l’Assyrie. Et le quatrième fleuve est l’Euphrate[219]. » Faut-il m’évertuer à prouver que ce sont là de véritables fleuves plutôt que des fleuves imaginaires destinés à servir de symboles, quand leur réalité est indiquée par leurs noms seuls, si connus dans les pays qu’ils baignent et répandus pour ainsi dire dans le monde entier ? Le temps a changé le nom primitif de deux de ces fleuves ; de même que le Tibre s’est d’abord appelé l’Albula, le Nil et le Gange sont les noms modernes du Géonet du Phison : quant au deux autres ils portent encore le même nom que dans les anciens temps. Or, si leur existence est avérée, ne devons-nous pas également entendre à la lettre tous les récits de l’Écriture, et y voir, au lieu de pures allégories, des évènements historiques qui cachaient un sens figuré ? Assurément une parabole peut emprunter une couleur historique à des circonstances qui n’ont rien de réel, par exemple, celle où le Seigneur raconte qu’un homme, qui allait de Jérusalem à Jéricho, tomba entre les mains des voleurs[220]. Comment ne pas voir que c’est là une parabole et que le langage est allégorique d’un bout à l’autre ? Cependant les deux villes qui y sont nommées sont véritables et peuvent encore aujourd’hui se voir dans la Judée. Nous expliquerions de la même manière les quatre fleuves, si nous étions obligés d’interpréter au sens figuré tous les détails que l’Écriture nous transmet sur le Paradis terrestre ; mais comme nous n’avons aucun motif pour ne pas prendre à la lettre les faits à leur origine, pourquoi ne pas s’attacher avec simplicité à l’autorité de l’Écriture, quand elle raconte des évènements d’un caractère éminemment historique, en passant de la connaissance de la réalité au sens figuré qu’elle peut renfermer ?

14. Faut-il nous arrêter, à l’objection que, sur ces quatre fleuves, les uns ont une source connue, les autres une source cachée, et que par conséquent il est littéralement impossible qu’ils sortent de l’unique fleuve du Paradis ? Loin de là la situation du Paradis terrestre étant une énigme pour l’esprit humain, il faut croire que le fleuve qui arrosait le Paradis se divisait en quatre bras, selon le témoignage incontestable de l’Écriture ; quant aux fleuves dont les sources, dit-on, sont connues, ils ont disparu quelque part sous terre, et, après avoir parcouru un long circuit, ils ont reparu en d’autres pays où ils passent pour prendre leur source. Qu’y a-t-il de plus fréquent que ce phénomène ? Mais on ne le connaît que pour les cours d’eaux qui ne restent pas longtemps cachés sous la terre. Ainsi un fleuve sortait d’Eden, c’est-à-dire, d’un lieu de délices ; ce fleuve arrosait le Paradis, en d’autres termes, les arbres magnifiques et chargés de fruits qui ombrageaient tout l’espace compris dans ce parc.

CHAPITRE VIII. modifier

L’HOMME PLACÉ DANS LE PARADIS TERRESTRE POUR S’Y LIVRER A L’AGRICULTURE. modifier

15. « Dieu prit donc l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden, pour le cultiver et pour le garder. Puis le Seigneur Dieu commanda à l’homme, disant : Tu mangeras de tout arbre qui est dans le jardin ; quant à l’arbre de la science du bien et du mal vous n’en mangerez point : car au jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort[221]. » L’Écriture après avoir dit brièvement, un peu plus haut, que Dieu avait planté un jardin et y avait placé l’homme sa créature, était revenue sur ces expressions pour décrire la formation de ce parc ; elle y revient encore pour raconter comment l’homme fut introduit. Il y fut placé, dit-elle, pour le cultiver et pour le garder. Examinons le sens attaché à ces derniers mots. De quel travail, de quelle surveillance peut-il être question ? Dieu a-t-il voulu que le premier homme se livrât à l’agriculture ? Ne serait-il pas invraisemblable qu’il l’eût condamné au travail avant sa faute ? On pourrait le penser, si l’expérience ne démontrait pas que l’homme parfois prend un plaisir si vif à travailler la terre, que c’est un supplice pour lui d’être arraché à cette occupation. Or, l’attrait attaché à l’agriculture était bien plus vif encore à une époque où la terre et le ciel avaient une perpétuelle bénignité. Ce n’était point un travail écrasant, mais comme un épanouissement de l’activité, charmée de voir les créations divines prendre avec son concours un aspect plus vivant et une fécondité nouvelle : c’était un sujet perpétuel de louer le Créateur lui-même, pour ce don de l’activité qu’il avait fait à l’âme unie à un corps, pour cette faculté qui s’exerçait dans la mesure du plaisir et non à contre-cœur pour, satisfaire aux besoins inférieurs du corps.

16. Y a-t-il un spectacle plus sublime et plus ravissant pour l’homme, un entretien plus intime pour ainsi dire de sa raison avec la nature, que d’examiner ses semis, ses pépinières, ses boutures, ses greffes, et de se demander quelle est la vertu secrète des germes et des racines ; d’où vient leur développement ou leur stérilité ; quelle est l’action de la force invisible qui les fait croître au dedans, l’influence de la culture au-dehors ? Ces considérations n’élèvent-elles pas jusqu’à montrer que celui qui plante et qui arrose n’est rien, mais Dieu seul qui donne l’accroissement[222] ? Le travail extérieur ne vient-il pas d’ailleurs de l’être même que Dieu a créé et qu’il gouverne selon les desseins secrets de sa providence ?

CHAPITRE IX. modifier

ENSEIGNEMENT QUE DONNE LA CULTURE DE LA TERRE. modifier

17. De là l’esprit porte ses regards sur le monde lui-même comme sur un arbre immense, et il y retrouve la double action de la Providence, l’une naturelle et l’autre volontaire. Je veux parler des mouvements mystérieux que Dieu imprime par lui-même pour donner l’accroissement à tout, même aux plantes et aux arbres, et de l’activité libre qu’il gouverne chez les anges et chez les hommes. À l’action naturelle appartiennent les lois qui régissent les corps au ciel et sur la terre : le rayonnement des luminaires et des étoiles, la succession des jours et des nuits, le mouvement des eaux à la surface et autour du globe fondé sur elles, l’équilibre de l’atmosphère répandue au-dessus de la terre ; l’origine, la naissance, le développement la vieillesse et la mort des animaux et des plantes ;, bref tous les phénomènes qui s’accomplissent chez les êtres par les mouvements naturels de l’organisation. À l’action volontaire se rattachent la création et la transmission des signes du langage, les travaux de la campagne, le gouvernement des états, la culture des arts, enfin tous les actes qui s’accomplissent soit dans la cité céleste, soit dans la société des hommes ici-bas, où les méchants même a leur insu travaillent dans l’intérêt des bons : Cette double action de la Providence éclate chez l’homme considéré en lui-même : physiquement, dans la suite de mouvements qui le font naître, croître et vieillir ; moralement, dans les penchants qui le portent à se nourrir, à se vêtir, et à se conserver. L’âme elle-même obéit à une impulsion naturelle pour vivre et pour sentir ; elle agit sous l’influence de la volonté pour apprendre et pour juger.
18. Consacrée à un arbre, la culture a pour but de lui donner par un travail extérieur, tout le développement de ses propriétés intrinsèques chez l’homme, l’hygiène seconde extérieurement le travail que la nature accomplit dans l’intérieur du corps, et la science donne les moyens extérieurs de rendre l’âme heureuse au-dedans. Néglige-t-on la culture d’un arbre ? Les effets sont analogues à ceux que produit, dans le corps, l’indifférence pour l’hygiène, dans l’âme, la nonchalance à s’instruire ; les ravages qu’une humidité maligne cause dans un arbre, des aliments délétères les exercent dans le corps, et les maximes de l’injustice dans l’âme. C’est ainsi que le Dieu qui domine tout, qui a créé et qui gouverne tout, a établi dans la nature des lois excellentes et a soumis fautes les volontés aux règles de la justice. Quelle conséquence y a-t-il donc à admettre que l’homme a été établi dans le paradis pour se livrer à la culture de la terre, si elle entraînait alors pour lui non un travail d’esclave, mais les plus nobles jouissances de l’âme ? Y a-t-il une occupation plus innocente, quand on a du loisir, plus féconde en méditations sublimes, quand on est éclairé ?

CHAPITRE X. SUR LE SENS ATTACHÉ AUX MOTS cultiver ET garder. modifier


19. « Dieu mit l’homme dans le jardin pour garder. » Mais garder quoi ? Serait-ce le jardin lui-même ? Contre qui ? A coup sûr il n’y avait à craindre ni empiétements de voisin, ni chicane à propos de limites, ni attaque de voleur ou de brigand. Comment donc concevoir que l’homme ait réellement gardé un parc véritable L’Écriture ne dit point qu’il devait garder et cultiver le Paradis ; elle emploie les deux mots absolument : « pour garder et cultiver » Une traduction littérale du grec donnerait : posui eum in Paradiso operari eum et custodire. L’homme a-t-il été placé dans le paradis pour travailler, ou, comme semble le croire l’interprète qui a traduit « ut operaretur » ou pour travailler le Paradis lui-même ? Le tour est équivoque. Il semblerait qu’il eût fallu ici faire du mot Paradis non un complément direct, mais un complément de lieu et dire : « afin de travailler dans le Paradis. »
20. Toutefois, dans la crainte que l’expression « travailler le jardin » ne soit la véritable et ne rappelle le passage : « Il n’y avait point d’homme pour travailler la terre » examinons ces paroles dans les deux sens qu’elles peuvent offrir. J’admets donc d’abord qu’on puisse dire que l’homme fut introduit dans l’Eden « afin de garder dans le Paradis. » Qu’y avait-il à garder dans le Paradis ? Je ne parle pas du travail d’Adam : la question vient d’être traitée. Devait-il garder dans son cœur le principe qui rendait la terre docile à ses travaux ; en d’autres termes, devait-il obéir au commandement divin avec la même complaisance que la terre se laissait cultiver par ses mains, afin qu’elle produisit pour lui les fruits de la soumission au lieu des épines de la révolte ? En réalité, il ne voulut pas imiter la docilité du jardin qu’il cultivait, et, pour sa peine, reçut un sol ingrat comme lui : « Il te donnera, dit l’Écriture, des épines et des chardons. »
21. Si on adopte le second sens, d’après lequel Adam aurait travaillé et gardé le jardin, on s’explique la première expression par ses travaux d’agriculture tels que nous les avons exposés mais comment expliquer la seconde ? Il ne gardait pas le jardin contre des voleurs ou des ennemis qui n’étaient point encore apparus : peut-être le gardait-il contre les animaux ; mais pourquoi et comment ? Les bêtes faisaient-elles déjà à l’homme cette guerre qui fut la conséquence du péché ? Non sans doute : les animaux avaient été amenés devant l’homme qui leur avait donné des noms, comme nous allons bientôt le voir, et le sixième jour une nourriture commune leur avait été assignée par le commandement de la parole souveraine. D’ailleurs, les animaux eussent-ils inspiré quelque crainte, comment un seul homme aurait-il été capable de mettre le jardin à l’abri de leurs ravages ? Le parc ne devait pas être renfermé dans d’étroites limites, puisqu’il était arrosé par une source aussi abondante, et l’homme aurait apparemment été obligé de construire autour du parc, à force de travail, une clôture capable d’enfermer l’entrée au serpent : mais il aurait fallu un prodige pour chasser tous les serpents avant que l’enceinte n’eût été achevée.
22. Pourquoi ne pas comprendre une vérité qui crève les yeux ? L’homme fut établi dans le jardin afin de le travailler, en se livrant à cette culture qui excluait toute fatigue, comme nous l’avons dit, et qui était tout ensemble féconde en jouissances et en leçons sublimes pour un esprit éclairé : il fut chargé de le garder dans son propre intérêt, c’est-à-dire, en s’abstenant de toute faute qui le condamnerait à en sortir. Bref ; il reçoit un commandement qui devient pour lui un motif de garder le Paradis, puisqu’il ne doit pas en être chassé tant qu’il l’observera. On dit avec raison qu’un homme ne sait pas garder son bien, quand il le perd par sa conduite, lors même que cette fortune passe à'un autre qui a su l’acquérir, ou s’est rendu digne de la posséder.
23. Ce texte permet une autre interprétation qui vaut, je crois, la peine d’être exposée : c’est que l’homme même aurait été l’objet de l’activité et de la surveillance de Dieu [223]. Si l’homme travaille la terre, non pour la créer, mais pour la rendre belle et fertile, Dieu, à plus forte raison, travaille l’âme humaine, à qui il a donné l’être, pour la rendre juste : seulement l’homme ne doit pas renoncer à. Dieu par orgueil, commettre cette apostasie qui est le premier pas de l’orgueil, selon ce mot de l’Écriture : « Le commencement de l’orgueil est de s’éloigner de Dieu[224]. » Dieu étant le bien immuable, l’homme qui dans son corps et dans son âme n’a qu’une existence contingente, doit être tourné vers le bien absolu et s’y fixer, sous peine de ne pouvoir se former à la vertu et au bonheur. Par conséquent Dieu crée l’homme, pour lui donner le fond de son être, et tout ensemble le façonne et le garde pour le rendre bon et heureux ; l’expression d’après laquelle l’homme cultive la terre, déjà créé, pour l’embellir et la féconder, désigne aussi le travail par lequel Dieu forme l’homme, déjà créé, à la piété et à la sagesse ; il le garde, parce qu’en préférant son indépendance à la puissance supérieure de Dieu, et en méprisant la souveraineté du Créateur, l’homme ne peut être en sûreté.

CHAPITRE XI. L’AUTORITÉ DE DIEU RAPPELÉE A L’HOMME (Gen. 2, 15). modifier


24. Ce n’est point par omission, à mon sens, mais pour donner une grande leçon, que l’Écriture ne dit jamais depuis le début de la Genèse jusqu’au verset où nous sommes arrivés le Seigneur Dieu: le mot Seigneur est absent. Dès qu’elle arrive à l’époque où l’homme est établi dans ce Paradis et reçoit l’ordre de le cultiver comme de le garder, elle s’exprime ainsi : « Et « le Seigneur Dieu prit l’homme qu’il avait fait et le mit dans le jardin pour le cultiver et le garder. » La souveraineté de Dieu s’étendait sans doute sur les créatures qui avaient précédé l’homme ; mais ces paroles ne s’adressaient ni aux Anges ni à aucune autre créature que l’homme : elles avaient pour but de lui révéler tout l’intérêt qu’il avait à avoir Dieu pour Seigneur, et à vivre docilement sous son empire, au lieu d’abuser de sa propre puissance au gré de ses caprices. L’Écriture attend donc pour employer cette expression l’instant où l’homme est placé dans le Paradis pour s’y développer et s’y conserver sous la main de Dieu : alors elle ne dit plus seulement Dieu, comme tout à l’heure, elle ajoute le mot Seigneur. « Le Seigneur Dieu prit l’homme qu’il avait fait et le plaça dans le paradis afin de le façonner » à la justice, « et de le garder » pour assurer sa sécurité en exerçant sur lui cet empire qui n’est utile qu’à nous-mêmes. Dieu en effet peut se passer de notre soumission ; mais nous avons besoin de l’empire qu’il exerce sur nous pour cultiver notre âme et la garder : à ce titre il est seul. Seigneur, puisque notre dépendance, loin de lui valoir quelque avantage, ne sert qu’à nos intérêts et à notre salut. S’il avait besoin de nous, il ne serait plus véritablement Seigneur : il trouverait en nous des auxiliaires dans l’indigence dont il serait l’esclave. C’est donc avec justice que le Psalmiste s’écrie : « J’ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu : car vous n’avez pas besoin des biens que je possède[225]. » Toutefois en disant que nous le servons dans notre propre intérêt et pour notre salut, nous n’avons pas prétendu qu’il faille attendre de lui une autre récompense que lui-même : il constitue tout seul notre intérêt le plus élevé et notre salut. C’est ce sentiment qui nous fait l’aimer d’un amour désintéressé : « m’attacher au Seigneur, voilà mon bien[226]. »

CHAPITRE XII. DE L’IMPUISSANCE DE L’HOMME A FAIRE LE BIEN SANS LE SECOURS DE DIEU. modifier


25. L’homme en effet n’est point un être qui, une fois créé, puisse accomplir le bien par lui-même sans l’intervention de son Créateur. La bonté de ses actes consiste à s’attacher au Créateur, et par lui à devenir juste, pieux, sage et heureux. On ne doit pas s’arrêter dans ce travail, ni quitter Dieu, comme on prend congé d’un médecin après avoir été guéri ; le médecin n’opère qu’au-dehors et seconde la nature dont Dieu fait mouvoir intérieurement les ressorts, parce que Dieu, comme nous l’avons vu, conserve les êtres par la double impulsion que sa providence communique à la nature et aux volontés. L’homme doit donc s’attacher à son Seigneur comme à sa fin, non pour le quitter lorsqu’il sera devenu juste par ses bienfaits, mais pour être sans cesse formé à la justice. Par cela seul qu’il ne s’éloigne pas de Dieu, il trouve dans cette communication justice, lumières, bonheur ; il se perfectionne, il est en sûreté pendant qu’il obéit et que Dieu commande.
26. Nous l’avons dit, quand l’homme qui cultive la terre en vue de l’embellir et de la féconder, la laisse à elle-même après les travaux du labour, des semailles, de l’irrigation, son œuvre n’en subsiste pas moins ; mais il n’en est pas de même de Dieu : l’œuvre de justification qu’il accomplit dans l’homme ne subsiste plus dès que celui-ci l’abandonne. De même que l’air reçoit de la lumière un éclat qui n’a rien de permanent, puisqu’il ne brille plus dans l’absence de la lumière ; de même la présence de Dieu éclaire l’homme et son absence le laisse plongé dans les ténèbres : cet éloignement ne se mesure point par la distance ; c’est la volonté détachée de son principe.
27. Que l’Être immuablement bon perfectionne donc l’homme et le préserve. Notre devoir à nous est d’être façonnés sans cesse et perfectionnés par lui en nous attachant à lui, et en lui restant unis comme à notre fin : « Mon bonheur est de m’attacher au Seigneur ; c’est en vous, Seigneur que je garderai ma force[227]. » Nous sommes son ouvrage, en tant qu’il nous a donné l’être et que de plus il nous donne la vertu. C’est la vérité que proclamait l’Apôtre, quand il faisait sentir aux fidèles arrachés à l’impiété la grâce qui nous sauve : « C’est la grâce qui vous a sauvés par la foi, dit-il ; cela ne vient pas de vous ; c’est un pur don de Dieu, et non le fruit de vos œuvres, de sorte que l’homme ne peut s’en rapporter la gloire. Nous sommes son œuvre ; c’est lui qui nous a créés en Jésus-Christ pour opérer les bonnes œuvres dans lesquelles il avait réglé d’avance que nous devions marcher[228]. » Ailleurs après avoir recommandé d’opérer son salut « avec crainte et tremblement » il ajoute immédiatement, afin qu’on ne s’attribue pas la gloire de s’être rendu soi-même juste et bon : « C’est Dieu qui opère en vous[229]. » Ainsi donc « Dieu plaça l’homme dans le Paradis pour opérer en lui et pour le garder. »

CHAPITRE XIII. POURQUOI L’ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL A-T-IL ÉTÉ INTERDIT A L’HOMME ? modifier


28. « Et le Seigneur Dieu fit un commandement à Adam, lui disant : Tu mangeras librement de tout arbre du jardin. Quant à l’arbre de la science du bien et du mal, vous n’en mangerez pas : car du jour que vous en mangerez vous mourrez de mort[230]. » Si l’arbre que Dieu interdit à l’homme avait été nuisible, il aurait naturellement contenu un poison mortel. Mais tous tes arbres que Dieu avait plantés dans le Paradis étaient excellents[231], comme toutes ses œuvres ; d’ailleurs le Paradis ne renfermait aucun être naturellement mauvais, le mal n’existant nulle part en soi, comme nous le démontrerons rigoureusement, s’il plaît à Dieu, quand nous serons arrivés au serpent tentateur. L’homme reçoit donc défense de toucher à un arbre qui n’était point nuisible en soi, afin que le bien consistât pour lui à observer ce précepte, le mal, à l’enfreindre.
29. Le mal attaché à la seule désobéissance ne pouvait être mieux mis en relief ni plus fortement accusé, qu’en faisant peser sur l’homme toutes les conséquences de l’iniquité, s’il touchait malgré la défense de Dieu, à un arbre auquel il aurait pu toucher innocemment sans cette défense. Je suppose qu’on interdise à quelqu’un' de toucher à une plante parce qu’elle est vénéneuse et donne la mort ; le mépris de cette recommandation entraînerait la mort, sans aucun doute ; mais si on y avait touché sans avoir été prévenu, il n’en aurait pas moins fallu mourir. Qu’il y eût défense ou non, le poison n’en serait pas moins fatal à la santé et à la vie. De même encore, si on interdisait de toucher à une chose, parce que cette prescription serait dans l’intérêt de celui qui la fait et non de celui qui la viole, et qu’on mit la main, par exemple, sur l’argent d’autrui après en avoir reçu la : défense du possesseur même ; la faute consisterait à porter préjudice à l’auteur du commandement. Mais il s’agit d’un objet qu’on aurait pu toucher sans se nuire, s’il n’avait pas été interdit, et, sans faire tort à qui que ce soit dans aucun temps. Pourquoi donc fut-il interdit, sinon pour montrer le bien attaché à la pure obéissance, le mal attaché à la simple désobéissance ?
30. Le criminel n’aspirait ici qu’à se soustraire à l’autorité de Dieu, puisqu’il aurait dû pour éviter la faute considérer uniquement l’ordre du souverain. À quoi se réduisait cette soumission, sinon à respecter attentivement la volonté de Dieu, à l’aimer, à la mettre au-dessus de la volonté humaine ? Le motif qui avait guidé le Seigneur ne regardait que lui ; le serviteur n’avait qu’à exécuter son ordre, quitte à en peser les motifs quand il le mériterait. Sans nous arrêter trop longtemps à examiner la raison de ce précepte, on voit bien que l’intérêt de l’homme est de servir Dieu, et que, par conséquent, ses ordres quels qu’ils soient sont un bienfait pour nous, car nous n’avons point à craindre de recevoir d’un tel maître un commandement inutile.

CHAPITRE XIV. DU MAL : L’HOMME EN A FAIT L’EXPÉRIENCE EN VIOLANT LE PRÉCEPTE DE DIEU. modifier


31. La volonté ne peut manquer de retomber comme une ruine et comme un poids immense sur l’homme, si celui-ci l’élève et la met au-dessus de la volonté souveraine. C’est l’épreuve que fit Adam en violant le commandement divin : il apprit à ses dépens la différence qui existe entre le bien et le mal, entre les avantages de l’obéissance et les résultats funestes de la désobéissance, c’est-à-dire, de l’orgueil, de la révolte, de la folie à vouloir mal imiter Dieu, de la liberté coupable. L’arbre sur lequel devait se faire cette épreuve, tira son nom, comme nous l’avons remarqué [232], de cette épreuve même. Nous ne saurions en effet connaître le mal que par expérience, puisqu’il n’existerait pas si nous ne l’avions jamais fait : car le mal n’existe point par lui-même ; on nomme ainsi la privation du bien. Dieu est le bien immuable ; l’homme considéré dans les facultés qu’il a reçues de Dieu, est bon aussi, mais non d’une bonté absolue. Or, le bien contingent qui dépend du bien absolu, devient plus parfait en s’y attachant avec l’amour et la docilité d’un être intelligent et libre. La faculté même de s’attacher à l’Être souverainement bon prouve dans un être l’excellence de sa nature. Refuse-t-il ? Il renonce lui-même au bien ; de là le mal pour lui, de là le juste châtiment qui en est la conséquence. Le comble de l’injustice ne serait-il pas devoir le bien-être uni à la désertion même du bien ? Cette anomalie est impossible : mais il peut se faire qu’on soit insensible à la perte du souverain bien, parce qu’on possède le bien secondaire dont on s’est épris. La justice divine y met ordre : quiconque a perdu librement ce qu’il aurait dû aimer, doit perdre douloureusement l’objet préféré ; c’est faire éclater ainsi l’harmonie universelle de la création. En effet l’être qui regrette la perte d’un bien, est encore bon : s’il n’avait pas conservé quelque trace de bonté, le souvenir cruel du bien qu’il a perdu n’entrerait pas dans son châtiment.
32. L’homme qui aimerait le bien avant d’avoir fait l’épreuve du mal, en d’autres termes, qui se déterminerait à ne s’en détacher jamais, sans avoir même senti le regret de sa perte, serait au-dessus de la nature humaine. Ce privilège doit être extraordinaire, puisqu’il n’appartient qu’à l’enfant qui, sorti de la race d’Israël, a reçu le nom d’Emmanuel, ou de Dieu avec nous[233], et nous a réconciliés avec Dieu ; en d’autres termes au Médiateur, entre Dieu et l’homme[234], à celui qui est le Verbe dans le sein de Dieu et l’homme au milieu de nous[235], celui qui s’est interposé entre nous et Dieu. C’est de lui que le prophète a dit : « Avant que cet enfant sache le bien et le mal, il rejettera le mal pour choisir le bien[236]. » Mais comment rejeter ou choisir ce qu’on ne sait pas encore, s’il n’y avait une double voie pour connaître, le bien et le mal, la raison et l’expérience ? L’idée du bien sert à faire connaître le mal, quand même on n’en ferait pas l’expérience ; réciproquement l’idée qu’on acquiert du mal par la pratique donne celle du bien : on connaît.eneffet l’étendue de sa perte, quand on en subit les tristes conséquences. Ainsi, avant de savoir par expérience le bien qu’il pourrait sacrifier, ou le mal que lui ferait sentir la perte du bien, l’Enfant dédaigna le mal pour choisir le bien : il ne voulut pas sacrifier son avantage, de peur d’être éclairé sur sa valeur en le perdant. C’est là un exemple unique d’obéissance : aussi cet Enfant, loin de faire sa volonté est « venu faire la volonté de Celui qui l’envoyait[237]; » tandis que l’homme a mieux aimé suivre sa volonté que les ordres de son Créateur. « De même donc que par la désobéissance d’un seul tous ont été faits pécheurs, de même par l’obéissance d’un seul tous deviennent justes[238]. » Et « si tous meurent en Adam, tous seront vivifiés en Jésus-Christ[239]. »

CHAPITRE XV. POURQUOI L’ARBRE DE LA SCIENCE DU BIEN ET DU MAL A-T-IL ÉTÉ APPELÉ AINSI ? modifier


33. C’est donc en vain que certaines personnes, qui deviennent inintelligentes à force d’esprit, se demandent comment l’arbre de la science du bien et du mal a pu être nommé ainsi, avant que l’homme n’eût violé en y touchant les ordres Dieu, et appris ainsi par expérience à discerner le bien qu’il avait perdu du mal qu’il avait gagné. Cette expression signifiait que l’homme, en n’y touchant pas selon la défense divine, éviterait la conséquence dont il serait victime, s’il y touchait au mépris de ces commandements. Ce n’est pas pour avoir mangé des fruits de l’arbre défendu que nos premiers parents le virent appelé l’arbre de la connaissance du bien et du mal : eussent-ils été obéissants, le terme aurait été exact par cela seul qu’il désignait le malheur qui leur arriverait, s’ils venaient à faire usage de cet arbre. Je suppose qu’il eût été appelé l’arbre du rassasiement parce qu’il aurait eu la propriété de rassasier, le mot aurait-il cessé d’être juste parce que l’homme n’y aurait jamais touché ? Il aurait suffi qu’il y vînt se rassasier pour prouver la justesse de l’expression.

CHAPITRE XVI. L’HOMME A PU AVOIR L’IDÉE DU MAL AVANT DE LE CONNAÎTRE EN RÉALITÉ. modifier


34. Mais, ajoute-t-on, comment pouvait-il concevoir le nom attaché à cet arbre, puisqu’il était dans une ignorance absolue du mal ? Ces habiles gens ne songent guère qu’une foule de choses inconnues se conçoivent par leurs contraires, et cela si nettement, qu’on peut placer dans la conversation des termes qui ne correspondent à aucune réalité, sans être obscur, pour l’auditeur. Le néant ne représente aucune réalité, et il n’est personne qui ne comprenne le sens attaché à ces deux syllabes. Pourquoi ? C’est que l’idée d’être permet de concevoir la privation même de l’être. Le vide se conçoit également par le plein, son contraire. L’oreille est juge non seulement des sons, mais du silence. Par la vie dont il jouissait, l’homme pouvait prévoir le contraire, c’est-à-dire l’absence de la vie ou la mort : il pouvait donc concevoir la cause qui lui ferait perdre le bienfait si doux de l’existence, en d’autres termes, l’acte qui aurait pour conséquence de lui ravir la vie, le mal, le péché quelque fût le mot qui traduisit son idée. Nous-mêmes, comment avons-nous une idée de la résurrection, sans en avoir fait l’expérience ? L’idée de la vie ne nous fait-elle pas concevoir la privation de la vie que nous appelons mort ? et ne voyons-nous pas dans la résurrection un retour à l’existence même dont nous avons la consciente ? Quel que soit le terme dont on se serve pour désigner dans une langue la résurrection, la parole fait alors pénétrer dans l’esprit le signe de la pensée, et le son aide à concevoir l’idée qu’on aurait eue indépendamment du signe lui-même. La nature met du reste à éviter la perte de ses avantages, avant d’en avoir été dépouillée, une vigilance qui tient du prodige. Quel maître a donné aux animaux l’instinct d’ éviter la mort, si ce n’est l’instinct même de la vie ? Qui apprend à un petit enfant le secret de s’attacher à celui qui le porte, si celui-ci fait semblant de vouloir le précipiter d’un lieu élevé ? Ces idées naissent au bout d’un certain temps, mais elles devancent toute expérience analogue.
35. Ainsi les premières créatures humaines aimaient la vie et craignaient de la perdre ; quand Dieu les menaçait de leur ôter l’existence, en employant le langage ou tout autre moyen de communication, elles le comprenaient : l’unique moyen de leur faire concevoir le péché était de les convaincre qu’il les condamnerait à mourir, en d’autres termes à perdre le bienfait si doux de la vie. Qu’on examine, si cette question peut intéresser, comment ils ont reçu, en dehors de l’expérience, les idées que Dieu leur communiquait, les menaces qu’il leur adressait : on reconnaîtra que nous concevons sans effort et sans l’ombre d’un doute les idées qui nous sont le plus étrangères par les idées contraires, si elles en marquent la privation, par les idées analogues, si elles en désignent l’ordre. On ne s’embarrassera pas, j’imagine, dans la question de savoir comment ils pouvaient parler ou entendre une langue, n’ayant j aurais appris l’usage des mots dans la société ou à l’école : apparemment qu’il ne fut pas difficile à Dieu de leur enseigner le langage, après leur avoir donné la faculté de l’apprendre de la bouche d’un autre homme, en supposant qu’il eût existé.

CHAPITRE XVII. LA DÉFENSE FUT-ELLE FAITE A ADAM ET A EVE EN MÊME TEMPS ? modifier


36. On se demande avec raison si la défense fut adressée à l’homme et à la femme, ou à l’homme seulement. À cet endroit de l’Écriture, la formation de la femme n’est point encore décrite. Aurait-elle été déjà créée à. cette époque ? L’Écriture reprend plus tard son récit pour exposer en détail l’œuvre qu’elle n’avait fait d’abord que mentionner. Du reste voici les paroles de l’Écriture : « Le Seigneur Dieu commanda à Adam » il n’est pas question de deux. Elle ajoute : « Tu mangeras de tous les arbres qui sont dans le jardin » il ne s’agit encore que d’un seul. Viennent ensuite ces paroles : « Quant à l’arbre de la science du bien et du mal, vous n’en mangerez pas. » Ici on emploie le pluriel ; la fin du précepte s’adresse également au premier couple humain : « Car du jour que vous en mangerez vous mourrez de mort. » Était-ce en prévoyant qu’il allait bientôt donner une compagne à Adam que Dieu formulait son commandement avec tant de précision, afin que l’homme transmît à sa femme les ordres du Seigneur ? L’Apôtre a conservé cet usage dans l’Église, quand il a dit : « Si les femmes veulent s’instruire de quelque chose, qu’elles interrogent leurs maris à la maison[240]. »

CHAPITRE XVIII. COMMENT DIEU A-T-IL PARLÉ A L’HOMME. modifier


37. On peut encore se demander quel moyen Dieu employa pour parler à l’homme ; à ce moment, en effet, il était formé avec son intelligence et ses sens, il était capable d’entendre et de saisir la parole du Créateur. D’ailleurs une loi dont la violation devait être un crime, ne pouvait lui être imposée sans qu’il ne l’eût entendue et comprise. Mais comment Dieu lui parla-t-il ? Ne s’adressa-t-il qu’à son intelligence, en d’autres termes, ne fit-il qu’éclairer sa raison et lui révéler là loi qu’il lui imposait sans employer ni son ni image ? Mais je ne pense pas que Dieu ait ainsi parlé au premier homme. Le récit de l’Écriture laisse plutôt croire qu’il s’adressa à Adam comme il le fit plus tard aux patriarches, à Abraham, à Moïse, c’est-à-dire, apparaissant sous quelque forme corporelle : car nos premiers parents entendirent sa voix pendant qu’il se promenait dans le jardin et coururent se cacher[241].

CHAPITRE XIX. DE L’ACTIVITÉ DIVINE DANS LA CRÉATURE, ET D’ABORD DE DIEU MÊME. modifier


38. Ici se présente une question vaste et bien digne de nous arrêter : il s’agit d’examiner dans la mesure de nos forces, ou de la grâce et du secours de Dieu, l’activité divine dans la double sphère où elle s’exerce ; c’est un sujet que nous avons déjà effleuré en passant, à propos de la culture du Paradis terrestre, afin que l’intelligence du lecteur s’accoutumât à une théorie si capable d’élever l’esprit au-dessus de toutes les pensées basses qu’on pourrait se former sur l’essence même de Dieu. Pour nous le Dieu souverain, véritable, unique, est le Père et le Fils avec le Saint-Esprit, en d’autres termes, Dieu, son Verbe et l’Esprit qui leur sert de lien : c’est la Trinité à la fois distincte et indivisible ; c’est le Dieu qui seul possède l’éternité et habite une lumière inaccessible, le Dieu qu’aucun homme n’a vu et ne peut voir[242], qui n’est renfermé dans aucun espace fini ou sans bornes, qui ne change jamais avec les révolutions limitées ou indéfinies du temps. Car, il est impossible à la substance divine d’être moindre dans la partie que dans le tout, comme doit l’être tout ce qui se meut dans l’espace autour d’un point fixe, la main, par exemple, dont les parties dépendent d’une articulation principale ; il est également impossible que cette substance ait souffert quelque diminution ou reçoive quelque modification nouvelle, comme les êtres soumis aux changements du temps.

CHAPITRE XX. LE CORPS SE MEUT DANS LE TEMPS ET L’ESPACE, L’ÂME NE SE MEUT QUE DANS LE TEMPS : DIEU EST EN DEHORS DE CETTE DOUBLE MODIFICATION. modifier


39. C’est du sein de cette existence éternellement immuable que Dieu a créé simultanément les êtres destinés à marquer le cours du temps et à remplir l’espace ; et c’est grâce aux mouvements des êtres dans l’espace et le temps que leurs générations se succèdent. Dieu a fait les esprits et les, corps en imprimant aux substances créées par sa puissance absolue, sans le concours d’aucun être, les modifications dont elles étaient susceptibles, de façon toutefois que le fond précéda les formes non en date, mais en principe. Il a donné aux esprits la supériorité sur les corps, en ce sens que les esprits ne se modifient qu’avec le temps, tandis que la matière change selon le temps et les lieux. L’âme par exemple se meut avec le temps, quand elle se rappelle ce qui lui était échappé, quand elle apprend ce qu’elle ignorait ou qu’elle veut ce qu’elle ne voulait pas : les corps se meuvent dans l’espace, quand ils sont transportés des airs sur la terre, de la terre dans les airs, de l’Orient à l’Occident, oh subissent des mouvements analogues. Or ; tout ce qui se meut dans l’espace, se meut aussi dans le temps par une conséquence inévitable, mais il ne s’ensuit pas que tout ce qui se meut dans le temps se meuve aussi dans l’espace. Si donc la substance qui a le privilège de se mouvoir que dans le temps, l’emporte sur celle qui se meut à la fois dans le temps et dans l’espace, il faut nécessairement qu’elle soit inférieure à celle qui ne varie ni avec le temps ni avec l’espace. Par conséquent, de même que le mouvement du corps dans l’espace et le temps a pour principe l’esprit créé, qui ne se meut que dans le temps, de même l’esprit créé doit son mouvement dans le temps à l’Esprit créateur, dont l’activité est indépendante de l’étendue et de la durée. Ainsi, l’esprit créé se meut lui-même dans le temps, et meut le corps sous le double rapport du temps et de l’espace : tandis que l’Esprit créateur, agissant en dehors du temps et de l’espace, fait mouvoir l’esprit créé dans le temps en dehors de l’espace, et le corps, dans le temps et dans l’espace tout ensemble.

CHAPITRE XXI. COMMENT DIEU EST-IL À LA FOIS IMMUABLE ET PRINCIPE DU MOUVEMENT ? modifier


40. Veut-on essayer de saisir par quel secret Dieu, l’être éternel, impérissable et immuable, quoique inaccessible à toute mobilité dans l’espace et le temps, meut sa créature dans l’étendue et la durée ? Pour atteindre à cette vérité, il faut, selon moi, comprendre d’abord comment l’âme, ou l’esprit créé, n’est muable que dans le temps et néanmoins communique au corps le mouvement dans le temps et l’espace. Si on est incapable de concevoir ce qui se passe en soi-même, pourrait-on découvrir ce qui s’accomplit dans un être plus parfait ?
41. L’âme, dans l’illusion où la jettent les opérations habituelles des sens, se figure qu’elle se meut dans l’espace avec le corps, tandis qu’elle n’y meut que le corps. Qu’elle examine attentivement ces jointures où les membres viennent s’emboîter et s’appuient comme sur des pivots pour y commencer leurs mouvements ; elle découvrira que, pour se mouvoir, les membres ont besoin de trouver dans d’autres membres un point, fixe. Le mouvement d’un doigt exige que la main lui serve de point d’appui ; celle-ci se rattache à l’avant-bras, qui s’articule avec le bras, fixé lui-même à l’épaule ; ce sont la comme autant de pivots immobiles sui – lesquels tournent les membres mis en mouvement. De même le pied est assujetti au talon, sur lequel il opère son mouvement ; la jambe s’articule avec le genou, et la marche tout entière vient aboutir aux hanches. Bref, aucun membre n’entre en mouvement sous l’impulsion de la volonté, sans trouver un pivot dans son point d’attache : c’est ce point que la volonté commence par fixer, et le mouvement part ainsi comme d’un centre immobile. Enfin, dans la marche, un pied ne se lève qu’autant que l’autre est fixé pour supporter le poids du corps, et le passage s’opère d’un point à un autre, tandis que le pied en mouvement trouve un support dans le pied en repos.
42. Or, si la volonté pour mouvoir un membre doit l’appuyer sur l’articulation immobile d’un autre membre, quoique l’organe mis en mouvement, comme l’organe fixe qui lui sert de pivot, accusent une étendue proportionnée à leur volume ; ne faut-il pas à plus forte raison que l’âme, qui commande aux membres et donne aux uns le signal de rester immobiles pour servir de point d’appui aux autres ; que la force immatérielle, qui loin de remplir la, masse du corps comme l’eau remplit une outre ou une éponge, répand son activité toute spirituelle, par une sorte de prodige, dans les organes qu’elle vivifie et dont elle se fait obéir par un signal qui tend leurs ressorts sans peser sur eux ; ne faut-il pas, dis – je, que l’âme ait une activité en dehors de l’espace pour y mouvoir le corps, puisqu’elle remue le tout à l’aide des parties, et qu’elle ne met les organes en jeu qu’à l’aide d’autres organes immobiles ?

CHAPITRE XXII. DIEU EST SÛREMENT ET ABSOLUMENT IMMUABLE. modifier


43. Si cette vérité semble difficile à concevoir, il faudra s’attacher par la foi à ce double principe, que l’âme sans se mouvoir dans l’espace y meut le corps, et que Dieu sans se mouvoir dans le temps y meut l’âme. Peut-être ne voudra-t-on pas admettre pour l’âme humaine une vérité que l’on n’aurait aucune peine à croire et même à comprendre, si on était capable de la concevoir comme elle est essentiellement, je veux dire spirituelle : n’est-il pas évident, en effet, que pour se mouvoir dans l’espace, il faut s’étendre sur divers points de l’espace ? Or, tout ce qui occupe divers points de l’espace, est corps ; l’âme ne peut donc se mouvoir sur une certaine étendue, puisqu’elle est n’est point corporelle. Cependant, si quelques esprits ne veulent pas reconnaître à l’âme cette faculté, je ne veux pas les presser trop vivement : quant à Dieu, si on refuse d’admettre que son activité est en dehors du temps et de l’espace, on n’a pas encore une idée juste de son immutabilité.

CHAPITRE XXIII. QUE DIEU FAIT TOUT SANS SORTIR DE SON REPOS. modifier


44. La Trinité étant essentiellement immuable et par la même éternelle sans qu’il puisse rien exister qui lui soit coéternel, demeure en elle-même en dehors de tous les lieux : c’est elle cependant qui communique dans la sphère de l’étendue et de la durée le mouvement à toutes les créatures qui lui restent soumises ; elle leur donne l’être par sa bonté ; par sa puissance elle met toutes les volontés à leur place. Ainsi tout être dépend de la Trinité ; toute volonté, quand elle pratique le bien, est dirigée par elle ; et quand elle fait le mal, tombe sous les lois de sa justice. Mais comme tous les êtres n’ont pas reçu le privilège du libre arbitre, principe de supériorité et de puissance, les êtres qui ne jouissent pas de la liberté sont nécessairement soumis à ceux qui sont libres, et cela, par le sage dessein du Créateur qui, en châtiant la volonté coupable ne lui enlève jamais sa dignité primitive. La matière, l’animal sans raison n’ayant pas le don de la liberté, sont soumis aux êtres qui l’ont reçu ; mais cette subordination loin d’être confuse est réglée par la justice souveraine. Ainsi la Providence divine gouverne et dirige la création entière, les êtres, afin qu’ils existent, les volontés, afin qu’elles ne soient pas vertueuses sans récompense, ni coupables sans punition. Dans la hiérarchie qu’il a établie, il a subordonné l’univers à ses lois, puis la matière à l’esprit, la brute à l’être raisonnable, la terre au ciel, la femme à l’homme, la faiblesse à la force, la misère à l’abondance. Quant aux volontés, il les a soumises à lui-même, quand elles sont bonnes, à leurs propres esclaves, quand elles sont mauvaises : par conséquent, la volonté coupable est condamnée à subir le joug contre lequel l’âme juste a lutté pour obéir à Dieu, je veux dire cette domination des corps qui sont naturellement inférieurs aux volontés même coupables. Ce châtiment est extérieur ; mais au dedans les volontés criminelles en subissent un autre, je veux dire le ravage de leurs iniquités mêmes.

CHAPITRE XXIV. DES CRÉATURES SOUMISES AUX ANGES. modifier


45. Par suite, les Esprits sublimes qui possèdent Dieu humblement et qui le servent au sein de la félicité, dominent sur la nature physique, sur les animaux sans raison, sur les volontés faibles ou corrompues : ils font régner dans le monde des corps, ils accomplissent chez les êtres libres et avec leur concours, les lois qui président à l’ordre universel, sous l’empire de l’Être de qui tout relève. Ils découvrent en lui l’immuable vérité et règlent leurs volontés sur ce principe à ce titre ils participent à l’éternité, à la vérité, à la volonté immuable, indépendante des lieux et des temps. Ils exécutent dans le temps ses ordres éternels. Je ne veux pas dire qu’ils cessent ou se lassent jamais de le contempler : ils le contemplent dans son immensité et son éternité ; mais, quand ils remplissent ses ordres auprès des êtres d’une dignité inférieure, ils agissent dans le temps, ils ébranlent la matière dans les limites de temps et d’espace qu’exige l’acte à accomplir. C’est un des aspects de la double activité que Dieu exerce souverainement sur la création : il donne l’existence aux êtres, il règle les volontés, afin qu’elles n’accomplissent rien sans son ordre ou sa permission.

CHAPITRE XXV. DES LOIS GÉNÉRALES ET PARTICULIÈRES SELON LESQUELLES DIEU GOUVERNE TOUT. modifier


46. L’univers physique ne reçoit donc aucune impulsion matérielle en dehors de lui-même, car il n’y a pas de corps en dehors de lui, autrement ce ne serait pas l’univers ; au dedans, il obéit à une impulsion spirituelle, je veux dire à l’action par laquelle Dieu donne l’existence, selon celte parole : « C’est de lui, en lui et par lui que tout existe[243]. » Quant aux êtres particuliers qui composent l’univers, ils sont au dedans l’objet d’une action spirituelle, ou plutôt acquièrent par là l’existence et tout ensemble trouvent au-dehors les moyens matériels d’améliorer leur condition dans les aliments, l’agriculture, la médecine, bref dans les ressources qui assurent la conservation et la fécondité des espèces non moins que leur beauté.
47. Les créatures spirituelles, quand elles sont parfaites et bienheureuses, comme les Saints Anges, reçoivent un secours intérieur et tout spirituel pour posséder l’existence et la sagesse. Dieu se communique à eux par un langage mystérieux et ineffable : il n’emploie pas pour eux une Écriture fixée par des moyens matériels, des sons qui frappent l’oreille, des images pareilles aux fantômes que l’esprit se représente dans un songe ou même dans cet état où l’esprit semble sortir de lui-même et que les Grecs ont nommé extase, extasis: les idées de cette sorte se produisent sans doute plus intérieurement que celles qui nous arrivent par le canal des sens ; mais comme elles leur ressemblent si parfaitement qu’on ne peut les distinguer entre elles qu’à grand-peine et fort rarement, et que d’ailleurs elles sont plus matérielles que l’intention pure de l’immuable vérité, dont la lumière éclaire l’intelligence seule et lui sert à connaître toutes choses, on doit à mon avis ranger toutes ces visions parmi les perfections extérieures. Ainsi donc les créatures spirituelles et raisonnables, à ce degré de perfection et de béatitude qui est le privilège des Anges, reçoivent un secours tout intérieur, pour conserver leur être, leur sagesse, leur bonheur, et le trouvent dans la vérité et l’amour éternels du Créateur. Si elles reçoivent une impulsion du dehors, ce ne peut être que de la communauté d’intuition et d’allégresse en Dieu, du concert d’action de grâces de louanges que la vision de tous les êtres en Dieu provoque parmi elles. Quant aux actes qu’accomplissent les Anges pour veiller, selon les ordres de la Providence, sur les êtres de toute espèce et en particulier sur le genre humain, ils constituent un secours extérieur qui se communique au moyen de visions analogues aux formes que l’imagination se représente ou des corps mêmes qui sont soumis à la puissance des Anges.

CHAPITRE XXVI. DIEU GOUVERNE TOUT SANS CESSER D’ÊTRE IMMUABLE. modifier


48. Dieu donc aune puissance souveraine et sans limites ; éternité, vérité, volonté, rien ne change en lui ; au-dessus de tous les mouvements qui s’accomplissent dans la durée et l’étendue, il fait mouvoir les esprits dans le temps, les corps dans le temps et l’espace tout ensemble : après avoir créé chaque être en soi-même, il le gouverne au moyen de forces extérieures, en d’autres termes, au moyen des volontés subalternes qu’il fait agir dans le temps, et des corps qui dépendent à la fois de lui-même et des volontés et à qui il communique le mouvement dans l’espace et le temps, double condition de l’existence finie dont le principe tel qu’il est en Dieu constitue la vie en dehors de tous les temps et de tous les lieux : voilà les modes de l’activité divine. Par conséquent, loin d’imaginer que la substance de Dieu change avec le temps et les lieux, ou qu’elle se meut selon les divers points de l’espace et de la durée, nous devons croire qu’il connaît toutes ces révolutions comme les conséquences de son action providentielle : par là j’entends non seulement l’acte de créer les substances, mais encore celui de les gouverner en dehors d’elles après leur avoir donné l’être. Car, sans être compris dans aucune division de l’espace, en vertu de sa puissance immuable et absolue, il est à la fois plus profond et plus élevé que toute chose, en ce sens que tout est en lui et qu’il est supérieur à tout. Il en est de même pour la durée sans être renfermé dans aucune limite de temps, en vertu de son immuable éternité, il est à la fois le plus ancien et le plus nouveau des êtres, parce qu’il préexiste à tout et survit à tout.

CHAPITRE XXVII. COMMENT DIEU PARLA-T-IL A ADAM ? modifier


49. Lors donc que l’Écriture nous dit : « Dieu commanda à Adam en lui disant : Tu mangeras de tous les arbres qui sont dans Paradis ; quant à l’arbre de la science du bien et du mal, tu n’en mangeras point. Le jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort » et qu’on se demande comment Dieu tint ce langage à Adam, il est impossible de le déterminer nettement sans doute, mais il n’est pas moins incontestable que Dieu lui parla directement ou par l’entremise d’une créature. Or, quand Dieu parle directement, c’est qu’il crée les êtres, ou qu’il crée éclaire et de plus les intelligences, lorsqu’elles sont devenues capables d’entendre sa parole dans le Verbe qui était en Dieu au commencement, Dieu lui-même, et par qui tout a été fait[244]. Quant aux êtres incapables d’entendre le Verbe éternel, Dieu emploie pour leur parler tantôt un esprit, comme dans les songes, les extases où la vérité apparaît sous une forme sensible ; tantôt un corps, comme il arrive lorsqu’un être se montre aux yeux ou que des sons frappent l’oreille.

50. Si donc Adam était assez parfait pour comprendre la parole que Dieu fait directement entendre aux esprits angéliques, nul doute que Dieu, sans sortir de son éternité, n’ait communiqué dans le temps à son intelligence une impulsion mystérieuse et ineffable, et n’ait gravé dans son esprit la vérité profonde qui devait à la fois l’éclairer sur la portée de son commandement et sur la peine attachée à sa violation c’est ainsi que tous les préceptes du bien se voient, s’entendent dans l’immuable Sagesse, qui se communique aux âmes saintes[245], à un moment fixé, sans être assujettie aux changements de la durée. Si Adam au contraire n’était point encore assez juste pour être soustrait à l’influence d’une créature plus sainte et plus sage, chargée de lui révéler la volonté de Dieu, comme le font pour nous les prophètes et comme les Anges le t’ont pour les prophètes, pourquoi douter que Dieu ne lui ait parlé par l’entremise d’une créature semblable au moyen des signes du langage N’est-il pas écrit un peu plus loin qu’après leur péché ils entendirent la voix de Dieu qui se promenait clans le jardin[246]? Or, que cette voix sortit de l’organe d’une créature et non de l’essence divine, c’est un point évident pour quiconque a le sentiment de la foi catholique. Je me suis proposé de traiter cette question avec plus de développement contre certains hérétiques [247], qui se figurent que la substance du Fils de Dieu était visible avant son incarnation et qu’il apparut à nos pères sous une forme palpable, si bien que Dieu le Père seul serait désigné par cette expression : « Aucun homme ne l’a vu ni ne peut le voir[248] » parce que le Fils aurait été vu en lui-même avant d’avoir pris les dehors de l’esclave. C’est une impiété que doit repousser tout esprit catholique. Mais nous discuterons ailleurs cette question, s’il plaît au Seigneur.
Terminons ici ce livre et voyons comment la femme fut tirée d’une côte de l’homme.

LIVRE IX. CRÉATION DE LA FEMME[249]. modifier

CHAPITRE PREMIER. DU SENS ATTACHÉ AUX EXPRESSIONS : « DIEU FIT ENCORE DE LA TERRE TOUTES LES BÊTES DES CHAMPS » ET AU MOT terre. modifier


1. « Et le Seigneur Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul : faisons-lui un aide semblable à lui. Et Dieu fit encore de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux des cieux ; puis il les fit venir devant Adam, afin qu’il vît comment il les nommerait. Et le nom qu’Adam donna à tout animal vivant fut son nom. Et Adam donna des noms à tous les animaux domestiques et aux oiseaux des cieux et à toutes les bêtes des champs. Mais il ne se trouvait point d’aide pour Adam qui fût semblable à lui. Et Dieu plongea Adam en une sorte de ravissement et il s’endormit. Et il prit une de ses côtes et il resserra la chair à la place. Dieu forma la femme de la côte qu’il avait prise d’Adam et il la fit venir devant Adam. Alors Adam dit : C’est bien là l’os de mes os et la chair de ma chair. On la nommera femme, parce qu’elle a été tirée de l’homme. Aussi l’homme laissera son père et sa mère et s’attachera à son épouse et ils seront une même chair[250]. » Si le lecteur a goûté les considérations que nous avons faites dans les livres précédents, il est inutile de faire un long commentaire sur ces mots : « Dieu forma encore de la terre les bêtes des champs. » L’expression encore suppose la création primitive des six jours, où tous les êtres furent simultanément créés dans leurs causes, achevés et inachevés tout ensemble, puisque ces causes devaient produire successivement leurs effets : c’est un point que nous avons éclairci autant que nous l’avons pu [251]. Si on souhaite une autre solution, qu’on pèse exactement toutes les expressions qui nous ont amené à nous former celle-ci, et si l’on en tire une explication plus claire et plus satisfaisante, loin de la rejeter, nous serons heureux de l’adopter.
2. Si on est embarrassé de voir ici l’Écriture assigner la terre pour origine commune aux animaux et aux oiseaux, au lieu de les faire sortir les uns de la terre, les autres des eaux, on verra aisément que ce passage admet une double explication. En effet, ou l’Écriture n’a point parlé ici de l’élément dont les oiseaux du ciel furent tirés, parce qu’on pouvait aisément suppléer à son silence et comprendre que les bêtes des champs seules furent formées de la terre, puisque l’on savait déjà par le récit de la création des causes primitives que les oiseaux furent tirés des eaux : ou la terre est comprise avec l’eau sous un terme général, comme dans le Psaume où, des louanges célébrées dans les espaces célestes en l’honneur de Dieu, on passe à celles qui s’élèvent de la terre : « Du sein de la terre louez le Seigneur, dragons et vous abîmes » sans ajouter : louez le Seigneur du fond des eaux. Or, c’est aux eaux qu’appartiennent les abîmes, qui de la terre louent le Seigneur, ainsi que les reptiles et les oiseaux dont les hymnes s’élèvent également de la terre. D’après ce sens général du mot terre qui se retrouve encore dans le passage où Dieu est appelé le créateur du ciel et la terre, c’est-à-dire, de l’univers, ou voit qu’il est juste d’assigner la terre pour origine commune à tous les êtres tirés soit les eaux soit de la terre proprement dite.

CHAPITRE II. COMMENT DIEU PRONONÇA-T-IL LES PAROLES « IL N’EST PAS BON QUE L’HOMME SOIT SEUL ? » modifier


3. Examinons maintenant comment ont été prononcées les paroles : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » Dieu a-t-il fait entendre une suite de syllabes et de mots ? L’Écriture ne fait-elle qu’exposer la raison selon laquelle la formation de la femme était décidée en principe dans le Verbe, raison que l’Écriture exprimait déjà par ces mots : « Dieu dit que telle ou telle œuvre se fasse » lorsque tout fut primitivement créé ? Est-ce dans l’esprit même de l’homme que Dieu fit entendre ces paroles, comme lorsqu’il parle au cœur de ses serviteurs ? Tel était le Psalmiste qui a dit : « J’écouterai ce que dit au-dedans de moi le Seigneur[252]. » L’homme aurait-il reçu intérieurement la révélation de ce fait par l’entremise d’un Ange, qui aurait représenté les paroles par des images sensibles, bien que l’Écriture ne dise pas si ce fut dans un songe ou dans un moment d’extase, comme il arrive d’ordinaire ? N’y aurait-il pas là une révélation analogue à celle que décrit le Prophète : « Et l’Ange qui parlait en moi me dit[253] ? » Enfin ces paroles auraient-elles retenti par l’organe d’une créature, comme celles qui retentirent dans la nue : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé[254]? » Quel fut le moyen que Dieu employa ? C’est ce qu’il est impossible de déterminer. Mais nous devons rester convaincus que Dieu a parlé et que, s’il a employé une succession de sons ou une suite d’images sensibles, loin de parler directement et par lui-même, il a employé quelque créature soumise à ses ordres nous l’avons démontré au livre précédent [255]. Dieu sans doute s’est montré plus tard aux saints, tantôt avec des cheveux blancs comme de la laine, tantôt avec des pieds semblables à l’airain fin[256], bref, sous différentes formes ; mais qu’il ait employé, pour apparaître aux hommes, des créatures soumises à ses ordres et non son essence, qu’il ait signifié ses volontés à l’aide d’images ou de sons, c’est une vérité incontestable pour les esprits qui croient ou qui même ont la force de comprendre que l’essence de la Trinité est éternelle, en dehors de tout changement, et que, sans tomber dans l’étendue de la durée elle meut tous les êtres dans l’espace et le temps. Sans chercher davantage par quel secret ces paroles se sont fait entendre, tâchons d’en découvrir le sens. Il a donc fallu donner à l’homme un aide de son espèce ; c’est ce que déclare la vérité créatrice elle-même ; et pour entendre sa parole, il suffit de comprendre la raison qui a présidé à la création de chaque être.

CHAPITRE III. LA FEMME DONNÉE A L’HOMME POUR ASSURER LA REPRODUCTION DE L’ESPÈCE HUMAINE. modifier


5. Si donc on se demande dans quel but la femme fut donnée à l’homme pour compagne, la première et la plus solide raison qui se présente est la loi même de la génération : c’est ainsi que la terre coopère avec un germe pour produire une plante. Cette raison apparaît dans la création primitive, puisqu’il dit alors : « Dieu les créa mâle et femelle ; et il les bénit, et il leur dit : Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre et assujettissez-la[257]. » Le principe de l’union des deux sexes et la bénédiction répandue sur eux, n’ont pas cessé d’avoir leurs effets après la faute de l’homme et son châtiment : c’est toujours en vertu de cette loi que la terre est remplie d’hommes qui la soumettent à leur empire.
6. Il est dit que le premier couple humain ne s’unit qu’après son expulsion du Paradis ; cependant je ne vois pas à quel titre il n’y aurait pas eu dans l’Eden « un mariage saint, un lit nuptial exempt de souillure[258] » ni pourquoi Dieu n’aurait pas accordé à leur foi et à leur innocence, à leur sainte et pieuse soumission, le privilège de se reproduire sans éprouver les ardeurs inquiètes de la concupiscence ni le pénible travail de l’enfantement. Les fils n’auraient point été destinés à remplacer les pères morts ; pendant que ceux-ci auraient gardé intactes les formes de leur organisation et puisé la vigueur corporelle dans l’arbre de vie, leur postérité aurait acquis le même développement, jusqu’au moment où le genre humain se serait élevé au nombre fixé par Dieu. Alors aurait eu lieu, s’ils avaient tous vécu dans la sainteté et l’obéissance, leur transformation sans passer par la mort, et le corps animal se serait changé en un corps spirituel, parce qu’il aurait eu le don d’obéir au moindre signal à l’esprit qui le gouverne, et qu’il aurait été vivifié par l’âme sans avoir besoin pour se soutenir d’aliments matériels. Voilà ce qui aurait pu s’accomplir, si la violation du précepte divin n’avait entraîné la mort pour châtiment.
7. Déclarer impossible une pareille hypothèse, c’est se régler sur le cours ordinaire des lois de la nature, telles qu’elles existent depuis la faute et le châtiment de l’homme : mais nous ne devons pas être de ceux qui n’ajoutent foi qu’à l’expérience. Pourquoi en effet ne pas croire que Dieu eût accordé ce privilège à l’homme, s’il avait vécu dans l’obéissance et la piété, quand on ne doute pas que les vêtements des Israélites ont été préservés pendant quarante ans de toutes les atteintes du temps[259] ?

CHAPITRE IV. DE LA RAISON QUI AURAIT EMPÊCHÉ NOS PREMIERS PARENTS DE S’UNIR DANS L’EDEN. modifier


8. Et pourquoi nos premiers parents n’ont-ils connu le mariage qu’après avoir été chassés de l’Eden ? On va répondre aussitôt que la femme ayant été créée après l’homme, le péché se fit avant qu’ils se fussent unis, et qu’ayant été punis par une juste conséquence, ils furent condamnés à la mort et sortirent de ce séjour.debonheur. L’Écriture ne fixe point le temps qui s’écoula entre leur création et la naissance de Caïn. On pourrait aussi ajouter que Dieu ne leur avait point encore – fait le commandement de s’unir. Pourquoi en effet n’auraient-ils pas attendu que Dieu leur fit connaître sa volonté, quand la concupiscence n’aiguillonnait point encore la chair révoltée ? Or, Dieu n’avait point encore donné cet ordre, parce qu’il réglait tout selon sa prescience, et qu’il prévoyait sans aucun doute leur chute, qui allait gâter la source d’où le genre humain devait sortir.

CHAPITRE V. LA FEMME N’A ÉTÉ DONNÉE A L’HOMME POUR COMPAGNE QU’EN VUE DE LA PROPAGATION DE L’ESPÈCE. modifier


9. Supposons que la femme n’ait pas été associée à l’homme pour propager l’espèce ; dans quel but lui a-t-elle été donnée ? Serait-ce en vue de cultiver avec lui la terre ? Mais le travail n’avait pas encore besoin de soulagement ; d’ailleurs l’homme aurait trouvé dans un autre homme un aide plus actif : il y aurait également trouvé un asile plus sûr contre les ennuis de l’isolement. En effet, pour le commun de la vie et de la conversation, ne s’établit-il pas entre deux amis une sympathie plus profonde qu’entre un mari et sa femme ? Admettons que l’un devait commander et l’autre obéir, afin que la paix ne fût pas troublée par quelque désaccord entre tes volontés : cette subordination aurait eu naturellement pour principe l’âge, puisque l’un aurait été créé après l’autre, comme le fut la femme. Objecterait-on qu’il eût été impossible à Dieu, s’il l’avait voulu, de tiret un homme de la côte d’Adam, comme il en tira un femme ? Bref, supprimez la propagation de l’espèce, l’union de la femme avec l’homme, à mes yeux, n’a plus aucun but.

CHAPITRE VI. COMMENT LES GÉNÉRATIONS SE SERAIENT-ELLES SUCCÉDÉ SANS LE PÉCHÉ D’ADAM ? modifier


10. Aurait-il fallu que les pères sortissent de ce monde pour faire place à leurs enfants et que le genre humain atteignit, par une série de vides toujours comblés, un chiffre déterminé ? Il aurait été possible que les hommes, après avoir donné le jour à des enfants et rempli les devoirs de la vie ici-bas, eussent été transportés dans un séjour meilleur, en subissant non la mort, mais une transformation et peut-être ce changement merveilleux qui doit rendre à l’homme son corps et l’égaler aux Anges[260]. Cette transformation glorieuse ne dût-elle être accordée aux hommes qu’à la fin du monde et à la même heure ? Ils auraient pu passer à un état moins parfait, mais supérieur encore, soit à la vie humaine ici-bas, soit à la condition primitive de l’homme quand il sortit de la terre et que la femme fut tirée de sa chair.
11. Qu’on ne croie pas, en effet, qu’Élie soit dans l’état glorieux où seront les saints, lorsque chacun aura reçu son denier à la fin de la journée[261], ou que sa condition soit celle des hommes qui ne sont point encore sortis de ce monde, hors duquel il a été transporté sans mourir [262]. Son sort est meilleur que celui dont il pourrait jouir ici-bas ; cependant il ne possède point encore la récompense qui attend les justes au dernier jour, Dieu ayant voulu, par une faveur particulière, qu’ils ne parvinssent point avant nous à la félicité suprême[263]. Se figurerait-on qu’Elfe n’a pu mériter cette récompense parce qu’il aurait eu une femme et des enfants ? On croit bien qu’il n’a point été marié, parce que l’Écriture ne le dit pas, mais elle est également muette sur son célibat. Et que dira-t-on, si on fait observer qu’Hénoch plut au Seigneur, après avoir été père et fut enlevé sans mourir [264]? Dès lors, pourquoi Adam et Eve, s’il leur était né des fils d’une chaste union et qu’ils eussent passé leur vie dans la justice, n’auraient-ils pu céder la place à leur postérité et se voir enlever du monde sans mourir ? car, si Henoch et Élie, qui sont morts en Adam et qui, portant ce germe de mort dans leur chair, doivent revenir ici-bas, dit-on, pour y payer leur dette[265], et souffrir le trépas si longtemps ajourné, n’en sont pas moins dans un autre monde où, dans l’attente de la résurrection qui doit changer en un corps spirituel leur corps animal, ils ne ; s’affaiblissent ni de vieillesse ni de maladie ; n’aurait-il pas été plus juste, plus raisonnable d’accorder aux premiers hommes, qui n’auraient été sous le coup d’aucun péché soit volontaire soit originel, le privilège de céder ici-bas la place à leurs enfants et de passer dans une condition meilleure, en attendant qu’à la fin des siècles ils pussent avec toute la suite des saints, revêtir la forme des anges, sans subir l’épreuve de la mort, par un doux effet de la puissance divine ?

CHAPITRE VII. RÔLE DE LA FEMME. – MÉRITE DE LA VIRGINITÉ ET DU MARIAGE. – TRIPLE AVANTAGE DES UNIONS LÉGITIMES. modifier


12. En résumé, je ne saurais comprendre dans quel but la femme a été donnée pour aide à l’homme, si l’on supprime sa fonction de mère. Et pourquoi la supprimer ? C’est ce que je ne m’explique pas non plus. D’où vient, en effet, le mérite sublime de la virginité aux yeux de Dieu, sinon de l’empire qu’on exerce sur soi-même, à une époque où le mariage est assez répandu ici-bas pour produire chez toutes les nations un nombre suffisant de saints, et du renoncement à un grossier plaisir des sens que ne justifie plus la nécessité de propager l’espèce ? Enfin, comme les deux sexes ont un penchant qui les entraîne an déshonneur et.àla ruine, le mariage leur offre un moyen honorable de ne point succomber, et le devoir que pourraient remplir les esprits sains se tourne en remède pour les esprits malades. Si l’incontinence est un mal, il ne s’ensuit pas que le mariage ne soit pas un bien, même quand il unit des cœurs sans empire sur eux-mêmes, loin de là ; le bien ne devient pas un mal à cause de ce vice, mais il rend le vice plus excusable : le bien attaché au mariage et qui le rend légitime ne peut jamais être un péché. Ce bien est triple : il comprend la fidélité, la famille, le sacrement, La fidélité consiste à ne jamais violer la foi conjugale ; la famille doit être adoptée avec amour, nourrie avec tendresse, élevée dans la piété ; le sacrement rend le mariage indissoluble et interdit aux époux, même séparés, d’avoir des enfants d’un autre lit. Tel est le principe du mariage ; il embellit la.féconditécomme il règle la passion. Mais comme nous avons suffisamment développé dans notre traité du Bien conjugal les mérites relatifs d’une viduité chaste et d’une pureté virginale et fait ressortir la supériorité de celle-ci, nous ne nous arrêterons pas plus longtemps, sur cette question.

CHAPITRE VIII. LA FUITE D’UN DÉFAUT FAIT SOUVENT TOMBER DANS UN AUTRE. modifier


13. Nous devons maintenant examiner quel concours la femme pouvait prêter à l’homme dans l’hypothèse où toute union en vue d’avoir des enfants leur eût été interdite dans le Paradis. Les partisans de cette hypothèse se figurent sans doute que tout rapport entre les sexes est un péché. Il est effectivement bien difficile aux hommes de n’être pas entraînés dans un vice en voulant éviter son contraire. Ainsi la peur de l’avarice conduit à la prodigalité, celle de la prodigalité à l’avarice. Si on reproche à un homme son apathie, il tombe dans une humeur inquiète ; si on lui reproche son humeur inquiète, il tombe dans l’apathie. A-t-on ouvert les yeux sur sa présomption ? on se jette dans la timidité. Veut-on sortir de sa timidité ? il semble qu’on force une barrière et l’on tombe dans la présomption, en s’adressant à l’imagination plutôt qu’à là raison pour mesurer les fautes. Voilà comment on arrive à ne pas comprendre le crime que le droit divin condamne dans la fornication et l’adultère, et à maudire l’union qui a pour but la propagation de l’espèce.

CHAPITRE IX. LA FEMME ÉTAIT DESTINÉE A ÊTRE MÈRE LORS MÊME QUE LE PÉCHÉ N’EUT PAS ENTRAÎNÉ LA MORT. modifier


14. D’autres personnes, sans tomber dans cette erreur, voient bien que la fécondité est une loi divine établie pour réparer les vides du genre humain ; mais elles se figurent que le premier couple humain n’aurait jamais connu le mariage, s’il n’avait pas été condamné à mourir en punition de sa faute, et par suite obligé de se créer une postérité. On ne songe pas que si le mariage était légitime pour s’assurer des successeurs après la mort, il eût été plus légitime encore pour associer des compagnons à sa vie. Sans doute si la terre était toute remplie par le genre humain, on ne songerait à se reproduire que pour combler les vides faits par la mort : mais, quand un seul couple devait remplir la terre, aurait-il pu, sans le secours du mariage, suffire aux fonctions de la société humaine ? De plus, est-il un esprit assez aveuglé pour ne pas voir quel ornement le genre humain ajoute à ce monde, malgré le petit nombre des esprits droits et sublimes, et pour ne pas sentir l’excellence des lois humaines, qui par un lien puissant assujettissent, jusqu’aux pervers, à l’ordre tel qu’il peut régner ici-bas ? Quelle que soit la corruption des hommes, ils n’en gardent pas moins leur supériorité sur les bêtes et les oiseaux. Cependant si l’on considère de quelle décoration les espèces si variées d’animaux servent à cette humble partie de l’univers, n’a-t-on pas un spectacle ravissant ? Comment donc croire sans une sorte de folie que la terre aurait perdu de sa magnificence en se peuplant de justes immortels ?
15. La cité céleste des anges étant assez peuplée, le mariage n’y serait nécessaire qu’autant que la mort y régnerait. Or, le nombre de ses habitants doit être achevé par la résurrection des saints qui iront se joindre aux anges, comme l’a prédit Notre-Seigneur en disant : « Après la résurrection ni la femme ni l’homme ne se marieront : car, ils ne mourront plus et seront égaux aux anges[266]. » Mais ici-bas quand les hommes devaient remplir la terre et que les rapports étroits qui lient l’espèce humaine et en font l’unité ne pouvaient mieux éclater que dans la communauté d’origine, la femme pouvait-elle avoir une autre fonction que de seconder le père du genre humain comme la terre aide à la production des plantes ?

CHAPITRE X. LA CONCUPISCENCE EST UNE MALADIE NÉE DU PÉCHÉ. modifier


16. Toutefois il est plus sûr et tout ensemble plus noble de croire que le premier couple humain, tel qu’il était dans le Paradis avant d’être condamné à la mort, ne connaissait pas les voluptés sensuelles qu’éprouvent aujourd’hui tous ceux qui sont sortis de cette tige de mort. Il est impossible en effet qu’il ne se soit pas produit de changements en eux lorsqu’ils eurent touché à l’arbre défendu ; car le Seigneur ne leur avait pas dit qu’ils mourraient de mort, quand ils auraient mangé du fruit défendu, mais bien le jour même qu’ils en mangeraient[267]. Par conséquent ils ont dû voir se révéler en eux ce jour-là même la lutte qui faisait gémir l’Apôtre en ces termes « Je me complais dans la loi de Dieu, d’après les sentiments de l’homme intérieur : mais j’éprouve dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et qui m’asservit à la loi du péché qui est dans ma chair. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ? Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur[268]. » Il ne lui suffit pas d’appeler le corps mortel; il dit : « Qui me délivrera du corps de cette mort ? » C’est ainsi qu’il ajoute plus loin : « Le corps est mort à cause du péché[269]. » Mort remarquez l’expression, et non mortel, quoiqu’il le soit réellement, puisqu’il doit mourir. Tel n’était pas l’état primitif du corps : animal sans être encore spirituel, il n’était pas mort ; je veux dire, condamné irrévocablement à la mort il ne fut soumis à cette loi qu’au moment où l’arbre défendu eut été touché.
17. Aujourd’hui le corps a une santé relative, et lorsqu’elle est si profondément troublée qu’une maladie dévore déjà les organes essentiels à la vie, les médecins déclarent que la mort est imminente. On dit alors que le corps est mourant, mais à un tout autre point de vue que lorsqu’il jouissait de la santé quipourtant.n'empêchaitpas de prévoir infailliblement sa mort. Il en était de même du premier homme : il avait un corps animal, que le péché seul pouvait faire mourir et destiné à revêtir les formes.célestesde la nature angélique. Mais aussitôt qu’il eut enfreint la loi, la mort même se glissa dans ses organes en y faisant sentir une langueur fatale et il perdit l’heureux empire qui l’empêchait « d’éprouver dans ses membres une loi opposée à la loi de son esprit » quoique animal, sans être encore spirituel, le corps n’était point sous l’influence de, cette mort, de laquelle et avec laquelle nous sommes nés. Dès notre naissance en effet, que dis-je ? dès notre conception même, nous contractons le germe de cette maladie qui doit fatalement nous conduire à la mort. Les autres maladies, comme l’hydropisie, la dysenterie, la lèpre, aboutissent moins infailliblement à la mort que la conception même, qui fait de tous les hommes des enfants de colère[270], par un châtiment infligé au péché.
18. S’il en est ainsi, pourquoi ne pas croire que nos premiers parents aient pu, dans l’acte de la génération, exercer sur leur corps avant le péché le même empire qui permet à l’âme de mouvoir les organes, dans certaines fonctions, sans douleur comme sans volupté ? Le Créateur, dont la puissance est au-dessus de toute louange, et qui fait éclater sa grandeur dans les êtres les plus petits, a donné aux abeilles la propriété de reproduire leur espèce comme elles produisent leurs rayons de cire ou leur miel : pourquoi donc n’aurait-il pas donné au premier homme un corps assez docile pour qu’il pût commander aux organes de la reproduction avec un esprit aussi souverain qu’à ses pieds, de telle sorte que la conception et l’enfantement auraient eu lieu sans passion fougueuse comme sans douleur ? Mais depuis qu’il a violé le précepte divin, il a justement ressenti les mouvements de la loi qui est en lutte avec celle de l’esprit, je veux dire de la mort entérinée dans les organes : telle est la concupiscence que règle le mariage, que la chasteté contient et domine, et, de même que le châtiment est attaché à la faute, le mérite peut sortir du châtiment.

CHAPITRE XI. SI L’HOMME N’AVAIT PAS PÉCHÉ, LA GÉNÉRATION SE SERAIT FAITE SANS PASSION. modifier


19. La femme a donc été faite pour l’homme et de l’homme même, avec son organisation spéciale connue : c’est la mère de Caïn et d’Abel et de tous leurs frères, dont le genre humain devait sortir ; c’est elle qui a donné naissance à Seth, l’ancêtre d’Abraham et la tige du peuple d’Israël, la plus célèbre des races, le père aussi de toutes les nations par Noé et ses enfants. Douter de cette vérité, c’est ébranler les fondements de la foi et mériter la réprobation des fidèles. Si donc on demande dans quel but la femme a été donnée pour compagne à l’homme, je ne puis me l’expliquer après mûre réflexion, que dans l’intérêt de l’espèce, afin que leur postérité peuplât toute la terre ; toutefois la génération n’aurait pas été soumise aux mêmes conditions qu’à l’époque actuelle, où réside dans les organes cette loi de péché qui s’oppose à la loi de l’esprit, lors même qu’on en triomphe avec la grâce de Dieu : cette faiblesse en effet ne pouvait exister que dans le corps de.cettemort, dans le corps destiné à mourir par suite du péché. D’ailleurs quel châtiment plus juste que de condamner l’âme à ne plus voir le corps, son esclave, obéir au moindre signal, quand elle a refusé aller même d’obéir à son Seigneur ? Mais que Dieu fasse sortir l’âme de l’âme des parents, le corps de leur corps, ou qu’il donne aux âmes une autre origine ; il n’en est pas moins évident que l’âme accomplit une œuvre à la fois possible et digne d’une magnifique récompense, lorsque, pieusement soumise à Dieu, elle triomphe avec la grâce de la loi du péché, inhérente à ce corps de mort, en punition de la faute du premier homme ; plus la gloire qu’elle recevra au ciel doit être brillante, plus Dieu montre avec éclat le mérité attaché à l’obéissance, puisqu’elle a assez de force pour triompher du châtiment infligé à la désobéissance d’autrui.

CHAPITRE XII. LES ANIMAUX DEVANT ADAM. modifier


20. Nous avons suffisamment examiné, je pense, pour quelle fin la femme avait été créée et associée à l’homme ; voyons maintenant pourquoi les bêtes des champs et les oiseaux du ciel furent amenés en présence d’Adam, afin qu’il leur donnât un nom, et qu’apparût en quelque sorte la nécessité de tirer la femme d’une de ses côtes, puisqu’il ne se trouvait parmi eux aucun être capable de lui prêter son concours. Cet évènement me semble renfermer un sens prophétique : il est réel sans doute, mais on peut, après en avoir confirmé l’accomplissement, l’interpréter en liberté et y voir une allégorie. Or, pourquoi Adam ne donna-t-il pas de nom aux poissons comme aux oiseaux et aux animaux terrestres ? Si l’on consulte le langage ordinaire, tous ces êtres ont reçu des noms que leur a donné la parole humaine. Non seulement les êtres qui peuplent les eaux et la terre, mais encore la terre, l’eau, le ciel, les phénomènes célestes ; réels ou supposés, que dis-je ? les conceptions même de l’esprit, ont reçu un nom qui diffère selon les idiômes. On nous a révélé qu’il y eut à l’origine une langue uniforme, avant que l’érection de la tour orgueilleuse après le déluge n’eût divisé le genre humain, en faisant attacher aux mêmes signes des sons différents. Quelle fut cette langue primitive ? C’est un problème assez indifférent. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’Adam la parla et que les derniers vestiges de ce langage, s’ils subsistent encore, se retrouvent dans les sons articulés au moyen desquels le premier homme désigna les animaux terrestres et les oiseaux. Mais est-il vraisemblable que les poissons ne furent point nommés par l’homme d’après les racines de cette langue, et que les mots ; qui les représentent furent créés de Dieu qui les enseigna ensuite à l’homme ? S’il en était ainsi, on ne pourrait s’expliquer ce fait qu’en voyant éclater sous ces mots un sens mystique. Il est probable que les poissons furent nommés peu à peu à mesure que leurs espèces furent reconnues : mais si les animaux, les bêtes, les oiseaux furent amenés devant l’homme ; s’ils furent réunis et classés par espèce afin qu’il leur donnât un nom, quand il aurait pu les nommer peu à peu et bien plus vite que les poissons, en supposant que leurs dénominations n’eussent pas déjà été trouvées, n’y a-t-il pas dans ce fait une raison cachée et une allégorie prophétique ? C’est ce que la suite du récit sacré tend clairement à nous faire comprendre.
21. En second lieu, Dieu pouvait-il ignorer qu’il n’avait créé aucun animal capable de servir d’aide à l’homme ? Était-il nécessaire que l’homme en fût instruit et se fit une idée d’autant plus haute de sa femme que sur tous les animaux qui comme lui avaient été créés sous le ciel et respiraient le même air, aucun ne s’était trouvé son semblable ? Mais il serait étrange qu’il eût fallu, pour lui donner cette idée, lui amener et lui faire voir les animaux. S’il avait foi en Dieu, il pouvait l’apprendre de lui, de la même manière qu’il fut instruit de sa défense, interrogé après sa faute et condamné. S’il n’avait pas foi en lui, il lui était impossible de découvrir si ce Dieu, en qui il n’avait aucune confiance, lui avait montré tous les animaux, ou s’il en avait caché d’autres semblables à lui dans quelque contrée lointaine. Par conséquent je ne puis m’empêcher de croire que cet évènement, quoiqu’il ait eu lieu, ne cache quelque allégorie prophétique.
22. Mais le plan de cet ouvrage ne consiste point à éclaircir les prophéties mystérieuses : j’ai pour but d’exposer les évènements avec leur caractère historique, afin que, si quelque fait semble impossible aux esprits frivoles et incrédules, ou opposé à l’autorité de l’Écriture, en offrant pour ainsi dire un témoignage contradictoire, sa possibilité et sa concordance soit démontrée, autant que je puis le faire avec l’aide de Dieu. Quant aux évènements dont la possibilité est évidente et qui, sans offrir aucune contradiction avec le reste de l’Écriture, paraissent aux yeux de quelques personnes, inutiles ou même déraisonnables, je devrais m’attacher à démontrer que tout ce qui est en dehors du cours ordinaire de la nature a pour but de nous apprendre à préférer le témoignage infaillible de l’Écriture à nos imaginations, et qu’au lieu d’y voir une extravagance, il faut le prendre pour une allégorie. Mais ces explications et ces commentaires font déjà ou feront plus tard le sujet d’autres Ouvrages.

CHAPITRE XIII. LA FORMATION DE LA FEMME EST À LA FOIS RÉELLE ET SYMBOLIQUE. modifier


23. Que signifie donc cette formation de la femme tirée d’une côte de l’homme ? Admettons que c’était un moyen nécessaire de faire comprendre l’union des deux sexes ; mais ne pouvait-on atteindre ce but sans créer la femme pendant le sommeil d’Adam, sans mettre de la chair à la place de l’os employé ? N’aurait-il pas mieux valu ne se servir que d’un morceau de chair pour en former la femme, puisque son sexe est plus délicat ? Quoi ! Dieu a pu d’une côte former le corps d’une femme avec tous les organes qui le composent, et il n’aurait pu la former de chair, de cette pulpe sanguine, lui qui avait tiré l’homme de la poussière ? Admettons qu’il avait fallu tirer une côte ; pourquoi ne pas la remplacer par une autre ? Pourquoi au lieu des expressions consacrées : il façonna, il fit, l’Écriture dit-elle que Dieu édifia cette côte, comme s’il s’agissait d’un édifice et non d’un corps vivant ? Or, comme ces évènements sont réels et ne peuvent être taxés de rêves insensés, il est incontestable que tous ces actes cachent une prophétie et que, dès le berceau du genre humain, Dieu a découvert dans ses œuvres, par un effet de sa miséricorde, les bienfaits des âges à venir : il voulait que ces bienfaits révélés au moment fixé à ses serviteurs dans la suite des siècles, sous l’inspiration du Saint-Esprit ou par le ministère des anges, et consignés dans l’Écriture, servissent de garanties pour les promesses qu’il faisait dans l’avenir, par l’accomplissement même des prédictions faites dans le passé : c’est là un point qui va s’éclaircir de plus en plus dans la suite de cet ouvrage.

CHAPITRE XIV. COMMENT LES ANIMAUX FURENT-ILS PRÉSENTÉS A ADAM modifier


24. Examinons donc, en nous attachant, selon le plan de cet ouvrage, aux faits eux-mêmes plutôt qu’aux évènements qu’ils annonçaient, à la lettre plutôt qu’au symbole, ce passage : « Dieu amena devant Adam tous les animaux, afin qu’il vit comment il les appellerait. » ##Rem de ne parle pas du passage « Dieu forma de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel : » nous lui avons consacré assez de développements. Quel moyen Dieu employa-t-il pour amener les animaux devant Adam ? Il faut bannir à cet égard tolite idée grossière, en se reportant à la théorie que nous avons exposée au livre précédent, sur le double mode suivant lequel s’exerce la Providence [271]. N’allons pas croire qu’on rassembla les animaux comme fait le chasseur ou l’oiseleur, quand il fait tomber sa proie dans ses pièges ou dans ses filets ; ou qu’un ordre,-parti du sein de la nue, fit entendre aux animaux des paroles que la créature intelligente peut seule écouter et suivre. Ce commandement n’aurait pu être compris ni des bêtes ni des oiseaux. Toutefois la brute elle-même reçoit à sa manière les ordres de Dieu ; sans obéir à l’impulsion d’une volonté libre et intelligente, elle suit les mouvements que Dieu, le moteur immobile, lui communique par l’entremise des anges, qui voient dans son Verbe les actes à accomplir et le moment déterminé où ils doivent s’exécuter : c’est ainsi que Dieu reste en dehors des mouvements du temps, et que les anges se meuvent dans la durée, pour transmettre ses ordres aux êtres qui sont sous leur dépendance.
25. Tout être vivant, qu’il soit intelligent comme l’homme, ou privé de la raison comme l’animal, le poisson, l’oiseau, est frappé de ce qu’il voit. L’homme, étant raisonnable et libre, obéit ou n’obéit pas à la sensation ; l’animal ne sait pas délibérer, ##Rem mais l’image le frappe et le fait agir selon les lois de sa nature. Il n’est au pouvoir d’aucun être de déterminer quels objets lui viendront aux sens ou même à l’esprit, et par conséquent mettront en jeu son activité. D’où il suit qu’une fois présentés d’en haut par la docile entremise des Anges, ces objets tombent sous les sens et font parvenir les ordres de Dieu non seulement aux hommes, mais encore aux oiseaux et aux bêtes, par exemple, au monstre qui engloutit Jonas[272]. Sa volonté se communique même aux plus petits êtres, comme au ver qui reçut l’ordre de ronger l’arbrisseau à l’ombre du quel le même prophète s’était reposé[273]. Si Dieu a donné à l’homme, malgré la chair de péché qui l’enveloppe, la faculté de faire servir à ses besoins les animaux et les bêtes de somme ; s’il l’a fait capable de prendre non seulement les oiseaux domestiques, mais encore ceux qui volent dans les airs, quelque sauvage que soit leur instinct et de les apprivoiser en trouvant le merveilleux secret de les dominer dans la raison plutôt que dans la force, puisqu’il parvient en observant ce qui provoque chez eux le plaisir ou la douleur, par un sage mélange de caresses et de rigueur, à leur faire dépouiller leurs instincts sauvages pour prendre des mœurs plus douces ; quel n’est pas le pouvoir des anges qui, après avoir découvert la volonté de Dieu au sein de l’immuable Vérité qu’ils, contemplent sans cesse, déploient une activité merveilleuse pour se mouvoir dans le temps, pour ébranler dans la durée et dans l’espace les êtres subalternes, pour présenter aux animaux les images capables de les frapper et de flatter leurs instincts ! N’ont-ils pas cent fois plus de ressources pour amener, même à son insu, tout être qui respire à un but déterminé ?

CHAPITRE XV. LA FORMATION DE LA FEMME N’A EU QUE DIEU POUR AUTEUR. modifier


26. Examinons maintenant comment s’est opérée la formation de la femme, bien qu’il y ait dans cette mystérieuse structure, comme l’appellent les livres saints, un sens allégorique. La femme, quoique tirée de la substance préexistante de l’homme, fut créée alors avec son sexe, sans être l’œuvre d’aucun être antérieur. Car les anges ne peuvent créer aucune substance : le seul auteur des êtres, quelle que soit leur grandeur ou leur petitesse, est Dieu, en d’autres termes la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit. Maison voudrait savoir comment Adam s’est endormi, comment une de ses côtes lui a été arrachée sans qu’il ait ressenti aucune douleur. On dira peut-être que ces actes ont pu s’accomplir par l’intermédiaire des anges, soit ; mais l’acte de façonner cette côte et d’en faire sortir la femme appartient tellement au Dieu qui a créé la nature universelle, qu’il était hors du pouvoir des anges, de former la chair destinée à remplir la côte d’Adam, aussi bien que de tirer l’homme de la poussière. Je ne veux point dire que les anges n’ont aucune part à la création d’un être, mais qu’ils n’ont point la puissance créatrice, au même titre que le laboureur ne saurait créer ni ses moissons ni ses arbres. Celui qui plante et celui qui arrose ne sont rien : mais Dieu seul qui donne l’accroissement[274]. Or, c’est en vertu d’un accroissement de ce genre que l’os fut remplacé par un morceau de chair, c’est-à-dire, en vertu de l’acte souverain qui a créé les substances et donné aux anges eux-mêmes le fond de leur être.
27. L’œuvre du laboureur consiste à mettre la plante en communication avec l’eau, lorsqu’il arrose ; elle ne va pas jusqu’à la répandre dans le tissu même du bois : c’est l’acte de Celui qui a tout disposé avec ordre, poids et mesure[275]. Le laboureur peut encore arracher à un arbre une bouture et la planter dans la terre ; mais dépendil de lui qu’elle se pénètre des sucs de la terre, qu’elle pousse à la fois son jet et les racines qui l’attachent au sol, qu’elle se développe dans les airs pour y puiser la force et étende de tous côtés ses rameaux ? Non, c’est l’œuvre de celui qui donne l’accroissement. Un médecin peut administrer un remède à un malade, bander une blessure ; mais d’abord il ne crée pas le fond de ses médicaments, il les emprunte aux œuvres mêmes du Créateur ; ensuite ; s’il peut préparer une potion et la faire boire, s’il peut composer un topique et l’appliquer sur une partie malade, est-il pour cela capable de ranimer les forces et de créer une chair nouvelle ? Non, la nature opère ce prodige par un mouvement mystérieux et qui échappe à nos regards. Que Dieu fasse disparaître ces ressorts imperceptibles par lesquels il forme et renouvelle l’organisation ; aussitôt elle se déconcerte et s’anéantit.
28. Ainsi, puisque Dieu gouverne la nature universelle en agissant à la fois dans le monde physique et moral, comme nous l’avons démontré [276], il faut admettre qu’un Ange est aussi incapable de créer un être que de se créer lui-même. En se soumettant pleinement à Dieu et en exécutant ses ordres, l’Ange peut gouverner selon les lois de la nature les êtres inférieurs qui sont l’objet de son activité : il peut, dis-je, produire dans le temps, en suivant les principes incréés qui résident dans le Verbe ou les causes primordiales qui furent créées dans l’œuvres des six jours, et en cela il ressemble au laboureur et au médecin. Mais quelle espèce de concours les Anges prêtèrent-ils à Dieu, lors de la formation de la femme ?. Comment trancher une pareille question ? Un point incontestable selon moi, c’est que si la chair prit la place d’une côte d’Adam, si la femme se forma de son corps ; son âme, ses sens, en un mot l’appareil des organes et l’ensemble des facultés qui la rattachent à l’homme, ce fut l’œuvre de Dieu. Sans recourir à ses Anges, sans abandonner son ouvrage pour le reprendre, il le continue encore aujourd’hui, en vertu de cette activité qui, si elle s’interrompait, laisserait retomber dans le néant tous les êtres avec les Anges eux-mêmes.

CHAPITRE XVI. L’ESPRIT HUMAIN INCAPABLE DE COMPRENDRE LES ŒUVRES DE DIEU. modifier


29. L’expérience, aussi loin que la portée de l’esprit humain peut s’étendre, nous a révélé comme les sources où un corps animé et sensible prend naissance : les éléments, ainsi l’eau et la terre ; les plantes ou les fruits, la chair même des animaux,.par exemple les vers et les insectes de toute espèce ; enfin l’union des sexes. Mais nous ne voyons par aucun exemple que de la chair d’un animal il naisse un animal qui soit un autre lui-même, en dehors des modifications particulières à son sexe. Ainsi nous avons beau chercher dans la création des analogies pour nous expliquer par quel secret la femme fut formée d’une côte de l’homme, nous n’en trouvons pas. Pourquoi ? C’est que nous voyons bien comment l’homme agit ici-bas et que nous ignorons comment agissent les Anges, ces laboureurs de la nature universelle. Si le cours des lois naturelles produisait toutes les plantes sans le contour de l’industrie humaine, notre science se bornerait à connaître que les arbres et les végétaux naissent dans la terre des semences qui s’y étaient déposées saurions-nous que la greffe est capable de faire porter à un arbre des fruits d’une autre espèce et pour ainsi dire adoptifs ? C’est un secret que nous révèle le travail de l’horticulteur, quoiqu’on ne puisse à aucun titre voir en lui un créateur d’arbres, puisqu’il ne fait que prêter son aide au Dieu qui seul crée le cours de la nature. Son œuvre serait stérile, si l’œuvre de Dieu n’en contenait pas les germes dans ses profondeurs. Est-il donc surprenant que nous ignorions comment il est sorti d’un os de l’homme un être semblable à lui, puisque nous ne savons même pas quelle part les Anges prennent aux créations divines ? Saurions-nous qu’un arbre se transforme par la greffe en un autre arbre, si nous ignorions le concours que l’horticulteur prête à cette création de Dieu ?
30. Cependant nous ne pouvons douter que l’homme, aussi bien que les arbres, n’ait d’autre Créateur que Dieu. Nous croyons fermement que la femme est sortie de l’homme sans être le fait d’une union charnelle, encore que la côte de l’homme ait pu être façonnée par les Anges dans cette création divine ; nous croyons au même titre qu’en dehors de tout commerce des sexes il s’est formé un homme, quand la semence bénie d’Abraham a servi aux Anges pour former le Médiateur[277]. Qu’un païen voie dans ce double prodige une double absurdité ; soit ; mais pourquoi un Chrétien qui reconnaît à la lettre la formation du Messie, s’imaginerait-il que tout est allégorique dans la formation d’Eve ? Quoi ! un homme peut naître d’une femme Vierge, et une femme ne saurait venir d’un homme ? Le sein d’une vierge contenait le germe d’un homme, elles flancs d’un homme n’auraient pas renfermé le germe d’une femme, et cela quand l’une était une servante qui donnait le jour à son maître, l’autre un serviteur qui produisait sa servante ? Le Seigneur aurait pu aussi former son propre corps d’une côte ou de tout autre membre de la Vierge : mais au lieu de renouveler pour ce corps le prodige autre fois accompli, il nous a donné un enseignement plus utile, et fait voir, dans la personne de sa mère, que rien n est à condamner dans la chasteté.

CHAPITRE XVII. LE PRINCIPE DONT LA FEMME DEVAIT SORTIR ÉTAIT-IL RENFERMÉ DANS LA CRÉATION VIRTUELLE DE L’HOMME AU SIXIÈME JOUR modifier


31. Ici s’offre une question : l’acte par lequel Dieu créa virtuellement l’homme mâle et femelle, comme dit la Genèse[278], et le fit à son image et à sa ressemblance, lorsqu’il forma primitivement les causes génératrices de tous les êtres, cet acte, dis-je, impliquait-il que la femme sortirait des flancs de l’homme par une conséquence rigoureuse, ou ne faisait-il que rendre sa formation possible, de telle sorte que la naissance de la femme loin d’être établie nécessairement en principe, aurait été un mystère caché en Dieu ? Je veux répondre à cette question, selon mes lumières sans rien trancher : toutefois, j’espère que les esprits pénétrés de la vérité chrétienne, en pesant mes paroles, trouveront ma proposition incontestable, dussent-ils l’entendre pour la première fois.
32. La nature, dans son cours ordinaire, est soumise à des lois qui produisent même chez les êtres vivants certaines tendances auxquelles la volonté la plus rebelle ne peut se soustraire. Dans le monde physique, les éléments ont chacun leurs propriétés, qui déterminent la mesure des effets qu’ils peuvent produire et en dehors desquelles ils n’agissent plus. Tous les êtres trouvent dans ces causes primordiales les principes qui les font naître, se développer et périr, chacun selon son espèce. De là vient qu’une fève ne saurait sortir d’un grain de blé, ni un grain de blé d’une fève, qu’un animal ne saurait engendrer l’homme, ni l’homme un animal. Au-dessus du cours naturel des choses s’élève la puissance du Créateur, qui trouve en elle-même le moyen de faire produire à toutes ces causes des effets, qu’elles ne contenaient pas à l’origine. Je ne veux point dire que Dieu m’ait pas mis en elles la possibilité de se prêter à ses desseins : car, son pouvoir absolu ne repose pas sur une force aveugle, mais sur une, puissance intelligente ; il tire de chaque cause au moment qu’il a fixé, l’effet dont il avait auparavant établi la possibilité. Ainsi des lois différentes règlent les divers modes de la germination chez les plantes, déterminent la fécondité ou la stérilité selon les âges, valent à l’homme le don de la parole refusé aux animaux. Les principes de ces lois et autres semblables ne résident pas seulement en Dieu ; ils ont été déposés par lui dans les choses et créés avec elles. Mais qu’une verge, un rameau desséché, poli, sans racine et sans communication avec le sol, fleurisse tout-à-coup et se couvre de fruits[279]; qu’une femme stérile dans sa jeunesse enfante sur ses vieux jours[280]; qu’une ânesse parle[281]; tout en admettant que Dieu a rendu ses créatures capables de devenir l’instrument de pareils prodiges, puisqu’il ne saurait en tirer des effets qu’il leur aurait d’avance interdit de produire, sous peine de surpasser sa propre puissance, il faut bien reconnaître qu’il leur a attribué, en dehors des lois ordinaires de la nature, un mode spécial et inhérent à leur création même, de rester plus complètement soumises à la puissance souveraine de sa volonté.

CHAPITRE XVIII. LA FORMATION DE LA FEMME A EU UNE CAUSE SYMBOLIQUE. modifier


33. Par conséquent il y a des effets dont Dieu conserve en lui-même la cause mystérieuse, au lieu de la déposer au fond même des choses pour produire ces effets, il n’agit point en vertu de cette providence qui établit les êtres dans les conditions essentielles de leur existence, mais en vertu de cette volonté souveraine qui gouverne à son gré ce qu’elle a créé à son gré. Ainsi en est-il de la grâce, qui assure le salut des pécheurs. La nature faussée par les écarts de la volonté, est incapable de reprendre sa droiture par elle-même : elle a besoin du secours de la grâce pour se régénérer. Que l’homme ne se désespère donc pas en écoutant ce passage : « Quiconque marche dans cette voie, ne reviendra jamais sur ses pas[282]. » On veut ici faire sentir tous le poids de l’iniquité, afin que le pécheur attribue son retour non à ses mérites mais à la grâce, et ne s’enorgueillisse pas de ses œuvres[283].
34. Aussi, d’après l’Apôtre, le mystère de la grâce est-il caché, non dans l’univers qui ne renferme que les causes naturelles des êtres à venir, au même titre que Lévi a payé la dîme dans la personne de son aïeul Abraham[284], mais en Dieu, le créateur de l’univers. Par conséquent, tous les prodiges que Dieu a accomplis en dehors des lois ordinaires de la nature, pour figurer le mystère de la grâce, ont eu leur principe caché en Dieu. Or, s’il faut ranger parmi ces miracles la formation de la femme d’une côte de l’homme pendant son sommeil ; si elle prit dans cet os un principe de force, tandis que l’homme s’affaiblit pour elle, en échangeant cette côte pour une chair délicate ; on doit admettre qu’au sixième jour la création primitive de l’homme « mâle et femelle » n’impliquait pas la naissance de la femme ; telle qu’elle s’accomplit, mais la rendait seulement possible ; autrement un changement de volonté aurait pu produire une œuvre en contradiction avec les principes que Dieu avait volontairement établis. Quant à la raison qui devait empêcher cet ouvrage d’apparaître sous une forme indépendante des causes primitives, elle était renfermée en Dieu, l’auteur de toutes choses.
35. L’Apôtre ayant donc déclaré « que ce mystère était caché dans le sein de Dieu, afin que les principautés et les puissances célestes apprissent elles-mêmes parla formation de l’Église la sagesse si diversifiée de Dieu[285] » on a quelque raison de croire que, si la semence bénie à qui la promesse, a été faite, a été disposée, par les Anges, aux mains d’un médiateur, tous les miracles qui se sont accomplis pour figurer d’avance ou prédire l’avènement de cette semence, ont eu lieu avec le concours des anges, en remarquant toutefois que celui-là seul crée ou régénère les êtres « qui féconde les travaux de quiconque plante ou arrose[286]. »

CHAPITRE XIX. DE L’EXTASE D’ADAM. modifier


36. L’extase où Dieu fait entrer Adam, afin de le plonger dans le sommeil, peut donc fort bien s’entendre d’un ravissement qui le mit en communication avec la société des anges et le fil pénétrer dans le sanctuaire de Dieu, afin qu’il y apprît le mystère qui ne devait s’accomplir qu’à la fin des temps[287]. Aussi en voyant près de lui, à son réveil la femme tirée d’une de ses côtes, laissa-t-il échapper, comme dans un transport prophétique, ces paroles où l’Apôtre voit un mystère si auguste[288] : « C’est là l’os de mes os et la chair de ma chair : on l’appellera femme, parce qu’elle a été tirée de l’homme. L’homme quittera donc son père et sa mère pour s’attacher à son épouse, et ils seront deux en une seule chair. » Quoique l’Écriture attribue ces paroles au premier homme, le Seigneur dans l’Évangile les cite comme étant sorties de la bouche de Dieu même : « N’avez-vous, pas lu, dit-il, que celui qui créa l’homme au commencement, les créa mâle et femelle, et qu’il dit : A cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair[289] ? ». C’est afin de nous faire comprendre qu’Adam prononça ces paroles par une inspiration prophétique, en sortant de son ravissement. Mais terminons ici ce livre et cherchons à renouveler par l’attrait d’une question nouvelle l’attention du lecteur.

LIVRE X. DE L’ORIGINE DES ÂMES. modifier

CHAPITRE PREMIER. L’ÂME DE LA FEMME EST-ELLE FORMÉE DE CELLE DE L’HOMME. modifier


1. Si nous suivions l’ordre historique, nous aurions maintenant à traiter de la faute du premier homme. Mais comme l’Écriture expose la formation du corps de la femme sans parler de son âme, ce silence doit nous frapper et faire examiner avec attention s’il y a, oui ou non, des raisonnements décisifs contre ceux qui prétendent que l’âme sort d’une autre âme, comme le corps d’un autre corps, par une sorte de transfusion, qui fait passer des parents chez les enfants les premiers principes de chaque substance. Tout d’abord ils soutiennent que Dieu, en soufflant sur la face de l’homme qu’il avait tiré de la poussière, créa l’âme dont toutes les autres devaient sortir, au même titre que le corps du premier homme contenait ceux de ses descendants. En effet, Adam avait été formé le premier, Eve le fut ensuite ; on nous apprend d’où viennent le corps et l’âme d’Adam ; l’un de la terre, l’autre du souffle de Dieu ; quant à la femme, après avoir raconté comment elle fut tirée d’une côte de l’homme, on ne dit pas qu’elle fut également animée par le souffle divin ; on laisse croire qu’elle est sortie âme et corps de celui qui avait d’abord été formé. Or, disent-ils, ou l’Écriture devait rester muette sur l’âme de l’homme, afin de nous laisser deviner ou conclure par nous-mêmes que son âme avait été un don de Dieu ; ou bien, si son but était d’empêcher qu’on n’assignât la terre pour origine commune à l’âme et au corps, elle ne devait pas rester muette sur l’âme de la femme, de peur qu’on n’y vit par une erreur toute naturelle, si toutefois c’est une erreur, une substance transmise. Donc, ajoutent-ils, si Dieu n’a point soufflé sur la face de la femme, c’est uniquement parce que son âme s’est formée de celle de l’homme.
2. Ce n’est là qu’une présomption, et il est facile de la combattre. L’âme de la femme, dit-on, s’est formée de celle de l’homme, parce que l’Écriture ne dit pas que Dieu ait soufflé sur sa face pourquoi admettre alors que l’âme de la femme vient de l’homme, puisque l’Écriture n’en dit également rien ? Loin de là : si Dieu, à mesure que les hommes naissent, crée leurs âmes comme il a créé la première, l’Écriture a gardé naturellement le silence, puisqu’il suffit d’une simple induction pour appliquer à toutes ce qu’elle a dit d’une seule. Admettons d’ailleurs que l’Écriture ait voulu ici éveiller notre attention : si la formation de la femme avait différé de celle de l’homme en ce point, que l’âme, chez la femme, s’était produite par propagation, tandis que l’âme et le corps de l’homme avaient eu chacun leur origine ; l’Écriture aurait dû insister précisément sur cette différence, pour empêcher de raisonner par analogie. Mais comme elle n’a point dit que l’âme de la femme s’était formée de celle de l’homme, il est plus vraisemblable de croire qu’elle a voulu prévenir toute hypothèse en dehors des idées qu’elle venait de nous donner sur l’origine de l’âme chez l’homme ; en d’autres termes, nous indiquer que ces deux âmes étaient également un don de Dieu même. De plus l’Écriture aurait trouvé une occasion bien naturelle de formuler cette pensée, sinon au moment où la femme se forma, du moins lorsqu’elle fut faite et qu’Adam s’écria : « Voilà l’os de mes os et la chair de ma chair[290]. » N’était-ce pas en effet le moment d’ajouter dans une effusion d’amour et de tendresse : Et l’âme de mon âme ? Mais ce simple raisonnement ne suffit pas pour résoudre un problème aussi important : nous n’avons encore établi aucune proposition incontestable.

CHAPITRE II. RÉSUMÉ DES CONSIDÉRATIONS FAITES DANS LES LIVRES PRÉCÉDENTS SUR L’ORIGINE DE L’ÂME. modifier


3. La première question à examiner est de savoir si l’Écriture interprétée attentivement, comme nous le faisons, depuis le début de la Genèse, permet ici le doute : ce point éclairci, nous aurons à choisir l’opinion la plus probable, ou à fixer, s’il y a incertitude absolue, les bornes où il faut savoir se renfermer. Il est incontestable, que le sixième jour Dieu fit l’homme à son image, et qu’en même temps il le créa mâle et femelle[291]. Nous avons reconnu précédemment [292], que la ressemblance avec Dieu était propre à l’âme, tandis que la distinction des sexes était spéciale à la chair. Une foule de témoignages imposants, que nous avons alors discutés en détail, nous ont empêchés de rapporter au sixième jour la formation de l’homme et celle de la femme, tirés, l’un de la poussière, et l’autre d’une côte de l’homme, la formation de la femme étant évidemment postérieure à l’époque où Dieu créa toutes ses œuvres du même coup [293]. Nous avons alors essayé de formuler notre opinion sur l’âme de l’homme, et une discussion aussi complète qu’approfondie nous a conduits à croire, ou du moins à regarder comme probable que la création de l’âme chez l’homme se rattachait aux œuvres primitives de Dieu, tandis que la formation de son corps était implicitement comprise dans le monde matériel. Par là, nous avons évité plusieurs conséquences opposées aux témoignages de l’Écriture, par exemple, que le sixième jour l’homme aurait été formé du limon de la terre et la femme tirée d’une de ses côtes ; que l’homme n’aurait étécréé.àaucun titre le sixième jour ; que le corps aurait été créé en principe, tandis que l’âme, qui constitue la ressemblance de l’homme avec Dieu, ne l’aurait pas été. Enfin nous n’avons pas été contraints d’admettre une opinion qui, sans contredire l’Écriture, est bizarre, insoutenable, et d’après laquelle l’âme de l’homme aurait été renfermée en principe dans un être spirituel créé tout exprès, sans que l’Écriture en fit aucune mention parmi les ouvrages de Dieu, ou même qu’elle aurait été implicitement comprise dans les êtres déjà créés, au même titre qu’un enfant aujourd’hui est implicitement renfermé dans les parents qui doivent lui donner le jour, et par conséquent, qu’elle aurait été la fille d’un ange ou, ce qui est plus insoutenable encore, une transformation de la matière.

CHAPITRE III. TROIS HYPOTHÈSES SUR L’ORIGINE DE L’ÂME. modifier


4. Mais si l’âme de la femme, loin d’être émanée de celle de l’homme, a été, comme pour celui-ci, un présent de Dieu, et que la création des âmes soit successive, il faut ou reconnaître que l’âme de la femme n’a aucun rapport avec les œuvres de la création primitive, ou supposer que le principe de la formation des âmes a été établi en général, comme celui de la reproduction des corps, et par conséquent retomber dans l’opinion si bizarre et si insoutenable que les âmes humaines sont fille des anges, ou, ce qui révolte encore davantage, du ciel physique, et même d’un élément plus grossier encore. Puisque la vérité absolue nous est cachée, il faut examiner qu’elle est l’opinion la plus vraisemblable. Or, il y en a trois : je viens en dernier lieu d’expliquer la première ; d’après la seconde, Dieu n’aurait créé primitivement qu’une seule âme, celle du premier homme, et toutes les âmes en viendraient par une sorte de propagation ; d’après la troisième, les âmes seraient successivement créées, sans avoir préexisté même virtuellement dans les œuvres primitives des six jours. De ces trois hypothèses, les deux premières n’ont rien qui contredise la théorie de la création primitive où Dieu fit tout à la fois. En effet, que le principe de l’âme humaine ait été créé dans un être destiné à lui servir comme de père, de telle sorte que toutes les âmes y prennent naissance et soient créées par Dieu qui les donnerait aux hommes en même temps que les parents fourniraient le corps ; ou que l’âme ait été créée, quand fut créé le jour, sans avoir une raison d’être préexistente, semblable à celle qui renferme implicitement un enfant dans son père, et qu’elle se soit faite comme le jour, le ciel, la terre, les luminaires du ciel ; dans les deux cas, on peut dire, en même temps que l’Écriture : « Dieu fit l’homme à son image. »
5. Quant à la troisième hypothèse, il est bien difficile de la concilier aveu le principe incontestableque.l'hommefut créé, le sixième jour, à l’image : de Dieu, et ne reçut qu’après le sixième jour une forme visible. Prétendre que Dieu crée des âmes nouvelles sans les avoir créées le sixième jour, soit en elles-mêmes, soit dans un principe qui les contint au même titre que le père renferme son fils, et sans les avoir faites conjointement avec ces œuvres à la fois inachevées et complétés dont il se reposa le septième jour ; c’est rendre inutile le soin minutieux avec lequel l’Écriture nous apprend que Dieu acheva toutes ses œuvres le sixième jour et les trouva excellentes, car c’est supposer qu’il devait après cette époque créer des substances sans les avoir formées primitivement en elles-mêmes ou dans leurs causes. Voudrait-on dire que Dieu garde en lui-même le principe selon lequel il crée au moment de la conception chaque âme en particulier au lieu de l’avoir établi dans la créature ? Mais comme l’âme aujourd’hui est de la même espèce que celle qui fut donnée à l’homme le sixième jour et lui valut sa ressemblance avec Dieu, on ne saurait dire que Dieu crée aujourd’hui une âme qu’il n’aurait point alors achevée. A ce moment, en effet, il avait créé l’âme telle qu’il la crée encore aujourd’hui : par conséquent il ne crée pas aujourd’hui une espèce nouvelle, sans rapport avec les œuvres qu’il acheva primitivement. Loin donc de s’accomplir en dehors des causes que contiennent les êtres futurs et qui ont été déposées dans l’univers, l’opération divine n’en est que le développement ; les corps humains n’étant qu’une propagation à travers les siècles d’une cause primitive, c’est en vertu d’une loi analogue que doivent s’y associer les âmes, telles que Dieu les crée et les unit aux organes.
6. Nous pouvons maintenant, sans craindre de contredire l’Écriture sur la création primitive, faire ressortir la probabilité plus ou moins grande d’une de ces trois hypothèses ; entrons donc dans la question en lui donnant, avec l’aide de Dieu, tout le développement qu’elle comporte. Si nous ne pouvons arriver à ce degré d’évidence qui exclut le doute, tâchons au moins de nous former une opinion qu’on puisse adopter en attendant la pleine lumière, sans tomber dans l’absurdité. Si nous ne pouvons atteindre ce modeste résultat, si les arguments se balancent et se détruisent, nous prouverons, en restant dans le doute, que nous n’évitons pas les recherches laborieuses mais les affirmations inconsidérées. De la sorte, celui qui posséderait la vérité, daignera nous la communiquer : quant à ceux dont l’assurance tient de la présomption plus qu’elle n’est fondée sur l’autorité de l’Écriture ou sur l’évidence du raisonnement, ils ne.dédaignerontpas de partager nos doutes.

CHAPITRE IV. DE QUELQUES PRINCIPES INCONTESTABLES À PROPOS DE LA NATURE ET DE L’ORIGINE DE L’ÂME. modifier


7. Tout d’abord, tenons pour certain que l’âme ne peut ni se changer en corps et devenir matérielle, ni dégénérer en âme déraisonnable et s’identifier avec celle des bêtes, ni enfin se confondre avec la substance divine, et qu’également ni le corps ni l’âme des bêtes ni la nature divine ne peuvent se transformer et devenir âme humaine. Un point aussi incontestable, c’est que l’âme humaine n’est et ne peut être qu’une création de Dieu. Or, si Dieu ne l’a fait sortir ni de la matière, ni d’une âme sans raison, ni de sa propre substance, la question se réduit à savoir s’il l’a tirée du néant ou d’une substance spirituelle et intelligente. Qu’il la fasse de rien, après – avoir achevé les œuvres où il créa tout à la fois, c’est une thèse qu’il serait par trop fort de vouloir démontrer, et s’il existe des preuves sérieuses en faveur de cette opinion, je ne les connais pas. Qu’on ne vienne pas nous imposer des idées que l’homme ne peut comprendre ; le pourrait-il, je m’étonnerais fort qu’on pût les communiquer à d’autres esprits qu’à ceux qui par leurs propres forces et sans avoir besoin des lumières d’autrui sont capables de les concevoir. En de telles matières il est plus sûr de laisser de côté les opinions humaines et de se borner à peser attentivement le sens des témoignages divins.

CHAPITRE V. L’ÂME N’EST UNE ÉMANATION NI DES ANGES, NI DES ÉLÉMENTS, NI DE LA SUBSTANCE DIVINE. modifier


8. L’opinion d’après laquelle Dieu donnerait les anges pour principe et comme pour pères aux âmes, ne s’appuie sur aucun témoignage des Livres canoniques : du moins je ne le connais pas. A plus forte raison ne sauraient-elles sortir des éléments matériels. On sera peut-être embarrassé par le.passagedu prophète Ezeiel annonçant la résurrection des morts, qui fait venir l’esprit des quatre vents du ciel, afin qu’il les vivifie par son souffle et les ressuscite. Voici ce passage : « Le Seigneur me dit : Prophétise et adresse-toi à l’Esprit. Prophétise, fils de l’homme et dis à l’Esprit : Viens des quatre vents, souffle sur ces morts et qu’ils revivent. Je prophétisai donc, comme le Seigneur me l’avait commandé, et l’Esprit entra en eux, et ils reprirent la vie, et ils se tinrent sur leurs pieds et ils formaient une troupe considérable[294]. » Ces paroles cachent selon moi une prophétie et nous révèlent que les hommes ressusciteront non seulement dans la campagne où s’est montrée la vision, mais encore dans le monde entier, désigné par les vents qui soufflent des quatre coins de l’univers. N’allons pas voir en effet la substance même de l’Esprit-Saint dans le souffle que Notre-Seigneur tira de son corps pour le répandre sur ses disciples, quand il leur dit : « Recevez l’Esprit-Saint[295] » non ; Jésus-Christ révèle que le Saint-Esprit procède de lui comme le souffle procède de son corps. Mais le monde n’étant point uni à Dieu hypostatiquement, comme le corps de Jésus-Christ l’est au Verbe, Fils unique de Dieu, nous ne saurions dire que l’âme sort de la substance divine, au même titre que le souffle, qui part des quatre coins de l’univers, est formé de ses éléments. À mes yeux, ce souffle était une réalité et un symbole, comme on peut très bien le concevoir par le souffle que le Seigneur tiré de son corps, et lors même que le prophète aurait moins exposé la résurrection de la chair, telle qu’elle doit un jour s’accomplir, qu’il n’aurait révélé par une allégorie le rétablissement inespéré d’un peuple détruit en apparence, par la vertu de l’Esprit qui a rempli l’univers[296].

CHAPITRE VI. TEXTES DE L’ÉCRITURE QUI PEUVENT S’ENTENDRE DE LA CRÉATION SUCCESSIVE ET DE LA TRANSMISSION DES ÂMES. modifier


9. Voyons maintenant en faveur de quelle hypothèse l’Écriture fait pencher la balance : en d’autres termes est-il plus conforme à l’Écriture que Dieu ait créé et donné au premier homme une âme destinée à produire toutes les autres, par une loi analogue à celle qui devait faire sortir du corps d’Adam le corps de tous les hommes, ou que Dieu crée successivement les âmes comme il en a créé une pour le premier homme, sans que celle-ci ait servi de principe générateur aux autres ? Le passage d’Isaïe : « C’est moi qui ai créé tout souffle[297] » tout en s’appliquant à l’âme, comme on le voit clairement par le contexte, s’explique dans les deux hypothèses. En effet, que Dieu tire les âmes de l’âme du premier homme, ou qu’il les crée d’après une loi qu’il s’est réservé d’appliquer, il est toujours et absolument le créateur des âmes.
10. Ces paroles du Psalmiste : « Il a formé le cœur de chacun d’eux [298] » à prendre le cœur pour une expression qui désigne l’âme, se concilient également bien avec l’une ou l’autre des deux hypothèses que nous discutons. Dieu, en effet, forme chaque âme soit qu’il la tire de celle qu’il souffla sur la face du premier homme, de la même manière qu’il forme chaque corps, soit qu’il les façonne et les envoie dans chaque corps, ou même qu’il les façonne dans le corps même ou il les a envoyées. A mon sens toutefois, ces paroles ne s’appliquent qu’à la régénération qui s’accomplit chez l’âme par la vertu de la grâce et y renouvelle l’image de Dieu. « C’est la grâce, dit l’Apôtre, qui vous a sauvés par la foi. Cela ne vient pas de vous, c’est un pur don de Dieu, et non le fruit de vos œuvres, de sorte que l’homme ne peut s’en rapporter la gloire. En effet, nous sommes son œuvre, créés en Jésus-Christ, pour opérer de bonnes œuvres[299]. » Il ne faudrait pas voir dans cette grâce de la création une formation matérielle ; il faut l’entendre d’après ces paroles du Psalmiste : « O Dieu, créez en moi un cœur pur[300]. »
11. J’expliquerai encore de la même manière le passage où il est dit que Dieu façonna l’esprit de l’homme au dedans de lui [301]. L’acte par lequel Dieu crée l’âme et l’envoie dans le corps y semble distinct de l’acte par lequel il la crée dans l’homme lui-même, c’est-à-dire la renouvelle. Mais supposons qu’il soit ici question de l’origine de l’homme et non de sa régénération par la grâce : ce texte peut s’expliquer dans les deux opinions. Dieu en effet peut tirer de l’âme unique du premier homme le germe de l’âme, pour ainsi dire, et le façonner au dedans de l’homme afin de vivifier son corps ; il peut encore répandre l’esprit de vie dans le corps par une autre voie que la transmission, et le façonner dans cette organisation mortelle, pour faire de l’homme une âme vivante.

CHAPITRE VII. D’UN PASSAGE DE LA SAGESSE : À QUELLE HYPOTHÈSE EST-IL FAVORABLE. modifier


12. Voici un texte du livre de la Sagesse qui demande un examen plus attentif : « J’ai reçu une âme bonne, et devenant meilleur, je m’unis à un corps pur[302]. » Ce texte, en effet, semble être favorable, non à l’hypothèse selon laquelle toutes les âmes sortiraient d’une seule par propagation, mais à celle qui fait descendre les âmes d’en haut pour s’associer à un corps. « J’avais reçu une âme bonne » qu’est-ce à dire ? Il semblerait que dans le principe où les âmes sont renfermées, si toutefois ce principe existe, les unes sont bonnes, les autres non, et qu’elles en sortent selon la destinée imposée à chaque homme, ou que Dieu, au moment de la conception, de la naissance même, en crée de bonnes et de mauvaises qui se repartissent au hasard. Il serait par trop étrange que ce texte fût favorable aux partisans de la création successive des âmes plutôt qu’à ceux qui prétendent que les âmes sont envoyées dans tel ou tel corps selon les mérites qu’elles ont acquis dans une vie antérieure. Quelle autre.raisonque celle des bonnes œuvres pourrait expliquer l’arrivée d’une âme bonne ou mauvaise dans le corps d’un homme ? Elles ne peuvent être telles assurément dans l’essence qu’elles tiennent de Celui qui a créé toutes les substances ##Rem qu’elles a créées excellentes. Mais loin de moi la pensée de contredire l’Apôtre qui nous révèle que les enfants de Rebecca, étant encore dans son sein, n’avaient fait ni bien ni mal avant leur naissance, et qui prouve par là que cette prédiction : « L’aîné sera assujetti au plus jeune » n’avait aucun rapport à leurs œuvres, mais à la volonté de celui qui appelle[303]. Oublions donc un moment ce passage du livre de la Sagesse ; car, il faut aussi tenir compte de l’opinion vraie ou fausse d’après laquelle ces paroles concernent uniquement l’âme du Christ, Médiateur entre Dieu et les hommes. S’il le faut, nous examinerons plus bas quel est le sens de ce texte, à supposer qu’il ne s’applique pas à Jésus-Christ, de peur de contredire un dogme enseigné par l’Apôtre, en croyant que les âmes acquièrent des mérites personnels, avant de vivre unies à un corps.

CHAPITRE VIII. D’UN PASSAGE DU PSALMISTE : QU’IL NE CONTRARIE AUCUNE DE CES HYPOTHÈSES. modifier


13. Examinons maintenant cet autre passage « Vous retirerez leur souffle, elles détailleront dans leur poussière. Vous renverrez votre souffle, elles seront créées et vous renouvellerez la face de la terre [304]. » Ces paroles semblent offrir un sens favorable à ceux qui pensent que les parents produisent l’âme aussi bien que le corps de leurs enfants. Le Psalmiste en disant « leur souffle » propre, indique une transmission d’homme à homme. Mais les hommes ne sauraient rendre le souffle aux morts pour les ressusciter, parce que loin de le recevoir d’une âme humaine comme au moment de la naissance, on le recouvre par la puissance du Dieu « qui ressuscite les morts.[305] » Voilà pourquoi le Psalmiste dit à la fois le souffle des hommes et le souffle de Dieu : le souffle des hommes quand ils meurent, le souffle de Dieu quand ils ressuscitent. D’autre part ceux qui prétendent que les âmes ne sont point transmises par les parents, mais que Dieu les envoie, peuvent concilier ce texte avec leur opinion, en disant que le souffle est propre à l’homme quand il meurt, en ce sens qu’il était en lui et qu’il en sort ; et qu’il appartient à Dieu au moment de la résurrection, parce qu’il rend l’âme qu’il avait envoyée au moment de la naissance. Ainsi ce témoignage ne contredit aucune des deux hypothèses.
14. A mon sens, ce texte s’entendrait mieux de la grâce divine qui nous renouvelle intérieurement. L’orgueilleux qui vivait d’après les instincts de l’homme terrestre et qui rapportait tout à sa vanité, voit se retirer en quelque sorte son souffle propre, lorsqu’il se dépouille du vieil homme, qu’il s’abaisse, afin de bannir l’orgueil pour devenir parfait, et qu’il dit au Seigneur avec un humble aveu : « Souvenez-vous que je suis poussière[306] » après avoir entendu cet avis de l’Écriture : « Pourquoi la cendre et la poussière s’enorgueillit-elle ? Contemplant avec les yeux de la foi la justice de Dieu, pour ne plus chercher à établir la justice de ses œuvres,[307] » il se méprise comme dit Job, se dessèche et ne voit en lui que cendre et poussière, et c’est ainsi « qu’il rentre dans sa poussière. » Mais quand il a reçu l’esprit de Dieu, il s’écrie : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi,[308] » et c’est ainsi que la grâce du nouveau Testament « renouvelle la face de la terre » et multiplie les saints.

CHAPITRE IX. D’UN PASSAGE DE L’ECCLÉSIASTE : QU’IL S’APPLIQUE INDIFFÉREMMENT AUX DEUX HYPOTHÈSES. modifier


15. Quant à ce passage de l’Ecclésiaste : « Que la poudre retourne dans la terre ; comme elle y avait été, et que l’esprit retourne à Dieu, qui l’a donné[309] » loin de favoriser une hypothèse aux dépens de l’autre, il s’applique indifféremment au deux. Ce texte, diront les uns, prouve bien que l’âme, loin d’émaner des parents, est donnée par Dieu ; car, tandis que lit poussière, c’est-à-dire la chair qui en a été faite, rentrera dans la poussière, l’esprit retournera à Dieu qui l’avait donné. Oui sans doute, répondront les autres, l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné au premier homme quand il souffla sur sa face[310], et la poussière, en d’autres termes, le corps humain rentrera dans la terre dont elle est venue primitivement[311]. L’âme ne doit point retourner aux parents, bien qu’elle en sorte par une transmission qui remonte jusqu’au premier homme, au même que titre la chair ne retourne point après la mort aux parents, dont elle est un produit manifeste. Par conséquent, de même que la chair rentre, non dans les corps dont elle s’est formée, mais dans la terre dont elle est sortie pour composer le corps du premier homme ; de même l’esprit ne retourne point aux hommes qui l’ont transmis, mais à Dieu qui l’avait uni à la chair du premier homme.
16. Ce texte sert du moins à nous rappeler que Dieu a tiré l’âme qu’il donna au premier homme du néant, et non de quelque être préexistant, comme il tira le corps de la terre : par conséquent l’âme ne peut revenir qu’à celui-là même qui l’a donnée ; n’ayant point été formée d’une créature, elle n’y saurait rentrer comme le corps rentre dans la terre. Or elle n’a été formée d’aucun être, puisqu’elle a été faite de rien. C’est donc à son Créateur, à celui qui l’a faite de rien, qu’elle se rend, du moins quand elle accomplit son retour. Toutes en effet ne l’accomplissent pas, parce qu’il y a « des esprits qui passent, comme dit l’Écriture, et qui ne reviennent point[312]. »

CHAPITRE X. IL EST DIFFICILE DE RÉSOUDRE LA QUESTION DE L’ORIGINE DE L’ÂME AVEC LES TEXTES DE L’ÉCRITURE SAINTE. modifier


17. Il est donc bien difficile de rassembler sur cette question des passages décisifs. On peut sans doute recueillir des textes, les citer, leur donner même de longs développements ; mais si on ne peut en déduire des vérités aussi incontestables que la création de l’âme par Dieu, et le don qu’il y en a fait au premier homme, je ne vois plus comment on pourrait trouver dans les témoignages de l’Écriture la solution du problème. S’il avait été écrit que Dieu souffla également sur la face de la femme, après l’avoir formée, et qu’elle devint ainsi une âme vivante, ce serait pour lui un rayon de lumière, et nous pourrions croire que l’âme associée aux organes n’est.pointune émanation de l’âme des parents. Toutefois il resterait encore à savoir ce qu’on devrait penser de la génération, acte d’après lequel l’homme sort d’un autre homme. Car la première femme ne se forma point par cette voie, et à ce titre, on pourrait dire que l’âme qu’elle reçut de Dieu ne fut point une émanation de celle d’Adam, puisqu’elle n’en sortit point comme un enfant de son père. Si seulement l’Écriture nous avait révélé que le premier enfant d’Adam et d’Eve reçut son âme, non par propagation, mais par un don d’en haut, c’est alors qu’on aurait pu induire la même chose pour toutes les âmes, malgré le silence des livres saints.

CHAPITRE XI. DU PASSAGE DE SAINT PAUL RELATIF AU PÉCHÉ ORIGINEL, ET DU BAPTÊME DES ENFANTS. modifier


18. Examinons encore un passage de l’Apôtre et voyons si, sans contredire ces hypothèses, il se concilie également avec chacune d’elles ; voici ce passage : « Un seul homme a introduit le péché dans le monde et par le péché la mort, qui a ensuite passé dans tous les hommes, tous ayant péché en lui » et un peu plus bas : « De même donc que par le péché d’un seul, tous les hommes sont tombés dans la condamnation de la mort, ainsi par la justice d’un seul tous ont reçu la justification de la vie. Car de même que par la désobéissance d’un seul, beaucoup ont été faits pécheurs, ainsi par l’obéissance d’un seul beaucoup deviendront justes[313]. » C’est sur ce passage de l’Apôtre que les partisans de l’hypothèse de la propagation des âmes cherchent à édifier leur système. S’il n’y que la chair, disent-ils, pour avoir péché et pour rendre pécheur, ces paroles n’entraînent pas rigoureusement pour conséquence que les âmes des parents produisent celles des enfants : mais si l’âme seule pèche, quelque amorce que lui jette la chair, comment admettre « que tous aient péché en Adam » sans reconnaître que leur âme, comme leur corps, soit issue d’Adam ? Comment seraient-ils devenus pécheurs par la désobéissance d’un seul, si leur âme comme leur corps n’avait point péché en lui ?
19. Prenons garde en effet de faire de Dieu l’auteur du péché, en supposant qu’il associe l’âme à un corps qui la condamne à pécher, ou bien d’admettre qu’indépendamment de Jésus-Christ, le seul qui n’ait point péché en Adam, d’autres âmes peuvent s’affranchir du péché originel sans le concours de la grâce, en reconnaissant que le péché originel est relatif au corps qu’on tient d’Adam, et non à l’âme. Cette dernière opinion est si opposée à la foi catholique, que les parents s’empressent de faire recevoir à leurs enfants nouveau-nés la grâce du saint Baptême. Or, si le baptême affranchit du péché originel en ce qui touche le corps, sans purifier l’âme, on pourrait se demander avec raison quel malheur il résulterait pour les âmes de sortir du corps, avant le baptême, dans un âge si tendre. La vertu de ce sacrement ne s’étend-elle qu’à la chair, sans produire aucun effet sur l’âme ? Il faudrait alors baptiser jusqu’aux morts. Mais, comme nous voyons par la pratique constante de l’Église, qu’on se précipite au secours de ceux qui vivent encore, dans la crainte de rencontrer un cadavre pour lequel il n’y aurait plus rien à faire, il faut bien en conclure, à mon sens, qu’il n’y a point de nouveau-né qui ne soit un Adam, en corps et en âme, et qui n’ait besoin de la grâce de Jésus-Christ. En effet, cet âge est incapable par lui-même de faire le bien et le mal, et l’âme serait en ce moment innocente et pure, si elle ne sortait d’une tige corrompue. Que les partisans de l’opinion contraire démontrent qu’une telle âme subit une juste condamnation, quand elle quitte le corps avant le baptême ; ils auront accompli un prodige de logique.

CHAPITRE XII. LA CONCUPISCENCE DE LA CHAIR TIENT A L’ÂME ET A LA CHAIR TOUT ENSEMBLE. modifier


20. La Vérité même se fait entendre dans ces paroles : « La chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair[314] » toutefois, s’il est un point incontestable pour le savant comme pour l’ignorant, c’est que la chair ne pourrait sans l’âme éprouver aucune convoitise-. Le principe de la concupiscence charnelle ne réside donc pas exclusivement dans l’âme, à plus forte raison dans la chair : il suppose l’âme et la chair ; l’âme, sans laquelle aucun plaisir ne serait perçu ; la chair, sans laquelle aucune volupté sensuelle n’existerait. Lors donc que l’Apôtre nous parle de la chair qui convoite contre l’esprit, il entend sans aucun doute les plaisirs que la chair provoque dans l’âme et lui fait goûter de concert avec elle, à l’encontre des plaisirs purement spirituels. Par exemple, l’esprit éprouve un désir sans aucun mélange de volupté ou de passions, sensuelles, « quand l’âme soupire ardemment et se sent défaillir après les parvis du Seigneur[315]. » C’est un, plaisir également spirituel qu’on propose à l’âme, en disant : « Tu as désiré la sagesse ; garde le commandement et le Seigneur te la donne[316]. » Quand l’esprit commande aux organes et les fait docilement concourir à un désir qui n’enflamme que lui, par exemple, quand on prend un livre, quand on s’occupe à lire, à écrire, à engager ou à suivre une discussion ; quand on donne un morceau de pain à un pauvre affamé, bref, quand on remplit les autres devoirs de miséricorde et de charité, la chair se montre obéissante sans irriter la concupiscence. Mais ces nobles plaisirs dont l’âme seule est capable outrent-ils en lutte avec les plaisirs que la chair fait sentir à l’âme ? Alors il est vrai de dire que la chair convoite, s’élève contre l’esprit et l’esprit contre la chair.
21. Le mot chair dans ce passage n’est que l’âme agissant conformément aux suggestions de la chair, d’après l’analogie qui fait dire que l’oreille entend ou que l’œil voit. Qui ne sait en effet que l’âme seule entend par l’organe de l’ouïe et voit par les yeux ? C’est la même figure de langage qui permet de dire une main bienfaisante, la main s’étendant en effet pour secourir autrui. Si en parlant des yeux de la foi, seuls capables d’atteindre les vérités inaccessibles aux sens, on a pu dire : « Toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu[317] » quoiqu’elle ne puisse le voir que par l’âme qui la fait vivre, et quoique pour voir pieusement, avec les yeux du corps, le Christ sous la forme dont il s’est revêtu pour nous, il n’y ait aucun mouvement de concupiscence, mais seulement un acte de la chair ; et qu’ainsi il ne faille pas voir une pure opération de l’esprit dans ces mots : « Toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu[318]; » combien est-il plus juste encore de dire que « la chair « convoite » lorsque l’âme abandonne le corps à la vie des sens ou même accède aux désirs de la chair ; lorsqu’il n’est point au – pouvoir de l’âme d’être au-dessus de pareilles convoitises, aussi longtemps que domine dans les membres le péché, je veux dire, ce fougueux penchant à la volupté qui naît dans ce corps de mort en punition du péché an sein duquel nous naissons tous et qui fait de nous, avant le don de la grâce, des enfants de colère[319], ce péché contre lequel luttent ceux qui sont établis en grâce ? Ils ne réussissent pas sans doute à l’étouffer dans ce corps mortel ou plutôt mort, mais ils l’empêchent d’y régner. Or, pour que le péché ne règne pas, il faut qu’on n’obéisse point aux désirs qu’il fait naître, je veux dire à la concupiscence que la chair rebelle irrite contre l’esprit. Delà vient que l’Apôtre ne dit pas : que le péché ne soit plus dans votre chair mortelle, il savait trop bien que le péché a pour nous un attrait qui est la suite de la corruption originelle ; mais : « Que le péché ne domine plus dans votre chair mortelle, pour vous faire obéir à ses désirs déréglés et n’abandonnez par vos membres au péché comme des instruments d’iniquité[320] ».

CHAPITRE XIII. DE L’AVANTAGE QU’ON TROUVE À COMPRENDRE AINSI LA CONCUPISCENCE. – DU PÉCHÉ CHEZ LES ENFANTS. modifier


22. Ce point de vue offre plusieurs avantages ; d’abord il n’y a aucune inconséquence à dire que la chair sans l’âme serait étrangère à la concupiscence ; puis on ne tombe pas dans l’erreur des Manichéens, qui, voyant avec raison que la chair sans l’âme serait étrangère à la concupiscence, ont imaginé une seconde âme, en lutte avec Dieu ; laquelle gouverne la chair, et la fait se révolter contre l’esprit. Enfin nous ne sommes point condamnés à dire que certaines âmes pourraient se passer de la grâce de Jésus-Christ, pour répondre à. cette objection : Quel est donc ce crime qui rend si affreux pour l’âme d’un jeune enfant le malheur de sortir du corps avant d’avoir reçu le baptême, si elle n’est coupable d’aucune faute personnelle, ou si elle ne vient pas de cette âme qui la première a péché en Adam ?
23. Il n’est point ici question des enfants déjà grands auxquels on ne peut, selon quelques personnes, reprocher aucune faute, avant l’âge de quatorze ans, époque où ils entrent dans l’adolescence. Nous serions de cet avis, si l’enfance n’avait d’autre vice que l’appétit grossier du sexe ; mais qui aurait le front de soutenir que le vol, le mensonge, le parjure ne sont point des péchés, à moins d’être intéressé à voir de pareils méfaits se commettre impunément ? Or, les fautes de ce genre se multiplient chez l’enfant et si elles paraissent moins graves que dans un âge plus avancé, c’est qu’on espère que la raison s’étant fortifiée avec les années, les règles de la saine morale seront mieux comprises et plus docilement pratiquées. Mais je ne veux point ici parler de ces enfants, encore qu’on les voie protester de toutes leurs forces, en actes et en parole, contre la vérité ou la justice, quand elles contrarient cet instinct de volupté qui, malgré leur âge, trouble leur âme et leur corps ; et quel est le motif qui leur fera paraître légitime l’attrait pour le plaisir, la répugnance pour la douleur, sinon un amour secret du mensonge et de l’injustice ? J’ai en vue les enfants plus petits, non parce qu’ils naissent trop souvent de l’adultère. La corruption des mœurs n’est point un motif pour reprocher à la nature ses bienfaits ; à ce titre, en effet, il faudrait que le blé semé par un voleur ne germât pas dans la terre ; il faudrait encore que l’iniquité des parents retombât sur eux, malgré leur retour au Seigneur ; combien moins en seront châtiés les enfants, s’ils mènent une vie vertueuse !

CHAPITRE XIV. L’EXISTENCE DU PÉCHÉ CHEZ LES ENFANTS ET LEUR BAPTÊME PROUVENT-ILS LA PROPAGATION DES ÂMES ? modifier


Le problème se pose avec toute sa force, quand on se demande comment l’âme, à cet âge où elle n’a encore commis aucune faute personnelle, peut être justifiée par l’obéissance d’un seul homme, si elle n’est pas coupable par la désobéissance d’un seul. Tel est le raisonnement de ceux qui prétendent que les âmes sont produites par celles des parents, bien qu’elles n’aient, comme les corps eux-mêmes, d’autre créateur que Dieu ; car ce serait une erreur de croire que les parents puissent produire même le corps sans le concours de Celui qui adit.« Je t’ai connu avant de te former dans le sein de ta mère [321]. »
24. Voici comment on leur répond. Dieu crée et donne successivement aux hommes des âmes nouvelles, afin qu’en vivant bien dans cette chair de péché issue du péché originel, et qu’en domptant la concupiscence de la chair sous l’influence de la grâce, elles acquièrent des mérites qui leur vaudront de passer à un état plus parfait avec le corps même au temps de la résurrection, et de vivre éternellement en Jésus-Christ dans la société des Anges. Mais comme l’âme est associée par une mystérieuse union à des organes de boue, périssables, ayant pour ainsi dire leur racine dans la chair du péché, il faut, pour qu’elle puisse les vivifier d’abord et les gouverner ensuite avec le temps, qu’elle soit plongée en quelque sorte dans l’oubli. Si elle était incapable de sortir de ce désordre, on pourrait alors s’en prendre au Créateur : mais puisqu’elle est capable de secouer cette torpeur, de sentir son oubli et de revenir à son Dieu ; puisqu’elle peut, dis-je, mériter les dons de sa miséricorde et de sa vérité, d’abord par une pieuse conversion, ensuite par la fidélité persévérante à garder ses commandements ; qui l’empêcherait de sortir peu à peu de son sommeil, de s’éveiller à la lumière intellectuelle, fin de la créature raisonnable, et de choisir la vie du bien par l’effort d’une bonne volonté ? Cet effort toutefois est au-dessus d’elle, sans le secours de la grâce de Dieu par l’entremise du Médiateur. Si l’homme néglige ces devoirs, il sera un autre Adam en chair comme en âme ; sil les accomplit, il n’aura plus d’Adam que la chair ; en vivant selon la loi de l’esprit, il purifiera des souillures du péché la chair coupable qui lui est venue d’Adam, et méritera de recouvrer un corps pur en passant par la transformation que la résurrection fait attendre aux saints.
25. En attendant que l’âme puisse avec l’âge vivre de la vie de l’esprit ; elle doit nécessairement recevoir le sacrement du Médiateur, afin qu’elle doive à la foi de ceux qui l’aiment l’affranchissement qu’elle ne peut obtenir par la sienne. Car ce sacrement a la vertu de remettre la peine du péché originel même dans L’âge le plus tendre : sans ce secours, on ne saurait dompter dans la jeunesse la concupiscence de la chair ; la chair elle-même domptée, on ne saurait entrer en possession de la vie éternelle, sans la grâce de Celui qu’on s’est appliqué à mériter. Le baptême est donc indispensable à tout nouveau-né vivant, pour arracher l’âme à la contagion de la chair de péché, laquelle ne peut rester en communication avec l’âme de l’enfant sans la rendre incapable de toute affection spirituelle. La faute originelle pèse sur l’âme même après la mort, à moins qu’elle ne l’ait expiée avant d’être sortie des liens du corps par la vertu du sacrifice unique du véritable prêtre, le sacrifice du Médiateur.

CHAPITRE XV. MÊME SUJET. modifier


26. Et qu’arrivera-t-il, dira-t-on, si les parents par incrédulité ou par indifférence, négligent d’accomplir ce devoir ? On pourrait en dire autant des personnes plus âgées ; car, elles peuvent mourir subitement ou tomber malades chez des gens qui ne leur offriraient aucun moyen de recevoir le baptême. Or, ajoute-t-on, ces personnes ont de plus des fautes personnelles à expier, et, à moins d’en recevoir le pardon, il sera de toute justice qu’elles soient punies des fautes dont elles se seront volontairement rendues coupables en cette vie ; quant à l’âme d’un enfant, à qui on ne saurait reprocher d’avoir contracté les souillures de la chair de péché, si on ne veut pas admettre qu’elle sorte de la première âme qui ait péché ; comme ce n’est point sa faute, mais la nature et Dieu même qui l’ont unie au corps, pourquoi serait-elle exclue de la vie éternelle, quand l’enfant n’a point trouvé de main secourable pour le faire baptiser ? Dirait-on qu’il n’en résultera pour elle rien de fâcheux ? À quoi donc servirait de recevoir cette grâce, s’il n’y a aucun inconvénient à en être privé ?
27. Quelle réponse peuvent faire ceux qui prétendent que les enfants reçoivent une âme nouvelle, qu’elle n’a point été produite par celle des parents, et qu’on cherche à appuyer cette thèse sur l’Écriture parce qu’on l’y trouve ou du moins qu’elle n’y est pas combattue ? Je l’avoue, je ne l’ai jamais lue, ni entendu faire. Toutefois, pour ne pas négliger la cause des absents, je ne voudrais pas cacher une idée qui se présenterait à mon esprit pour défendre leur système. Or, ils pourraient encore observer que, sachant par sa prescience la vie que mènerait chaque âme, si elle restait longtemps dans le corps, Dieu accorde le bienfait du baptême à celui dont il prévoit la piété, a l’âge qui la comporte, si une raison mystérieuse n’exigeait pas qu’il mourût d’une mort prématurée. Oui c’est un mystère impénétrable pour l’intelligence humaine, ou du moins pour la mienne, qu’il naisse des enfants destinés à mourir bientôt ou même après leurnaissance.maisce mystère est tellement insondable qu’on ne peut en tirer aucune conséquence pour ou contre ces deux hypothèses. Or, comme il faut renoncer à l’opinion suivant laquelle les âmes seraient envoyées ici-bas, d’après leurs mérites dans une vie antérieure, et qu’elles seraient d’autant plus vite affranchies qu’elles auraient commis moins de fautes, pour ne pas contredire l’Apôtre qui nous assure qu’avant de naître on ne fait ni bien ni mal ; on ne saurait expliquer ni dans l’hypothèse de la création successive des âmes, ni dans celle de leur propagation, par quel secret la mort arrive plus tôt pour les uns, plus tard pour les autres. C’est un mystère insondable dont on ne peut tirer parti, à nos, yeux, pour réfuter ou pour soutenir l’une de ces deux opinions.

CHAPITRE XVI. MÊME SUJET ENCORE. modifier


28. Quand on demande à ceux qu’embarrassait déjà la mort des petits enfants, quelle peut être la nécessité de recevoir le baptême pour les âmes, si elles ne sont point sorties de celle dont la désobéissance a fait beaucoup de pécheurs, voici leur réponse : Tous sont devenus pécheurs au point de vue de la chair ; sous le rapport de l’âme, ceux-là seuls deviennent pécheurs qui vivent dans le mal au lieu de faire le bien ici-bas ; le baptême est donc nécessaire aux âmes en général et en particulier à celles des enfants, parce qu’il serait funeste pour elles de quitter la vie sans avoir reçu ce sacrement ; car, la contagion du péché se communiquant à l’âme par la chair de péché, se glisse dans les membres et les accable d’un poids qui doit se faire sentir après la mort, si l’âme n’en est pas délivrée en cette vie par le sacrement du Médiateur ; ce bienfait est accordé d’en haut à toute âme dont Dieu prévoit la pieuse existence si elle vit jusqu’à l’époque où commence la pratique de la vertu, quand il veut, par un secret particulier, qu’elle prenne naissance dans un corps pour le quitter aussitôt après. On oppose à cette réponse une objection c’est que nous sommes dans une incertitude terrible sur le salut des âmes qui, après une vie pieuse, ont rencontré la mort dans la paix de l’Église, si nous devons être jugés, non seulement sur les œuvres que nous aurons faites, mais encore sur celles que nous aurions pu faire dans l’hypothèse où notre vie se serait prolongée. Si Dieu tient compte non seulement des fautes passées, mais encore des fautes futures et si la mort n’empêche pas la responsabilité des crimes qu’elle a prévenus, le, juste ne gagne rien quand une mort prématurée empêche le vice de corrompre son âme[322] ? Car Dieu connaît d’avance ce vice : pourquoi donc n’en fait-il pas de préférence la règle de ses jugements, si, pour empêcher que la contagion du péché originel ne gâte l’âme d’un enfant destiné à mourir, il décide qu’elle recevra le bienfait du baptême, par ce motif seul qu’il sait d’avance qu’elle mènera, si la vie se prolonge pour elle, une existence de piété et de foi ?
29. Voudrait-on rejeter ce raisonnement par cela seul qu’il m’est personnel ? Eh bien que ceux qui voient dans leur hypothèse l’expression de la vérité citent des témoignages de l’Écriture, proposent des arguments qui lèvent toute équivoque, ou du moins prouvent que leur opinion ne contredit pas le passage significatif où l’Apôtre, mettant en relief la grâce qui fait notre salut, dit : « De même que tous meurent en Adam, de même tous seront vivifiés en Jésus-Christ[323] » ou celui-ci : « De même que par la désobéissance d’un seul beaucoup ont été faits pécheurs, ainsi par l’obéissance d’un seul beaucoup deviendront justes. » Par ces nombreux pécheurs, il entend tous les hommes sans exception, puisqu’il disait plus haut qu’en Adam «  tous ont péché[324]. » Le mot tous et l’usage d’administrer le baptême aux enfants ne permettent donc pas de faire une exception en leur faveur, disent les partisans de l’hypothèse de la propagation des âmes ; et cette conséquence semble juste tant qu’on n’avance pas, pour la combattre, une proposition évidente et nullement opposée à l’Écriture ou un témoignage de l’Écriture même.

CHAPITRE XVII. DISCUSSION DU TEXTE DE LA SAGESSE CITÉ PLUS HAUT. modifier


30. Examinons maintenant, dans les limites que nous trace le plan de cet ouvrage, le texte dont nous avons tout-à-l’heure ajourné la discussion : « J’étais un enfant d’heureux naturel, j’ai reçu une âme bonne, et devenant meilleur je me suis uni à un corps pur[325]. » Ce texte semble favorable à ceux qui prétendent que les âmes, loin d’être produites par celles des parents, viennent ou descendent d’en haut et sont envoyées par Dieu dans le corps ; en revanche, les expressions : « J’ai reçu une âme bonne » ne laissent pas d’être fort embarrassantes pour eux : car, ils croient sans aucun doute que les âmes envoyées par Dieu dans, les corps sortent d’une source unique dont elles sont comme autant de ruisseaux ou du moins sont de la même espèce, ils n’admettent pas que les unes soient bonnes ou meilleures, les autres mauvaises ou pires encore. D’où viennent en effet les différences qui rendent les âmes bonnes ou mauvaises, à divers degrés, sinon des habitudes librement contractées ou des tempéraments, qui font plus ou moins plier l’âme « sous le poids de ce corps corrompu qui est un faix pour l’âme[326] ? » Or, aucune âme, avant de descendre dans le corps, n’a contracté d’habitudes en vertu d’actes personnels, et ce n’est pas en songeant à un corps moins lourd que l’auteur de ce passage a pu dire de lui-même : « J’étais un enfant d’heureux naturel, j’ai reçu une âme bonne et devenant meilleur je me suis uni à un corps pur. » Ainsi il était bon avant de descendre dans un corps, mais cette bonté ne tenait ni à, la différence des mœurs, puisqu’il n’avait point acquis de mérites dans une existence antérieure, ni à quelque différence dans le corps, puisqu’il était bon avant d’y descendre. A quoi tenait-elle donc ?
31. Pour les partisans de la transmission des âmes, le texte, à part les expressions : « Je me suis uni à un corps » se concilie bien avec leur opinion. L’auteur, en effet, après avoir dit : « J’étais un enfant d’heureux naturel » ajoute immédiatement : « et j’ai reçu une âme bonne » pour montrer les causes auxquelles tenait cet avantage, c’est-à-dire, le caractère de son père ou son tempérament. Quant aux expressions : « Et devenant meilleur je me suis uni à un corps pur » on peut les entendre de sa mère et les concilier avec celles qui précèdent ; car, étant admis qu’il est sorti de l’âme et du corps de son père pour entrer dans les entrailles sans souillure de sa mère, on peut conclure qu’il n’a point été conçu dans ce flux de sang qui, dit-on, communique à l’enfant un esprit lourd, ou dans l’impudicité de l’adultère. Par conséquent, ou ce texte de la Sagesse est plus favorable à l’hypothèse de la transmission des âmes, ou il ne prouve ni pour ni contre, si l’on réussit à l’interpréter aussi d’après l’opinion contraire.

CHAPITRE XVIII. DE L’ÂME DU CHRIST : LE TEXTE PRÉCÉDENT LA CONCERNE-T-IL ? modifier


32. Si l’on veut appliquer ces paroles au Seigneur, sous le rapport de la nature humaine revêtue par le Verbe, on trouve dans le contexte des traits qui ne conviennent guère à une si haute majesté, principalement cet aveu que fait l’auteur un peu plus haut, lorsqu’il dit : « qu’il est né de la semence d’un homme épaissie dans le sang[327]. » Ce n’est point ainsi qu’est né le Fils de la Vierge, dont l’incarnation, comme aucun chrétien n’en doute, s’est faite sans le concours d’un homme. Sans doute quand le Psalmiste dit : « Ils ont percé mes pieds et mes mains et ils ont compté tous mes os ; ils m’ont regardé, considéré ; ils se sont partagé mes vêtements et ont jeté le sort sur ma robe » ces traits ne conviennent qu’à Jésus-Christ ; mais il dit au même endroit : « Mon Dieu, regardez-moi, pourquoi m’avez-vous abandonné ? La voix de mes péchés éloigne ma délivrance[328]; » et ces paroles ne lui conviennent qu’en tant, qu’il représente notre corps dégradé, parce que nous sommes les membres de son corps. Il est dit dans l’Évangile, même : « L’enfant croissait en âge et en sagesse. » Or, si quelques expressions, qui avoisinent dans le livre de la Sagesse le texte que nous citons, peuvent s’appliquer à Notre-Seigneur, parce qu’il a pris les humbles dehors de l’esclavage et que le corps de l’Église devient un par son union avec son Chef, je le demande, peut-on concevoir un enfant de plus heureux naturel que celui dont les vieillards admiraient la sagesse à douze ans[329] ? Y a-t-il une âme meilleure que la sienne ? Quand bien même l’hypothèse de la transmission des âmes serait prouvée au lieu d’être débattue, on ne devrait pas pour ce motif croire l’âme issue de l’âme du premier prévaricateur, puisque autrement la désobéissance d’un seul ferait un pécheur de celui-là même qui par son obéissance en a affranchi beaucoup de la condamnation et les a justifiés ? Quel sein est plus chaste que celui de cette Vierge qui, tout en ayant pris son corps à la tige du péché, a conçu en dehors de toute communication avec le péché, en sorte que le Christ a pris naissance dans ses entrailles sans être soumis a la loi qui, inhérente aux organes de ce corps de mort, contredit celle de l’esprit ? C’est cette loi que les saints de l’ancien Testament ont dominée dans le mariage, et n’ont laissé agir qu’autant qu’il le fallait dans l’intérêt de l’espèce. Tout en s’incarnant dans une femme, conçue d’après le mode dont la chair de péché se transmet, comme sa conception s’est accomplie autrement que celle de sa mère, sa chair, loin d’être corrompue par le péché, n’en a pris que la ressemblance. S’il a été condamné à mourir, ce n’est point à cause de ces mouvements involontaires, quoique la volonté doive les dominer, qui éclatent dans la chair et qui s’élèvent contre l’esprit[330] : il n’a pas pris un corps seulement pour arrêter la contagion du péché, mais, pour payer à la mort le tribut qu’il ne devait pas, et pour faire briller à nos yeux les promesses de la résurrection : c’est ainsi qu’il nous a tout ensemble délivrés de la crainte et donné l’espérance.
33. Du reste, si on me demande où Jésus-Christ a puisé son âme, j’avoue que sur ce sujet j’aimerais mieux écouter des personnes plus vertueuses ou plus habiles que moi : toutefois, s’il faut répondre, je dirai selon la portée de mon esprit, qu’il la tient, non d’Adam, mais du principe même dont la tient Adam. Si la poussière empruntée à la terre a pu s’animer sous un souffle divin sans aucune intervention de l’homme, le corps emprunté à une chair virginale ne devait-il pas à plus forte raison obtenir une âme bonne, quand il s’agissait, ici, d’élever celui qui devait tomber ; là, de faire descendre celui qui devait nous relever ? Peut-être, si cette pensée toutefois peut s’appliquer au Christ, le mot sortitus sum a-t-il été employé parce que les dons du hasard ne sont d’ordinaire que les dons de la Providence : ou plutôt, comme on peut le dire avec confiance, cette expression a été choisie en vue de nous montrer que des œuvres antérieures n’ont point élevé à cette grandeur sublime l’âme avec laquelle le Verbe s’est fait chair pour habiter parmi nous[331], le mot sortiri excluant tout mérite dans une vie antérieure.

CHAPITRE XIX. L’ÂME DU CHRIST N’ÉTAIT POINT DANS ABRAHAM ; ELLE N’EST POINT VENUE PAR TRANSMISSION. modifier


34. L’Epître aux Hébreux renferme un passage qui mérite toute notre attention. L’Apôtre montre la différence qui sépare le sacerdoce de Lévi du sacerdoce du Christ, sous l’emblème prophétique du grand-prêtre Melchisédech : « Considérez, dit-il, combien grand a dû être celui à qui le patriarche Abraham lui-même a donné la dîme des plus riches dépouilles. Ceux des enfants de Lévi qui ont reçu le sacerdoce ont ordre, d’après la loi, de lever les dîmes sur tout le peuple, c’est-à-dire, sur leurs frères, quoique sortis comme eux du sang d’Abraham. Et voilà que celui qui ne partage point avec eux la même origine, a pris les dîmes d’Abraham lui-même, et il a béni celui à qui les promesses avaient été faites. Or c’est une maxime incontestable que celui qui bénit est au-dessus de celui qui reçoit la bénédiction. De plus, quand il s’agit des Lévites, ce sont des hommes mortels qui reçoivent la dîme, et quand il s’agit de Melchisédech, c’est un homme que l’Écriture nous représente comme toujours vivant. Si j’ose le dire, Lévi, qui reçoit la dîme, l’a en quelque sorte payée dans la personne d’Abraham : car il était renfermé en son aïeul[332]. » Si donc la prééminence du sacerdoce de Jésus-Christ sur le sacerdoce de Lévi éclate dans ce fait, que celui qui reçut la dîme d’Abraham, en qui Lévi la paya lui-même, était la figure de Jésus-Christ comme prêtre, il faut reconnaître que le Sauveur n’a point payé la dîme en la personne d’Abraham ; et si Lévi paya la dîme, parce qu’il était renfermé dans Abraham, le Christ ne l’a point payée, par ce qu’il n’était pas renfermé dans sa personne. Est-ce le corps de Lévi, et non son âme, qui était implicitement renfermé dans la personne d’Abraham ? A ce titre, le Christ y était également compris, puisqu’il est selon la chair de la race d’Abraham, et à ce titre aussi, il a payé la dîme. En prouvant donc la supériorité du sacerdoce de Jésus-Christ sur celui de Lévi parce que Lévi paya la dîme à Melchisédech dans la personne d’Abraham, qui renfermait également le Christ et par conséquent payait la dîme pour lui, que veut-on nous révéler sinon que le Christ n’était pas renfermé tout entier dans Abraham ? Or, peut-on dire que son corps n’y était pas implicitement compris ? C’est donc son âme qui en était absente. Par conséquent l’âme coupable d’Adam n’a point fourni, par voie de transmission, l’âme du Christ ; autrement elle eût été comprise dans la personne d’Abraham.

CHAPITRE XX. RÉPONSE QU’ON POURRAIT FAIRE DANS L’HYPOTHÈSE DE LA TRANSMISSION DES ÂMES. modifier


35. Les partisans de la propagation des âmes se montrent ici et prétendent que leur système est démontré, s’il est prouvé que Lévi, même avec son âme, était renfermé dans la personne d’Abraham, qui paya la dîme à Melchisédech pour son petit-fils, et qu’on puisse distinguer le Christ d’avec Lévi à propos de cette offrande : or, le Christ n’ayant point payé la dîme, tout en étant renfermé dans la personne d’Abraham selon la chair, il faut admettre que son âme n’y était pas comprise, et que celle de Lévi y était renfermée. Pour moi, cet argument me touche peu ; je suis plus disposé à entendre les deux parties qu’à me prononcer pour l’une on pour l’autre. Ce que je me suis proposé en citant ce passage, c’est de prouver que l’âme du Christ n’a point pris naissance par transmission. Parmi les adversaires de cette transmission quelques-uns répondront peut-être à cet argument et feront valoir un raisonnement qui n’est pas sans importance à mes yeux, le voici : Bien qu’aucune âme ne soit renfermée dans les reins d’un père, Lévi fut toutefois selon la chair renfermée dans ceux d’Abraham en la personne duquel il paya la dîme ; le Christ y fut également renfermé selon la chair tout en restant exempt de ce tribut. En effet Abraham contenait Lévi dans ses reins d’après le principe qui fait sortir un enfant du germe déposé par le père dans le sein maternel ; mais comme la conception du Christ se fit en dehors de cette loi, son corps ne fut point renfermé ; au même titre que Lévi dans la personne d’Abraham, encore que Marie en soit issue. Par conséquent ni Lévi ni le Christ ne furent enfermés dans les reins d’Abraham sous le rapport de l’âme : ils ne le furent que sous le rapport de la chair, avec cette différence que Lévi dut sa naissance aux désirs de la chair, tandis que le Christ ne prit dans le sein de sa mère que la substance de son corps. La semence en effet se compose à la fois d’une substance corporelle et d’un principe invisible ; elle s,'est transmise ainsi d’Abraham ou plutôt d’Adam au corps de Marie, dont la conception et la naissance ont été soumises à cette loi. Quant au Christ, il a pris la substance visible de sa chair dans celle d’une vierge, mais le principe de sa conception, loin de dépendre d’un homme, a été tout surnaturel. Il a donc été renfermé dans les reins d’Abraham pour le corps qu’il a reçu de sa mère.
36. Ainsi Lévi a payé la dîme dans la personne d’Abraham, mais n’a été dans ses reins qu’au point de vue de la chair et au mime titre qu’Abraham lui-même avait été renfermé dans ceux de son père : en effet il est né d’un père comme Abraham, en vertu de la loi qui soulève la chair contre l’esprit et de l’invisible concupiscence, qu’une légitime et chaste union ne laisse s’exercer que dans l’intérêt de la reproduction de l’espèce ; mais le Christ n’a pu payer la dîme en la personne d’Abraham, puisque sa conception loin d’y avoir puisé la blessure en a tiré le remède. La dîme même étant une figure de ce remède divin, le malade, non le médecin, a dû payer le tribut dans la personne d’Abraham. Car le corps d’Abraham, et même celui du premier homme formé de la terre, contenaient tout ensemble la plaie du péché et le remède pour la guérir ; la plaie, c’est-à-dire cette loi qui soulève la chair contre la loi de l’esprit et qui va se communiquant d’homme à homme, comme si elle se gravait successivement ; le remède, c’est-à-dire ce corps conçu et formé dans le sein d’une vierge sans concupiscence, par une pure incarnation, afin de pouvoir mourir malgré son innocence et de nous donner un gage sûr de la résurrection. L’âme du Christ n’est donc point née par transmission de la première âme coupable ; c’est un point que doivent admettre ceux mêmes qui croient à la propagation des âmes. Car, d’après eux, cette propagation se produit par l’acte générateur du père : or la conception du Christ est en dehors de la génération ordinaire. D’ailleurs s’il avait été compris avec son âme dans la personne d’Abraham, il aurait payé lui-même la dîme, ce qui est contraire au témoignage de l’Écriture, puisqu’elle établit sur ce principe même la prééminence du sacerdoce de Jésus-Christ sur le sacerdoce de Lévi.

CHAPITRE XXI. IL SERAIT IMPOSSIBLE QUE LE CHRIST N’EUT PAS PAYÉ LA DÎME, S’IL AVAIT ÉTÉ RENFERMÉ AVE SON AME DANS LA PERSONNE D’ABRAHAM. modifier


37. On va peut-être me dire : Si le Christ a pu être implicitement renfermé avec son corps dan la personne d’Abraham sans être soumis à la dîme, pourquoi n’aurait-il pu y être également avec son âme sans être condamné à ce tribut Je réponds : parce que, la substance de l’âme étant simple, il est impossible qu’elle s’accroisse comme font les corps ; c’est un point que reconnaissent les auteurs mêmes qui considèrent l’âme comme corporelle, opinion à laquelle appartiennent la plupart de ceux qui croient, que les âmes sont produites de celles des parents. Or, dans la semence d’où naît le corps il peut y avoir un principe invisible, destiné à présider à son développement harmonieux, principe que l’intelligence et non les yeux, distingue de la matière visible et palpable. Le volume même du corps humain par sa disproportion avec le germe dont il vient fait assez voir qu’il est possible d’emprunter a corps des éléments qui contiennent la matière visible et non l’invisible principe de la reproduction, comme l’a fait le Christ, dont la chair s’est formée par un effet surnaturel, sans se propager aux dépens d’un père et d’une mère. Mais qui oserait dire de l’âme qu’elle contient un germe composé à la fois d’une matière visible et d’un principe invisible ? Du reste à quoi bon se travailler pour formuler une vérité que la parole toute seule est incapable de démontrer, à moins qu’on ne s’adresse à un esprit vif qui devance la parole et qui n’attend pas tout de la clarté des mots ? Voici donc ma conclusion : Si l’âme du Christ s’est formée d’une autre âme, comme on l’a cru peut-être, quand nous ne parlions que de son corps, elle s’en est propagée sans contracter la souillure originelle ; mais si elle n’a pu s’en propager sans contracter cette tache, c’est qu’elle n’en vient pas. Quant à la question de savoir si les autres âmes viennent des parents ou d’en haut, le démontre qui pourra. Je flotte d’une opinion à l’autre, sans pouvoir fixer ma pensée, ferme uniquement sur ce point, que l’âme n’est ni un corps, ni une organisation ou, comme disent les Grecs l’harmonie de parties matérielles ; voile ce que tout le verbiage du monde ne fera jamais entrer dans mon esprit aidé de la grâce de Dieu.

CHAPITRE XXII. D’UN PASSAGE DE SAINT JEAN : PEUT-IL S’EXPLIQUER DANS LES DEUX HYPOTHÈSES ? modifier


38. Il y a dans l’Écriture un autre passage que nous ne devons pas oublier et sur lequel peuvent s’appuyer ceux qui prétendent que les âmes viennent d’en haut ; le Seigneur a dit lui-même ? « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit[333]. » Peut-on trouver un témoignage plus précis, dit-on, pour prouver que l’âme ne naît pas de la chair ? Qu’est-ce en effet que l’âme, sinon l’esprit de vie, créé et non créateur ? À ce raisonnement les adversaires en opposent un autre. Eh ! Prétendons-nous autre chose, s’écrient-ils, nous qui disons que la chair vient de la chair, l’âme de l’âme ? L’homme en effet est composé d’un corps et d’une âme, et nous soutenons que le corps naît du corps par la génération, l’esprit de l’esprit par la concupiscence. Encore oublient-ils de nous dire que les paroles du Seigneur ont trait, non à la génération matérielle, mais à la régénération spirituelle.

CHAPITRE XXIII. QUELLE EST L’HYPOTHÈSE LA PLUS VRAISEMBLABLE ? ##Rem DE LA COUTUME OU EST L’ÉGLISE DE BAPTISER LES ENFANTS. modifier


39. Après cette discussion, telle que nous l’ont permise et le temps et nos forces, je conclurais que les raisonnements et les témoignages de l’Écriture ont une valeur égale ou presque égale dans les deux hypothèses, si la coutume où est l’Église de baptiser les petits enfants, ne me faisait pencher en faveur de l’opinion selon laquelle les âmes émanent de celles des parents ; je ne vois aucune réponse à faire à cette opinion sur ce point ; si Dieu m’envoie ensuite quelque lumière, s’il accorde même la grâce d’écrire aux docteurs qui se préoccupent de ces questions, je le verrai avec plaisir. Aujourd’hui toutefois je déclare que l’argument tiré du baptême des petits enfants est très sérieux, afin qu’on s’occupe de le réfuter, s’il est faux. Car, ou nous devons abandonner cette question et croire qu’il suffit pour la foi de savoir le but où nous conduira une vie pieuse, sans connaître notre origine ; ou l’âme intelligente est portée avec ardeur à sonder un problème qui la touche : alors, mettons de côté toute obstination dans le débat ; faisons nos recherches avec conscience, demandons avec humilité, frappons avec persévérance. Si cette connaissance nous est utile, Celui qui sait mieux que nous ce qu’il nous faut nous l’accordera, lui qui donne ce qui leur est bon à ses enfants[334]. Toutefois l’usage où l’Église, notre mère, est de baptiser les enfants, doit être pris en sérieuse considération : il ne faut ni le regarder comme inutile, ni croire qu’il n’est pas une tradition des Apôtres. Cet âge tendre offre un argument d’autant plus sérieux, que le premier il a eu le bonheur de verser son sang pour le Christ.

CHAPITRE XXIV. CONSÉQUENCE QUE DOIVENT ÉVITER LES PARTISANS DE LA PROPAGATION DES ÂMES. modifier


40. J’avertis de tout mon pouvoir les partisans de ta propagation des âmes et je les prie de bien s’examiner eux-mêmes, afin qu’ils se convainquent que leur âme n’est point un corps. Il n’est effectivement aucune substance qui, par une étude attentive, révèle mieux à l’esprit le Dieu souverain et immuable, que celle qu’il a faite à son image : d’autre part, on est bien près de croire que Dieu est un corps, on y arrive peut-être logiquement, lorsqu’on admet que l’âme est corporelle. Accoutumé à la vie et aux opérations des sens, on ne veut pas croire que l’âme soit d’une autre nature que le corps, dans la crainte qu’elle ne soit plus rien : à plus forte raison, plus on craint que Dieu n’existe pas, plus on craint de lui retisser un corps. L’imagination entraîne ces sensualistes avec tant de force vers les représentations réelles ou chimériques que l’esprit se forme à propos des corps, que sans ces représentations ils redoutent de se perdre dans – le vide ; de là vient qu’ils se figurent nécessairement la justice et la sagesse sous des formes et des couleurs, car ils ne peuvent les concevoir d’une manière purement spirituelle ; et pourtant, quand la sagesse et la justice excitent leur admiration ou leur inspirent quelques actes, ils ne disent point le coloris, les traits, la taille, les formes qui ont frappé leurs regards. C’est un sujet que nous avons déjà traité ailleurs et que nous traiterons encore, s’il plaît à Dieu. Ainsi donc, que l’on regarde comme une certitude l’hypothèse de la transmission des âmes ou qu’on reste dans le doute, on ne doit jamais aller jusqu’à croire ou dire que l’âme est matérielle, surtout pour éviter de se figurer Dieu comme un corps ; puisque, malgré sa perfection, malgré le privilège de surpasser tous les êtres par son essence, il n’en serait pas moins un corps.

CHAPITRE XXV. ERREUR DE TERTULLIEN SUR LA NATURE DE L’ÂME. modifier


41. Aussi quand Tertullien a cru l’âme corporelle, c’est qu’il n’a pu la concevoir comme une substance simple, et qu’il aurait eu peur de l’annihiler en n’en faisant pas un corps ; et conséquemment il a été incapable de se former sur Dieu une autre opinion. Mais comme son génie est perçant, il découvre parfois la vérité en dépit de son système. Quoi de plus vrai que ce principe qu’il formule dans un de ses ouvrages : « Tout ce qui est corporel est passible [335] ? » Par conséquent, il aurait dû renoncer à l’opinion qui lui faisait dire un peu plus haut que Dieu est un corps : je ne saurais croire, en effet, qu’il ait perdu le sens au point d’admettre que la substance de Dieu fût passible et de faire non seulement du Christ avec sa chair, avec sa chair et son âme, mais encore du Verbe par qui tout a été fait, un être passible et susceptible de changer : pour un esprit chrétien ce serait une impiété. Ailleurs, après avoir attribué à l’âme la transparence de l’air et de la lumière, il arrive aux sens, dont il essaie de faire comme les organes de l’âme, et il dit : « Il y a l’homme intérieur et l’homme extérieur, un en deux : le premier a aussi ses yeux, ses oreilles, au moyen desquels le peuple a dû voir et entendre le Seigneur ; il possède enfin tous les organes nécessaires pour la pensée et pour les visions des songes [336]. »
42. Ainsi les yeux et les oreilles qui ont permis au peuple de voir et d’entendre le Seigneur, sont ceux qui permettent à l’âme d’avoir des songes. Et pourtant, si vous aviez vu Tertullien en songe, il vous soutiendrait que vous ne l’avez ni vu ni entretenu, à moins de vous avoir vu à son tour. Enfin supposons que l’âme se voie elle-même en songe, quand les membres du corps sont immobiles et qu’elle prend l’essor à la suite des fantômes qu’elle aperçoit : l’a-t-on jamais vue sous une forme diaphane et brillante, à moins de la voir comme tout le reste, par une illusion trompeuse ? Cette illusion est possible sans doute ; mais à Dieu ne plaise que dans la veille on la croie une réalité ! autrement, quand on la verrait sous mie forme différente et moins éloignée des idées communes, il faudrait admettre ou qu’elle s’est changée, ou que, loin de voir sa substance véritable, on ne voit plus que l’image immatérielle d’un corps, analogue aux fantômes de l’imagination. Est-il un Éthiopien qui dans ses rêves ne se voie presque toujours avec un teint noir, et qui ne s’étonne, à son réveil, s’il s’est vu avec un autre teint ? Or, je crois fort qu’il ne se serait jamais vu sous une couleur diaphane, s’il n’en avait jamais entendu parler ou si quelque livre ne l’en avait instruit.
43. Ajouterai-je que ces hommes, égarés par leur imagination, veulent nous imposer de par l’Écriture l’opinion que Dieu lui-même est matériel, tel qu’il a été révélé en figure aux esprits des saints ou tel qu’on le dépeint dans un langage allégorique ? Car c’est là que vient aboutir leur système. Leur erreur consiste à traduire par des images leur fausse opinion, et ils ne comprennent pas que les saints ont considéré leurs visions, comme ils les considéreraient aujourd’hui, s’ils lisaient dans l’Écriture, ou s’ils entendaient dire qu’elles étaient un symbole, comme les sept épis et les sept vaches désignaient sept années[337] ; comme la nappe suspendue par les quatre coins, où il y avait des animaux de toute espèce, qui représentaient la terre avec les divers peuples qui l’habitent[338]. À plus forte raison faut-il s’expliquer ainsi les idées toutes spirituelles qui sont représentées par des images, au lieu d’y voir des êtres réels.

CHAPITRE XXVI. DE L’ACCROISSEMENT DE L’ÂME D’APRÈS TERTULLIEN. modifier


44. Toutefois Tertullien n’admet pas que l’âme croisse comme le corps : « Je craindrais, dit-il, qu’on ne la crût susceptible de décroître, et par conséquent de s’anéantir. » Mais comme il y voit une substance étendue par tout le corps, il ne découvre pas à quelle conséquence aboutissent, des accroissements qui, selon lui, développent un faible germe et le proportionnent au volume même du corps. Voici ses paroles : « La force qui constitue l’âme et où s’amassent, comme dans un trésor, les économies de la nature, s’étend insensiblement avec le corps, sans que le volume de substance, qui est le principe de son accroissement, s’altère et diminue. » Ces expressions resteraient peut-être obscures, sans une comparaison qui y jette quelque lumière : « Supposez, dit-il, un lingot d’or ou d’argent ; les formes qu’il recevra y sont comme ramassées et seront peut-être moindres, quoique son volume contienne tout ce qu’il y a en lui d’or ou d’argent. Quand il s’allonge en minces lames, il s’augmente par l’étendue même qu’acquiert son poids invariable : il s’allonge sans être grossi par des éléments étrangers, sans s’accroître, et pourtant c’est s’accroître que de s’étendre ainsi. Le volume en effet peut s’accroître, le poids restant le même. Alors apparaît l’éclat du métal, jusque-là caché, quoique réel, au sein du lingot ; alors se montrent toutes les formes que sa ductilité le rend susceptible de prendre sous la main qui le façonne et qui n’ajoute à son poids qu’une empreinte. Il en est de même de l’âme ; ses accroissements sont une augmentation de volume et non de substance. »
45. Comment concevoir tant d’éloquence unie à de pareilles chimères ? Exemple singulier, qui provoque plutôt l’effroi que le rire. Tertullien en serait-il venu là, s’il avait pu concevoir l’existence indépendamment du corps ? Y a-t-il rien de plus illogique que de s’imaginer une masse de métal susceptible de s’étendre sous le laminoir sans diminuer à d’autres égards, ou de s’accroître en longueur sans rien perdre de son épaisseur ? Est-il possible qu’au corps, qui conserve la même nature, s’accroisse dans toutes les dimensions sans devenir plus léger ? Comment donc l’âme pourrait-elle tirer d’un germe presque imperceptible un accroissement proportionné à la grandeur du corps qu’elle anime, si elle n’est qu’un corps dont la substance ne reçoit rien du dehors pour s’accroître ? Comment, dis-je, pourrait-elle remplir la chair qu’elle vivifie, sans s’exténuer à proportion que le corps grandit ? Il a craint que l’âme ne s’anéantit, si elle ne diminuait en s’accroissant, et il n’a pas craint qu’elle s’anéantît en s’exténuant à mesure qu’elle s’accroîtrait. Mais à quoi bon prolonger une discussion, qui devrait être déjà terminée, puisque l’on sait ma pensée, les points sur lesquels je suis fixé, mes doutes et leur raison ? Terminons donc ici ce livre et passons au suivant.

LIVRE XI. CHUTE ET CHÂTIMENT D’ADAM. modifier

CHAPITRE PREMIER. CITATION DU TEXTE ; PRÉLIMINAIRES. modifier


1. « Adam et sa femme étaient nus tous deux et ils n’en avaient point de honte. Or le serpent était le plus rusé de tous les animaux qui sont sur la terre et que le Seigneur Dieu avait faits. Et il dit à la femme : Quoi ! Dieu vous aurait-il dit : Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin ? Et la femme répondit au serpent : Nous mangeons des fruits des arbres du jardin ; mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez point, et vous n’y toucherez pas, de peur que vous ne mouriez. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez nullement. Mais Dieu sait qu’au jour où vous en mangerez, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des Dieux connaissant le bien et le mal. La femme donc voyant que le fruit de l’arbre était bon à manger, agréable à la vue et désirable pour donner de la science, prit du fruit, en mangea, en donna à son mari comme à elle, et ils en mandèrent. Et leurs yeux furent ouverts et ils reconnurent qu’ils était nus ; et ayant cousu ensemble des feuilles de figuier, ils en firent des ceintures. Et ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin vers le soir. Adam et Eve se cachèrent de devant la face du Seigneur Dieu, au milieu des arbres du Paradis. Et le Seigneur Dieu dit : Qui t’a montré que tu étais nu, sinon parce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ? Et Adam répondit : La femme que vous m’avez donnée pour compagne, m’a donné du fruit de l’arbre et j’en ai mangé. Et Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? Et la femme répondit : Le serpent m’a trompée et j’en ai mangé. Alors le Seigneur Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras « maudit entre tous les animaux et entre toutes les bêtes des champs ; tu ramperas sur ton ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. Et je mettrai de l’inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et la postérité de la femme : elle t’observera à la tête et toi tu l’observeras au talon. Puis il dit à la femme : Je multiplierai énormément tes douleurs et tes gémissements : tu enfanteras dans la peine, tu te tourneras vers ton mari et il te dominera. Puis il dit à Adam : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre auquel seul je t’avais ordonné de ne pas toucher, la terre sera maudite dans ton travail : tu en mangeras tous les jours de ta vie avec tristesse. Elle te produira des épines et des chardons, et tu mangeras l’herbe des champs. Tu mangeras le pain à la sueur de ton visage, jusqu’à ce que tu retournes en la terre d’où tu as été pris ; car tu es poudre et tu retourneras en poudre. Et Adam appela sa femme la Vie, parce qu’elle a été la mère tous les vivants. Et le Seigneur Dieu fit – à Adam et à sa femme des tuniques de peaux et les en revêtit. Et le « Seigneur Dieu dit : Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal : or il faut prendre garde maintenant qu’il n’avance la main et ne prenne aussi de l’arbre de vie et qu’il n’en mange à toujours. Et le Seigneur Dieu le fit sortir du jardin d’Eden pour labourer la terre dont il avait été pris. Alors il chassa Adam et le plaça à l’opposé du jardin d’Eden : il plaça aussi des Chérubins avec un glaive de, flamme qui se tournait çà et là, pour garder le chemin de l’arbre de vie[339]. »
2. Avant d’expliquer ce texte dans tous ses détails, je crois devoir rappeler, comme je l’ai déjà fait ici, que le but de cet ouvrage est de commenter littéralement les faits dont l’écrivain sacré nous donne le récit historique. Si les paroles de Dieu, ou celles des personnages qu’il a choisis pour remplir le rôle des prophètes, nous présentent quelquefois des expressions qui ne sauraient s’entendre à la lettre sans devenir absurdes, il faut y voir un sens figuré : il serait néanmoins impie de douter qu’elles aient été réellement prononcées ; on ne doit pas attendre moins de la probité du narrateur, et des promesses de l’historien [340].
3. Ainsi « tous deux étaient nus. » C’est un fait historique : le premier couple humain vivait absolument nu dans le paradis. Ils n’en rougissaient pas ; eh ! Quelle honte pouvaient-ils éprouver, quand ils n’avaient point encore senti dans leurs membres la loi qui soulève la chair contre la loi de l’esprit[341]? C’est là le châtiment du péché, et ils n’en subirent les effets qu’après avoir été prévaricateurs, lorsque leur désobéissance eut enfreint le commandement, et que la justice eut puni leur crime. Auparavant ils étaient nus, et à l’abri de toute confusion ; il ne se passait dans leur corps aucun mouvement qui exigeât les précautions de la pudeur : ils n’avaient rien à voiler, n’ayant rien à réprimer. Nous avons vu plus haut [342] comment ils auraient pu se créer une postérité ; c’eût été d’une manière différente de celle qui fut la conséquence de leur faute, quand la vengeance divine se réalisa ; par un juste effet de leur désobéissance, ils sentirent en effet avant de mourir, la mort se glisser dans leurs membres et y répandre le désordre et la révolte. Mais ils ignoraient cette lutte, au moment qu’ils étaient nus et ne rougissaient pas.

CHAPITRE II. DE LA FINESSE DU SERPENT : D’OÙ VENAIT-ELLE ? modifier

4. Or, « le serpent était le plus prudent » sans contredit « de tous les animaux qui étaient sur la terre et que le Seigneur Dieu avait faits. » Le mot prudence, ou sagesse, selon la version latine de quelques manuscrits, s’emploie ici par extension : il ne saurait se prendre en propre et en banne part, comme il arrive lorsqu’on l’applique à Dieu, aux anges, à l’âme raisonnable : autant vaudrait alors appeler sages les abeilles où même les fourmis, dont les travaux offrent un semblant de sagesse. Toutefois, à considérer dans le serpent, non l’animal sans raison, mais l’esprit de Satan qui s’y était intro, luit, on pourra t’appeler le plus sage des animaux. Si bas en effet que soient tombés les anges rebelles, précipités des hauteurs célestes par leur orgueil, ils ne gardent pas moins par le privilège de la raison la supériorité sur tous les animaux. Qu’y aurait-il alors d’étonnant si le démon, en communiquant son inspiration au serpent et en l’animant de son génie, comme il fait aux devins qui lui sont consacrés, eût rendu cet animal le plus sage des êtres qui ont ici-bas la vie sans la raison ! Toutefois le mot sagesse ne peut s’appliquer à un méchant que par abus ; c’est comme si l’on disait de l’homme bon qu’il est rusé. Or, dans notre langue, le mot sagesse renferme toujours un éloge, celui de ruse implique la perversité du cœur. De là vient que dans plusieurs éditions latines, où l’on a consulté les convenances de la langue, on s’est attaché au sens plutôt qu’à l’expression, et on a mieux aimé appeler le serpent le plus rusé des animaux. Quant à la signification précise du mot hébreu, ceux qui connaissent parfaitement cette langue examineront s’il peut désigner rigoureusement et sans impropriété la sagesse dans le mal. L’Écriture nous offre ce sens dans un autre passage [343], et le Seigneur dit que les enfants du siècle sont plus sales que les enfants de lumière dans la conduite de leurs affaires, quoiqu’ils emploient la fraude et non la justice[344].

CHAPITRE III. IL N’A ÉTÉ PERMIS AU DÉMON DE TENTER L’HOMME QUE SOUS LA. FIGURE DU SERPENT. modifier


5. N’allons pas croire du reste que le démon ait fait choix du serpent pour tenter l’homme et l’engager au péché ; sa volonté perverse et jalouse lui inspirait le désir de tromper, mais il ne put, exécuter ses desseins que par l’entremise de l’animal dont Dieu lui avait permis de prendre la figure. L’intention coupable dépend de la volonté chez les êtres ; quant au pouvoir de la réaliser, il vient de Dieu, qui ne l’accorde que par un arrêt mystérieux de sa justice profonde, tout en restant lui-même inaccessible à l’iniquité[345].

CHAPITRE IV. POURQUOI DIEU A-T-IL PERMIS QUE L’HOMME FUT TENTÉ. modifier


6. Si on me demande maintenant pourquoi Dieu a permis que l’homme fût tenté, quand il savait d’avance qu’il écouterait le tentateur ; j’avoue que je suis incapable de pénétrer la profondeur de ce dessein : c’est trop au-dessus de mes forces : La découverte de cette cause mystérieuse est peut-être réservée à des esprits plus saints et plus puissants, encore qu’ils la devront à la grâce plutôt qu’à leurs mérites : il me semble toutefois, d’après les idées que Dieu m’accorde et qu’il me permet d’exposer, que l’homme n’aurait guère mérité d’éloges, s’il n’avait pu pratiquer le bien qu’à la condition de n’être jamais exhorté.aumal ; puisqu’il avait la puissance, et dès lors devait avoir la volonté de repousser ces conseils, avec l’aide de Celai qui résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles[346]. Pourquoi donc Dieu, tout en sachant que l’homme succomberait, n’aurait-il pas permis qu’il fût tenté, puisque la faute dépendrait de la volonté humaine, et que le châtiment infligé par la justice divine rétablirait l’ordre ? N’était-ce pas apprendre aux âmes orgueilleuses pour l’édification des saints futurs, que Dieu disposait équitablement de leurs volontés même coupables, tandis qu’elles faisaient un si mauvais usage des natures créées bonnes ?

CHAPITRE V. LA CHUTE DE L’HOMME VIENT DE L’ORGUEIL. modifier


7. Le tentateur n’aurait pu réussir à triompher de l’homme, s’il ne s’était laissé auparavant emporter à un mouvement d’orgueil, lequel dut être réprimé afin de lui faire sentir par l’humiliation de sa faute combien il avait eu tort de présumer de lui-même. Car la Vérité même s’exprime ainsi. « Le cœur s’exalte avant la chute, il s’humilie avant la gloire[347]. » On retrouve peut-être l’accent de ce pécheur dans ces paroles du Psalmiste : « Quand j’étais dans la prospérité, je disais : « Je ne serai jamais ébranlé. » Mais, après avoir éprouvé les funestes effets de l’orgueil, qui s’enivre de sa puissance, et ressenti les bienfaits de la protection divine, il s’écrie : « Seigneur, c’était par pure bonté que vous m’aviez affermi dans cet état florissant ; vous avez caché votre face, et j’ai été tout éperdu[348]. » Mais quel que soit le personnage dont il est ici question, il n’en fallait pas moins donner une leçon à l’âme qui s’exalte et qui compte trop sur ses propres forces, et lui faire sentir, par les tristes suites du péché, tout le malheur qui attend la créature, quand elle se sépare du Créateur. On découvre mieux que Dieu est le souverain bien, envoyant que loin de lui il n’y a pas de bien : car ceux qui goûtent le poison mortel des voluptés, ne peuvent s’empêcher de craindre la rigueur du châtiment ; quant à ceux qui, tout étourdis par l’orgueil, ne sentent plus combien leur désertion est funeste, ils sont plus malheureux encore que ceux qui ont conscience de leur état : repoussant le remède qui les guérirait de leurs erreurs, ils ne font pins que servir d’exemple aux autres pour leur en inspirer le dégoût. « Chacun est tenté, dit l’Apôtre Jacques, par l’attrait et les amorces de sa propre convoitise. Quand la concupiscence a conçu, elle enfante le péché, et le péché, étant consommé, engendre la mort[349]. » Mais, l’enflure de l’orgueil guérie, on renaît à la vie, quand, après l’épreuve, on retrouve, pour revenir à Dieu, la volonté qui avait manqué avant l’épreuve pour lui rester fidèle.

CHAPITRE VI. POURQUOI DIEU A-T-IL PERMIS LA TENTATION ? modifier


8. On s’étonne quelquefois que Dieu ait permis que le premier homme fût – tenté : mais ne voit-on pas qu’aujourd’hui encore le genre humain est.sanscesse en butte aux ruses du démon ? Pourquoi Dieu le permet-il ? N’est-ce pas pour mettre la vertu à l’épreuve ? N’est-ce pas titi triomphe plus glorieux de résister à la tentation, que d’être soustrait à la possibilité même d’être tenté ? Ceux mêmes qui renoncent au Créateur pour courir sur les pas du tentateur, ne font que multiplier les tentations pour les âmes fidèles, en même temps qu’ils leur ôtent par leur exemple l’envie de fuir avec eux, et leur inspirent une crainte salutaire de l’orgueil. De là ce mot de l’Apôtre : « Regardant à toi-même, de peur que toi aussi tu ne sois tenté[350]. » Car l’humilité qui nous assujettit au Créateur, et qui nous empêche de présumer assez de nos forces pour croire, que nous pouvons nous passer de son secours, nous est recommandée dans toute la suite de l’Écriture avec une attention frappante. Puis donc que les âmes pieuses et justes se perfectionnent par l’exemple même de l’impiété et de l’injustice, on n’est plus en droit de dire que Dieu n’aurait pas dû créer les hommes dont il prévoyait l’existence criminelle. Pourquoi ne pas les créer, puisqu’ils doivent servir, comme Dieu l’a prévu, à éprouver, à tenir en éveil les cœurs droits, et qu’en outre ils doivent subir le châtiment que mérite leur mauvaise volonté ?

CHAPITRE VII. POURQUOI L’HOMME N’A-T-IL PAS ÉTÉ CRÉÉ AVEC LA VOLONTÉ DE NE PÉCHER JAMAIS ? modifier


9. Eh bien ! ajoute-t-on, Dieu devait créer l’homme en lui donnant la volonté de ne jamais pécher. Soit, j’accorde qu’un être incapable de consentir au péché, est plus parfait ; mais on doit m’accorder en même temps qu’on ne saurait appeler mauvais un être créé avec la faculté de ne jamais pécher, s’il le veut, ni trouver injuste, qu’il soit puni, puisqu’il a péché par choix et non par nécessité. Si donc la raison démontre clairement la supériorité d’un être qui n’éprouve que des désirs légitimes, elle prouve clairement aussi l’excellence relative d’un être qui a le pouvoir de dompter les désirs coupables, et d’être sensible à la joie qui accompagne, non seulement les actes permis, mais encore la victoire sur une passion désordonnée. De ces deux êtres, l’un est bon, l’autre est meilleur : pourquoi Dieu n’aurait-il créé que ce dernier, au lieu de les créer tous deux ? Ceux qui sont disposés à louer la première création, doivent trouver dans les deux un sujet de louanges encore plus riche. Les saints anges représentent la première, les hommes saints, la seconde : Quant à ceux qui ont choisi le parti de l’iniquité, et qui ont corrompu par une volonté coupable les avantages de leur nature, Dieu n’était point obligé à ne pas les créer, par cela seul qu’il prévoyait leur existence. Eux aussi ont leur rôle dans le monde et ils le remplissent dans l’intérêt des saints. Quant à Dieu, s’il peut se passer des vertus de l’homme juste, à plus forte raison n’a-t-il pas besoin, des vices de l’homme corrompu.

CHAPITRE VIII. POURQUOI DIEU A-T-IL CRÉÉ LES MÉCHANTS TOUT EN PRÉVOYANT LEUR MALICE ? modifier


10. Qui oserait dire de sang froid : Dieu aurait mieux fait de ne pas créer ceux à qui la malice d’autrui devait servir d’exemple salutaire, que de créer avec eux les misérables que leur iniquité devait conduire à la damnation ; car il sait tout éternellement ? Ce raisonnement, en effet, revient à dire qu’il vaudrait mieux avoir refusé l’existence à celui qui, mettant à profit les défauts d’autrui, reçoit par la grâce divine la couronne immortelle, que de l’avoir donnée au méchant à qui ses fautes attirent un juste châtiment. Or, quand un raisonnement invincible prouve que deux biens ne sont point égaux entre eux, et que l’un est plus parfait que l’autre, les esprits peu philosophes veulent les identifier, sans s’apercevoir qu’ils en retranchent un ; par conséquent, ils diminuent le nombre des biens, en confondant leurs variétés : l’importance exagérée qu’ils donnent à une espèce leur fait supprimer l’autre, Qui pourrait s’empêcher d’éclater, s’ils en venaient à dire sérieusement : La vue est supérieure à l’ouïe : donc l’homme devrait avoir quatre yeux et point d’oreilles ? Eh bien ! Étant établi qu’il existe une créature intelligente soumise à Dieu, sans avoir à craindre ni orgueil, ni châtiment, tandis que la créature humaine a besoin, pour apprécier les bienfaits de Dieu, « pour ne pas s’enfler d’orgueil et pour demeurer dans la crainte[351] » de voir le châtiment ; est-il un homme sensé qui veuille confondre ces deux classes d’êtres, sans s’apercevoir immédiatement qu’il supprime la seconde pour ne conserver que la première ? Un tel raisonnement supposerait un défaut absolu de logique et de bon sens. Dès lors pourquoi Dieu n’aurait-il pas créé les hommes dont il prévoyait la malice « si, voulant montrer sa juste colère et faire éclater sa puissance, il a laissé subsister dans sa grande patience les vases de colère qui étaient préparés à la destruction, afin de montrer toutes les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu’il a préparés pour sa gloire[352]? C’est à ce titre que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur[353] : » il reconnaît en effet que ce n’est pas de lui, mais du Seigneur, que dépendent à la fois et son être et son bonheur.
11. Il serait donc par trop étrange de dire ceux à qui Dieu donne une preuve si éclatante de sa miséricorde, devraient n’exister pas, s’il était nécessaire que naquissent en même temps les victimes destinées à faire briller la justice de sa vengeance.

CHAPITRE IX. RÉFUTATION DE LA MÊME OBJECTION. modifier


À quel titre en effet ces deux classes d’hommes n’existeraient-elles pas, puisqu’elles font éclater la bonté et la justice de Dieu ?
12. Mais, les méchants seraient bons aussi, si Dieu le voulait. Ah ! Le dessein de Dieu est bien plus sage ! Il a voulu que tous devinssent ce qu’ils voudraient ; que les bons ne pussent rester sans récompense, ni les méchants jouir de l’impunité, et que le vice profitât ainsi à la vertu. – Il prévoyait pourtant, que leur volonté les porterait au mal. – Sans aucun doute, et comme sa prescience est infaillible, c’est leur volonté, et non la sienne, qui est mauvaise. – Pourquoi donc les a-t-il créés, tout en sachant d’avance leur malice ? Parce qu’il prévoyait tout ensemble elle mal qu’ils feraient et l’avantage que les justes en retireraient. Car, en les créant, il leur a laissé le pou voir d’accomplir certains actes, et de comprendre qu’il fait servir au bien l’usage même coupable qu’ils font de leur liberté ; car ils ne doivent qu’à eux-mêmes leur volonté perverse, ils doivent à Dieu la bonté de leur être et leur juste châtiment ; ce sont eux qui se font leur place, et qui, du même coup, soutiennent les autres clans leurs épreuves en leur offrant un exemple redoutable.

CHAPITRE X. DIEU POURRAIT TOURNER AU BIEN LA VOLONTÉ DES MÉCHANTS ; POURQUOI NE LE FAIT-IL ? modifier


13. Mais Dieu pourrait, dit-on encore, tourner au bien leurs volontés méchantes, puisqu’il est tout-puissant. – Oui, il le pourrait. – Eh ! Pourquoi ne le fait-il pas ? – C’est qu’il ne l’a pas voulu – Pourquoi ne l’a-t-il pas voulu ? C’est son secret. N’allons pas « viser à une sagesse au-dessus de nos forces[354]. » Je crois avoir suffisamment démontré tout-à-l’heure que la créature raisonnable, lors même qu’elle trouve dans l’exemple du mal, un motif pour l’éviter, est une expression assez élevée du bien ; or cette espèce de créature n’existerait pas, si Dieu tournait au bien toutes les volontés mauvaises et n’infligeait pas au péché le châtiment qu’il mérite : dès lors les êtres raisonnables se confondraient en une seule classe, la classe de ceux qui n’ont pas besoin de voir les fautes et le châtiment des méchants pour se perfectionner ; en d’autres termes, on diminuerait le nombre des espèces bonnes en elles-mêmes sous prétexte de multiplier une espèce plus parfaite.

CHAPITRE XI. LE CHÂTIMENT DES MÉCHANTS NE CONSTITUE POINT UNE NÉCESSITÉ POUR DIEU : C’EST UN MOYEN POUR LUI D’OPÉRER LE SALUT DES BONS. modifier


14. Alors, va-t-on ajouter, il y a dans les œuvres de Dieu une partie qui ne pourrait atteindre sa perfection sans le malheur de l’autre ? – Comment ! Est-on devenu, grâce à je ne sais quelle manie de raisonner, assez sourd et assez aveugle pour ne plus sentir que la punition de quelques-uns sert à corriger le grand nombre ? Est-il un Juif, un païen, un hérétique quine fasse éclater cette vérité chaque jour, au sein de sa propre famille ? Mais dans l’ardeur de la discussion, on recherche la vérité, sans jeter les yeux sur les œuvres de la Providence qui frapperaient l’esprit, et y feraient pénétrer la loi selon laquelle le supplice des méchants, lorsqu’il ne les corrige pas, a du moins pour effet d’effrayer le reste, de sorte que la juste punition des uns contribue au salut des autres. Dieu est-il donc l’auteur de la perversité ou des crimes de ceux qui, par leur juste punition, lui offrent un moyen de veiller sur les âmes à qui il réserve cette leçon ? Non assurément : tout en sachant d’avance qu’ils seraient mauvais par leurs vices personnels, il les a néanmoins créés, parce que, dans ses conseils, ils devaient être utiles aux hommes qui auraient besoin, pour avancer dans le bien, de l’exemple du mal. S’ils n’existaient pas, ils ne serviraient à rien : or, n’est-ce pas un grand bien que leur existence, puisqu’ils rendent tant de services à cette classe d’hommes, qu’on ne, saurait chercher à supprimer, sans vouloir renoncer à en faire partie ?
15. Les œuvres du Seigneur sont grandes elles sont parfaites dans tous ses desseins[355]. Il tonnait d’avance les gens de bien, il les crée ; il tonnait d’avance les méchants, il les crée encore. Il se donne lui-même aux justes pour faire leur bonheur ; en même temps il répand ses bienfaits avec abondance sur les méchants ; il pardonne avec bonté, il punit avec justice ; de même il pardonne avec justice et punit avec bonté. Ni la vertu ni les vices d’un homme, quel qu’il soit, ne lui sont nécessaires : il n’est pas intéressé aux bonnes œuvres des justes, mais il veille sur eux en punissant les méchants. Pourquoi n’aurait-il pas permis que l’homme fût soumis à la tentation, puisqu’elle devait l’éprouver, lui montrer sa faiblesse et amener son châtiment ? La concupiscence qui l’avait enivré du sentiment de ses forces devait produire son fruit et le remplir de confusion ; sa juste punition était destinée à faire craindre les funestes effets de la désobéissance et de l’orgueil à ses descendants, à qui le souvenir de cet évènement devait être transmis, d’après les conseils divins.

CHAPITRE XII. POURQUOI DIEU A-T-IL PERMIS QUE LA TENTATION SE FIT PAR L’ORGANE DU SERPENT ? modifier


16. On se demandera peut-être pourquoi il a été permis au démon de tenter l’homme par l’entremise du serpent. Qu’il y ait là un symbole, l’Écriture ne le révèle-t-elle pas avec son autorité imposante, et avec toutes les preuves de la divinité de ses prophéties qui remplissent l’univers ? Je ne veux pas dire que le démon ait songé à nous offrir un symbole pour notre instruction ; mais puisqu’il ne pouvait entreprendre de tenter l’homme qu’avec la permission de Dieu, pouvait-il employer un autre moyen que celui qui lui était permis ? Par conséquent, quels que soient les enseignements que le serpent figure, il faut y voir un dessein de la Providence, qui domine jusqu’à la passion que le démon a de nuire. Quant au pouvoir de faire le mal, il ne lui est accordé que pour briser et perdre les vases de colère, ou pour humilier et mettre à l’épreuve les vases de miséricorde. Nous savons déjà quelle est l’origine du serpent ; la terre produisit, au commandement de Dieu, les animaux domestiques, les bêtes et les reptiles ; or toute créature, ayant la vie sans la raison, a été subordonnée par une loi de l’ordre divin aux créatures intelligentes, que leur volonté soit bonne ou mauvaise[356]. Pourquoi dès lors s’étonner que Dieu ait permis au démon d’agir par l’intermédiaire du serpent ? Le Christ lui-même n’a-t-il pas permis aux démons d’entrer dans le corps des pourceaux[357].

CHAPITRE XIII. ERREUR DES MANICHÉENS SUR L’ORIGINE DU DÉMON. modifier


17. Qu’est-ce que le démon ? C’est une question qu’on approfondit d’ordinaire, parce que certains hérétiques, ne pouvant s’expliquer sa volonté perverse, l’isolent des créations du Dieu suprême et véritable, pour le rattacher à un autre principe en opposition avec Dieu lui-même. Ils sont donc incapables de comprendre que tout être, en tant qu’être, est un bien, et par conséquent né peut exister que par la puissance du vrai Dieu, source de toit bien ; ils ne voient pas que la malice de la volonté est un mouvement désordonné qui lui fait préférer les biens secondaires au souverain bien, et qu’ainsi la créature intelligente, ayant pris plaisir à considérer ses forces dans leur degré éminent, s’est enflée d’orgueil et par là même a perdu le bonheur du paradis spirituel et a séché de dépit. Cette condition n’exclut pas la bonté du principe qui la fait vivre et animer soit un corps aérien, comme l’esprit de Satan et des démons, soit un corps de boue, comme l’âme humaine, quelle que soit d’ailleurs sa malice et sa perversité. Ainsi, en refusant d’admettre qu’une créature de Dieu puisse pécher par sa volonté personnelle ; ils en viennent à soutenir que l’essence même de Dieu se corrompt et se pervertit d’abord par une dégradation fatale, ensuite par une volonté livrée au mal sans retour. Mais nous avons réfuté ailleurs ce monstrueux système.

CHAPITRE XIV. CAUSE DE LA CHUTE DES ANGES. DE L’ORGUEIL ET DE L’ENVIE. modifier


18. Ici nous devons nous borner à interroger l’Écriture pour savoir ce qu’il faut penser du démon. Et d’abord, est-ce à l’origine même du inonde qu’il se complut dans l’idée de sa force et se vit exclu de cette société et de cet amour, qui fait le bonheur des anges en possession de Dieu ? Ou bien a-t-il vécu quelque temps avec les bons anges, partageant leur sainteté et leur bonheur ? On a prétendu que la cause de sachute.futla jalousie que lui inspira la vire de l’homme créé à l’image de Dieu. Mais la jalousie est la suite et non le principe de l’orgueil ; on ne devient pas orgueilleux par jalousie, on devient jaloux par orgueil ; pour s’en convaincre, il suffit de voir que l’orgueil est l’amour de sa propre élévation, tandis que l’envie est la haine du bonheur d’autrui. Or, l’amour-propre porte envie à ses égaux, parce qu’ils lui sont égaux ; à ses inférieurs, parce qu’il craint d’en être égalé ; à ses supérieurs, parce qu’il n’est pas leur égal. L’orgueil enfante donc la jalousie au lieu d’en sortir.

CHAPITRE XV. L’ORGUEIL ET L’AMOUR-PROPRE, PRINCIPE DE TOUS LES MAUX. DEUX AMOURS. DEUX CITÉS. L’AUTEUR ANNONCE SON OUVRAGE SUR LA CITÉ DE DIEU. modifier


19. L’Écriture donne avec raison l’orgueil pour le principe de tous les péchés : « Le commencement de tout péché, dit-elle, c’est l’orgueil[358]. » On peut rapprocher sans inconvénient ce passage de celui-ci de l’Apôtre : « L’avarice est la racine de tous les maux[359] » en prenant l’avarice dans son acception générale, je veux dire comme le penchant à étendre ses aspirations au-delà de leurs bornes, par un désir secret de sa grandeur et par un certain amour pour son bien privé. Le mot privé est ici fort significatif, si l’on remonte à son étymologie latine : il indique évidemment que l’on perd plus qu’on n’acquiert : tout ce qui devient privé, décroît ( privatio omnis minuit.) Ainsi, en voulant s’élever, l’orguei1 retombe dans la détresse et la misère, parce qu’un fatal amour-propre l’isole de la société commune et le réduit à lui-même. L’avarice, qu’on appelle plus communément l’amour de l’argent, est une variété de l’orgueil. L’Apôtre, prenant l’espèce pour le genre, entendait le mot avarice dans toute sa portée, lorsqu’il disait « qu’elle est la racine de tous les maux. » C’est elle qui a fait tomber Satan, quoiqu’il ait aimé sa propre force et non l’argent. Par conséquent, l’amour-propre isole de la société sainte l’âme orgueilleuse ; il la renferme dans le cercle de sa misère, malgré tout son désir de trouver dans l’iniquité une pâture à ses passions. Delà vient que l’Apôtre après avoir dit ailleurs : « Il s’élèvera des hommes pleins d’amour-propre » ajoute : « et avides d’argent[360]; » il descend de cette avarice générale dont l’orgueil est la racine, à cette avarice spéciale qui est un travers propre à l’humanité. En effet, les hommes n’aimeraient pas l’argent s’ils ne croyaient que leur grandeur est proportionnée à leurs richesses. C’est à cette maladie qu’est opposée la charité : « elle ne cherche point ses intérêts propres » en d’autres termes, elle ne s’enivre point de sa grandeur, et conséquemment « ne s’enfle point d’orgueil[361]. »
20. Ainsi il existe deux amours ; l’un saint, l’autre impur ; l’un de charité, l’autre d’égoïsme ; l’un concourt à l’utilité commune, en vue de la société céleste, l’autre fait plier l’intérêt général sous sa puissance particulière, en vue d’exercer une orgueilleuse tyrannie ; l’un est calme et paisible, l’autre bruyant et séditieux. Le premier préfère la vérité à une fausse louange ; le second aime la louange quelle qu’elle soit : le premier, plein de sympathie, désire à son prochain ce qu’il souhaite pour lui-même ; le second, plein de jalousie, ne veut que se soumettre son prochain : enfin, l’un gouverne le prochain pour le prochain, l’autre, pour soi. Ces deux amours ont d’abord paru chez les anges, l’un chez les bons, l’autre chez les mauvais : de là deux cités fondées parmi les hommes, sous le gouvernement merveilleux et ineffable de la Providence qui ordonne et régit la création universelle, la cité des justes et celle des méchants. Elles se mêlent ici-bas à travers les siècles, jusqu’au dernier jugement qui les séparera sans retour. Alors l’une sera réunie aux bons anges et trouvera dans son Roi l’éternelle vie, l’autre sera réunie aux mauvais anges et précipitée avec son roi dans le feu éternel. Telles sont les deux cités ; nous pourrons les décrire avec quelque développement ailleurs, s’il plaît à Dieu.

CHAPITRE XVI. ÀQUEL MOMENT S’EST ACCOMPLIE LA CHUTE DE SATAN. modifier


21. L’Écriture ne dit pas à quelle époque Satan tomba victime de son orgueil et corrompit par sa mauvaise volonté les magnifiques dons de sa nature. Cependant il est trop clair qu’il a d’abord cédé à son orgueil et qu’ensuite il a conçu sa jalousie pour l’homme : car, aux yeux de quiconque examine ces deux passions, la jalousie ne produit pas l’orgueil, mais elle en vient. Ce n’est pas non plus sans raison qu’on peut croire qu’il tomba victime de son orgueil à l’origine même du temps et qu’il ne vécut jamais avec les saints anges dans la paix et le bonheur. Son renoncement au Créateur suivit de près sa création ; et quand le Seigneur dit « qu’il a été homicide dès « le commencement et qu’il n’est point resté fidèle à la vérité[362] » on peut faire remonter jusqu’au commencement et son caractère homicide et soi infidélité. Sans doute il ne fut homicide qu’à l’époque où l’homme put être tué et par conséquent eut été créé : mais il a été homicide dès le commencement, en ce sens qu’il a tué le premier homme ; et s’il ne resta pas dans la vérité, ce fut dès le principe de sa création, parce qu’il y serait resté, s’il l’avait voulu.

CHAPITRE XVII. LE DÉMON A-T-IL ÉTÉ HEUREUX AVANT SON PÉCHÉ. modifier


22. Comment croire en effet qu’il aurait vécu heureux dans la bienheureuse société des Anges, puisqu’il ne connut à l’avance ni sa faute ni son châtiment, ni sa rébellion ni son supplice parle feu éternel ? On pourrait se demander pourquoi il n’en fut pas instruit. En effet, les saints anges n’ont aucun doute sur leur existence et leur bonheur éternels : le doute serait-il compatible avec leur félicité ? Faut-il dire que Dieu n’a pas voulu lui révéler et son crime et sa punition, à l’époque où il était encore un bon ange, tandis qu’il avait découvert aux autres leur éternelle fidélité ? Alors son bonheur, loin d’être égal à celui des autres, aurait été imparfait, puisque la souveraine félicité pour les anges consiste à la posséder avec une certitude qui exclut la plus légère inquiétude. Mais quelle faute avait-il commise pour que Dieu le mît à part et lui cachât son sort ? Loin de nous l’idée que Dieu eût puni Satan avant son péché : il n’a jamais condamné l’innocence. Aurait-il appartenu à un ordre d’Anges moins élevé, auxquels Dieu n’aurait pas révélé ce qu’ils deviendraient ? Je ne vois pas, je l’avoue, ce que peut être une félicité dont on n’est pas assuré. On a dit que Satan n’appartenait pas à la hiérarchie des Anges placés au-dessus du ciel, et qu’il avait été créé parmi ceux qui occupent les régions inférieures, selon le rôle qui leur est assigné. De tels Anges, en effet,.auraient.puéprouver des émotions illégitimes, tout en ayant la liberté d’y résister, s’ils l’avaient voulu : ils auraient ressemblé au premier homme, avant que la peine de sa faute se fût glissée dans tout son corps, peine dont la grâce fait triompher les saints à force de piété, lorsqu’ils restent humblement soumis à Dieu.

CHAPITRE XVIII. DU BONHEUR DE L’HOMME AVANT LE PÉCHÉ. modifier


23. Du reste la condition du premier homme soulève également la question de savoir si le bonheur peut se concilier avec l’incertitude où l’on serait de le voir durable ou susceptible de se changer en misère. Supposez que le premier homme connût d’avance et sa faute et la vengeance divine, comment pouvait-il être heureux ? Il aurait été malheureux dans l’Eden. N’avait-il aucun pressentiment de sa faute ? Celte ignorance devait le faire douter de son bonheur, ce qui lui enlevait tout bonheur véritable, et il se berçait d’une fausse espérance sans avoir de certitude absolue.
24. Si l’on songe toutefois que l’homme avec son corps animal, avait l’espérance de se réunir aux Anges et de voir ce corps animal changé en corps spirituel, s’il vivait soumis à Dieu ; on comprendra que son existence était relativement heureuse, quoiqu’il n’eût aucun pressentiment de sa faute. Il n’y avait sans – doute aucun pressentiment de ce genre chez ceux à qui l’Apôtre adresse ce tangage : « Vous qui êtes spirituels, recevez-le dans l’esprit de douceur, regardant à toi-même, de peur que toi aussi tu ne sois tenté[363]. » Cependant nous pouvons dire sans inconséquence ni exagération qu’ils étaient heureux par celà seul qu’ils, étaient spirituels, non par le corps mais par la justice de la foi, goûtant la joie de l’espérance et pratiquant la patience dans les adversités[364]. Quel n’était donc pas le bonheur de l’homme dans le Paradis, avant son péché, puisque sans être assuré de son sort, il avait le doux espoir de voir une transformation glorieuse couronner sa vie, sans être obligé de lutter avec patience contre l’adversité ? Sans pousser la présomption jusqu’à se croire follement assuré d’un avenir encore incertain, il pouvait espérer avec foi « et se réjouir avec crainte » comme il est écrit[365], avant d’avoir conquis le séjour, où il serait sûr de vivre à jamais ; cette joie, plus vive dans le Paradis qu’elle ne saurait l’être ici-bas pour les saints, pouvait lui procurer un bonheur réel, quoique inférieur à celui des saints Anges dans la vie éternelle au-dessus des cieux.

CHAPITRE XIX. HYPOTHÈSE SUR LA CONDITION DES ANGES. modifier


25. Que certains Anges auraient pu être naturellement heureux, sans connaître leur faute et leur punition futures, ou du moins leur salut éternel, et sans avoir d’ailleurs l’espérance de voir enfin leur condition s’améliorer pour toujours, c’est une hypothèse qui n’est guère vraisemblable : tout au plus pourrait-on avancer que certains Anges furent créés pour remplir différents emplois dans la création, sous le commandement d’autres Anges plus élevés et plus heureux, et pour recevoir, à proportion de leurs services, une existence plus fortunée et plus haute qui aurait pu leur être révélée, et dont l’espoir, en les charmant, aurait été, pour eux un titre sérieux au bonheur. Si Satan avec ses complices est tombé de ce rang, on peut comparer sa chute à celle des hommes qui abandonnent la justice de la foi, soit parce qu’ils se laissent comme lui entraîner par l’orgueil, soit parce qu’ils s’égarent eux-mêmes ou cèdent aux séductions du tentateur.
26. Assurez, si vous le pouvez, l’existence de ces deux ordres de saints Anges : l’un, au-dessus du ciel, qui ne compta jamais parmi ses membres l’Ange transformé en démon à la suite de sa chute ; l’autre, établi dans le monde et auquel le démon appartenait. Je ne trouve aucun passage dans l’Écriture pour appuyer cette opinion, je l’avoue : mais comme la question de savoir si le démon a eu le pressentiment de sa chute me semblait embarrassante, et que je ne saurais me résoudre à dire qu’il ait pu exister, même un moment, des Anges qui n’avaient pas la certitude de leur bonheur, j’ai avoué qu’on avait quelque raison de croire que le démon tomba à l’origine du temps ou à la suite de la création, et qu’il ne demeura jamais dans la vérité.

CHAPITRE XX. LE DÉMON A-T-IL ÉTÉ CRÉÉ MÉCHANT. modifier


27. De là vient une autre opinion : on a prétendu que le démon ne s’était point tourné au mal par un libre choix de sa volonté, mais qu’il était né méchant, quoiqu’il fût sorti des mains du Créateur véritable et souverain de tous les êtres. A l’appui on cite un passage du livre de Job où il est dit en parlant du diable : « C’est le premier être créé parle Seigneur pour servir de jouet à ses Anges[366]. » On trouve dans les Psaumes une pensée tout à fait analogue : « Ce dragon que vous avez formé pour servir de jouet [367]. » La seule différence c’est que le mot premier(initium) n’est pas dans le Psalmiste ; il semblerait donc qu’il a été créé primitivement malin, envieux, séducteur, enfin avec tous les vices qui le distinguent, ad lieu de s’être corrompu librement.

CHAPITRE XXI. RÉFUTATION DE CETTE OPINION. modifier


28. Je sais bien qu’on essaie de concilier cette opinion avec le passage de la Genèse : « Dieu fit toutes ses œuvres excellentes [368] » on assure avec quelque apparence de justesse et de logique, que dans la création primitive aussi bien que dans le monde actuel où tant de volontés se sont perverties, la nature en général est excellente ; non que les méchants soient bons, mais c’est que leur malice ne peut ni altérer ni troubler le magnifique concert de la création sous le gouvernement plein de sagesse et.deforce du Dieu qui y règne. Car, ajoute-t-on, les volontés même mauvaises ont un pouvoir renfermé dans des limites si nettement déterminées, leurs actes ont des suites si justes, qu’elles s’ordonnent.harmonieusementdans l’ensemble et lui laissent toute sa beauté. Cependant, comme c’est un principe aussi simple qu’incontestable que Dieu ne pourrait avec justice condamner, sans une faute intérieure, le caractère même qu’il aurait donné à un être, et qu’il n’y a d’autre part rien de plus certain, de plus infaillible que la damnation du diable avec ses Anges, puisque d’après l’Évangile le Seigneur dira aux pécheurs placés à sa gauche : « Allez au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses Anges[369]; » il faut absolument renoncer à l’idée que Dieu doit châtier en lui par le supplice du feu éternel la nature qui est son ouvrage, et non des fautes personnelles.

CHAPITRE XXII. SUITE DU MÊME SUJET : ANALYSE DU TEXTE PRÉCITÉ. modifier


29. Dans le passage de Job : « Il est le premier être créé par Dieu pour servir de jouet àses anges » il ne faut pas voir la nature même de Satan, mais le corps aérien que Dieu lui donna dans un juste rapport avec son caractère, ou le rôle qu’il lui assigna, en l’obligeant à rendre malgré lui service aux justes ; on peut encore dire qu’il prévoyait sa malice et sa chute, mais qu’il eut la bonté de ne pas refuser l’être et la vie à une volonté qui devait tourner au mal, en sachant d’avance tout le bien que sa bonté et sa puissance infinie tireraient de ce fléau. Par conséquent ces paroles n’indiquent pas que Dieu créa Satan avec ses vices, en d’autres termes qu’il le fit originairement mauvais, non ; prévoyant qu’il se tournerait volontairement au mal pour nuire aux justes, il le créa afin de le faire concourir au bien des justes. C’est en ce sens qu’il fut créé « pour servir de jouet aux Anges. » Il devient en effet un objet de risée, quand ses séductions tournent au profit des saints qu’il voulait pervertir, et que la malice, où son choix l’a fixé, devient malgré lui utile aux serviteurs du Dieu qui ne l’a créé que dans ce but. Il fut encore « créé dès le principe pour servir de jouet » parce que les méchants eux-mêmes, ces instruments de Satan, ce corps dont il forme la tête, et qui, comme luis furent créés en vue de concourir au salut des justes, malgré la prescience que. Dieu avait de leur perversité, deviennent comme lui un Objet de risée, quand leur dessein de nuire aux justes rencontre comme un écueil, la défiance où les jettent leurs exemples, la pieuse soumission aux ordres de Dieu, dont ils comprennent mieux la grâce, enfin l’épreuve douloureuse qui leur apprend à supporter les méchants et à aimer leurs ennemis. « Il est le premier être créé pour servir de jouet aux Anges » en ce sens qu’il est le premier représentant du mal en date comme en puissance. Or, Dieu lui fait jouer ce rôle par l’entremise des saints Anges, conformément aux lois que suit sa providence dans le gouvernement du monde : en d’autres termes, il subordonne les mauvais anges aux bons, afin que la malice des méchants ait pour limites sa volonté et non leur énergie : j’entends par méchants, et les anges.etles hommes qui font le mal, jusqu’au moment « où la justice qui vit de la foi[370] » qui s’exerce ici-bas dans la patience, « se changera en jugement[371] » et donnera aux bons le droit de juger non seulement les douze tribus[372], mais encore les Anges eux-mêmes[373].

CHAPITRE XXIII. LE DÉMON N’EST PAS RESTÉ DANS LA VÉRITÉ. modifier


30. Ainsi quand on dit que le démon n’est jamais resté dans la vérité, qu’il n’a jamais vécu heureusement dans la société des Anges, et que sa chute a suivi immédiatement son origine, il ne faut pas entendre par là qu’il est sorti méchant des mains de Dieu, au lieu de s’être dégradé par sa faute ; autrement on ne pourrait plus dire qu’il est tombé au commencement, car il n’est pas tombé s’il a été créé en bas. Mais à peine créé, il renonça aussitôt à la lumière de la vérité, en se ; laissant aller à l’orgueil et en se complaisant dans l’idée de sa propre puissance. Par conséquent, il n’a pu goûter les délices de la vie angélique ; je ne dis pas qu’il les ait dédaignés après y avoir été associé : il n’a : pas voulu s’y associer et c’est à ce titre qu’il les a perdues ou plutôt sacrifiées. Il a donc été incapable de prévoir sa déchéance : car la sagesse est un fruit de la piété. Ennemi de la piété dès l’origine et par suite aveuglé, il est déchu, non du rang qu’il avait reçu, mais du rang qu’il aurait pu recevoir, s’il était demeuré fidèle à Dieu. Mais il ne l’a pas voulu, et il s’est vu ainsi précipité des hauteurs qu’il aurait pu atteindre, sans toutefois échapper à la puissance à laquelle il a refusé de se soumettre : il a été condamné par un châtiment sagement mesuré à ne pouvoir plus ni jouir des clartés de la justice ni éviter ses arrêts.

CHAPITRE XXIV. PASSAGE D’ISAIE QUI S’APPLIQUE AU CORPS DONT LE DÉMON EST LA TÊTE. modifier


31. Le prophète Isaïe a dit du démon : « Comment es-tu tombé des cieux, Lucifer, étoile du matin ? Toi qui foulais les nations, tu t’es brisé contre la terre. Tu disais en ton cœur : Je monterai aux cieux, j’élèverai mon trône au-dessus des étoiles ; je m’assiérai au haut de la montagne, par-delà les hautes montagnes qui sont du côté de l’Aquilon ; je monterai par-dessus les plus hautes nuées et je serai semblable au Très-Haut. Et toutefois te voilà plongé dans les enfers[374]. » Il y a dans cette peinture du démon, représenté sous la figure du roi de Babylone, une foule de traits qui conviennent au corps que Satan se forme dans le genre humain, principalement à ceux qui s’attachent à lui par orgueil et renoncent aux commandements de Dieu. En effet dans l’Évangile le démon est appelé un homme : « C’est l’homme ennemi qui a fait cela[375] » et réciproquement l’homme est appelé démon : « Ne vous ai-je pas choisis vous douze ? Et néanmoins un de vous est un démon ;[376]. » Le corps du Christ, ou l’Église, est souvent aussi appelé le Christ ; par exemple, l’Apôtre dit aux Galates : « Vous êtes la race d’Abraham » : après avoir dit plus haut : « Dieu a fait une promesse à Abraham et à sa postérité, et l’Écriture ne dit pas : à ceux de sa race, comme si elle avait voulu en marquer plusieurs ; mais elle dit en parlant d’un seul : et à Celui qui naîtra de toi, c’est-à-dire au Christ[377]. » Et ailleurs : « Comme notre corps qui n’est qu’un est composé de plusieurs membres, et qu’encore qu’il y ait plusieurs membres dans le corps ils ne sont tous néanmoins qu’un seul corps ; il en est de même du Christ[378]. » C’est de la même manière que le corps dont le diable forme la tête, en d’autres termes, la multitude des impies et surtout des apostats qui tombent des hauteurs de l’Église et du Christ comme il est tombé du ciel, est appelé le diable et qu’on applique au corps une foule de traits qui conviennent aux membres mieux qu’à la tête. Par conséquent, on peut voir dans Lucifer, se levant le matin et tombant des cieux, la race des apostats qui renoncent au Christ ou à l’Église : en effet, ils se tournent vers les ténèbres, après avoir perdu la lumière qu’ils portaient, de la même manière que ceux qui reviennent à Dieu se tournent à la lumière, en d’autres termes, deviennent lumière, de ténèbres qu’ils étaient.

CHAPITRE XXV. PASSAGE D’ÉZÉCHIEL : QU’IL S’APPLIQUE AU CORPS DE SATAN. L’ÉGLISE EST LE PARADIS. modifier


32. Les expressions suivantes que le Prophète Ézéchiel adresse au roi de Tyr, s’appliquent également au démon : « Toi qui es plein de sagesse et couronné de beauté ; tu as été au sein des délices du paradis de Dieu, couvert de toutes sortes de pierres précieuses[379]. » Ces paroles et celles qui les suivent conviennent mieux au corps dont Satan forme la tête qu’au prince du mal. Le Paradis devient alorsl’Eglise,« le jardin fermé, la source close, la fontaine scellée, le jardin avec ses fruits » comme dit le Cantique des cantiques[380]. C’est de là que les hérétiques sont tombés, tantôt en consommant ouvertement leur rupture, tantôt en restant attachés à l’Église de corps et non d’esprit, hypocrites « qui retournent à ce qu’ils ont vomi, qui après avoir reçu le pardon de leurs péchés et avoir quelque temps marché dans le sentier de la justice, se sont laissé vaincre : leur dernier état est devenu pire que le premier ; il eût mieux valu pour eux qu’ils n’eussent point connu la voie « de la justice que de retourner en arrière après l’avoir connue et d’abandonner la loi sainte qui leur avait été donnée[381]. » Voilà cette race criminelle que le Seigneur dépeint quand il dit que l’esprit immonde sort d’un homme, et que trouvant a son retour la maison nettoyée et parée, il l’habite avec sept autres démons, si bien que le dernier état de cet homme devient pire que le premier[382]. C’est à elle, c’est au corps du démon, que peuvent s’appliquer les paroles d’Ezeiel : « Tu étais dès la création un Chérubin » c’est-à-dire le trône de Dieu, plein de science, « et Dieu t’avait établi sur sa montagne sainte » c’est-à-dire dans son Église ; expression que l’on retrouve dans les Psaumes : « Vous m’avez écouté du haut de votre montagne sainte[383] » – « tu marchais au milieu des pierreries étincelantes comme le feu » c’est-à-dire, au milieu des justes que l’Esprit embrase et qui sont des pierres précieuses toutes vivantes ; « tu étais parfait dans tes voies depuis le jour où tu fus créé jusqu’au jour ou la perversité a été trouvée en toi[384]. » On pourrait analyser ce passage avec plus de soin et montrer peut-être que ce sens est non seulement exact mais le seul exact.

CHAPITRE XXVI. DE LA CRÉATION ET DE LA CHUTE DU DÉMON EN GÉNÉRAL. modifier


33. Abrégeons ; une question aussi vaste exigerait un développement considérable et il suffira d’en résumer les points principaux ; le démon s’est vu immédiatement après sa création déchoir, par l’effet de son orgueil infini, du bonheur qu’il aurait pu goûter s’il rayait voulu ; ou bien il y aurait des Anges d’un ordre inférieur, chargé des fonctions subalternes dans l’univers, parmi lesquels il aurait vécu sans avoir la certitude de son éternelle félicité, et des rangs desquels son orgueil insensé l’aurait fait tomber avec les anges dont il était le chef, et comme l’archange, opinion qui ne saurait être avancée sans paraître étrange ; d’autre part, si l’on veut que le démon ait partagé quelque temps avec les siens le bonheur.dessaints anges, il faut chercher par quel secret les saints anges n’auraient acquis la certitude d’être éternellement heureux qu’après la chute du démon, ou par quelle exception, antérieurement à sa faute, le démon avec ses compagnons n’aurait point été instruit de sa chute, tandis que les saints Anges l’auraient été de leur fidélité immuable. Quoi qu’il en soit, il doit être pour nous hors de doute que : les anges prévaricateurs ont été précipités dans la lourde atmosphère qui environne ce globe, comme dans une prison, pour y être tenus en réserve jusqu’au jour du jugement, selon la parole expresse de l’Apôtre[385] ; que le bonheur surnaturel des saints anges est accompagné d’une certitude absolue de vivre éternellement ; et qu’enfin nous serons également certains de ce bonheur éternel, en vertu de la bonté, de la grâce et des promesses infaillibles de Dieu, lorsque nous aurons été réunis à la société céleste après la résurrection et la transformation de nos corps. C’est dans cette espérance que nous vivons ; c’est au bienfait de cette promesse que nous devons notre joie. Quant aux motifs qui ont conduit Dieu à créer le diable, quoiqu’il prévît sa malice ; et qui l’empêchent malgré sa toute-puissance, de tourner au bien sa volonté rebelle, nous les avons exposés, en discutant la même question à propos des hommes corrompus : qu’on cherche à les comprendre, à y croire, ou du moins à en découvrir de plus élevés, s’il en existe.

CHAPITRE XXVII. DE LA TENTATION PAR L’ORGANE DU SERPENT ET DE LA FEMME. modifier


34. Celui qui a tout créé et qui étend sur tout son empire, par l’entremise des saints Anges qui se font un ; jouet du diable, dont la malice même tourne au bien de l’Église, a donc permis qu’il employât le serpent pour tenter la femme, la femme pour tenter l’homme, sans lui laisser d’autres moyens. Cependant le démon a parlé par l’organe du serpent ; il a communiqué à cet animal les mouvements que sa puissance pouvait en tirer naturellement pour exprimer les paroles et les gestes propres à faire entendre ses conseils à la femme : mais quant à celle-ci, comme si elle était un être intelligent qui pouvait produire des paroles en vertu de ses facultés, il n’a point parlé par sa bouche ; il a fait agir la persuasion dans son cœur, tout en développant par une impulsion secrète au dedans l’effet qu’il avait produit au-dehors, par l’entremise du serpent. S’il n’avait fait jouer que les ressorts secrets du cœur, comme il le fit pour résoudre Judas à trahir le Christ[386], il aurait pu atteindre ses fins avec une âme égarée par un vain et orgueilleux amour de sa force, mais, comme je l’ai déjà remarqué, le diable a le désir de tenter sans pouvoir disposer des moyens ni régler les suites de cet acte. Il a tenté quand et comme on le lui a permis. Mais il ne savait ni ne voulait rendre ainsi service à une certaine classe d’hommes. C’est en cela qu’il sert de jouet aux Anges.

CHAPITRE XXVIII. LE SERPENT A-T-IL COMPRIS LE SENS DES PAROLES QU’IL PRONONÇAIT ? modifier


35. Ainsi donc le serpent n’entendait rien aux paroles qui sortaient de lui et s’adressaient à la femme. Il ne faudrait pas croire en effet qu’il fut alors transformé en un être intelligent. Les hommes mêmes, qui sont naturellement raisonnables, ne savent pas ce qu’ils disent quand ils sont possédés du démon ; à plus forte raison le serpent était-il incapable de comprendre les paroles dont le diable formait les sons en lui et par son organe, lui qui serait incapable de comprendre les paroles d’un homme, s’il venait à l’écouter sans être possédé. On se figure que les serpents écoutent et comprennent les formules magiques des Marses, qui réussissent par leur enchantement à les faire sortir de leurs retraites ; mais tous ces mouvements ont le diable pour cause et font reconnaître tout ensemble le rôle naturel que la Providence a assigné aux êtres et celui que peut leur faire jouer, avec sa permission très sage, une volonté malicieuse. C’est ainsi que le serpent est devenu le plus sensible de tous les animaux aux opérations de la magie. Ce fait est une preuve considérable que l’espèce humaine a été primitivement séduite par un entretien avec le serpent. Les démons s’applaudissent d’être assez puissants pour faire mouvoir les serpents dans les incantations ; c est un moyen pour eux de tromper. Mais, si Dieu leur donne ce pouvoir, c’est pour rappeler la tentation primitive par le commerce même qu’ils continuent d’entretenir avec cette espèce d’animaux. Si même la tentation primitive fut permise, ce fut pour offrir à l’homme, àqui cet événement devait être raconté pour son instruction, une image de toutes les séductions du diable sous la figure du serpent : ce point s’éclaircira quand nous arriverons à la malédiction que Dieu fit tomber sur cette bête.

CHAPITRE XXIX. DE LA PRUDENCE DU SERPENT. modifier


36. Si le serpent a été appelé le plus prudent, c’est-à-dire, le plus rusé de tous les animaux, il doit cette épithète à. la ruse même du démon qui s’en était fait un instrument pour triompher on appelle, au même titre, fine et rusée la langue dont se sert un esprit fin et rusé pour séduire. Ces qualités, en effet, n’appartiennent point à l’organe qu’on nomme langue, mais à l’intelligence qui la fait mouvoir. C’est par la même figure qu’on qualifie de menteuse la plume d’un écrivain ; le mensonge suppose un être animé et raisonnable, mais, comme la plume est l’instrument du mensonge, on la qualifie de menteuse. On pourrait de la même façon appeler menteur le serpent, devenu entre les mains du diable, comme la plume entre les mains d’un écrivain sans foi, un instrument de mensonge.
37. J’ai cru devoir taire ces observations, afin d’empêcher les esprits de croire que les animaux sans raison puissent jamais acquérir le don de la raison humaine, ou réciproquement qu’un être raisonnable puisse tout-à-coup se métamorphoser en bête ; et de les soustraire ainsi à l’opinion aussi criminelle que ridicule selon laquelle les âmes des bêtes passent dans le corps des hommes ou les âmes des hommes dans le corps des bêtes. Le serpent parla à l’homme, comme fit l’âne sur lequel était monté Balaam[387] ; avec cette différence que l’un fut l’organe du diable et l’autre d’un Ange. Les œuvres des bons et des mauvais Anges se ressemblent quelquefois, comme celles de Moise et des magiciens de Pharaon[388], Mais là encore les bons Anges ont une puissance supérieure, ou plutôt les mauvais Anges ne peuvent produire ces effets, qu’autant que Dieu le leur permet par l’intermédiaire des bons Anges, afin que chacun reçoive un salaire proportionné à ses intentions ou à la grâce de Dieu, toujours juste, toujours bon, « dans l’abîme des trésors de sa sagesse[389]. »

CHAPITRE XXX. ENTRETIEN DU SERPENT AVEC LA FEMME. modifier


38. Le serpent dit à la femme : « Eh quoi ! Pourquoi Dieu vous a-t-il dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres qui sont dans le Paradis ? La femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit de tout arbre qui est dans le Paradis ; quant à l’arbre qui est au milieu, Dieu nous a dit : Vous n’y toucherez pas et vous n’en mangerez pas, ou vous mourrez. » Ainsi le serpent s’adresse le premier à la femme, qui lui fit cette réponse ; de sorte que sa faute fut sans excuse et qu’on ne put dire qu’elle avait oublié le commandement divin. L’oubli d’un commandement unique et si important serait déjà une négligence condamnable ; cependant le délit est d’autant plus flagrant, qu’Eve se rappelle l’ordre de Dieu et le méprise en quelque sorte sous ses yeux. Le Psalmiste après avoir dit : « Ils gardent le souvenir de ses commandements » a donc bien raison d’ajouter : « afin de les observer. » Souvent en effet on ne se souvient du commandement que pour le braver, et le péché est d’autant plus grave qu’on n’a pas l’oubli pour excuse.
39. Le serpent dit donc à la femme : « Vous ne mourrez point. Dieu savait en effet que le jour où vous mangerez de cet arbre, vos yeux seront ouverts et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » La femme aurait-elle pu se laisser persuader par ces paroles que Dieu leur avait défendu une chose bonne et utile, si elle n’avait déjà conçu de sa propre force un amour secret et comme une haute idée, que la tentation devait dévoiler et rabattre D’ailleurs, non contente d’écouter le serpent, elle jette les yeux sur l’arbre, « elle voit que le fruit était bon à manger et agréable à la vue. » S’imaginant qu’il n’était pas capable de lui donner la mort et que sans doute Dieu n’avait attaché qu’un sens allégorique à cette menace : « Vous mourrez de mort, si vous en mangez » elle prit le fruit, en mangea et en donna à son mari, en ajoutant sans doute quelque parole engageante, que laisserait supposer le silence de l’Écriture, à moins que l’homme, en voyant que sa femme n’en était pas morte, n’eût plus besoin d’encouragement.

CHAPITRE XXXI. COMMENT ET SUR QUOI LEURS YEUX S’OUVRIRENT-ILS ? modifier


40. « Ils en mangèrent donc et leurs yeux s’ouvrirent » mais sur quoi ? Ce fut hélas ! Pour éprouver les feux de la concupiscence et subir la peine du péché qui, avec la mort, s’était insinuée dans leur chair. Celle-ci ne fut plus seulement ce corps animal, qui pouvait se transformer, s’ils avaient persévéré dans l’obéissance, en un corps plus parfait et tout spirituel sans passer par la mort ; elle devint une chair de mort et une loi lutta désormais dans les membres « contre la loi de l’esprit[390]. » Car, ils n’avaient pas été créés les yeux fermés ; ils n’avaient pas erré à tâtons dans l’Eden, exposés Moucher sans le savoir l’arbre défendu et à en cueillir les fruits malgré eux. D’ailleurs, comment les animaux auraient-ils été amenés à Adam pour qu’il vît comment il les nommerait, s’il n’avait pas vu en effet ? Comment la femme aurait-elle été présentée à l’homme et lui aurait-elle fait dire : « Voilà l’os de mes os et la chair de ma chair [391] » s’il avait été aveugle ? Enfin, comment Eve elle-même eût-elle vu que le fruit défendu « était beau à voir et agréable à manger » si leurs yeux avaient été réellement fermés ?
41. Il ne faudrait pas toutefois, en prenant un seul mot dans le sens métaphorique, changer ce passage en une allégorie. C’est à nous d’examiner en quel sens le serpent a dit : « Vos yeux s’ouvriront. » Sans doute le serpent à tenu ce langage, l’écrivain sacré le raconte ; mais nous pouvons examiner quel en est le sens. Ces expressions : « Leurs yeux furent ouverts et ils s’aperçurent qu’ils étaient nus » sont le récit d’un fait historique ; rien ne nous autorise à y voir une allégorie. L’Évangéliste apparemment n’introduisait pas dans son récit les paroles métaphoriques de quelque personnage, mais rappelait en son nom ce qui s’était passé lorsqu’il disait des deux disciples d’Emmaüs, dont l’un s’appelait Cléophas, que leurs yeux s’ouvrirent, quand le Seigneur rompit le pain, et qu’ils le reconnurent ; ces disciples en effet n’avaient pas marché les yeux fermés, mais leur, vue était d’abord impuissante à reconnaître le Sauveur[392]. Dans ces deux récits il n’y a aucune allégorie, quoique l’Écriture dise au figuré que leurs yeux s’ouvrirent. Ils n’étaient pas fermés en effet, mais ils s’ouvrirent en ce sens qu’ils se fixèrent sur des objets qui jusque-là n’avaient point attiré leur attention. Quand donc Adam et Eve eurent été entraînés à enfreindre le précepte par une curiosité criminelle, avide de reconnaître les conséquences mystérieuses qu’ils auraient à subir s’ils touchaient au fruit défendu, et, qu’ayant vu ce fruit tout semblable à ceux dont ils avaient mangé sans éprouver aucun mal, ils eurent plus de pente à croire que Dieu excuserait aisément leur faute, qu’à résister à la tentation de découvrir les propriétés de ce fruit, ainsi que le motif qui avait décidé Dieu à le leur défendre ; lorsqu’ils eurent transgressé le commandement et qu’ils furent dépouillés intérieurement de la grâce qu’ils avaient offensée parleur orgueil et les fumées de leur amour-propre ; alors ils jetèrent les yeux sur leur corps et éprouvèrent, par un mouvement jusque-là inconnu, les désordres de la concupiscence. Par conséquent, leurs yeux s’ouvrirent sur un point qui jusque-là avait échappé à leurs regards, quoiqu’ils fussent antérieurement ouverts sur d’autres objets.

CHAPITRE XXXII. DU PRINCIPE DE LA MORTALITÉ ET DE LA CONCUPISCENCE. modifier


42. La mort entra ainsi dans leurs organes le jour.mêmeoù la défense de Dieu fut violée. Leur corps n’eut plus cet état merveilleux où le maintenait la vertu mystérieuse de l’arbre de vie, qui l’aurait mis à l’abri des maladies comme des atteintes de la vieillesse : car bien qu’il fût encore animal et qu’il ne dût se transformer que plus tard, l’effet de l’arbre de vie représentait déjà l’effet tout spirituel de la sagesse qui fait participer les Anges à l’éternité en dehors de toute déchéance. Ainsi détérioré, leur corps contracta les principes de maladie et de mort qui sont propres également aux animaux, et comme eux il ressentit l’appétit des sexes destiné à combler les vides de la mort. Toutefois, la noblesse de l’âme raisonnable, éclatant jusque dans sa punition, la fit rougir du mouvement brutal qui se passait dans les membres ; la honte naquit en elle, de la sensation étrange qu’elle n’avait point encore éprouvée, et surtout de l’idée que le péché était la cause de ce penchant grossier. Ce fut l’exacte application de la parole du prophète : « Seigneur, vous avez dans votre volonté, donné l’éclat à ma puissance ; vous avez ensuite détourné votre face et j’ai été tout troublé[393]. » Dans cette confusion ils eurent recours à des feuilles de figuier, se firent des ceintures, et, pour avoir renoncé à un état glorieux, cachèrent leur honteuse nudité. Ces feuilles n’avaient sans doute à leurs yeux aucun rapport avec les organes révoltés qu’il s’agissait de voiler ; ils n’y eurent recours que sous l’impulsion secrète de la honte qui les troublait, afin de révéler ainsi à leur insu leur véritable châtiment.

CHAPITRE XXXIII. DE LA VOIX DE DIEU, QUAND IL SE PROMENAIT DANS LE JARDIN. modifier


43. « Et ils entendirent la voix du Seigneur qui se promenait dans le jardin, sur le soir. » C’était bien l’heure en effet où il convenait de les visiter, eux qui s’étaient éloignés de la lumière de la vérité. Il est possible que Dieu leur parlait auparavant en s’adressant à leur intelligence avec, ou sans langage, comme il parle encore maintenant aux Anges, en éclairant leur esprit de sa lumière immuable et en leur faisant comprendre d’un seul coup même ce qui se développe dans la suite des temps. Dieu, dis-je, pouvait les entretenir de la même manière, sans toutefois leur communiquer la sagesse aussi pleinement qu’aux Anges. Quelque distance qu’il mit entre eux et l’homme, selon la portée de son intelligence, il ne laissait pas de les visiter et de leur parler ; et peut-être employait-il des moyens physiques, comme les images qui ravissent l’esprit en extase ; des apparitions qui frappent les yeux ou les oreilles, comme celles où Dieu se montre sous.lecouvert d’un Ange ou fait retentir sa parole dans une nuée. Quant au son qu’ils entendirent, au, moment où Dieu se promenait vers le soir, il fut formé par l’organe d’une créature : ce serait une erreur de croire que l’essence invisible et immense de la Trinité se soit montrée à eux d’une manière sensible, dans un certain lieu et à un certain moment.
44. « Et Adam et sa femme se cachèrent de la face du Seigneur au milieu des arbres du Paradis. » Quand Dieu détourne sa face de l’âme et qu’elle se trouble, elle fait naturellement des actes qui tiennent de la folie, sous l’influence de la honte et de la peur : il ne faut donc pas s’étonner que, ressentant encore cette confusion, ils aient faitàleur insu des actes propres à instruire la postérité, qui devait un jour les apprendre dans un récit composé pour elle.

CHAPITRE 34 DE L’INTERROGATOIRE QUE DIEU FIT SUBIR A ADAM modifier


45. « Le Seigneur Dieu appela Adam et lui dit : Où es-tu ? » Le reproche et non l’ignorance éclate dans cette question. Remarquons que le commandement ayant été fait à l’homme pour qu’il le transmît à la femme, c’est l’homme qui est interrogé le premier. Le commandement se communique du Seigneur à la femme par l’entremise de l’homme ; le péché passe du diable à l’homme par l’intermédiaire de la femme. Tous ces faits sont pleins d’enseignements ; ce ne sont pas les personnages qui nous les donnent, c’est la sagesse toute-puissante de Dieu qui les fait sortir de leurs actes. Mais nous n’avons point ici à découvrir le sens tâché des évènements ; bornons-nous à en montrer la vérité.
46. « Adam répondit : J’ai entendu votre voix « dans le Paradis, et j’ai eu peur, parce que j’étais nu et je me suis caché. » Il est fort vraisemblable que Dieu se montrait habituellement à ces premiers humains sous le couvert d’une créature ayant la forme humaine et disposée à cette fin ; et comme il tenait sans cesse leur esprit tourné vers les choses surnaturelles, il n’avait jamais permis qu’ils aperçussent leur nudité, avant l’instant où le péché leur fit sentir par une juste punition un mouvement honteux dans leurs membres. Ils éprouvèrent donc l’impression d’un homme en face d’un autre homme, et cette impression, châtiment de leur faute, les portait à essayer de se cacher devant celui à qui rien ne peut être caché, et de dérober leur corps à la vue de Celui qui lit dans les cœurs. Mais faut-il s’étonner qu’ayant voulu dans leur orgueil devenir comme des dieux, ils se soient évanouis dans leurs propres pensées et aient vu leur cœur insensé se couvrir de ténèbres ? Dans leur prospérité ils se.sontdonné le nom de sages, et le Seigneur ayant détourné sa face, ils sont devenus des hommes stupides[394]. Mais le sujet de leur honte, le motif qui leur avait fait prendre des ceintures, devint plus affreux encore, quand il fallut paraître en cet accoutrement devant Celui qui s’abaissait familièrement pour venir les visiter et empruntait pour ainsi dire les yeux d’une créature humaine. Et s’il leur apparaissait sous la même forme qu’il se montra à Abraham, au pied du chêne de Mambré[395], afin de leur parler comme un homme à un homme, ils durent après leur péché trouver un nouveau sujet de honte dans cette tendresse voisine de l’amitié qui, avant le péché, leur inspirait tant de confiance. Aussi n’osaient-ils plus montrer à ces yeux divins une nudité que leur propre vue était in capable de supporter.

CHAPITRE XXXV. EXCUSES D’ADAM ET D’ÈVE. modifier


47. Le Seigneur qui voulait interroger les coupables, comme l’exige la justice, et leur infliger un châtiment plus sévère que la honte qu’ils éprouvaient, dit à Adam : « Et comment sais-tu que tu étais nu, sinon pour avoir mangé du seul arbre dont je t’avais défendu de manger ? » Cette faute en effet, leur avait communiqué un principe de mort, selon l’arrêt du Seigneur, qui, accomplissant sa menace, leur avait fait sentir le trouble de la concupiscence au moment où leurs yeux s’ouvrirent, et la confusion qui en était la suite. « Et Adam dit : La femme que vous avez mise avec moi, m’a présenté de ce fruit et j’en ai mangé. » Quel orgueil ! Dit-il : J’ai péché ? Non. Il éprouve la confusion dans toute sa laideur, il n’a pas assez d’humilité pour avouer sa faute. Ces paroles nous ont été transmises, parce que ces.demandesont été faites en vue de nous être rapportées fidèlement et de nous servir de leçons, car si elles étaient fausses, elles ne pourraient être instructives : elles étaient donc destinées à nous montrer jusqu’où va l’orgueil chez l’homme qui, aujourd’hui encore, rend Dieu responsable de ses crimes en s’attribuant à lui-même toutes ses vertus. « La femme que vous avez mise avec moi » c’est-à-dire que vous m’avez donnée pour compagne, m’a présenté de ce fruit et j’en ai mangé ; il semblerait à l’entendre, qu’elle lui avait été donnée pour lui désobéir et le rendre avec elle infidèle à Dieu.
48. « Et le Seigneur dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite et j’ai mangé du fruit. » Eve non plus ne reconnaît pas sa faute et la rejette sur un autre : c’est le même orgueil dans les deux sexes. Voilà pourtant les ancêtres de celui qui, éprouvé par une foule de disgrâces, s’est écrié, sans imiter leur orgueil, et s’écriera jusqu’à la fin des siècles : « J’ai dit : Seigneur ayez pitié de moi ; guérissez mon âme, car j’ai péché contre vous[396]. » Qu’il eût mieux valu pour eux tenir ce langage ! Mais Dieu n’avait point encore brisé la tête des pécheurs[397]. Il fallait attendre les afflictions, les horreurs de la mort, les angoisses des générations, la grâce qu’au moment opportun Dieu enverrait aux hommes, après leur avoir appris dans les souffrances à ne point présumer de leurs forces. « Le serpent m’a séduite. » Fallait-il donc préférer au commandement de Dieu le conseil de qui que ce fût ?

CHAPITRE XXXVI. MALÉDICTION DU SERPENT. modifier


49. « Et le Seigneur Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tous les animaux et entre toutes les bêtes qui sont sur la terre. Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras la poussière tous les jours de ta vie. Je mettrai de l’inimitié entre toi et la femme, entre sa postérité et la tienne. Elle t’épiera à la tête et tu chercheras à la mordre au talon. » Cet arrêt doit être entendu au figuré ; il a été prononcé, mais c’est là tout ce qu’oblige à croire la sincérité de l’historien et la vérité infaillible de son récit. Les mots : « Le Seigneur Dieu dit au serpent » appartiennent au narrateur, il faut les prendre à la lettre, en d’autres termes, l’arrêt a été prononcé réellement contre le serpent. Quant aux paroles mêmes de Dieu, le lecteur a toute liberté d’examiner s’il faut les entendre à la lettre ou au figuré, d’après le principe que nous avons posé au début de ce livre [398]. Ainsi donc le serpent n’a été soumis à aucun interrogatoire, c’est peut-être qu’il n’avait point agi librement d’après ses instincts ; il n’avait été que l’instrument aveugle du démon qui était déjà destiné au feu éternel, à la suite du péché que lui avait fait commettre l’impiété et l’orgueil. Mais tout ce qui s’adresse au serpent et par conséquent à celui qui s’en est fait un instrument, ne peut être pris qu’au figuré : c’est le portrait même du tentateur, tel qu’il devait se montrer un jour au genre humain, dont l’origine remonte du reste à l’époque même où cet arrêt fut prononcé contre le démon sous la figure du serpent. Quel sens faut-il attacher à ces paroles prophétiques ? c’est une question que j’ai tâché de résoudre dans les deux livres sur la Genèse, publiés contre les Manichéens, et si je trouve ailleurs occasion de l’approfondir, Dieu me prêtera son secours pour la développer encore ; mais en ce moment je dois poursuivre mon plan sans m’en laisser distraire.

CHAPITRE XXXVII. DU CHÂTIMENT INFLIGÉ A LA FEMME. modifier


50. « Puis il dit à la femme : Je multiplierai tes douleurs et tes gémissements : tu enfanteras dans la douleur ; tu seras tournée vers ton mari et il dominera sur toi. » Il était également plus aisé d’entendre au sens figuré et prophétique cet arrêt que Dieu prononce sur la femme. Mais observons que la femme n’avait point encore été mère, et que les douleurs de l’enfantement étaient attachées à ce corps où le péché avait introduit la mort, à ce corps, animal sans doute, mais destiné à ne jamais périr si l’homme n’avait péché, et à se transformer glorieusement après une vertueuse existence, comme je l’ai dit souvent ; on peut donc entendre ce châtiment à la lettre. Toutefois il reste encore à examiner comment on peut expliquer littéralement ces mots : « Tu seras tournée vers ton mari et il dominera sur toi. » En effet, il est naturel de croire que la femme, même avant le péché, était faite pour être soumise à l’homme et pour rester tournée vers lui en vertu de sa subordination. Mais on peut fort bien admettre qu’il s’agit ici de cette sujétion qui tient à la condition plutôt qu’à l’attachement, de telle sorte que l’esclavage qui plus tard mit un homme au service d’un autre, serait un châtiment du péché. L’Apôtre dit sans doute : « Assujettissez-vous les uns aux autres par la charité[399] » mais il n’aurait jamais dit : « Dominez les uns sur les autres. » Les époux peuvent donc s’assujettir l’un à l’autre par la charité ; mais l’Apôtre ne permet pas à la femme de dominer[400]. C’est un droit que l’arrêt du Seigneur a consacré pour l’homme ; la femme a été condamnée par sa faute plutôt que par la nature à trouver dans son mari un maître : toutefois elle doit rester soumise, sous peine de se dégrader encore et d’augmenter sa faute.

CHAPITRE XXXVIII. CHÂTIMENT INFLIGÉ A L’HOMME DU NOM QU’IL DONNA A LA FEMME. modifier


51. « Puis il dit à Adam : Puisque tu as obéi à la parole de ta femme et que tu as mangé de l’arbre auquel je t’avais défendu de toucher ; la terre sera maudite à cause de toi ; tu en mangeras dans la douleur tous les jours de ta vie. Elle te produira des épines et des chardons, et tu mangeras l’herbe des champs. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre dont tu as été pris : car tu es poussière et tu retourneras en poussière. » Voilà bien les peines de l’homme ici-bas, qui l’ignore ? Elles n’auraient jamais existé, si nous jouissions encore de la félicité qui régnait dans l’Eden, on n’en saurait douter ; dès lors n’hésitons pas à prendre ces expressions à la lettre. Toutefois elles renferment un sens prophétique qu’il faut garder comme un principe d’espérance, parce qu’il est le but où tendent les paroles du Seigneur. D’ailleurs ce n’est pas en vain qu’Adam, guidé par une inspiration sublime, a donné à sa femme le nom de vie, en ajoutant « qu’elle serait la mère de tous les vivants. » Car ces derniers mots ne sont point un récit, une assertion de l’historien : ce sont les paroles même dont l’homme s’est servi pour expliquer à quel titre il avait donné ce nom à son épouse.

CHAPITRE XXXIX. DES ROBES DE PEAUX : CONDAMNATION DE L’ORGUEIL modifier


52. « Et le Seigneur Dieu fit à Adam et à sa femme des robes de peaux et les en revêtit. » C’est là un fait réel, quoiqu’il soit en même temps allégorique ; de même que les paroles précédentes, tout en cachant une prophétie, avaient été réellement prononcées. Je l’ai dit, je ne me lasse pas de le redire : le devoir d’un historien consiste à raconter les faits, tels qu’ils ont eu lieu, à citer les paroles, telles qu’elles ont été prononcées. Si l’on examine à la fois dans un fait son authenticité et sa signification, on doit voir dans les paroles et les mots et leur sens. Qu’on entende à la lettre ou au figuré des paroles que le récit reproduit comme vraies, il n’importe c’est un fait et non une figure, qu’elles ont été prononcées.
53. « Et Dieu dit : Voilà Adam devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. » Dieu a prononcé ces paroles, quel que soit le moyen qu’il ait employé ; dès lors il faut voir dans le pluriel une allusion à la Trinité, analogue à celle qu’on trouve dans ce passage : « Faisons l’homme[401] » ou dans cet autre : « Nous viendrons vers lui et nous habiterons en lui » comme le dit le Seigneur de lui-même et de son Père[402]. Ainsi la promesse du serpent est retombée sur la tète de l’orgueilleux ; voilà ou aboutissent ses aspirations.« Vous serez comme des dieux, disait le serpent. Voilà Adam devenu comme l’un de nous » répond Dieu. Ces paroles divines sont moins une insulte, qu’un avertissement terrible destiné à réprimer l’orgueil de tous les hommes, dans l’intérêt desquels ce récit a été composé. Peut-on voir-en effet dans ces mots : « Le voilà devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal » un autre but que celui d’inspirer une terreur salutaire, puisque, loin de devenir ce qu’il avait rêvé, Adam n’a pas même gardé sa grandeur originelle ?

CHAPITRE XL. ADAM ET EVE CHASSÉS DU PARADIS. – EXCOMMUNICATION. modifier


54. « Et maintenant, dit Dieu, prenons garde qu’il n’étende la main, qu’il ne touche à l’arbre de vie, qu’il n’en mange et ne vive éternellement. Et Dieu le chassa de l’Eden pour qu’il allât travailler la terre dont il avait été tiré. » Dans ce passage, on reproduit d’abord les paroles de Dieu ; l’expulsion d’Adam en est la conséquence rigoureuse. Mort à là vie des anges qui aurait été sa récompense, s’il avait été fidèle au commandement de Dieu, que dis-je ? à la vie heureuse que lui assurait dans le paradis la vigueur de son organisation, il dut être séparé de l’arbre de vie, soit que cet objet visible lui aurait conservé, par une vertu invisible, son heureuse organisation, soit qu’il fût le signe visible de l’invisible sagesse. Il en fut séparé par le fait de sa condamnation à mort, ou même par une espèce d’excommunication, analogue à celle dont l’Église, le Paradis de la terre, frappe les coupables selon la règle de sa discipline et les sépare des sacrements visibles de l’autel.
55. « Et il chassa Adam : et il le plaça à l’opposé du jardin des délices. » Cet évènement est réel, bien qu’il nous apprenne en même temps que le pécheur est à l’opposé de la vie spirituelle, dont le paradis était le symbole, et qu’il vit dans la misère. « Puis il plaça un Chérubin et un glaive flamboyant qui s’agitait, pour garder le chemin qui conduisait à l’arbre de vie. » Que, les puissances célestes aient exécuté cet ordre dans le paradis terrestre et qu’une flamme vigilante ait été entretenue par le ministère des anges, on n’en saurait douter : le fait né doit pas être contesté ; mais il représente en même temps ce qui se passe dans le Paradis spirituel.

CHAPITRE XLI. HYPOTHÈSES SUR LA NATURE DU PÉCHÉ D’ADAM. modifier


56. Je n’ignore pas que, d’après certaines personnes, le premier couple humain n’a pas su contenir l’instinct qui le portait à connaître le bien et le mal, en d’autres termes, qu’il a voulu devancer le moment où il lui aurait été donné d’acquérir plus utilement cette idée, et que le tentateur a eu pour but de leur faire offenser Dieu en leur donnant cette science anticipée, afin qu’ils fussent condamnés à être dépossédés du trésor dont ils auraient pu jouir sans danger, s’ils avaient su ne s’en approcher qu’au moment fixé par Dieu. En prenant l’arbre de la science au sens figuré, au lieu d’y voir exclusivement un arbre réel avec ses fruits, on pourrait donner à cette hypothèse un tour conforme à la saine doctrine.
57. D’autres ont cru que nos premiers parents s’étaient approprié le droit de mariage, sans attendre que leur union eût été permise par le Créateur : l’arbre de la science serait le symbole de cette union qui leur aurait été interdite jusqu’au moment favorable pour la consommer. Ainsi nous voilà réduits à croire qu’ils ont été créés à un âge qui précédait la pleine puberté ou que leur union ne fut pas légitime au premier moment qu’elle put s’accomplir, et que, ne pouvant être légitime, elle dut ne point s’accomplir : il aurait fallu attendre sans doute que le mariage se fit dans les formes avec la cérémonie des vœux, l’appareil du festin, le contrat. Tout cela est ridicule, et a en outre l’inconvénient d’être en désaccord avec les faits dont nous cherchons a établir et dont nous avons établi la valeur historique, selon les forces qu’il a plu Dieu de nous prêter.

CHAPITRE XLII. ADAM A-T-IL AJOUTÉ FOI AUX PAROLES DU SERPENT ? DU MOTIF QUI L’A FAIT PÉCHER. modifier


58. Une question plus importante est de savoir comment Adam, si son intelligence était déjà spirituelle, quoique le corps fût animal, a pu se laisser prendre aux paroles du serpent et croire que Dieu leur avait défendu de toucher à l’arbre de vie, parce qu’il savait que la connaissance du bien et du mal les rendrait semblables à lui ; comme si t’eût été là l’unique avantage que Dieu eût envié à sa créature ? Il serait étrange qu’avec une intelligence ornée des dons de la spiritualité, l’homme eût été dupe d’une pareille illusion. N’est-ce point parce qu’il y résista qu’il fut harcelé par sa femme, laquelle était moins intelligente et vivait peut-être à cette époque de la vie des sens sans connaître celle de l’esprit ? L’Apôtre en effet ne lui donne pas le privilège de ressembler directement à Dieu : « L’homme, dit-il, ne doit pas se couvrir la tête, étant l’image et la gloire du Seigneur ; mais la femme est la gloire de l’homme[403]. » Ce n’est pas que l’esprit de la femme ne puisse également réfléchir la même image, puisque le même Apôtre dit que sous le règne de la grâce « il n’y a plus ni hommes ni femmes[404] » il est plutôt probable que la femme n’avait point encore acquis les dons que vaut à l’esprit la connaissance de Dieu et qui lui auraient été peu à peu communiqués par son mari, chargé de l’instruire et de la gouverner. L’Apôtre n’a pas dit en vain : « Adama été créé le premier, Eve ensuite. De plus Adam n’a pas été séduit, mais c’est Eve qui ayant été séduite a été la cause de la prévarication du genre humain[405] : » ajoutons, en rendant l’homme lui-même prévaricateur. Adam en effet a été prévaricateur, comme le dit encore l’Apôtre quand il parle « de la prévarication du premier Adam, type de l’Adam futur[406]. » Mais il dit formellement qu’Adam n’a point été séduit. Remarquons en effet qu’en répondant à Dieu, il ne dit pas : la femme m’a séduit, mais bien : « la femme que vous avez mise avec moi m’a donné du fruit et j’en ai mangé. » La femme dit au contraire expressément : « Le serpent m’a séduite. »
59. Voyez Salomon : est-il possible qu’un roi de si haute sagesse ait cru que l’idolâtrie eût le moindre fondement ? Non, mais il ne peut résister à sa passion pour les femmes qui l’entraînaient à ce péché, et il fit le mal que lui reprochait sa conscience, pour ne pas déplaire aux yeux pleins d’un poison mortel, qui le transportaient d’un amour aveugle et insensé[407]. Il en fut de même d’Adam : quand la femme eut mangé du fruit défendu et qu’elle lui en eut présenté, afin qu’ils en mangeassent ensemble, il ne voulut pas l’attrister, à la pensée sans doute qu’elle serait inconsolable, s’il lui retirait son affection, et qu’une rupture aussi cruelle la ferait mourir. Il ne céda pas à la concupiscence de la chair, puisqu’il n’avait point encore éprouvé les effets de la loi qui révolte la chair contre l’esprit ; il céda à cette sympathie qui nous fait souvent offenser Dieu pour conserver un ami ; et en cela il fut coupable, comme l’indique assez la juste exécution de l’arrêt divin.
60. Adam a donc été trompé, mais d’une manière bien différente : il est impossible, à mes yeux, qu’il soit tombé comme la femme, dans le piège que lui tendait le serpent. L’Apôtre voit une séduction, au sens rigoureux du mot, dans l’illusion qui fit prendre à la femme les mensonges du serpent pour des vérités ; en d’autres termes, dans la faiblesse qu’elle eut de croire que Dieu leur avait défendu de toucher à l’arbre de la science, uniquement parce qu’il savait qu’en y touchant ils seraient semblables à des dieux, comme si le Créateur des hommes eût envié à l’homme le privilège de devenir son égal. Que l’homme ait éprouvé un mouvement d’orgueil, qui ne put échapper au Dieu qui lit dans les cœurs, et qu’il ait, comme nous l’avons dit plus haut ; cédé au désir de faire l’épreuve, en voyant que sa femme avait mangé du fruit défendu sans mourir, soit ; mais je ne saurais croire qu’il ait pu s’imaginer, si son intelligence était vraiment spirituelle, que Dieu leur eût interdit l’arbre de la Science par un sentiment de jalousie. Pour terminer, ils ont été engagés au péché par des motifs capables d’agir sur eux, et le récit de leur faute a été fait pour être lu avec profit par tout le monde, encore que bien peu le comprennent comme il faudrait.

LIVRE XII. LE PARADIS ET LE TROISIÈME CIEL. modifier

CHAPITRE PREMIER. DU PASSAGE DE SAINT PAUL RELATIF AU PARADIS. modifier


1. Dans le commentaire qui s’étend depuis les premiers mots de la Genèse jusqu’au moment où l’homme fut chassé du Paradis, j’ai traité en onze livres toutes les questions que j’ai pu, clans la mesure de mes forces ; j’ai affirmé et soutenu les vérités incontestables, j’ai analysé et discuté les hypothèses : mon but a été moins d’imposer mon opinion sur les points obscurs que d’invoquer les lumières d’autrui dans mes doutes, et de prévenir toute assertion présomptueuse chez le lecteur, quand je n’ai pu donner à ma pensée un fondement solide. Dégagé des préoccupations où me jetait. l’interprétation littérale du texte sacré, ce douzième livre sera un traité plus libre et plus développé de la question qui a pour objet le Paradis : de la sorte je n’aurai pas l’air d’avoir évité le passage où l’Apôtre semble parler du Paradis sous le nom de troisième ciel, le voici : « Je connais un chrétien qui, il y a quatorze ans (était-ce dans son corps, ou hors de son corps, je le ne sais pas, Dieu le sait) fut ravi jusqu’au troisième ciel. Je sais encore que ce même homme (était-ce dans son corps, ou hors de son corps, je ne le sais pas, Dieu le sait) fut ravi jusque dans le Paradis, et y entendit des choses qu’il n’est pas donné à l’homme d’exprimer[408]. »
2. Il faut d’abord chercher ce que l’Apôtre entend par troisième ciel ; puis, se demander s’il a confondu ce séjour avec le Paradis, ou s’il veut dire qu’il est passé du troisième ciel dans le Paradis, en quelque lien qu’il soit, de.tellesorte que, loin de confondre le ciel avec le Paradis, il révèle qu’il a été ravi au troisième ciel et de là au Paradis. Or, ce dernier point me semble si obscur que, pour résoudre la question, il faudrait à mes yeux trouver dans d’autres passages de l’Écriture, plutôt que dans les paroles de l’Apôtre, ou demander à une raison péremptoire la preuve décisive que le Paradis est ou n’est pas dans le troisième ciel, car on ne découvre pas clairement si le troisième ciel est situé dans le monde physique, ou s’il doit être compris parmi les choses purement spirituelles. On avancera peut-être qu’un homme ne pouvait être ravi avec son corps que dans une région matérielle, soit : mais comme l’Apôtre déclare qu’il ne sait pas s’il y fut ravi avec ou sans son corps, comment oser assurer ce que l’Apôtre ne sait pas lui-même, selon ses propres paroles ? Cependant, comme il est impassible que l’esprit sans le corps soit ravi dans une région matérielle, ou que le corps soit transporté dans un séjour spirituel, le doute même de l’Apôtre, sur un évènement qui lui est tout personnel, comme personne ne le conteste, force en quelque sorte à conclure qu’on ne saurait savoir nettement si ce séjour était matériel ou purement spirituel.

CHAPITRE II. L’APÔTRE A PU IGNORER S’IL AVAIT VU LE PARADIS INDÉPENDAMMENT DE SON CORPS. modifier


3. En effet, lorsque l’image d’un corps nous apparaît soit en songe, soit en extase, on ne la distingue pas du corps lui-même : il faut pour cela revenir à soi-même et reconnaître qu’on s’est trouvé en présence d’images que l’esprit ne recevait pas par le canal des sens. Qui ne s’aperçoit à son réveil que les objets vus en songe étaient purement imaginaires, quoiqu’il fût impossible de distinguer pendant le sommeil entre l’apparition et la réalité ? Il m’est arrivé et, à ce titre, d’autres ont éprouvé ou éprouveront la même chose, que dans ces rêves j’avais conscience de rêver : tout endormi que j’étais, je voyais foil distinctement que les images qui d’ordinaire font illusion à notre esprit, étaient, non des réalités, mais des fantômes. Voici mon erreur : je voulais persuader à l’ami dont les songes me reproduisaient le portrait exact, que nos perceptions n’avaient rien de vrai et n’étaient que des visions de songes ; et pourtant il n’y avait aucune différence entre elles et l’image qu’elles m’offraient de sa personne. J’ajoutais que notre entretien même était une illusion et que juste en ce moment il croyait voir en songe une autre chose, sans savoir si je ne voyais pas ce que je voyais actuellement. Tout en m’efforçant de lui prouver que ce n’était pas lui, j’étais amené à reconnaître en quelque sorte que c’était lui, car je n’aurais pu avoir avec lui cette conversation, si j’avais eu pleine conscience qu’il n’était rien. Ainsi dans ce phénomène de l’âme éveillée malgré le sommeil, il fallait bien qu’elle fût guidée par les représentations des corps, comme si elle avait été en présence de réalités.
4. Il m’a été donné d’entendre un homme de la campagne, à peine capable de s’exprimer, qui, dans une extase, avait le sentiment d’être éveillé et d’apercevoir un objet sans que ses yeux en fussent frappés. « Mon âme le voyait et non mes yeux » disait-il, autant que je puis me rappeler ses propres paroles. Il ne pouvait dire cependant si c’était un corps ou l’image d’un corps, cette distinction était trop subtile pour lui ; mais sa foi était si, naïve qu’en l’écoutant je croyais voir moi-même l’objet qu’il me racontait avoir vu.
5. Si donc Paul avait vu le Paradis dans une vision analogue à celles où Pierre vit une nappe qui descendait du ciel[409], où Jean aperçut tout ce qu’il a exposé dans son Apocalypse[410], où le prophète Ezeiel vit la plaine jonchée d’ossements qui reprenaient la vie[411] ; où Dieu apparut au prophète Isaïe, assis sur son trône et ayant en, sa présence les Séraphins avec l’autel où fut pris un charbon ardent par purifier les lèvres du prophète[412]; il est bien évident qu’il a pu ignorer s’il avait été ravi sans son corps ou hors de son corps.

CHAPITRE III. L’APÔTRE ATTESTE QU’IL A VU LE TROISIÈME CIEL SANS SAVOIR COMMENT. modifier


6. Supposons qu’il ait été ravi sans son corps dans un séjour où il n’y avait aucun corps : on pourrait encore se demander si ce domaine était plein d’images matérielles, ou s’il ne renfermait que des natures indépendantes de la matière, comme Dieu, comme l’âme humaine, comme la raison, les vertus, la prudence, la justice, la chasteté, la charité, la piété, bref les êtres et les idées que nous concevons et que la raison seule nous permet de classer, de distinguer et de définir ; nous atteignons en effet ces idées sans distinguer ni dessin ni couleur, sans percevoir ni son, ni odeur, ni saveur, enfin sans être avertis par le tact qu’il y ait là une surface froide ou chaude, dure ou tendre, rude ou polie ; nous sommes guidés par une autre lumière, un autre éclat, une autre vue plus infaillible que les sensations et bien plus haute.
7. Revenons donc aux paroles même de l’Apôtre, examinons-les avec attention, en partant de ce principe incontestable que l’Apôtre avait une science du monde des esprits et des corps infiniment supérieure à celle que nous cherchons à nous former en tâtonnant. Or, s’il savait que les choses spirituelles ne peuvent être aperçues par les sens et que le corps seul peut voir les choses du corps, pourquoi ne concluait-il pas de la nature même des choses qu’il avait vues, la manière dont il les vit ? S’il était sûr qu’elles étaient spirituelles, pourquoi n’en concluait-il pas avec certitude qu’il les avait vues en.dehorsde son corps ? Si elles étaient matérielles, pourquoi ignorait-il qu’il ne pouvait les avoir vues qu’avec le corps ? D’où vient donc ce doute, sinon de l’incertitude même où il est d’avoir vu soit des corps soit des images matérielles ? Ainsi cherchons d’abord dans l’ensemble de ses paroles le point sur lequel il n’a pas le moindre doute ; nous verrons ensuite ce qui cause son incertitude, et nous comprendrons peut-être le secret de son doute, en saisissant le point qui ne lui en inspire aucun.
8. « Je connais un homme, dit-il, qui, il y a quatorze ans (était-ce dans cou corps ou hors de son corps ? Je l’ignore, Dieu le sait,) fut ravi jusqu’au troisième ciel. » Il sait donc qu’il y a quatorze ans un homme fut ravi jusqu’au troisième ciel, par la vertu du Christ ; sur ce point, aucun doute dans son esprit et par conséquent dans le nôtre. Fut-ce avec son corps ou en dehors de son corps ? voilà ce qu’il ne sait pas ; et comment oser dire avec certitude d’où vient son doute ? Faut-il donc conclure que nous devons à notre tour douter.dutroisième ciel où il assure que ce chrétien.futravi ? S’il.a vu une réalité, l’existence du troisième ciel est par là même démontrée. Si cette vision ne s’est composée que d’images matérielles, il ne s’agit plus du troisième ciel : c’est une apparition successive où le chrétien dont il parle, croit gravir le premier ciel, monter, au second, de là.apercevoirle troisième, où il croit s’élever encore et pouvoir dire qu’il a été ravi jusqu’au troisième ciel. Mais l’Apôtre ne doute pas et ne nous laisse point douter de l’existence de ce troisième ciel où il a été ravi : « Je sais » dit-il tout d’abord, et pour ne pas croire à cette vérité, il faut cesser de croire à l’autorité même de l’Apôtre.

CHAPITRE IV. DU L’EXISTENCE DU TROISIÈME CIEL OU L’APÔTRE FUT RAVI. – OBJECTION. modifier


9. Il sait donc qu’un homme a été ravi jusqu’au troisième ciel : ainsi ce ciel existe réellement. Il n’y a point là de signe matériel, analogue à celui qui fut montré a Moïse ; Moïse lui-même sentait si bien la distance qui séparait l’essence divine de la forme visible que Dieu empruntait pour apparaître aux regards d’un homme, qu’il disait au Seigneur : « Montrez-vous vous-même à moi[413]. » Ce n’est pas non plus un emblème sous la forme d’un être réel semblable à ceux que Jean voyait en esprit, quand il en demandait la signification et qu’on lui répondait : « C’est une cité » ou bien « Ce sont les peuples » ou tout autre chose, lorsqu’il voyait par exemple la bête, la grande prostituée, les eaux et autres allégories du même genre[414]. « Je sais, dit l’Apôtre, qu’un homme fut ravi au troisième ciel. »
10. S’il avait eu dessein d’appeler ciel l’image immatérielle d’un corps, il aurait vu au même titre une image dans le corps avec lequel il fut ravi et transporté dans ce séjour idéal ; il prendrait donc un fantôme pour son propre corps, un ciel imaginaire pour le ciel même ; mais alors il n’aurait plus aucune raison pour distinguer entre ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, je veux dire, entre la certitude d’avoir été ravi au troisième ciel, et le doute s’il y fut transporté avec ou sans son corps : il exposerait simplement sa vision et donnerait aux images qu’il avait contemplées le nom des êtres réels dont elles étaient la représentation. Nous-mêmes, quand nous racontons un rêve ou ce que nous avons vu en songe, nous disons : j’ai vu une montagne, j’ai vu un fleuve, j’ai vu trois hommes, et ainsi du reste ; nous désignons l’image par le mot même qui sert à nommer l’être qu’elle représente. Il n’en est pas de même de l’Apôtre : il est certain sur un point, il est dans l’ignorance sur un autre.
11. A-t-il vu en imagination et le ciel et son corps ? Alors il y a également certitude ou ignorance sur ces deux points. Or, s’il a vu le ciel en-lui-même, et par conséquent s’il a sur ce point certitude absolue, comment aurait-il vu seulement son corps sous une forme idéale ?
12. Voyait-il un ciel matériel ? Pourquoi ignorer qu’il le voyait avec les yeux du corps ? Ne savait-il pas s’il le voyait en esprit ou avec les yeux du corps, et aurait-il dit par suite de cette incertitude : « Je ne sais si ce fut avec ou sans son corps ? » Comment ne pas douter alors si le ciel qu’il avait vu était une réalité ou une simple image ? Était-ce au contraire une nature spirituelle, sans aucune image pour la peindre à l’esprit, telle qu’apparaît la justice, la sagesse, et autres conceptions de ce genre ? Il est encore évident qu’un pareil ciel n’a pu tomber sous les sens ; par conséquent, s’il savait qu’il avait contemplé un semblable idéal, il devait être pour lui hors de doute que ce n’était pas à l’aide des sens. « Je sais, dit-il, qu’un homme fut ravi il y a quatorze ans. » Je sais cela, on ne peut en douter sans cesser de croire en moi ; « Mais si ce fut avec ou sans son corps, c’est ce que je ne sais pas. »

CHAPITRE V. RÉFUTATION DE L’OBJECTION. modifier


13. Eh bien ! Que sais-tu donc pour le distinguer de ce que tu ignores ? réponds, afin de ne pas induire les fidèles en erreur. « Je sais qu’un homme fut ravi au troisième ciel. » Ce ciel était matériel ou spirituel. S’il était matériel, il est apparu aux yeux du corps ; pourquoi donc connaître ce ciel et ne pas savoir du même coup s’il a été vu des yeux du corps ? S’il était spirituel, est-il apparu sous une forme réelle ? Alors il est aussi impossible de décider si c’était une réalité qu’il l’est de déterminer s’il a été visible aux yeux. Est-il au contraire apparu à l’esprit, comme ferait l’idée de justice, sans le concours d’aucune image sensible, et par conséquent des organes ? Alors il doit y avoir absolument certitude ou incertitude : autrement d’où vient la certitude sur l’objet lui-même, et l’incertitude sur le mode de perception ? Il est trop clair en effet que ce qui est immatériel ne peut-être perçu par les sens. S’il est possible de voir les corps en dehors du corps même, cette vue est indépendante des sens et suppose un mode de perception tout différent, quelqu’il soit. Mais il serait par trop étrange que l’Apôtre eût été trompé ou laissé dans le doute par ce mode de perception, qu’ayant vu un ciel matériel sans le concours des sens, il eût été incapable de savoir s’il y avait été ravi avec ou sans son corps.
14. Or, l’Apôtre ne peut-être soupçonné de mensonge, lui qui distingue si scrupuleusement ce qu’il sait de ce qu’il, ne sait pas ; peut-être donc ne reste-t-il plus qu’une conclusion à admettre : c’est qu’il ignorait, au moment ou il fut ravi au troisième ciel, s’il était dans son corps au même titre que l’âme continue d’y résider, quand le corps est vivant soit à l’état de veille, soit dans le sommeil, soit dans un transport extatique qui suspend les opérations des sens ; ou bien s’il était hors de son corps devenu un cadavre jusqu’au moment où la vision étant terminée, la vie rentra dans les organes. Il serait alors revenu à lui-même, non comme un homme qui sort du sommeil ou qui reprend ses sens à la suite d’une extase, mais comme un mort qui ressuscite. Par conséquent, ce qu’il a vu dans son ravissement au troisième ciel, ce qu’il est sûr d’avoir vu, est une réalité et non un produit de l’imagination ; mais il n’était pas évident à ses yeux que son âme, dans ce transport surnaturel eût quitté le corps, ou que son intelligence eût été ravie au ciel pour y voir et y entendre des choses ineffables, tandis que l’âme aurait continué d’animer le corps. Voilà peut-être la raison qui lui fait dire : « Si ce fut avec ou sans son corps, je ne sais. »

CHAPITRE VI. TROIS MANIÈRES DE VOIR LES CHOSES. modifier


15. Percevoir indépendamment de l’imagination et des sens les objets en eux-mêmes, c’est la vision la plus haute. Je vais expliquer, dans la mesure des forces que Dieu me prêtera, la vision et en distinguer les espèces. Ce commandement « Tu aimeras le prochain comme toi-même » peut nous offrir la vision sous un triple aspect. D’abord on le voit par les yeux, en lisant les lettres qui le composent ; ensuite par l’esprit, qui se représente le prochain même en son absence ; enfin par une intuition de la raison, qui découvre l’amour lui-même. Rien de plus facile à comprendre que le premier genre de vision celui qui nous fait découvrir le ciel, la terre et tous les objets qui y frappent nos regards. Il n’est pas, difficile non plus d’expliquer le second : c’est celui qui nous permet de concevoir les objets en leur absence. Ainsi nous avons la faculté de nous représenter même au milieu des ténèbres, le ciel, la terre et tout ce qui peut y tomber sous les yeux ; sans rien voir des yeux du corps, nous apercevons les images des corps, soit réelles, quand elles représentent les corps eux-mêmes et que la mémoire les reproduit ; soit idéales, quand elles sont une conception de l’esprit. On ne se fait pas de Carthage, si on la tonnait, la même image que d’Alexandrie, si on ne la connaît pas. Le troisième genre de vision a pour objet les idées, comme celle d’amour, auxquelles ne correspond aucune image qui les représente exactement. En effet, un homme, un arbre, le soleil, bref un corps sur la terre ou dans le ciel, apparaissent sous leur forme, quand ils sont présents, et se conçoivent sous des images imprimées dans l’esprit, quand ils sont absents delà par rapport à eux, deux genres de vision s’opérant l’une au moyen des sens, l’autre au moyen de l’esprit qui conçoit l’image des objets. Quant à l’amour, apparaît-il à l’esprit tantôt dans sa nature ; réelle, tantôt sous une image qui le reproduit, selon qu’on le conçoit ou qu’on se le rappelle ? Non assurément, on le voit avec plus ou moins de clarté, selon la portée de soit esprit ; on ne le voit plus, quand on songe à quelque forme sensible.

CHAPITRE VII. DE LA VISION SENSIBLE, SPIRITUELLE, RATIONNELLE. LA PREMIÈRE SUPPOSE UN OBJET RÉEL OU UNE MÉTAPHORE : LA SECONDE S’EXERCE DE PLUSIEURS MANIÈRES. modifier


16. Tels sont les trois genres de vision dont nous avons parlé dans les livres précédents, quand le sujet, a exigé, sans toutefois les classer : comme nous allons maintenant les expliquer avec quelque, étendue il est bon de les désigner par des termes précis, afin d’éviter l’embarras des circonlocutions. Appelons donc la première sensible, parce qu’elle à besoin pour s’exercer des opérations des sens. Nommons la seconde spirituelle; en effet on appelle avec raison esprit tout être qui existe sans être corporel : or l’image d’un corps en son absence, quoiqu’elle en reproduise la forme, n’est point corporelle, non plus que la perception qu’on en a. Appelons la troisième rationnelle, du mot raison.
17. Il serait trop long d’approfondir la signification de ces termes : notre sujet l’exige peu ou point. Il suffira de savoir que le mot sensible ou corporel suppose tantôt une réalité, tantôt une simple métaphore. Ainsi dans ce passage : « En lui réside corporellement toute la plénitude de la divinité. » La divinité n’est pas un corps sans doute ; mais comme l’Apôtre voit dans le récit de l’ancien Testament des ombres de l’avenir, cette comparaison l’amène à dire que la plénitude de la divinité réside corporellement dans le Christ, parce que tout ce qu’annonçaient ces figures s’étant accompli en lui, il est pour ainsi dire la réalité et le corps de ces ombres[415] ; en d’autres termes il est la vérité même dont ces rites étaient la figure et l’emblème. De même donc que les figures elles-mêmes ne peuvent s’appeler ombres que par métaphore, de même on ne peut dire sans métaphore que la divinité réside corporellement en lui, corporaliter.
18. Le mot spirituel a plus d’application. L’Apôtre appelle spirituel le corps tel qu’il sera lors de la résurrection des saints. « On sème un corps animal et il ressuscitera corps spi« rituel[416]. » Cela vient de ce qu’un pareil corps sera soumis à l’esprit avec une facilité merveilleuse et à l’abri de toute corruption : sans avoir besoin d’aliments matériels, il sera vivifié par l’esprit. Je ne veux pas dire que le corps n’aura alors rien de matériel ; aujourd’hui on l’appelle bien animal, quoiqu’il ne soit pas de la substance de l’âme. Esprit, spiritus, signifie également l’air, le vent, c’est-à-dire le mouvement de l’air, comme dans le passage : « feu, grêle, neige, glace, esprit de la tempête[417]. » Ce terme désigne encore l’âme chez l’homme ou chez la bête, comme dans ce passage : « Qui est-ce qui connaît si l’esprit des hommes monte en haut, et si l’esprit de la bête descend en bas dans la terre[418] ? » On appelle encore ainsi la raison, l’intellect, qui est comme l’œil de l’âme où se reflètent l’image et la connaissance de Dieu. C’est en ce sens que l’Apôtre a dit : « Renouvelez-vous dans l’intérieur de votre âme, et revêtez-vous de l’homme nouveau qui a été créé à l’image de Dieu et dans une justice et une sainteté véritables[419]. » Il dit ailleurs, en parlant de l’homme intérieur, « qu’il se renouvelle par la connaissance de la vérité, selon l’image de celui qui l’a créé[420]. » Après avoir dit dans son Épître aux Romains[421] : « Je me soumets par la raison à la loi de Dieu, mais par la faiblesse de la chair, je suis soumis à la loi du péché » il revient ailleurs sur la même pensée : « La chair, dit-il, s’élève contre l’esprit et l’esprit contre la chair[422]. » La raison et l’esprit sont donc synonymes dans ces passages. Enfin Dieu est appelé lui-même Esprit, puisque le Seigneur dit dans l’Évangile : « Dieu est Esprit, et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité[423]. »

CHAPITRE VIII. POURQUOI L’AUTEUR APPELLE-T-IL SPIRITUELLE LA SECONDE VISION ? modifier


19. Voilà bien des acceptions : cependant nous n’avons emprunté à aucune d’elles le sens que nous attachons ici au mot spirituel, nous le tirons d’un passage de l’épître aux Corinthiens où l’esprit est nettement distingué de la raison. « Quand je prie avec la langue, c’est mon esprit qui prie, ma raison n’en retire aucun fruit. » La langue désigne ici les pensées obscures et mystérieuses qui sont incapables d’édifier, quand on ne les saisit pas avec la raison, puisqu’elles n’offrent alors aucun sens. Aussi avait-il déjà dit : « Celui qui parle avec la langue, ne parle pas aux hommes, mais à Dieu ; personne ne le comprend, mais par l’esprit il dit des choses mystérieuses. » Par conséquent, la langue ne sert ici qu’à désigner les pensées qui sont comme une image et un portrait des choses et qui demeurent inintelligibles à moins d’être connues par la raison. Tant qu’elles restent inintelligibles, elles résident dans l’esprit et non dans la raison : aussi dit-il plus clairement encore : « Si tu pries en esprit, comment l’ignorant pourra-t-il répondre : Amen à ta bénédiction, puisqu’il ne comprend pas ce que tu dis ? » Ainsi, il s’est servi du mot langue, cet instrument qui en frappant l’air produit les signes des idées sans exprimer les idées elles-mêmes, pour désigner métaphoriquement toute émission de signes avant qu’ils n’aient été saisis par l’intelligence : la conception des signes, qui relève de la raison, a-t-elle eu lieu alors il y a révélation, intuition, prophétie, science. C’est en ce sens qu’il dit : « Moi-même, mes frères, si venant parmi vous, je vous parlais des langues inconnues, de quelle utilité vous serais-je, si je ne joignais à mes paroles ou la « révélation ou la science, ou la prophétie ou la doctrine[424] ? » En d’autres termes il faudrait avoir recours aux explications, faire comprendre le sens de ce qu’on dit en langues inconnues, afin que la puissance de la raison s’unisse à celle de l’esprit.

CHAPITRE IX. QUE LE NOM DE PROPHÉTIE SE RATTACHE A LA RAISON. modifier


20. Il ne saurait donc y avoir de prophétie complète, si la raison ne survenait pour interpréter les signes que l’esprit aperçoit sous une forme sensible : à ce titre ; le don de prophétie consiste plutôt à interpréter une vision qu’à l’avoir. C’est ce qui fait voir que la prophétie se rattache plutôt à la raison qu’à cette faculté inférieure à la raison, où se peignent les ressemblances des réalités corporelles et que nous nommons esprit, spiritus, en prenant ce mot dans un sens particulier. Aussi Joseph comprenant ce que signifiaient les sept vaches et les sept épis, était plutôt prophète que Pharaon qui les avait vus[425] : chez Pharaon, l’esprit avait été modifié pour voir ; chez Joseph, la raison avait été éclairée pour comprendre. L’un avait le don de la langue, l’autre le don de prophétie, en ce sens que l’un pouvait s’imaginer les objets et l’autre interpréter les images. On est donc prophète à un degré inférieur, quand on ne voit que les signes des idées sous des images matérielles représentées dans l’esprit ; à un degré supérieur, quand on a la puissance d’interpréter les signes ; le don de prophétie au degré éminent consisté à voir par l’esprit les symboles des idées et à les comprendre par la pénétration de la raison ; c’est ainsi que la supériorité de Daniel éclata dans l’épreuve à laquelle il fut soumis Il sut tout ensemble révéler au roi le songe qu’il avait eu et lui en expliquer le sens[426]. En effet les images qui composaient ce songe furent gravées dans son esprit, les lumières pour en comprendre la signification éclairèrent sa raison. On reconnaît ici la distinction établie par l’Apôtre.« Je prierai avec esprit, je prierai aussi avec la raison » c’est-à-dire, de telle façon que l’esprit conçoive les images et que la raison en pénètre le sens : voilà pourquoi j’appelle spirituelle la vision qui consiste à nous représenter les choses comme le fait l’imagination en l’absence des objets.

CHAPITRE X. DE LA VISION RATIONNELLE. modifier


21. La vision intellectuelle, qui dépend de la raison, est la plus élevée. Le mot raison m’admet pas une foule d’acceptions comme le terme d’esprit. Les mots intellectuel et intelligible offrent le même sens. On a toutefois voulu établir entre eux une distinction assez profonde aux yeux de quelques philosophes : l’objet perçu par la raison seul serait intelligible, la faculté de le percevoir serait intellectuelle. Mais existe-t-il un être qui ne soit qu’intelligible sans avoir le don de l’intelligence ? C’est là un problème très difficile. Mais à mes yeux on ne saurait croire ni avancer qu’il existe un être capable devoir par la raison, sans qu’il ne soit aussi du domaine de la raison. D’après cette distinction la raison serait intelligible, en tant qu’elle pourrait être vue ; elle serait intellectuelle, en tant qu’elle pourrait aussi voir. Mais laissons de côté le problème fort difficile de savoir s’il existe un être qui ne soit accessible qu’à la raison sans avoir la raison lui-même, et convenons de regarder les mots intelligible et intellectuel comme synonymes.

CHAPITRE XI. LA VISION SENSIBLE SE RATTACHE A LA VISION SPIRITUELLE ET CELLE- 101 A LA VISION RATIONNELLE. modifier


22. Analysons ces trois modes de vision, afin d’aller successivement du plus humble au plus élevé. Déjà nous avons offert un exemple qui les renferme tous. Quand on lit ces mots : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même[427] » on voit les lettres par le ministère des sens, on se représente le prochain par une opération de l’esprit, enfin on conçoit l’amour par un effort de la raison. Cependant on pourrait se représenter les lettres sans les avoir sous les yeux, comme on pourrait voir le prochain lui-même en face de soi : quant à l’amour, on ne peut ni voir son essence avec les yeux du corps, ni le concevoir sous une image qui le reproduise ; il n’est connu ni saisi que par la raison. La vision sensible ne saurait être la principale : les perceptions dont elle est le canal se transmettent à l’esprit comme à une faculté supérieure. Un objet frappe-t-il les yeux ? Aussitôt son image se peint dans l’esprit : mais on ne peut reconnaître cette impression, qu’à l’instant où, l’objet disparu, on retrouve son image dans l’esprit. Si l’âme n’est pas raisonnable, ainsi celle de la bête, les yeux ne communiquent rien au-delà de cette image. Si l’âme est raisonnable, l’image se transmet jusqu’à l’intellect, faculté supérieure à l’esprit ; et quand la perception des yeux, transmise à l’esprit sous forme d’image, cache une idée, la raison comprend cette idée immédiatement ou cherche à la découvrir. C’est qu’en effet la raison seule a pour fonction de comprendre ou de chercher à comprendre.
23. Le roi Balthasar vit les doigts d’une main qui écrivaient sur la muraille ; immédiatement l’image de cet objet s’imprima dans son esprit par le ministère des sens, et elle y resta gravée, après que l’objet eut disparu. Il était alors visible pour l’esprit ; mais au moment où il apparaissait aux yeux sous sa forme matérielle, il n’était et n’avait point encore été compris comme un symbole ; ce ne fut qu’en troisième lieu qu’il apparut comme un symbole, et cela, par une opération de la raison. C’est la raison encore qui faisait rechercher quelle était sa signification. On n’y put réussir, et c’est alors que la raison de Daniel éclairée des lumières prophétiques révéla au roi éperdu l’idée cachée sous ce signe[428]. Ici le don de prophétie, se rattachant à ce mode de vision qui relève de la raison, était supérieur à celui qui ne consistait qu’à voir des yeux du corps le symbole matériel d’une idée et à reconnaître par la réflexion son image transmise à l’esprit, puisque dans ce dernier cas le rôle de la raison se bornait à découvrir que c’était un symbole et à en rechercher la signification.
24. Pierre, dans un ravissement d’esprit, vit une grande nappe suspendue par les quatre coins qui descendait du ciel sur la terre, et il entendit une voix qui lui dit : « Tue et mange. » Revenu à lui-même, il cherchait à s’expliquer la vision qu’il avait eue, lorsque les hommes envoyés par Corneille arrivèrent, et l’Esprit lui dit : « Voilà des hommes qui te demandent ; lève-toi donc, descends et n’hésite pas à aller avec eux ; car c’est moi qui les ai envoyés. » Arrivé chez Corneille, l’Apôtre révéla lui-même le sens de la vision où il avait entendu une voix lui dire : « N’appelle point impur ce que Dieu lui-même a purifié. » Il dit en effet : « Dieu m’a appris à ne regarder aucun homme comme impur ou profane[429]. » Ainsi, au milieu du transport qui lui faisait voir cette nappe, ce fut avec le concours de l’esprit qu’il entendit les mots « mange et tue » et « ce que Dieu a purifié, ne le regarde pas comme impur. » Revenu à lui-même, il reconnaissait également avec le concours de l’esprit les formes ou les paroles qu’il se souvenait d’avoir perçues pendant la vision. Ce n’était pas des corps mais les images de ces corps qu’il contemplait, soit au moment qu’il considérait cette vision dans son ravissement, soit au moment qu’elle revenait à son.espritet qu’il y réfléchissait. Mais ; lorsqu’il était en peine de ce que signifiait cette,.vision, c’était sa raison qui faisait un effort pour comprendre, et qui restait impuissante jusqu’à l’arrivée des envoyés de Corneille. À la vue de cet homme jointe à l’ordre que l’Esprit-Saint fit de nouveau entendre à son esprit, où déjà les signes s’étaient gravés, où avaient retenti ces paroles ; : « Marche avec eux » sa raison éclairée des lumières divines comprit le sens attaché à tous ces symboles. L’analyse de ces visions et autres semblables fait assez comprendre que la vision sensible se rapporte à la vision spirituelle et celle-ci à son tour à la vision rationnelle.

CHAPITRE XII. RAPPORTS ENTRE LA VISION SENSIBLE ET LA VISION SPIRITUELLE. modifier


25. Lorsque nous voyons les objets extérieurs, sans être transportés hors de nous-mêmes et à l’état de veille, nous distinguons nettement cette vision de la vision spirituelle qui nous permet de concevoir les objets en leur absence sous forme d’images ; soit à l’aide de la mémoire qui nous rappelle des choses connues, soit à l’aide de l’imagination qui nous représente des choses, inconnues, quoique réelles, soit enfin par une libre création de formes qui n’existent que dans notre esprit. Nous établissons, dis-je, une distinction si profonde entre ces imaginations et les objets réels qui frappent les sens, que nous n’hésitons jamais à voir, ici, des corps, là, des représentations de corps. Arrive-t-il que sous l’influence d’une idée fixe, d’une maladie qui, comme la fièvre, jette dans le délire, d’un commerce intime avec un Esprit bon ou mauvais, les images des objets se peignent dans l’esprit avec la même vivacité que si les objets étaient présents, sans que toutefois l’action des sens soit suspendue ? Alors les images des objets qui se peignent dans l’esprit apparaissent comme si les objets eux-mêmes frappaient les sens ; de là ce phénomène qui consiste à voir réellement un homme en face de soi, et tout ensemble à s’en figurer un autre, comme avec les yeux, par la force de l’imagination. J’ai vu des gens qui s’entretenaient avec les personnes présentes et adressaient en même temps la parole à un être imaginaire comme s’il eût été devant eux. Reprennent-ils l’usage de la raison ? Tantôt ils peuvent se rappeler leur vision, tantôt ils n’en gardent aucun souvenir. C’est ainsi que quelques-uns peuvent se rappeler un songe, tandis que d’autres en sont incapables. L’âme est-elle ravie hors du corps et comme soustraite à l’empire des sens?alors l’extase est plus profonde. Les corps ont beau être présents et les yeux ouverts, on ne voit, on n’entend plus rien : le regard de l’âme est concentré sur les images qui apparaissent à l’esprit, ou sur les idées pures qui se découvrent à la raison.
26. L’esprit demeure-t-il fixé sur les images des objets, dans un moment où les sens n’exercent plus aucun empire sur l’âme, comme il arrive dans les songes ou dans un transport ? Si ce qu’on voit ne cache pas une idée, c’est une imagination. Du reste il arrive qu’à l’état de veille, en pleine santé, sans aucun transport, on se représente une foule d’objets qui ne frappent pas alors les sens. La différence, c’est qu’on ne cesse jamais de distinguer ces fictions d’avec les objets réels et présents. Si ce qu’on voit est un véritable signe qui apparaisse soit dans le sommeil, soit dans la veille, lorsque les yeux découvrent les objets en face d’eux et que l’esprit voit l’image d’objets absents, soit dans l’extase proprement dite où l’âme semble devenir étrangère aux sens c’est alors une révélation surnaturelle : seulement il peut se faire qu’un autre esprit, venant à s’unir avec celui qui reçoit la vision, lui découvre la vérité cachée sous ces images et la lui fasse comprendre, ou bien la fasse comprendre à un autre chargé de l’interpréter. Du moment en effet que les signes sont interprétés et qu’ils dépassent la portée des sens, il faut bien qu’ils soient expliqués par quelque esprit.

CHAPITRE XIII. L’ÂME POSSÈDE-T-ELLE UNE FACULTÉ DE DIVINATION ? modifier


27. D’après quelques philosophes, l’âme possède naturellement le don de la divination. S’il en est ainsi, pourquoi l’âme n’est-elle pas toujours capable de lire dans l’avenir, quoiqu’elle le souhaite toujours ? Dira-t-on que cette faculté doit être secondée pour entrer en exercice ? Mais si elle a besoin d’une influence étrangère, la reçoit-elle d’un corps ? Non évidemment. Il faut donc que cette influence vienne d’un esprit. Puis, comment s’exerce-t-elle ? Se.passe-t-il dans le corps un certain mouvement capable d’en développer et d’en tendre les ressorts avec tant de force, que l’esprit comprend les images qu’il contenait à son insu au même titre qu’il y a en dépôt dans la mémoire une foule d’idées qu’on n’aperçoit pas ? Faut-il dire que ces signes apparaissent sans avoir été conçus antérieurement ou qu’ils résident en quelque sorte dans l’esprit d’où ils jaillissent et deviennent visibles à la raison ? Mais s’ils étaient renfermés dans l’âme en quelque sorte essentiellement, pourquoi ne les comprend-elle pas par voie de conséquence ? En effet elle ne les comprend presque jamais. La raison aurait-elle besoin d’une influence étrangère pour saisir les images que lui livre l’esprit, comme l’esprit pour les découvrir en lui-même ? L’âme peut-elle, sans que les liens corporels soient rompus ou élargis, prendre son essor et atteindre aux idées pures est-elle, dis-je, capable par ses seuls efforts de voir les images et même de deviner ce qu’elles ont d’intelligible ? Enfin saisit-elle les symboles tantôt par elle-même, tantôt par le concours d’un autre esprit ? Quelle que soit la valeur de ces hypothèses, il ne faut en admettre aucune légèrement. Un point incontestable, c’est que les images aperçues par l’esprit dans la veille, le sommeil, la maladie, ne sont pas toujours un signe, tandis que dans le véritable ravissement, il serait étrange que ces images ne fussent pas des signes.
28. Il n’est donc pas étonnant que les possédés disent parfois la vérité sur des choses qui n’apparaissent pas aux yeux des assistants ; le démon s’unit si intimement avec le possédé, je ne sais comment, que l’acteur et le patient semblent ne faire qu’un même esprit. Quand c’est un bon esprit qui cause le transport et le ravissement de l’âme, pour lui communiquer une vision, les images sont alors des signes et ces signes cachent d’utiles connaissances : on n’en saurait douter, puisque c’est un don de Dieu. Mais il est fort difficile de distinguer d’où vient la vision, quand l’esprit malin exerce doucement son influence, et que, ravissant l’esprit sans tourmenter le corps, il dit ce qu’il peut, parfois même il dit vrai, donne d’utiles révélations et se transforme en Ange de lumière[430], afin de profiter de la confiance qu’il s’est attirée en révélant les vrais biens pour entraîner à ses faux biens. Pour discerner ces sortes de vision, nous n’avons, je crois, qu’une seule ressource, c’est ce don « de discerner les esprits » que l’Apôtre énumère parmi les dons de Dieu[431].

CHAPITRE XIV. LA VISION RATIONNELLE N’EST JAMAIS UN LEURRE. L’ILLUSION DANS LES DEUX AUTRES N’EST PAS TOUJOURS DANGEREUSE. modifier


Il n’est pas difficile en effet de reconnaître Satan quand il en vient à donner des conseils et des inspirations contraires soit à la morale soit aux dogmes : bien des gens alors distinguent ses pièges. Le don de Dieu consiste à le reconnaître dès l’instant où la plupart le prennent encore pour un bon ange.
29. Cependant les visions sensibles, comme la vision spirituelle, sont pour les bons, un moyen d’édification et pour les méchants une source d’illusions. Quant à la vision rationnelle, elle n’est jamais un leurre. En effet, on ne la comprend pas, lorsqu’on y découvre un sens qu’elle n’a pas, et si on la comprend, on est en possession de la vérité. Les yeux n’en peuvent mais, quand ils voient un objet tout semblable à un autre, sans pouvoir distinguer le fantôme de la réalité ; l’esprit est également réduit à l’impuissance, quand il se forme en lui une image qu’il est incapable de distinguer d’avec les corps eux-mêmes. La raison au contraire cherche l’idée ou la leçon utile que la vision peut offrir ; la découvre-t-elle ? c’est un heureux profit ; ne réussit-elle pas ? elle reste dans le doute, afin de n’être pas entraînée à quelque erreur fatale par une dangereuse témérité.
30. La raison maîtresse d’elle-même et éclairée d’en haut distingue vite les cas où l’on peut se tromper sans danger, et même le degré où l’erreur est innocente. Il n’y a aucun péril à prendre pour un homme de bien un méchant hypocrite, quand onne.setrompe pas sur les principes mêmes qui font le véritable homme de bien. S’il était dangereux de prendre pendant son sommeil l’image d’un corps pour le corps même, il n’eût pas été sans péril pour Pierre de se figurer qu’au moment où un Ange le délivrait de ses fers et marchait devant lui, il était dupe d’une vision[432], ou de s’écrier dans l’extase dont nous avons parlé : « Seigneur, je n’ai jamais rien mangé d’impur ni de souillé » en prenant pour de véritables animaux les images représentées sur la nappe[433]. Ainsi, quand on s’est trompé sur les objets qu’on avait cru voir, cette illusion ne doit inspirer aucun remords, si on n’a point à se reprocher une opiniâtre incrédulité, une interprétation orgueilleuse ou impie. Quand donc le démon nous trompe par des visions sensibles, les yeux peuvent être dupes sans péril, à condition qu’on ne s’écarte ni des vérités de la foi, ni de cette rectitude d’esprit dont Dieu se sert pour instruire ceux qui lui sont soumis. De même encore, quand il fait illusion à l’âme en lui offrant, dans une vision spirituelle, une image si ressemblante de la réalité qu’on la prend pour la réalité même, l’âme ne court d’autre danger que de s’abandonner à ses perfides insinuations.

CHAPITRE XV. DES SONGES IMPURS : QU’ILS PEUVENT ÊTRE INNOCENTS. modifier


31. On se demande quelquefois si la volonté intervient dans un songe où des images obscènes viennent vous assaillir en dehors même de vos habitudes. Il arrive en effet qu’après avoir pensé dans la veille à des obscénités, non pour s’y complaire, mais pour remplir un devoir sérieux, on les voit reparaître dans le sommeil, prendre une forme dans l’imagination, exercer même sur les organes un honteux empire. C’est ainsi qu’en ce moment je suis obligé de penser à ces détails pour en parler. Or, si les impuretés auxquelles j’ai dû penser pour les exprimer, produisent en songe les mêmes effets que sur un homme éveillé qui s’y livre, il est évident qu’un acte qui serait criminel dans la veille, ne l’est plus dans un songe. Car comment parler de ces dérèglements lorsqu’un pareil sujet s’impose, sans penser à ce que l’on dit ? Or, si l’image qu’on s’est faite vient à se reproduire en songe avec tant de vivacité qu’on ne distingue plus entre l’apparence et la réalité, les sens sont nécessairement agités, sans que l’acte soit plus criminel que ne l’a été la pensée même, à l’état de veille, lorsqu’on réfléchissait à ce qu’on allait dire. Mais l’âme, purifiée par des désirs plus élevés, sait mortifier une foule de passions quine se rattachent pas aux mouvements grossiers de la chair ; les personnes chastes savent, pendant la veille, mettre un frein à ces désordres, sur lesquels elles sont impuissantes pendant leur sommeil, par cela seul que le fantôme qui reproduit la réalité et fait la même impression, est hors de leur pouvoir ; et ces nobles habitudes ont naturellement pour conséquence de faire éclater le mérite de ces âmes jusqu’au sein du sommeil. C’est pendant son sommeil que Salomon vit dans la sagesse un trésor inestimable et la demanda à Dieu au mépris de tout le reste. Cette prière fut agréable aux yeux du Seigneur, dit l’Écriture, et, comme le désir était pur il fut immédiatement rempli[434].

CHAPITRE XVI. LES IMAGES DES CORPS SE FORMENT DANS L’ESPRIT EN VERTU DE SA PROPRE ACTIVITÉ. modifier


32. Il y a donc un rapport entre les visions sensibles et cet appareil de la sensation qui se décompose en cinq organes d’une énergie plus ou moins puissante. D’abord l’élément le plus subtil et par suite le plus rapproché de l’âme, la lumière, inonde les yeux et brille dans le regard, quand il se fixe sur les objets : ensuite, grâce à l’action successive de l’âme sur l’air pur, sur les vapeurs, sur les humidités, enfin sur la masse argileuse du corps, se forment quatre sens qui s’ajoutent au cinquième, celui de la vue, le seul où éclate la supériorité de l’âme. Nous avons, je m’en souviens, développé cette théorie au quatrième et au septième livre de cet ouvrage. Le ciel, où brillent les luminaires et les étoiles, est perçu par les yeux : c’est l’élément principal qui se découvre au sens le plus élevé. Mais, comme l’esprit est sans exception et sans aucun doute supérieur à tout être matériel, il faut en conclure que toute substance spirituelle, même celle où les objets gravent leur empreinte, a une dignité naturelle qui l’élève infiniment au-dessus même du ciel physique.
33. Delà une singulière conséquence : quoique l’esprit précède le corps, et que l’image soit postérieure au corps qu’elle reproduit, la représentation que le corps laisse dans l’esprit est supérieure au corps lui-même, par cela seul que le phénomène, quoique antérieur en date, se produit dans une faculté naturellement plus haute. N’allons pas croire que le corps opère sur l’esprit, comme un être actif sur la matière qu’il pétrit : car la matière reste toujours au-dessous de la cause qui la façonne ; or, loin d’être au-dessous du corps, l’esprit lui est évidemment supérieur. Ainsi, quoiqu’il faille avoir vu préalablement un corps, resté jusque-là inconnu, pour qu’il se ##Rem l’orme dans l’esprit une image, destinée à le rappeler à la mémoire malgré son absence, cependant le corps ne produit pas une image dans l’esprit ; c’est l’esprit seul qui la crée en soi-même avec une facilité incroyable laquelle forme avec la pesanteur des sens un étrange contraste ; à peine l’objet est-il vu, que sa représentation se produit pour ainsi dire instantanément dans l’esprit. Il en est de même des phénomènes de l’ouïe : si l’esprit était incapable de se représenter et la mémoire de conserver un son perçu par l’oreille, on ne saurait même pas quelle est la seconde syllabe d’un mot, puisque la première se serait évanouie avec le son fugitif qui aurait frappé l’air : dès lors on verrait disparaître l’agrément de la conversation, le charme de la musique et tout mouvement suivi dans les organes. Ajoutons que tout progrès deviendrait impossible, si l’esprit ne conservait avec le concours de la mémoire les actes accomplis, pour enchaîner les effets aux causes et agir avec suite. Or, l’esprit ne peut les conserver qu’à la condition qu’il les ait transformés en images. Il y a plus : les images des actes à accomplir se présentent avant que les actes ne soient accomplis. Quel acte en effet peut-on produire au moyen des organes sans que l’esprit n’aille au-devant, sans qu’il commence par voir et en quelque sorte par disposer, d’après les images qu’il conçoit en lui-même, toute la suite des mouvements qu’il faut exécuter ?

CHAPITRE XVII. D’OÙ VIENT QUE LES IMAGES EMPREINTES DANS L’ESPRIT SONT CONNUES DES DÉMONS. – DE QUELQUES VISIONS SURPRENANTES. modifier


34. Comment les esprits immondes peuvent-ils deviner les images empreintes dans notre esprit ? Jusqu’à quel point les hommes ne peuvent-ils les découvrir les uns chez les autres au fond de leurs âmes, grâce à la barrière que leur oppose ce corps de boue ? C’est un secret difficile à pénétrer. Toutefois nous avons des preuves irréfragables [435] que les démons, ont révélé les pensées de certaines personnes, tandis que s’ils pouvaient voir au fond des consciences l’idéal de vertu qui y brille, ils renonceraient à leurs, tentations : il n’est pas douteux, par exemple, que si Satan avait pu découvrir chez Job la fermeté illustre, héroïque, qu’il déploya dans l’épreuve, il n’aurait pas voulu s’exposer à être vaincu par sa victime. Qu’ils annoncent un fait accompli dans un pays éloigné et dont on peut vérifier quelques jours après l’exactitude, il n’y a là rien qui doive surprendre. Ils peuvent en effet le connaître, non seulement par la vivacité de leur vue infiniment supérieure à la nôtre, mais encore par la prodigieuse vitesse qu’ils doivent à leurs corps si subtils.
35. J’ai connu un homme tourmenté par l’esprit impur : il avertissait de l’instant où partait le prêtre qui venait le visiter, quoiqu’il y eût une distance de douze mille ; il marquait durant toute sa route l’endroit où il se trouvait, son approche, le moment où il entrait dans le village, dans la maison, dans la chambre, jusqu’à ce qu’il le vit en face de lui. Il fallait bien que ce malade, pour parler si juste, vit toute la suite du voyage de quelque manière, encore qu’il ne pût la voir des yeux. Il avait la fièvre et débitait tout cela comme s’il avait été en délire. Peut-être était-il réellement en délire, et passait-il à cause de cette frénésie pour être possédé du diable. Il refusait toute nourriture de la main de ses proches, et n’en voulait prendre que de la main du prêtre. Il opposait encore à ses proches toute la résistance dont il était capable : le prêtre arrivait-il ? aussitôt il se calmait, répondait avec docilité et obéissait en tout. Cependant le prêtre ne put le délivrer de cette frénésie ou de cette possession ; le mal ne le quitta qu’avec la fièvre, comme il arrive à ces sortes de malades, et depuis lors il ne ressentit jamais rien de semblable.
36. J’ai aussi parfaitement connu un homme, agité d’une véritable frénésie, qui avait prédit la mort d’une femme : il ne donnait pas cet évènement pour une prophétie, mais comme un fait accompli et il avait l’air de s’en souvenir. Chaque fois qu’on lui en parlait il disait : elle est morte, je l’ai vu enterrer ; le convoi a suivi telle direction. Or, elle était encore à ce moment en pleine santé ; quelques jours après elle mourut subitement, et son convoi passa par où cet homme l’avait prédit.
37. J’ai eu chez moi un garçon qui, à l’entrée de la puberté, éprouvait d’épouvantables souffrances ; les médecins ne pouvaient deviner la cause de sa maladie ; une humeur visqueuse et cuisante lui sortait des entrailles et lui brûlait les cuisses [436]. La crise était intermittente ; au moment où elle éclatait, il poussait des cris déchirants, en agitant tous ses membres, sans toutefois perdre la raison, comme s’il avait été tourmenté par une douleur très vive, mais naturelle. Bientôt après, tout en parlant il devenait insensible et paralysé. Ses yeux ouverts ne reconnaissaient aucun des assistants, on le piquait sans lui causer la moindre impression. Puis il avait l’air de s’éveiller et de ne plus souffrir ; il révélait ce qu’il voyait. Au bout de quelque jours la même crise reparaissait. Dans toutes où presque toutes ses visions il prétendait voir deux hommes, l’un âgé, l’autre encore enfant : c’étaient eux qui lui disaient ou qui lui montraient tout ce qu’il nous racontait avoir vu ou entendu.
38. Il vit un jour un chœur de justes qui chantaient des psaumes et qui s’abandonnaient à leur allégresse au sein d’une lumière éblouissante d’un autre côté, il dit les supplices affreux que subissaient à divers degrés les impies au milieu des ténèbres. Ces deux guides lui montraient ce spectacle et lui expliquaient comment les méchants avaient mérité ces tourments, les justes, cette félicité. Il eut cette vision le jour de Pâques, après avoir été durant tout le Carême à l’abri des attaques, qui auparavant lui laissaient à peine trois jours de trêve. Il avait vu à l’entrée du Carême ces deux hommes qui lui avaient promis que pendant quarante jours il ne sentirait pas la moindre douleur. Plus tard ils lui indiquèrent une opération chirurgicale, qui effectivement le délivra pour longtemps de ses souffrances. La douleur étant revenue et avec elle les mêmes visions, il reçut d’eux un nouveau conseil c’était de se jeter dans la mer jusqu’à la ceinture et d’y rester quelque temps ; ils l’assurèrent que désormais, à l’abri de toute souffrance, il ne serait plus gêné que par le flux de l’humeur visqueuse : ce qui eut lieu. Jamais depuis on ne le vit perdre l’usage de ses sens ni avoir des visions comme au temps où, se taisant brusquement au milieu d’atroces douleurs et de cris épouvantables, il éprouvait ces transports. Les médecins réussirent plus tard à guérir son corps, mais il ne persévéra pas dans la vie sainte qu’il avait résolu de mener.

CHAPITRE XVIII. DES DIFFÉRENTES CAUSES DES VISIONS. modifier


39. Si je connaissais un homme capable de rechercher les causes et la marche de ces sortes de visions ou de divinations et de les rattacher à un principe sûr, j’aimerais mieux l’écouter, je l’avoue, que de faire attendre de moi une explication aussi difficile. Cependant je ne dissimulerai pas ma pensée, tout en évitant de prendre un ton d’autorité qui ferait rire les savants, ou de m’imposer aux ignorants comme un docteur : je cherche, je discute, sans avoir de prétention à la science. Donc toutes ces visions ressemblent, selon moi, à celle des songes. Celles-ci sont tantôt vraies, tantôt fausses, tantôt agitées, tantôt paisibles ; quand elles sont vraies, elles représentent exactement l’avenir et l’annoncent clairement, ou bien encore elles le font pressentir par des signes obscurs et comme par des expressions figurées : il en est de même de celles-là. Mais l’homme est ainsi fait : il étudie l’extraordinaire, cherche le principe des phénomènes les plus étranges, et reste indifférent à ces merveilles qui, quoique plus communes, ont souvent une cause plus mystérieuse. Par exemple, entend-il prononcer un mot peu usité ? vite il en cherche le sens ; le sens trouvé il remonte à l’étymologie ; et cependant, que de mots d’un emploi journalier dont la dérivation ne l’inquiète guère ? Il en est de même pour tous les faits de l’ordre physique ou moral : dès qu’ils sont extraordinaires, on se hâte d’en rechercher la nature et les causes, ou bien on presse les habiles d’en rendre compte.
40. Quand on me demande ce que signifie un mot, par exemple catus(avisé), je commence par répondre, prudeus, (prudent), acutus(pénétrant) ; si cette réponse ne suffit pas et qu’on me demande d’où vient le mot catus, je répète la même expression, acutus, et je force de remonter à son origine. On l’ignorait aussi bien que celle de catus; et comme l’expression était ordinaire, on s’accommodait fort bien de son ignorance ; mais du moment qu’un calot rare avait frappé l’oreille, on se ne contentait plus d’en savoir le sens, on voulait en connaître l’étymologie. Eh bien ! qu’on me demande pourquoi il apparaît des images dans l’état extraordinaire qu’on appelle extase ; je demanderai à mon tour pourquoi nous envoyons dans nos songes, phénomène journalier qui ne frappe personne ou qu’on ne s’empresse guère d’étudier. Est-il donc moins étonnant, parce qu’il est journalier ; moins digne d’attention, parce qu’il est général ? On croit faire preuve d’esprit en ne s’occupant pas d’un songe ; on devrait à plus forte raison demeurer indifférent aux visions. Pour moi, une chose me frappe et me confond bien plus que les visions dans un songe ou même dans une extase ; c’est la facilité la promptitude avec laquelle l’âme produit en elle-même l’image des corps qu’elle a vus par le ministère des yeux. Quelle que soit la nature de ces images, il est incontestable quelles ne sont pas corporelles. Si, trouvant cette notion insuffisante on veut savoir de quel principe elles sortent, qu’on s’adresse ailleurs ; j’avoue sur ce point mon ignorance absolue.

CHAPITRE XIX. D’OÙ NAISSENT LES VISIONS ? modifier


41. Quant aux propositions suivantes, on peut les déduire d’une foule d’expériences. La pâleur, la rougeur, les frissons, les maladies mêmes ont pour cause tantôt le corps, tantôt l’âme ; le corps, par l’effet des humeurs, de la nourriture et de tout ce qui agit du dehors sur les organes ; l’âme, par l’effet des passions, comme la crainte, la honte, la colère, l’amour : il est d’ailleurs naturel que plus le principe qui anime et régit le corps est soumis à des émotions violentes, plus il communique a son tour une impulsion énergique. De même, le mouvement qui emporte l’âme vers des images que l’esprit et non les sens lui communiquent, et cela avec tant de force qu’elle ne distingue plus entre le fantôme et la réalité, part tantôt des organes, tantôt de l’esprit. Il vient du corps, comme dans les songes, par une conséquence naturelle du passage de la veille au sommeil, le sommeil étant un phénomène tout relatif au corps ; il en vient aussi à la suite des perturbations que la maladie cause dans l’organisme, par exemple, dans le délire, quand on perçoit les objets extérieurs et que néanmoins on prend les images des corps pour les corps eux-mêmes ; il y prend enfin naissance, quand l’action des sens a été complètement suspendue, comme il arrive à ceux qui, frappés d’une attaque violente, ont pour ainsi dire voyagé longtemps hors de leur corps immobile et qui, rendus au commerce de la société, racontent mille choses qu’ils ont vues. En revanche, ce mouvement vient de l’esprit, lorsque l’on éprouve, en pleine santé, un transport tel que l’on perçoit parla vue les objets extérieurs et que néanmoins on découvre des fantômes qu’on ne peut distinguer d’avec la réalité ; ou tel que hors de soi-même et devenu complètement étranger aux opérations des sens, on vit au milieu des images par l’effet d’une vision spirituelle. L’esprit malin communique-t-il ces transports ? on devient possédé, convulsionnaire, faux prophète : viennentils du bon esprit ? Le fidèle interprète des mystères devient un véritable prophète, quand il unit au don devoir les signes celui de les saisir, et qu’il voit d’avance les temps qu’il a mission de dévoiler.ets'en fait l’historien.

CHAPITRE XX. LES VISIONS QUI NAISSENT A L’OCCASION DU CORPS, N’ONT PAS LE CORPS POUR CAUSE VÉRITABLE. modifier


42. Le corps sans doute peut-être le point de départ de ces visions, mais il ne saurait les faire paraître : il est incapable, en effet, de produire aucune forme immatérielle. Quand l’effort de l’âme ne peut arriver jusqu’au cerveau, centre des mouvements sensibles, à la suite du sommeil, ou d’une perturbation dans les organes, ou d’un obstacle qui lui ferme le passage, l’âme à qui son activité essentielle ne permet pas d’interrompre ses fonctions, devient incapable de sentir ou du moins de sentir pleinement par le ministère des sens et de diriger son activité vers le monde extérieur ; elle s’occupe alors à concevoir les objets avec le concours de l’esprit, ou à contempler les images qu’elle rencontre devant elle. Si elle enfante ces représentations toute seule, ce sont de pures imaginations : si elles s’offrent à elle et fixent ses regards, il y a vision. D’ailleurs, quand on a mal aux yeux ou qu’on est aveugle, l’effort de l’âme pour voir ne trouve plus dans le cerveau son moteur habituel : ce genre de vision disparaît donc, quoique l’obstacle opposé à la perception des corps vienne du corps même. Aussi les aveugles perçoivent-ils plus souvent les images dans la veille que dans le sommeil. En effet quand ils sont endormis, le canal par où passe dans le cerveau l’effort que fait l’âme pour atteindre jusqu’aux yeux, s’assoupit en quelque sorte, et l’effort prend une autre direction : ils voient les images en songe comme si les réalités étaient devant eux ; au sein même du sommeil, ilsse figurent être éveillés et croient voir les corps dont la représentation seule les frappe. Au contraire, quand ils sont éveillés, l’effort que l’âme fait pour voir suit sa route accoutumée et trouve en arrivant aux yeux une barrière infranchissable : ils comprennent donc mieux qu’ils veillent, qu’ils sont plongés dans les ténèbres, même en plein jour, qu’ils ne le font pendant leur sommeil le jour ou la nuit. Quant à ceux qui ne sont point aveugles, il leur arrive souvent de dormir les yeux ouverts rien ne frappe leur vue, mais ils n’en ont pas moins l’esprit frappé des images qui passent devant eux pendant ce rêve. Veillent-ils les yeux fermés ? ils n’ont plus ni les visions qui accompagnent la veille, ni celles qui surviennent dans le sommeil. Néanmoins, ils ont cet avantage que les organes qui transmettent la sensation du cerveau jusqu’aux yeux n’étant ni assoupis, ni interceptés, ni paralysés, et par conséquent laissant un libre passage à l’activité de l’âme jusqu’aux barrières de l’organisme, toutes fermées qu’elles sont, ils peuvent concevoir les images des corps sans être condamnés à les prendre pour les corps mêmes qui tombent sous les yeux.
43. Il importe seulement de discerner dans quelle partie des organes réside l’obstacle qui empêche de percevoir les corps. L’obstacle est-il à l’entrée ou pour ainsi dire à la porte des sens, je veux dire dans l’œil, dans l’oreille et dans tout organe ? La perception des corps est suspendue sans doute, mais l’activité de l’âme ne se tourne pas ailleurs avec assez de force pour qu’elle transforme l’image en réalité. L’obstacle est-il dans l’intérieur du cerveau, le centre d’où partent tous les chemins que la sensibilité suit jusqu’au monde extérieur ? Les organes que l’âme emploie pour voir ou sentir la réalité, s’assoupissent, se déconcertent ou même se paralysent. Or, l’âme ne perd pas son activité avec les moyens de l’exercer ; elle se forme donc des images si ressemblantes des choses, qu’elle ne peut plus distinguer l’apparence de la réalité, ni savoir si elle est en face des corps ou de leurs représentations : en fût-elle capable, ce sentiment est bien plus obscur que la conscience claire avec laquelle on conçoit les images, lorsque l’esprit les produit ou les voit apparaître. C’est là un mode de l’imagination qu’on ne peut guère concevoir que par expérience : de là venait ce songe dans lequel j’avais pleine conscience de me voir, quoique je fusse endormi, sans toutefois pouvoir distinguer l’apparence de la réalité avec autant de précision que nous le faisons, lorsque nous réfléchissons les yeux fermés ou plongés dans l’obscurité. La possibilité de pousser son activité jusqu’aux yeux, fussent-ils fermés, ou la nécessité de prendre une autre direction devant un obstacle que présente le cerveau, point de départ de ses mouvements, établit donc pour l’âme une situation bien différente : dans ce dernier cas elle a beau avoir conscience qu’elle voit des apparences et non des réalités, elle a beau voir que le corps n’a pas d’intelligence et deviner que ces visions viennent de l’esprit et non des organes, elle est fort loin de l’état sain où elle sent clairement la présence de son propre corps. Aussi un aveugle peut-il aisément se convaincre qu’il veille, quand il distingue nettement les images qu’il conçoit de la réalité qu’il ne voit pas.

CHAPITRE XXI. QUE DES VISIONS ANALOGUES AUX VISIONS SENSIBLES PEUVENT SE PRODUIRE DANS UN TRANSPORT, SANS CHANGER DE NATURE. modifier


44. Lorsque l’organisme est sain, que les sens ne sont point engourdis par le sommeil et que, par une opération secrète dans l’esprit, l’âme éprouve un ravissement dans lequel il lui apparaît des représentations de corps, le mode de la vision change, mais sa nature reste la même. En effet, les causes matérielles qui donnent naissance à des visions peuvent être absolument différentes et quelquefois même tout opposées. Par exemple, chez un homme en délire, les traces que la sensibilité suit dans la tête ne deviennent pas plus confuses par l’effet du sommeil, quand il a des visions analogues à celles des personnes qui rêvent : or, c’est grâce au sommeil même que ces personnes n’ont plus conscience d’être dans l’état de veille et qu’elles tiennent leur esprit concentré sur les fantômes qui leur apparaissent. Ainsi, quoique la première vision ne dépende pas du sommeil et que la seconde s’y rattache, il ne faut pas conclure que toutes deux soient d’une espèce différente : elles tiennent également à la nature de l’esprit, principe ou source de toutes les images. Par conséquent, lorsque l’âme, à l’état de veille et dans un corps sain, éprouve, par une secrète opération dans l’esprit, un transport où elle aperçoit les images des corps à la place des corps mêmes, la cause qui détourne son activité n’est plus la même sans doute, mais la vision garde son caractère immatériel. Comment d’ailleurs affirmer que si la cause de la vision est dans le corps, c’est d’elle-même et pressentiment de l’avenir que l’âme remue les images, comme elle le ferait par la réflexion ; et que la lumière lui vient d’en haut lorsque c’est l’esprit qui est ravi en extase ? En effet, effet, l’Écriture dit expressément ; « Je répandrai mon esprit sur toute chair ; les jeunes gens auront des visions, les vieillards auront des songes[437]. » Le prophète attribue à l’opération divine la vision sous cette double forme. Ailleurs : « l’Ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : Ne crains point de garder Marie pour ton « épouse » et encore : « Prends l’enfant et pars pour l’Égypte[438]. »

CHAPITRE XXII. DES VISIONS COMME CAUSES OCCASIONNELLES DE PRÉDICTIONS FAITES AU HASARD OU PAR UN INSTINCT SECRET : COMMENT SE PRODUISENT-ELLES. modifier


45. Je suis donc convaincu qu’un bon Esprit ne provoque jamais dans l’esprit humain une extase pour lui montrer de pareilles images, à moins qu’elles ne cachent un avertissement. Quand la cause qui concentre l’attention de l’esprit sur ces images, dépend de l’organisme, il ne faut pas croire qu’elles aient toujours un sens caché : elles n’ont ce caractère qu’à la condition de se produire dans l’âme sous l’inspiration d’un Esprit qui en révèle la signification, soit pendant le sommeil, soit dans un moment où les opérations des sens sont suspendues par une modification quelconque du corps. Quelquefois il arrive à des gens qui veillent que, sans être ni atteints de maladie ni agités de mouvements furieux, ils reçoivent par une impulsion secrète certaines pensées qui constituent une sorte de divination, soit qu’ils prophétisent à leur insu, comme Caïphe qui fit une prophétie sans en avoir le moindre dessein[439], soit qu’ils aient une idée vague de faire ainsi une prédiction. Je le sais par expérience.
46. Quelques jeunes gens en voyage s’avisèrent de rire aux dépens d’autrui et de se donner pour des astrologues, sans savoir même s’il y avait douze signes dans le Zodiaque. Voyant que leur hôte écoutait ce qui leur passait par la tête avec une profonde surprise et en reconnaissait l’exactitude, ils ne craignirent pas d’aller plus loin. L’hôte de déclarer aussitôt qu’ils avaient dit vrai et de s’extasier. A la fin il leur demanda des nouvelles de son fils, absent depuis longtemps et dont le retard inexplicable lui causait de vives inquiétudes. Sans se soucier si la prédiction se vérifierait après leur départ, dans l’unique but de faire plaisir au père, ils répondirent, au moment de se mettre en route, que le fils allait bien, qu’il n’était pas loin, qu’il arriverait le jour même. Pourquoi pas ? Ils n’avaient guère à craindre qu’à la fin du jour le père se mit à leur poursuite pour les convaincre d’imposture. Mais ne voilà-t-il pas qu’au moment qu’ils allaient partir le jeune homme arriva ?
47. Voici un autre fait. Un homme dansait devant un chœur de musiciens, au milieu de nombreuses idoles, un jour de fête païenne. Il n’éprouvait pas, il contrefaisait les transports des démoniaques, afin d’amuser les spectateurs qui l’entouraient et qui comprenaient son jeu. C’était un usage reçu que tous les jeunes gens qui voudraient, une fois les sacrifices accomplis et les convulsions des possédés tournées en ridicule, donner une pareille représentation avant le repas, le fissent en toute liberté. Cet homme donc interrompit sa danse, et ayant fait faire silence, prédit en s’amusant et au milieu des éclats de rire de la foule que, la nuit prochaine, dans la forêt voisine, un homme serait tué par un lion et qu’au lever du soleil la foule quitterait le lieu de la solennité pour aller voir son cadavre. Cette prédiction s’accomplit : cependant tous les spectateurs avaient vu clairement qu’il n’avait parlé ainsi que pour plaisanter, sans avoir jamais eu le cerveau troublé ni l’esprit en délire : lui-même dut être fort surpris de l’évènement, d’autant plus qu’il savait bien dans quelle intention il l’avait annoncé.
48. Comment ces visions se font-elles dans l’esprit humain ? Y naissent-elles avec lui, ou bien s’y montrent-elles toutes formées, en vertu d’une communication avec les Anges qui révèlent aux hommes leurs pensées, et qui leur découvrent les images que la connaissance de l’avenir crée dans leur esprit au même titre que les Anges voient nos pensées en esprit ? En esprit, dis-je, et non avec les yeux du corps, puisqu’ils sont immatériels. Cependant il y aurait entre eux et nous une grande différence : ils verraient nos pensées, même malgré nous, tandis que nous ne connaissons leurs conceptions qu’à la condition qu’ils nous en instruisent : ils ont, j’imagine, des moyens spirituels pour cacher leurs pensées, comme nous avons la ressource de nous cacher derrière un corps pour échapper aux regards. Enfin que se passe-t-il dans notre esprit, pour que nous y voyions apparaître tantôt des images qui cachent un sens mystérieux, sans savoir si elles contiennent un sens ; tantôt des symboles ou nous soupçonnons une idée, sans pouvoir la démêler ; tantôt enfin des visions où la lumière est si vive, que l’on peut à la fois percevoir les images par l’esprit et les comprendre par la raison ? Ce sont autant de questions fort difficiles à résoudre : les eût-on résolues, on devrait encore se donner bien de la peine pour les exposer clairement.

CHAPITRE XXIII. LA FACULTÉ SPIRITUELLE OU SE FORMENT LES IMAGES, SOUS L’INFLUENCE DE CAUSES SI MULTIPLES, EST EN NOUS. modifier


49. Il me suffira maintenant d’établir le principe incontestable qu’il y a en nous-mêmes une faculté toute spirituelle où se forment les images. Des causes multiples président à leur formation. Un corps fait impression sur nos organes ; aussitôt son image se peint dans l’esprit et se conserve par la mémoire. Nous songeons à des corps déjà connus et dont la ressemblance s’était antérieurement gravée dans l’esprit ; nous les voyons sous un aspect tout à fait spirituel. Il est des corps que nous ne connaissons pas, sans toutefois douter de leur existence ; nous en voyons l’image plus ou moins exacte au gré de notre fantaisie ; nous concevons encore, comme il nous plaît, des êtres qui n’existent pas ou dont l’existence est incertaine. Quelquefois des images se présentent à l’esprit, on ne sait d’où, en dehors de tout acte volontaire. Souvent, au moment de mettre le corps en mouvement, nous disposons la suite de nos actes et nous les réglons d’avance par un effort de l’imagination, ou bien nous concevons ces mouvements, actes et paroles, à l’instant même qu’il vont s’exécuter, afin de les produire. Comment, par exemple, prononcer la syllabe la plus courte et lui donner sa place dans un mot, si l’esprit ne la conçoit avant qu’elle se fasse entendre ? Le sommeil amène des songes qui tantôt sont insignifiants, tantôt cachent une vérité. Une perturbation dans les organes rend quelquefois les traces que suit intérieurement la sensibilité, toutes confuses : alors l’esprit mêle tellement les apparences avec les réalités, qu’il a beaucoup de peine ou même devient impuissant à les distinguer entre elles, et que les images, tantôt sont insignifiantes tantôt conformes à la vérité. Quand la maladie ou la souffrance deviennent assez violentes pour fermer les canaux intérieurs par lesquels l’âme transmettait son activité, afin de recevoir les impressions du dehors, l’esprit se sépare des sens plus profondément que dans le sommeil : alors se forment ou apparaissent des images qui ont ou n’ont pas de signification. D’autres fois, sans le concours d’aucune cause physique, un Esprit s’empare de l’âme et la transporte en présence d’images sensibles : alors elle confond avec ces images les perceptions des sens, quoiqu’elle ait encore le libre usage de ces sens. Enfin l’Esprit lui communique parfois un transport qui l’arrache à la vie des sens et ne lui permet plus que d’apercevoir les images dans une vision toute spirituelle : je ne crois pas qu’une pareille vision puisse avoir lieu sans que l’image contienne une vérité.

CHAPITRE XXIV. SUPÉRIORITÉ DE LA VISION RATIONNELLE SUR LA VISION SPIRITUELLE ET DE CELLE- 101 SUR LA VISION SENSIBLE. modifier


50. L’esprit, où s’impriment non les corps mais les images des corps, est donc un principe de visions inférieures à celles de la raison, dont la lumière sert à distinguer entre elles ces visions inférieures et tout ensemble à découvrir les idées qui ne sont ni les corps ni les représentations des corps : par exemple la raison elle-même, les vertus, ou les vices que l’on condamne si justement chez les hommes. L’intelligence en effet n’est aperçue que par un effort de l’intelligence. Ainsi en est-il de « la joie, la charité, la patience, la bénignité, la bonté, la longanimité, la douceur, la foi, la modestie, la continence, la chasteté » bref, de toutes les vertus qui nous rapprochent Dieu, enfin de Dieu lui-même « principe, cause et centre de tout[440]. »
51. Ainsi quoique la même âme serve de théâtre aux différentes visions, soit qu’elles dépendent des sens, comme celles que nous découvrent le ciel, la terre, les êtres qui y tombent sous nos regards avec leurs caractères propres ; soit qu’elles dépendent de l’esprit, comme celles qui reproduisent les corps, grâce aux images dont nous avons déjà tant parlé ; soit enfin qu’elles relèvent de la raison, comme celles qui nous font comprendre les choses en dehors de toute sensation et de toute image ; chacune a son rang particulier qui établit entre elles divers degrés. La vision spirituelle est plus haute que la vision sensible, comme la vision rationnelle est plus parfaite que la vision spirituelle. Car, la vision sensible ne salerait exister sans la vision spirituelle : au moment où les organes reçoivent une impression d’un corps, il se grave dans l’âme une empreinte qui, sans être le corps lui-même, en est la représentation ; supprimez cette opération, le sens qui nous livre la réalité extérieure, n’existe plus. En effet, ce n’est pas le corps, c’est l’âme qui sent par l’entremise du corps, simple messager qu’elle emploie pour savoir ce qui se passe au-dehors et se le figurer en elle-même. La vision sensible ne peut donc avoir lieu sans la vision spirituelle ; elles sont simultanées, et pour les distinguer, il faut s’abstraire des sens : on retrouve alors dans l’esprit l’image de ce qu’on voyait par les yeux. La vision spirituelle au contraire peut avoir lieu même sans la vision sensible, par exemple, quand l’image d’un corps apparaît dans son absence, ou qu’elle se modifie au gré de la fantaisie, ou même qu’elle apparaît en dépit de la volonté. A son tour la vision spirituelle a besoin pour être contrôlée du concours de la vision rationnelle, qui en est tout à fait indépendante. Ainsi les deux premières espèces de vision sont subordonnées à la troisième. Lors donc que nous lisons dans l’Écriture « que l’homme spirituel juge tout et n’est lui-même jugé par personne[441] » il n’est pas ici question de l’esprit, en tant que faculté subordonnée à la raison comme dans ces mots : « Je prierai avec l’esprit, je prierai aussi avec la raison[442]; » cette expression a le même sens que dans cet autre passage : « Renouvelez-vous dans l’esprit de votre intelligence[443]. Nous avons remarqué plus, haut que l’intelligence, qui aide l’homme spirituel à juger de tout, est aussi désignée par le mot esprit. Il me semble donc qu’on peut regarder avec raison la vision spirituelle comme tenant le milieu entre les deux autres. Il convient en effet de voir dans les images qui représentent les corps sans être matérielles, une chose intermédiaire entre l’impression physique et l’idée qui n’est un produit ni des sens ne de l’imagination.

CHAPITRE XXV. LA VISION RATIONNELLE SEULE INCAPABLE DE TROMPER. modifier


52. L’âme est souvent dupe des images, non parce qu’elles sont fausses, mais par ce qu’elle se fait illusion à elle-même : elle prend l’apparence pour la réalité, ce qui est une faiblesse d’esprit. On se trompe donc en croyant que ce qui se passe dans les sens se passe aussi dans la réalité : par exemple, quand on est sur l’eau on croit voir marcher les objets immobiles sur le rivage ; les astres en mouvement dans le ciel sont immobiles pour les yeux ; quand les rayons visuels sont trop divergents, on voit deux flambeaux, un bâton dans l’eau paraît brisé : il y a mille exemples de ce genre. Une autre illusion consiste à identifier les objets qui ont même couleur, même son, même odeur, même saveur ou qui font la même impression au toucher : une drogue en cire jaune fondue dans une marmite ressemble à un légume ; une voiture qui passe produit l’effet du tonnerre ; si on flaire une certaine plante, fort goûtée des abeilles, sans être averti par les autres sens, on croit aspirer le parfum du citron ; tout aliment doux parait apprêté au miel ; un anneau palpé dans les ténèbres, semble d’or, et il est de cuivre ou d’argent ; des images, qui assaillissent l’âme soudainement, la troublent et lui font croire qu’elle rêve comme dans un songe. Aussi faut-il dans toutes les visions sensibles, appeler les autres sens en témoignage et surtout recourir au contrôle de la raison, afin do découvrir ce qu’elles contiennent de vrai, autant qu’on le peut en pareille matière. Dans les visions spirituelles, l’âme se trompe en prenant les images pour les corps, ou bien en attribuant aux corps, sans les avoir vus, des qualités qu’elle avait imaginées sur de vagues et fausses conjectures. La vision rationnelle seule est incompatible avec l’erreur : car si l’on comprend, on est dans le vrai, si l’on n’est pas dans le vrai, on ne comprend pas : de là vient qu’il est fort différent de se tromper sur ce que l’on voit ou de se tromper parce qu’on ne voit pas.

CHAPITRE XXVI. DEUX SORTES D’EXTASES : SPIRITUELLE OU RATIONNELLE. modifier


53. L’âme voit-elle apparaître des images, analogues à celles que l’esprit conçoit, dans un transport qui l’arrache à l’influence des sens par un effet plus énergique que le sommeil, quoique moins puissant que la mort ? C’est un avis d’en haut qu’elle ne voit plus les corps, mais les images des corps, par une opération surnaturelle de l’esprit, à peu près comme on a conscience d’avoir un songe même avant d’être éveillé. Si ces images expriment des évènements à venir et qu’on lise les faits sous le symbole, soit avec la raison éclairée d’une lumière surnaturelle, soit avec le concours d’un ange qui explique la vision à mesure qu’elle apparaît, comme cela se fit pour Saint Jean[444], c’est une révélation sublime ; peu importe que la personne inspirée ignore si elle est dans son corps ou en dehors de son corps, si elle est morte ou non, à moins qu’on ne l’en instruise.
54. Ici l’âme est soustraite à l’influence des sens et ne voit plus que les images telles que l’esprit les conçoit : supposez de même qu’elle soit soustraite à l’influence de l’imagination et ravie dans la région des vérités purement intelligibles où la vérité apparaît dégagée de toute image matérielle, de tous les nuages dont l’enveloppent les fausses opinions ; à cette hauteur ses vertus s’exercent sans peine ni fatigue. L’énergie devient inutile à la tempérance, pour dompter les passions, au courage, pour soutenir les coups de l’adversité, à la justice, pour châtier le mal, à la prudence, pour éviter l’erreur. La vertu se réduit toute entière à aimer ce qu’on voit ; la félicité souveraine consiste à posséder ce qu’on aime. Là se puise à sa source le bonheur dont quelques gouttes seulement arrivent jusqu’à la vie humaine pour lui faire traverser les tentations du monde avec tempérance, courage, justice., prudence. Ce repos sans mélange d’inquiétude, cette vue ineffable de la vérité, voilà, en effet, le but suprême où tendent tous nos efforts à triompher des plaisirs, à vaincre l’adversité, à soulager la misère d’autrui, à résister aux séductions. Là on contemple Dieu dans ses clartés, et non plus à travers les nuages d’une vision sensible, comme au mont Sinaï[445], ou les symboles d’une vision spirituelle, comme celles d’Isaïe[446], ou de Jean[447] : on le voit face à face et sans voile, tel que l’âme humaine peut le comprendre, tel que sa grâce le découvre à ceux qu’il juge dignes de participer plus ou moins intimement à l’entretien où il parle directement, je ne dis pas aux sens, mais à l’intelligence.

CHAPITRE XXVII. A QUELLE ESPÈCE DE VISIONS FAUT-IL RAPPORTER CELLE OU MOISE VIT DIEU ? modifier


Ainsi doit s’entendre, selon moi, la vision de Moïse[448].
55. Il avait désiré voir Dieu, comme on peut le lire dans l’Exode : il souhaitait le voir, non sous la forme qu’il avait empruntée pour lui apparaître sur le mont Sinaï ou dans le tabernacle[449], mais dans son essence même, sans les voiles dont il s’enveloppait pour frapper les yeux, sans les images matérielles qui permettent à l’esprit de le concevoir ; il voulait, dis-je, le voir face à face, dans la perfection que peut saisir la créature intelligente séparée du commerce des sens, dégagée des symboles conçus par l’esprit. Voici, en effet, la parole de l’Écriture : « Si j’ai trouvé grâce devant vos yeux, montrez-vous vous-même à moi, afin que je vous voie. » Or, comme il est dit un peu plus haut : « L’Éternel parlait à Moïse face à face, comme un homme parle avec son intime ami » ainsi il comprenait ce qu’il voyait et ce qu’il aspirait à voir ce qu’il ne voyait pas. Aussi Dieu lui ayant répondu : « Tu as trouvé grâce à mes yeux et je te connais préférablement à tous » Moïse dit : « Montrez-moi vos clartés. » Il reçut alors de la bouche du Seigneur une réponse, dont le sens figuré serait trop long à discuter ici : « Tu ne pourras pas voir ma face ; car nul homme ne peut me voir et vivre. » Et il ajouta : « Voici un lieu près de moi ; et tu t’arrêteras sur ce rocher : il arrivera que, quand ma gloire passera, je te mettrai dans l’ouverture du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé, et je retirerai ma main, et tu me verras par-derrière : quant à ma face, elle ne se montrera point à tes yeux[450]. » L’Écriture n’ajoute pas que ces paroles se soient accomplies et montre assez par là qu’elles désignent l’Église en allégorie. Le rocher près du Seigneur représente l’Église, son temple, bâtie elle-même sur le roc : en un mot, il y a entre cette allégorie et les traits de ce récit une exacte concordance. Cependant si Moïse avait souhaité voir les clartés du Seigneur, sans mériter cette grâce, Dieu n’aurait pas dit an livre des Nombres à son frère Aaron et à sa sœur Marie : « Écoutez mes paroles : s’il y a quelque prophète parmi vous en l’honneur du Seigneur, je me ferai connaître à lui en vision et je lui parlerai en songe. Il n’en est pas ainsi de mon serviteur Moïse, qui est fidèle dans toute ma maison. Je parle avec lui bouche à bouche ; et il m’a vu en effet, et non obscurément ni par image[451]. » Ces paroles ne peuvent s’entendre d’une forme matérielle qui rendait Dieu visible au corps ; il s’adressait en effet face à face, bouche à bouche à Moïse, quand ce dernier le pria « de se montrer lui-même » et même, au moment qu’il adressait ces reproches au frère et à la sueur, moins agréables que Moïse à ses yeux, il empruntait la forme d’une créature qui frappait leurs regards. Il l’a donc vu tel que Dieu se révèle lui-même, dans cette vision ineffable où il se montre et parle à l’âme avec une ineffable clarté. Aucun homme ne peut jouir de cette vision, tant qu’il vit de l’existence mortelle qui reste attachée aux sens : il faut mourir à cette vie, soit en quittant le corps, soit en se trouvant si complètement soustrait à l’influence des sens, qu’il devient impossible de dire si, pendant cette extase sublime, on était ravi avec ou sans son corps[452].

CHAPITRE XXVIII. LE TROISIÈME CIEL ET LE PARADIS DONT PARLE L’APÔTRE PEUVENT S’ENTENDRE DE CETTE TROISIÈME ESPÈCE DE VISION. modifier


56. Cette troisième espèce de vision, la plus élevée de toutes, dégagée à la fois de toute perception des sens et de toute conception des corps par l’imagination, peut être le troisième ciel dont parle l’Apôtre : c’est là qu’on voit Dieu dans sa clarté, vision qui exige un cœur pur et qui a fait dire : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu[453]. » Ce n’est point cette vision à laquelle concourent les sens ou l’imagination et qui, nous montre Dieu comme dans un miroir, à travers des énigmes[454] ; c’est une vision qui nous le montre face à face[455] et, comme il est écrit de Moïse, bouche à bouche, je veux dire, dans son essence, à ce degré où peut la comprendre la, faiblesse d’une intelligence humaine qui ne peut être adéquate à l’intelligence divine, quoiqu’elle soit purifiée des souillures de la terre et ravie en une extase où tout commerce avec les sens et l’imagination est rompue ; vision à laquelle nous sommes étrangers pendant que nous voyageons sous le poids de cette chair mortelle et corruptible, et que nous vivons de la vie des justes, dans la foi, non dans la claire vue[456]. Pourquoi donc ne pas croire que Dieu ait voulu ainsi montrer à ce grand Apôtre, au maître des Gentils, ravi en une vision si haute, l’éternelle vie dont nous vivrons après cette existence mortelle ? Pourquoi ne pas voir là le paradis, en dehors de celui où Adam a vécu de la vie du corps, au milieu des bosquets et des fruits ? Sans doute l’Église, qui nous rassemble dans le sein de sa charité, a été appelée un paradis avec des fruits délicieux[457]. Mais c’est là une allégorie, comme le Paradis où Adam a vécu réellement est une figure prophétique de l’Église. Un examen plus attentif démontrerait peut-être que le paradis matériel, où Adam vécut de la vie des sens, était le symbole et de la vie des justes ici-bas, au sein de l’Église, et de la vie éternelle qui doit la suivre : c’est ainsi que Jérusalem, qui signifie vision de la paix, tout en étant ici-bas une cité terrestre, désigne soit la mère éternelle et céleste de ceux « qui sont sauvés en espérance et qui attendent avec constance ce qu’ils ne voient pas encore[458] » cette mère qui a fait dire « que la femme délaissée avait plus d’enfants que celle qui avait un époux[459] ; soit la mère des saints Anges qui voient éclater dans l’Église la sagesse multiple de Dieu[460] » et en compagnie desquels nous vivrons après ce pèlerinage, sans fin comme sans souffrance.

CHAPITRE XXIX. Y A-T-IL PLUSIEURS DEGRÉS DANS. LA VISION SPIRITUELLE OU RATIONNELLE, COMME IL Y A PLUSIEURS CIEUX modifier


57. En admettant que tel soit le troisième ciel où fut ravi l’Apôtre, faut-il croire qu’il y ait un quatrième ciel ou même plusieurs autres au-dessus ? Quelques-uns en comptent huit, d’autres neuf ou même dix : ils en distinguent même plusieurs superposés dans le seul qu’on appelle firmament : de là, pour prouver que ces cieux sont matériels, des raisonnements, des conjectures qu’il serait trop long d’analyser ici. S’il y a plusieurs cieux, on peut soutenir, démontrer peut-être que les visions spirituelles et rationnelles admettent aussi différents degrés, où l’on atteint selon que l’on a reçu des révélations plus ou moins claires. Quelle que soit la valeur et le nombre de ces hypothèses, je ne connais pour ma part et je ne puis enseigner que ces trois ordres de vision. S’agit-il de définir les espèces dans chacun des trois genres et les degrés divers dans chaque espèce ? Je reconnais mon ignorance.

CHAPITRE XXX. LA. VISION SPIRITUELLE EST TANTÔT INSPIRÉE TANTÔT NATURELLE. modifier


58. La lumière visible enveloppe le ciel que nous voyons au-dessus de la terre et dans lequel brillent les lumières et les astres, corps bien supérieurs aux corps terrestres ; il en est de même de la lumière immatérielle qui, dans la vision spirituelle, éclaire les représentations des corps. Les visions de cette sorte, en effet, sont parfois supérieures et divines et ont pour principe l’action surnaturelle des Anges ; nous communiquent-ils leurs pensées par une intime et toute-puissante union avec nos esprits, ont-ils un moyen mystérieux de former les visions au-dedans de nous ? C’est une question difficile à résoudre et plus encore à formuler avec précision. Parfois au contraire, les visions appartiennent à l’ordre naturel commun : elles naissent sous mille formes dans notre esprit ou s’y élèvent à la suite des impressions que nous ressentons selon nos dispositions physiques et morales. Les hommes en effet ne se contentent pas de se figurer leurs occupations et de les concevoir dans la veille ; ils songent à leurs besoins en dormant ; c’est alors qu’ils conduisent leurs affaires à leur gré et que tel s’était couché dans les tourments de la faim et de la soit, qui dévore en songe les mets et les vins exquis. Entre ces visions et celles qu’envoient les Anges, il y a le même intervalle, j’imagine, qu’entre les choses du ciel et celles de la terre.

CHAPITRE XXXI. DANS LA VISION INTELLECTUELLE, IL FAUT DISTINGUER ENTRE LES IDÉES QUE L’ÂME CONÇOIT ET LA LUMIÈRE QUI LES ÉCLAIRE. DIEU EST LA LUMIÈRE DE L’ÂME. modifier


59. On peut faire la même remarque pour les visions rationnelles : elles nous offrent des objets qui se voient dans l’âme même, par exemple, les vertus, opposées aux vices, tantôt celles dont l’usage est éternel, comme la piété, tantôt celles qui sont indispensables à cette vie mais qui cessent de s’exercer avec elle, comme la foi qui nous fait croire ce que nous ne voyons pas encore, l’espérance qui nous fait attendre avec fermeté l’avenir, la patience qui nous aide à supporter l’adversité, jusqu’à ce que nous ayons atteint notre but. Ces vertus sont nécessaires en ce monde pour accomplir notre pèlerinage ; elles cesseront dans cette autre vie qu’elles servent à nous faire conquérir. Cependant nous les concevons par l’intelligence en elles-mêmes : car elles ne sont ni des corps ni des représentations corporelles. Mais ces vertus sont distinctes de la lumière qui éclaire l’âme et qui lui révèle dans toute sa vérité ce qu’elle conçoit en elle-même ou au sein de cette lumière. La lumière en effet est Dieu lui-même, tandis que l’âme est une créature qui malgré sa raison, son intelligence, sa ressemblance avec Dieu, vacille par sa faiblesse naturelle, quand elle essaie de contempler cette clarté qu’elle ne peut soutenir. Néanmoins, c’est à cette lumière qu’elle doit tout ce qu’elle comprend dans la mesure de ses forces. Lors donc qu’elle est ravie dans ces régions et que soustraite aux impressions de la chair, elle est en face de cette vision qu’elle, contemple en dehors de l’espace, d’après le mode purement rationnel, elle aperçoit au-dessus d’elle cette lumière qui l’aide à découvrir tout ce qu’elle voit, même en elle, par l’intelligence.

CHAPITRE XXXII. OU VA L’ÂME DÉPOUILLÉE DU CORPS ? modifier


60. Veut-on savoir si l’âme, une fois sortie du corps, va dans un lieu, si elle rencontre un séjour qui renferme non les corps, mais des représentations matérielles, ou enfin si elle s’élève au-dessus des corps et de leurs images ? Je réponds sans hésiter que l’âme ne peut s’en aller dans un lieu à moins d’avoir un corps et que sans corps elle ne peut être transportée dans un lieu. A-t-elle un corps après être sortie de celui qu’elle habitait ici-bas ? Qu’on le démontre si on le peut. Pour moi, je n’en crois rien ; l’homme après la mort est à mes.yeuxspirituel sans aucun organisme. Selon ses mérites l’âme vole vers les choses spirituelles, ou descend dans un séjour de peine qui est l’image d’un lieu, semblable à celui qu’ont vu certaines personnes, lesquelles ravies hors de leurs corps et presque mortes, ont contemplé les peines de l’enfer et devaient par conséquent garder certains rapports avec le corps, puisqu’elles pouvaient être transportées dans un pareil séjour et y éprouver de pareilles sensations. Car, je ne comprendrais pas que l’âme gardât une certaine analogie avec son corps dans des visions où, le corps étant inanimé sans d’être complètement mort, elle vient contempler un spectacle pareil à celui que nous ont dépeint une foule de personnes revenues ensuite à elles-mêmes, et qu’elle ne pût la garder lorsque la mort l’a séparée absolument du corps. Ainsi, donc elle va ou ressentir des peines ou goûter un repos et une joie qui comme les peines représentent les mêmes sentiments, les mêmes émotions qu’on éprouverait avec le corps.
61. N’allons pas croire en effet que ces peines, ce repos et cette joie soient chimériques ; les représentations de la réalité ne sont fausses qu’autant que, dans un moment d’illusion, on prend l’apparence pour la réalité et réciproquement. Lorsque Pierre voyait la nappe et les animaux symboliques, il se trompait en prenant ces ligures pour des corps vivants[461]. Quand il était délié par l’ange, qu’il marchait, qu’il exécutait tous ces mouvements réels en se croyant dupe d’un songe[462], il se trompait encore. Sur la nappe, en effet, étaient des symboles qui lui semblaient des réalités ; sa délivrance, qui s’accomplissait sous ses yeux, par là même qu’elle était surnaturelle, lui semblait une pure imagination. Mais dans les deux cas l’illusion consistait à prendre l’image pour la réalité et la réalité pour l’image. Les émotions de plaisir ou de peine, que les âmes éprouvent après la mort, ne sont donc pas des impressions physiques ; elles les représentent, puisque les âmes se voient elles-mêmes comme si elles avaient leurs corps ; mais elles n’en sont pas moins des émotions réelles de joie ou de peine que ressent une substance immatérielle. Quelle différence n’y a-t-il pas entre un songe triste ou riant ! Bien des gens, qu’un songe avait mis au comble de leurs désirs, ont été fâchés de se réveiller ; d’autres, après un songe où ils avaient été exposés aux alarmes les plus vives, aux supplices les plus cruels, tremblent à la pensée de se rendormir, de peur de revoir apparaître les mêmes souffrances. Or on ne peut douter que les représentations des tortures infernales ne soient plus vives et par conséquent ne causent des souffrances plus affreuses. En effet ceux qui ont été soustraits à l’influence des organes plus complètement que dans le sommeil, quoique moins absolument que par la mort, disent qu’ils ont vu des représentations d’une énergie bien supérieure à celles des Anges. L’enfer est donc, selon moi, une réalité spirituelle et non physique.

CHAPITRE XXXIII. DE L’ENFER. – QUE L’ÂME EST IMMATÉRIELLE. – DU SEIN D’ABRAHAM. modifier


62. Il ne faut pas écouter les gens qui prétendent que l’enfer se fait sentir dans la vie présente et qu’il n’est rien après la mort. Qu’ils expliquent ainsi les fictions des poètes, c’est leur affaire ; notre devoir est de ne pas nous écarter des paroles de l’Écriture, à qui seule nous devons ajouter foi sur ce point. Il nous serait néanmoins facile, de prouver que les philosophes profanes n’ont pas eu le moindre doute sur la réalité d’un état qui attend les âmes après la vie ici-bas. Une question importante est de savoir à quel titre on peut dire que les enfers, s’ils ne sont pas un lieu déterminé, sont sous terre, et d’où ce nom peut leur venir, s’ils ne sont pas situés sous la terre [463]. L’âme n’est point corporelle ; ce n’est pas seulement mon opinion, c’est pour moi une vérité incontestable que je ne crains pas de proclamer. Cependant on ne saurait nier qu’elle garde une certaine ressemblance avec l’organisme ; autant vaudrait nier que c’est l’âme qui dans un songe se voit marcher, asseoir, aller, revenir, voler même, opérations qui supposent quelque ressemblance avec, le corps. Si donc elle garde dans les enfers une certaine ressemblance spirituelle et non physique avec le corps, il semble que le séjour de repos ou de souffrance, qui lui est réservé après la mort n’est pas corporel, mais semblable seulement à un séjour corporel.
63. Je n’ai pu encore trouver, je l’avoue, qu’on nomme enfers le séjour où reposent les âmes des justes. On croit avec quelque apparence de raison que l’âme du Christ descendit jusqu’aux lieux où les pécheurs sont tourmentés, afin de délivrer ceux qui lui en paraissaient dignes d’après les décrets mystérieux de la justice. Ce passage : « Dieu l’a ressuscité, après qu’il eut fait cessé dans les enfers les douleurs qui ne pouvaient l’arrêter[464] » ne peut s’entendre, selon moi, qu’en admettant qu’il fit cesser les douleurs de quelques malheureux, parce qu’il est le Maître absolu, en vertu de cette puissance devant qui tout fléchit le genou au ciel, sur la terre et dans les enfers[465], et qui l’empêcha d’être arrêté par les douleurs de ceux qu’il délivrait. Abraham, ou le pauvre qui était dans son sein, en d’autres termes, dans le séjour où il goûtait le repos, n’habitaient point le lieu des tourments ; car il existait un abîme immense entre ces justes et les supplices de l’enfer ; aussi ne dit-on pas que l’enfer était leur séjour. « Il arriva que le pauvre mourut et les Anges le portèrent dans le sein d’Abraham : le riche aussi mourut et fut enseveli ; et comme il était dans les enfers au milieu des tourments, il vit de loin Abraham[466]. » Comme on le voit, c’est par l’enfer qu’on désigne le séjour où le riche est aussi, et non celui où le pauvre goûte le repos.
64. Ces paroles de Jacob à ses enfants : « Vous conduirez ma vieillesse au milieu de la tristesse jusqu’aux enfers[467] » semblent montrer chez ce patriarche la crainte d’être exposé à une tristesse coupable qui le conduirait aux enfers et non au séjour des bienheureux. La tristesse en effet n’est pas un mal peu dangereux pour l’âme, puisque l’Apôtre montre la plus vive sollicitude pour empêcher un homme de succomber sous le poids de la tristesse[468]. Je cherche donc et je ne puis trouver dans les livres canoniques de passage où le mot d’enfer soit pris en bonne part. Personne n’oserait aller jusqu’à dire que le sein d’Abraham, le repos où les Anges introduisirent le pieux Lazare, n’aient pas ici un sens favorable. Je ne vois donc pas à quel titre on pourrait placer dans.lesenfers ce séjour de paix.

CHAPITRE XXXIV. DU PARADIS ET DU TROISIÈME CIEL OU FUT RAVI SAINT PAUL. modifier


65. Mais cette question, que nous débattons en cherchant la vérité avec ou sans succès, ne doit pas nous faire oublier qu’il est temps de terminer ce long ouvrage. Nous avons ouvert cette discussion sur le Paradis à propos du passage où l’Apôtre dit qu’à sa connaissance un homme fut ravi jusqu’au troisième ciel sans savoir si ce fut avec son corps on en dehors de son corps, qu’il fut ravi jusqu’au Paradis où il entendit des paroles ineffables que l’homme ne peut entendre ; et nous ne voulons pas affirmer témérairement que le Paradis est dans le troisième ciel, ou que cet homme fut ravi au troisième ciel d’abord, ensuite transporté dans le Paradis. Puisque le mot Paradis, qui à l’origine signifie parc, est devenu une métaphore pour désigner tout séjour même spirituel où l’âme est heureuse, on peut appeler ainsi non seulement le troisième quel qu’il soit, avec son élévation et ses grandeurs, mais encore la joie qu’une bonne conscience inspire à l’homme. C’est ainsi que l’Église est nommée le paradis de tous ceux qui vivent dans la tempérance, la piété, la justice[469], paradis qui est une source de grâces et de pures délices : au milieu même des tribulations on s’y glorifie, on se réjouit de la patience, « parce que les consolations de Dieu y proportionnent la joie à la multitude des douleurs qui affligent le cœur[470]. » Combien donc est-on plus fondé encore à appeler de ce nom le sein d’Abraham où l’on ignore les tentations, où l’on trouve le repos après toutes les misères de cette vie ? Là aussi règne une lumière vive et propre à ce séjour ; de l’abîme de tourments et de ténèbres où il est plongé, le riche peut la voir malgré un intervalle immense, et reconnaître à sa clarté le pauvre qu’il avait autrefois dédaigné.
66. Si donc on dit ou on croit que les enfers sont situés sous la terre, c’est que l’on y montre en esprit, par des représentations de la réalité, à toutes les âmes qui ont mérité l’enfer, en péchant par amour pour la chair, ce qui d’ordinaire frappe la chair et l’enfonce dans la matière. D’ailleurs le mot enfer dérive en latin de l’adverbe infra (inférieurement). Or, de même que les lois de la pesanteur font tomber les corps d’autant plus bas qu’ils sont plus lourds ; de même au point de vue moral, plus une chose est triste, plus elle est basse. Cela explique pour quoi en grec le mot qui désigne l’enfer vient, diton, de la tristesse qui règne dans ce séjour [471]. Cependant notre Sauveur, après sa mort, n’a pas dédaigné de visiter ces tristes lieux, afin d’en faire sortir ceux qu’il en jugeait dignes dans sa justice souveraine. En disant donc au bon larron : « Tu seras aujourd’hui avec moi dans le Paradis[472] » il ne promet point à son âme l’enfer Où les méchants sont punis, mais le séjour du repos, comme le sein d’Abraham ; d’ailleurs il n’est aucun espace où ne soit le Christ, puisqu’il est la Sagesse qui « atteint « partout à cause de sa pureté[473]; » ou encore le Paradis, soit qu’il se confonde avec le troisième ciel, soit qu’il s’élève au-dessus, dans une région où fut ravi l’Apôtre. Il est aussi possible qu’on ait désigné sous ces noms divers le séjour où résident les âmes des bienheureux.
67. Si donc on entend par le premier ciel, l’espace matériel qui s’étend au-dessus de la terre et des eaux ; par le second, l’image du ciel conçu par l’esprit, tel, par exemple, que celui d’où Pierre vit en extase descendre une nappe chargée d’animaux[474]; par le troisième enfin la région immatérielle où pénètre l’intelligence dégagée de tous liens, de tout commerce avec la chair purifiée de toute souillure, et où il lui est donné de voir et d’entendre, dans une vision ineffable, et dans la charité du Saint-Esprit, l’essence même de Dieu, le Verbe divin par qui tout a été créé, il est permis de croire que c’est là le troisième ciel où fut ravi l’Apôtre[475], le paradis supérieur peut-être et, s’il faut le dire, le Paradis des Paradis. Car, si l’âme juste trouve un motif de joie en voyant le bien dans toute espèce de créature, peut-il y avoir une joie plus haute que celle qui liait à la vue du Verbe, le créateur de l’univers ?

CHAPITRE XXXV. LA RÉSURRECTION EST NÉCESSAIRE POUR ACHEVER LE BONHEUR DES AMES JUSTES. modifier


68. On va peut-être se demander ici quelle nécessité il y a pour les âmes justes de reprendre leurs corps par la résurrection, puisqu’elles n’ont pas besoin du corps pour goûter la félicité souveraine. La question est trop difficile pour que je puisse la traiter ici complètement ; cependant il est incontestable que l’intelligence humaine, soit dans une extase qui l’arrache à ses sens, soit dans la vision que, dégagée de la chair, elle contemple au-dessus de toutes les représentations corporelles, après la mort ; il est incontestable, dis-je, qu’elle est incapable de voir l’essence divine aussi parfaitement que les Anges. Sans exclure une raison plus profonde, je crois qu’elle a un penchant trop naturel pour gouverner le corps. Ce penchant l’arrête en quelque sorte dans son essor, et l’empêche de tendre avec toute son activité au plus haut des cieux, tant qu’elle n’a pas pour enveloppe ce corps qu’elle doit gouverner pour sentir ses inclinations satisfaites. Si le corps était difficile à gouverner, « comme cette chair qui se corrompt et pèse sur l’âme[476] » et qui naît par la propagation du péché, l’âme éprouverait un obstacle plus insurmontable encore à contempler le haut des cieux : il a donc fallu d’abord la soustraire complètement à l’organisme, afin de lui montrer comment elle pourrait s’élever jusqu’à cette vision sublime. Puis, quand le corps sera devenu spirituel, grâce à la résurrection, et que l’âme sera « l’égale des anges » elle aura atteint la perfection à laquelle tend sa nature ; elle pourra tour-à-tour obéir et commander, donner et recevoir la vie, au sein d’un bonheur ineffable qui de son fardeau ici-bas fera un instrument de gloire.

CHAPITRE XXXVI. QUEL SERA LE CARACTÈRE DE CETTE TRIPLE VISION DANS LA BÉATITUDE ? modifier


69. En effet trois espèces de vision se retrouveront dans la béatitude, mais en dehors de toutes les illusions que nous valent les sens et l’imagination : à plus forte raison en sera-t-il de même des visions intellectuelles qui auront un degré de clarté et de vivacité bien supérieur à l’évidence qu’ont aujourd’hui pour nous les perceptions sensibles. Cependant, ce sont ces perceptions auxquelles tant de gens s’abandonnent et en dehors desquelles ils ne veulent reconnaître rien de réel. Les vrais sages au contraire, quoiqu’ils soient plus fortement frappés par les sensations, regardent comme infiniment plus certaines les idées qu’ils découvrent avec la raison, indépendamment des sens et de l’imagination : et pourtant ils sont impuissants à percevoir ces vérités par la raison avec autant de vivacité qu’ils perçoivent les corps avec les sens. Quant aux saints Anges, ils président à ces visions pour les contrôler, sans toutefois s’y abandonner comme si elles étaient plus frappantes et plus naturelles ; ils discernent le sens caché sous les images, ils manient pour ainsi dire les symboles avec tant de puissance, qu’ils peuvent les communiquer à l’imagination humaine dans une révélation ; ils voient en même temps l’essence immuable du Créateur si parfaitement, qu’ils la contemplent et l’aiment de préférence à tout le reste : c’est le principe de tous leurs jugements, le centre et la fin de tous leurs actes et des directions qu’ils impriment. L’Apôtre eut beau être arraché à l’influence des sens, ravi au troisième ciel et transporté dans le paradis, il lui manqua, pour avoir des choses une connaissance pleine et achevée, le privilège des Anges ; car il ignora s’il était avec ou sans son corps. Nous aurons aussi ce privilège, quand la résurrection nous aura rendu nos organes, quand ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, et que ce corps mortel aura revêtu l’immortalité[477]. » L’évidence seule, sans mélange d’illusion et d’ignorance, avec un ordre lumineux, régnera dans les visions sensibles, spirituelles, rationnelles, au sein de la perfection et du bonheur dont jouira alors la créature.

CHAPITRE XXXVII. DE L’OPINION DE QUELQUES DOCTEURS SUR LE TROISIÈME CIEL. modifier


70. Quelques-uns de ceux qui ont commenté avant moi l’Écriture sainte en restant fidèles à la doctrine catholique, ont soutenu, je le sais, que le troisième ciel dont parle l’Apôtre, laissait apercevoir une triple distinction entre l’homme corporel, animal, spirituel, et que l’Apôtre eut un ravissement pour contempler dans la vision la plus haute ce troisième ordre des vérités de l’esprit, ordre qui, même ici-bas, provoque chez l’homme spirituel un enthousiasme au-dessus de tout et devient le but de ses aspirations. J’ai adopté les termes de spirituel et de rationnel pour désigner ce qu’ils entendent peut-être sous les mots d’homme animal et spirituel. Je n’ai fait que changer les mots, et j’ai expliqué suffisamment, je crois, au début de ce livre, les motifs de ma préférence. Si cette discussion est exacte, autant qu’il a dépendu de ma faiblesse, le lecteur spirituel l’approuvera et même, avec la grâce de Dieu, en profitera pour arriver à un plus haut degré de spiritualité. Terminons ici cet ouvrage divisé en douze livres.
FIN.
Cette traduction est l’œuvre de M. CITOLEUX.

  1. Gen. 1, 1-5
  2. Mt. 13, 52
  3. 1 Cor. 10, 11
  4. Gen. 2, 24
  5. Eph. 5, 31-32
  6. Mt. 3, 17
  7. Gen. 11, 17
  8. Jn. 1, 1-3
  9. Jn. 10, 30
  10. Jn. 8, 25
  11. Ephes. 3, 19
  12. Ps. 136, 8
  13. Sag. 11, 18
  14. Sir. 1, 4
  15. Sag. 7, 47
  16. Ci-dessus, ch. XV
  17. Les topiques froids étaient d’un fréquent usage dans la médecine antique : Celse les décrit : Horace s’y condamna. Qu’on ne s’étonne pas voir saint Augustin en parler ici ; il aime à prévenir les interprétations que des esprits illettrés ou grossiers tels que les Manichéens pouvaient donner à sa pensée. Le métaphysicien qui s’adresse aux philosophes, est en même temps un évêque accoutumé à parler au peuple et à s’abaisser jusque dans son langage, pour s’élever à la grandeur des vérités chrétiennes : c’est un des traits de son génie
  18. Mt. 23, 37
  19. 1 Cor. 14, 20
  20. 1 Tim. 1, 7
  21. Ps. 33, 9
  22. Mt. 12, 1
  23. Col. 2, 3
  24. Gen 1, 6-19
  25. Sag. 11, 21
  26. Ps. 135, 5-6
  27. Mt. 6, 26
  28. Id. 16, 4
  29. Jn. 1, 3,4
  30. Rom. 1, 20
  31. Rom. 11, 34-36
  32. Ps. 103, 2
  33. Is. 40, 22, suiv. les LXX
  34. Confess, liv. 13, ch. XV
  35. Ps. 135, 8-9
  36. 1 Cor. 15, 41
  37. Gen. 25, 2
  38. Gen. 1, 20-31
  39. Ps. 148, 4-5
  40. 2 Pi. 3, 6
  41. Id. 5, 7
  42. Lucain, liv. 1
  43. Ps. 148, 8, 7
  44. Ps. 148, 1-6
  45. Ps. 148, 7
  46. Ps. 148, 8
  47. Gen. 1, 24-25
  48. Sag. 8, 1
  49. Ps. 48, 13
  50. Ps. 103, 24
  51. Sag. 8, 1
  52. Phil. 3, 12
  53. 2 Cor. 12, 7-9
  54. Daniel, 6, 22 ; 14, 38 ; 9, 4-19
  55. Act. 28, 5
  56. Lc. 12, 7
  57. Gen. 3, 18
  58. Gen. 1, 26-31
  59. Eph. 4, 13,24
  60. Col. 3, 10
  61. 1 Cor. 11, 7
  62. Sag. 11, 2
  63. Rom. 11, 36
  64. Sag. 9,15
  65. Rom. 5, 3
  66. Gen. 22, 12
  67. Eph. 4, 30
  68. Gal. 4, 9
  69. 1 Pi. 1, 10
  70. Jn. 5, 17
  71. Ib. 19, 30
  72. Sag. 8, 1
  73. Id. 7, 24
  74. Jn. 5, 26
  75. Exod. 20, 8
  76. Rom. 6, 4
  77. Lc. 10, 39-42
  78. Act 17, 28
  79. Gen. 1, 3
  80. Eph. 5, 8
  81. Rom. 13, 12-13
  82. 2 Pi. 1, 19
  83. Mt. 22, 30
  84. Sir. 1, 4
  85. Ps. 117, 24
  86. Gen. 1, 14
  87. Jn. 8, 12
  88. Act. 4, 11
  89. Ps. 54, 18
  90. Rom. 1, 20
  91. Sag. 9, 15
  92. Sag. 8, 1
  93. Ps. 32, 9
  94. Sir. 18, 1
  95. 1 Cor. 15, 52
  96. Sag. 7, 24
  97. Gen. 2, 4-6
  98. Ps. 145, 6
  99. Sir. 18, 1
  100. Gen. 2, 8, 9
  101. Rom. 11, 36
  102. Isa. 11, 2, 3
  103. 1 Cor. 3, 7
  104. Ps. 104, 34
  105. Jn. 1, 3-4
  106. Rom. 11, 34-36
  107. Jn. 1, 4
  108. Ps. 103, 24
  109. Col. 1, 1, 16
  110. Jn. 5, 26
  111. Job. 28, 12, 22-25
  112. Exod. 3, 14
  113. Act. 17, 28
  114. Sag. 13, 9
  115. Jn. 1, 3, 10
  116. Sag. 11, 18
  117. Sir. 18, 1
  118. Jacq. 1, 17
  119. Rét.liv. 2.ch. 24, n. 3 ; Gal. 3, 19
  120. Eph. 3, 3, 11
  121. Mt. 22, 30
  122. Heb. 1, 9
  123. Prov. 8 23. suiv. les LXX
  124. Ps. 103, 24
  125. 1 Tim. 3, 16
  126. Jn. 5, 17, 20-21
  127. 1 Cor. 15, 36-38
  128. Gen. 2, 2
  129. Sag. 6, 17
  130. Ps. 148, 7,8
  131. Mt. 10, 29
  132. Id. 6, 30
  133. Gen. 2, 7
  134. Gen. 1, 26-28
  135. Gen. 2, 24
  136. Id. 4, 6
  137. Sir. 18, 1
  138. Gen. 2, 8-9
  139. Gen. 2, 18-22
  140. Sir. 18, 1
  141. Mt. 28, 20
  142. Jer. 1, 5
  143. Heb. 7, 9-10
  144. Gen. 1, 26-89
  145. Eph. 1, 4
  146. Rom. 9, 11
  147. Job. 14, suiv. LXX
  148. Ps. 50, 7
  149. Rom. 5, 12
  150. Id. 9, 11
  151. Ps. 43, 3
  152. Id. 135, 11-12
  153. Id. 148, 5
  154. Jn. 1, 3
  155. Ps. 101, 26
  156. Id. 94, 5
  157. Ps. 48, 13
  158. Gen. 1, 26
  159. Col. 3, 2
  160. Jer. 1,5
  161. Jn. 2, 9, 10
  162. Exod. 7, 10
  163. Isa. 33, 5
  164. Mt. 22, 30
  165. Ps. 8, 6
  166. Philip, 2, 7
  167. 1 Cor. 15, 44
  168. Lc. 15, 32
  169. 1 Cor. 15, 53
  170. Rom. 8, 10, 11
  171. Mt. 22, 30
  172. Eph. 4, 23
  173. 1 Cor. 15, 22
  174. Eph. 4, 21-24
  175. Col. 3, 9, 10
  176. 2 Rétr.ch. 23, 2
  177. Lc. 15, 22
  178. Gal. 6, 1
  179. Gen. 2, 7
  180. Is. 57, 16, 7. Sel. LXX
  181. Ps. 48, 13
  182. Id. 73, 19
  183. Mt. 7, 16
  184. Ps. 90, 13
  185. Cicéron. Tusc.liv. 4
  186. Gen. 1, 26-27
  187. Sag. 7, 24-25
  188. Sag. 8, 1
  189. Rom. 9, 14
  190. 2 Cor. 5, 10
  191. Gen. 1, 26-28
  192. Id. 2, 19
  193. Sir. 18, 1
  194. Gen. 2, 2
  195. Jn. 5, 17
  196. 1Ti. 6, 16
  197. Gen. 2, 8-17
  198. Gen. 2, 8
  199. Rom. 5, 14
  200. Gen. cont. les Manich. ci-dessus.
  201. Mt. 7, 7
  202. Gen. cont. les Man. liv. 2, ch. 2
  203. Gen. 1,29
  204. Gen. 2,9
  205. Pro. 3,18
  206. Gal. 4,24-26
  207. 1Co. 10,4
  208. Exo. 12, 3-12
  209. Luc. 15, 23
  210. Gen. 28, 18
  211. Psa. 117, 22
  212. Luc. 23, 43
  213. Luc. 16,24
  214. Gen. 2, 24
  215. Eph. 5, 31-32
  216. 1Ro. 19, 8
  217. Id. 17, 16
  218. Gen. 1, 31
  219. Gen. 2, 10-14
  220. Lc. 10, 30
  221. Gen. 2, 16-17
  222. 1Co. 3, 7
  223. Le texte hébreu ne permet guère cette interprétation : le pronom, qui fait en latin et en grec toute la difficulté, est au féminin et se rapporte par conséquent au mot paradis, qui en hébreu est féminin. (Note de l’édition Migne.)
  224. Sir. 10, 14
  225. Ps. 15, 2
  226. Id. 72, 28
  227. Ps. 58, 10
  228. Eph. 2, 8-10
  229. Phil. 2, 12-13
  230. Gen. 2, 16-17
  231. Id. 1, 12
  232. Ci-dessus, ch. VI
  233. Mt. 1, 23
  234. 1 Tim. 2, 5
  235. Jn. 1, 1-14
  236. Is. 7, 16
  237. Jn. 6, 38
  238. Rom. 5, 19
  239. 2 Cor. 15, 22
  240. 1 Cor. 14, 35
  241. Gen. 3, 8
  242. 1 Tim. 6, 16
  243. Rom. 11, 36
  244. Jn. 1, 1-3
  245. Sag. 7, 97
  246. Gen. 3, 8
  247. Les Ariens
  248. 1 Tim. 6, 16
  249. Gen. 2, 18-24
  250. Gen. 2, 18-24
  251. Liv. 6, ch. 5
  252. Ps. 83, 9
  253. Zach. 2, 3
  254. Mt. 3, 17
  255. Ci-dessus, liv. 8, ch. 27
  256. Apoc. 1, 14, 16
  257. Gen. 1, 27-28
  258. Heb. 12, 4
  259. Deut. 29, 6
  260. Mt. 22, 30
  261. Mt. 20, 10
  262. 2 R. 2, 11
  263. Heb. 11, 40
  264. Gen. 5, 24
  265. Mal. 4, 5 ; Apoca. 11, 3-7
  266. Mt. 22, 30
  267. Gen. 2, 17
  268. Rom. 7, 22, 25
  269. Id. 8, 10
  270. Eph. 2, 3
  271. Ci-dessus, liv. 8, ch. 9, XIX-XXVI
  272. Jon. 2, 1
  273. Id. 4,6-7
  274. 1 Cor. 3, 7
  275. Sag. 11, 2
  276. Ci-dessus, liv. 8, ch. 9, XXI-XXVI
  277. Gal. 3, 19
  278. Gen. 1, 27
  279. Nb. 17, 8
  280. Gen. 18, 11 ; 21, 2
  281. Nb. 22, 28
  282. Prov. 2, 19
  283. Eph. 2, 9
  284. Heb. 7, 9-10
  285. Eph. 3, 9-10
  286. 1 Cor. 3, 7
  287. Ps. 72, 17
  288. Eph. 5, 31-32
  289. Mt. 19, 4
  290. Gen. 2, 23
  291. Gen. 1, 27
  292. Ci-dessus, liv. 6, VIII
  293. Eccl. 18, 1
  294. Eze. 37, 9-10
  295. Jn. 20, 22
  296. Sag. 1, 7
  297. Is. 57, 18
  298. Ps. 32, 15
  299. Eph. 2, 8-10
  300. Ps. 50, 12
  301. Zach. 12, 1
  302. Sages. 8, 19, 29
  303. Rom. 9, 10-13
  304. Ps. 103, 29, 30
  305. 2 Mac. 7, 23
  306. Ps. 102, 14
  307. Rom. 10, 3
  308. Gal. 2, 20
  309. Eccl. 12, 7
  310. Gen. 2, 7
  311. Id. 3, 19
  312. Ps. 77, 30
  313. [[Bible_Crampon_1923/Romains|Rom. 5, 12, 18-19
  314. Gal. 5,17
  315. Ps. 83, 9
  316. Sir. 1, 33
  317. Lc. 3, 6
  318. Ib.
  319. Eph. 2, 3
  320. Rom. 6, 12, 13
  321. Jer. 1, 6
  322. Sag. 4, 11
  323. 1 Cor. 15, 22
  324. Rom. 5, 19, 12
  325. Sag. 8, 19-20
  326. Id. 9, 15
  327. Sag. 7, 2
  328. Ps. 21,17-19
  329. Lc. 2, 42, 52
  330. Gal. 5, 17
  331. Jn. 1, 14
  332. Heb. 7, 4-10
  333. Jn. 3, 6
  334. Mt. 7, 11
  335. De l’âme, ch. VIII
  336. Id.ch. IX
  337. Gen. 41, 26
  338. Act. 10, 11
  339. Gen. 2, 25 – 3, 24
  340. Ci-dessus, liv. 8, ch. 1-7
  341. Rom. 7, 23
  342. Ci-dessus, liv. 9, ch.3-11
  343. Jer. 4,22
  344. Lc. 16, 8
  345. Rom. 3, 5
  346. Jer. 4, 6
  347. Prov. 16, 18
  348. Ps. 29, 7-8
  349. Jacq. 1, 14-15
  350. Gal. 6, 1
  351. Rom 9,20
  352. Id. 9, 22, 23
  353. 2 Cor. 10, 17
  354. Rom. 12, 3
  355. Ps. 110, 2
  356. Gen. 1, 20-26
  357. Mt. 8, 32
  358. Sir. 10, 16
  359. 1 Tim. 4, 10
  360. Id. 3, 2
  361. 1 Cor. 13, 6, 4
  362. Jn. 8, 44
  363. Gal. 6, 1
  364. Rom. 12, 12
  365. Ps. 2, 11
  366. Job. 40, 4 ; sect. LXX
  367. Ps. 103, 2 6
  368. Gen. 1, 31
  369. Mt. 15, 41
  370. Rom. 1,17
  371. Ps. 93, 15
  372. Mt. 19, 28
  373. 1 Cor. 6, 3
  374. Is. 14, 12-14
  375. Mt. 13, 28
  376. 1 Jn. 6, 71
  377. Gal. 3, 29, 16
  378. 1 Cor. 12, 12
  379. Eze. 28, 12-13
  380. Cant. 4,12-13
  381. Prov. 26, 11 ; 2 Pi. 2,21-22
  382. Mt. 12, 43-46
  383. Ps. 3, 6
  384. Eze. 28, 14-16
  385. 2 Pi. 2, 4
  386. Jn. 13, 2
  387. Nb. 22, 28
  388. Exod. 7, 10-11
  389. Rom. 11, 33
  390. Rom. 7,23
  391. Gen. 2, 19, 22-23
  392. Lc. 24, 13-31
  393. Ps. 29, 8
  394. Rom. 2, 21-22
  395. Gen. 18, 1
  396. Ps. 40, 5
  397. Id. 128
  398. Ci-dessus, n. 2
  399. Gal. 5, 43
  400. 1 Tim. 2, 12
  401. Gen. 1, 26
  402. Jn. 14,23
  403. 1 Cor. 11, 7
  404. Gal. 3, 27-28
  405. 1 Tim. 2, 13, 14
  406. Rom. 5, 14
  407. 1 R. 11, 4
  408. 2 Cor. 12, 2,4
  409. Act. 10, 11
  410. Apoc. 1, 12, etc
  411. Eze. 37, 1-10
  412. Isa. 5, 1-7
  413. Exode 32, 13
  414. Apoc. 13, 1 ; 17, 15-18
  415. Col. 2, 9-17
  416. 1 Cor. 15, 44
  417. Ps. 148, 8
  418. Eccl. 3, 21
  419. Eph. 3, 23-44
  420. Col. 3, 10
  421. Rom. 7, 26
  422. Gal. 5, 17
  423. Jn. 4, 24
  424. 1 Cor. 14, 14,2, 16, 6
  425. Gen. 41, 1-32
  426. Dan. 2, 27-45 ; 4, 16-21
  427. Mt. 22, 39
  428. Dan. 5, 5-28
  429. Act. 10, 10-28
  430. 2 Cor. 11, 14
  431. 1 Cor. 12, 10
  432. Act. 12, 7-9
  433. Id. 10, 11-14
  434. 1 R. 3, 5, 15
  435. 1, ch. 6, 7
  436. Dolorem acerrimum genitalium patiebatur, medicis nequaquam valentibus quid illud esset agnoscere, nisi quod nervus ipse introrsum reconditus erat, ita ut nec praeciso praeputio, quod immoderata longitudine propendebat, apparerepotuerit, sed postea vix esset inventus Humor autem viscosus et acer exsudai testes et inguina urebat.
  437. Joël, 2, 28
  438. Mt. 1, 20 ; 11, 13
  439. Jn. 11, 51
  440. Gal. 5, 22-23 ; Rom. 11, 36
  441. 1 Cor. 2, 15
  442. Id. 14, 15
  443. Eph. 4, 23
  444. Apoc. 1, 10, et suiv
  445. Exod. 19, 18
  446. Is. 6, 1
  447. Apoc.
  448. Nb. 12, 8
  449. Ex. 19, 18 ; 33, 9
  450. Ex. 33, 11-53
  451. Nb. 12, 6-8
  452. 2 Cor. 12, 3
  453. Mt. 5, 8
  454. 1 Cor. 13, 12
  455. Ib.
  456. 2 Cor. 10, 6-7
  457. Cant. 4, 13
  458. Rom. 8,24-25
  459. Gal. 4, 26, 27
  460. Eph. 3, 10
  461. Act. 10, 11-12
  462. Id. 12, 7-9
  463. 2, ch. 24, n. 2
  464. Act. 2, 24
  465. Philip, 2, 10
  466. Lc. 15, 22-26
  467. Gen. 45, 29
  468. 2 Cor. 2, 7
  469. Sir. 40, 28
  470. Ps. 93, 12
  471. Ades a-dus, sans plaisir
  472. Lc. 22, 43
  473. Sag. 12, 24
  474. Act. 10, 11-12
  475. 2 Cor. 12, 2-4
  476. Sag. 1, 10, 15
  477. 1 Cor. 15, 53