Comment aiment les mystiques chrétiens

Comment aiment les mystiques chrétiens
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 317-338).
COMMENT AIMENT LES MYSTIQUES CHRÉTIENS

Les médecins ont beaucoup étudié les mystiques dans la seconde moitié du dernier siècle et ils se sont contentés souvent d’explications trop simples.

Sans s’arrêter sur les rares neurologistes qui n’ont vu dans l’analyse des états mystiques qu’une occasion de polémique antireligieuse, on doit reconnaître que la plupart de ceux qui ont abordé cette étude ont méconnu la complexité des faits en admettant que la connaissance de l’hystérie suffisait à les éclaircir. Les jeûnes prolongés, les visions, les extases, les stigmates se rencontrant aussi bien dans les hôpitaux que dans les couvens, ils ont pensé de très bonne foi qu’ils pouvaient considérer le mysticisme comme une manifestation particulière de ce mal. « Un mystique est un hystérique qui tient de son éducation les idées religieuses qui orientent sa pensée et colorent d’une même teinte ses divers accidens mentaux, » tel est le jugement sans appel qui semblait résulter des travaux de Charcot et de son école.

Il y a beaucoup à dire cependant contre une conception de ce genre[1], et l’on pourrait montrer sans peine que, chez bien des mystiques, l’hystérie, loin de constituer une condition nécessaire de la mysticité, n’intervient qu’à titre accessoire ou même n’intervient pas du tout. Ce qui est constant dans ces âmes, c’est l’exaltation du sentiment religieux, l’angoisse du doute, la soif de la certitude, le désir de la sainteté ; ce qui est variable, ce sont les moyens, consciens ou non, dont elles disposent pour apaiser leur angoisse et réaliser leurs désirs. Ce n’est pas évidemment par cet état nerveux que Pascal est arrivé à la joie de la certitude, et, si sainte Thérèse a été hystérique, on ne saurait prétendre que son mysticisme si intelligent et si personnel ait été passivement conditionné par sa névrose ; bien au contraire, elle a su merveilleusement profiter de ses visions et de ses extases pour se rapprocher de son Dieu, et c’est son hystérie qu’elle a soumise à son mysticisme. D’ailleurs, à mesure qu’on lit sainte Thérèse, saint Jean de la Croix, Ruysbroeck, Mme Guyon, on s’aperçoit que le mysticisme, avec l’ascétisme physique et moral qui prépare l’union divine, et l’extase qui la réalise, implique toute une philosophie profonde de la vie ; et l’explication de cet état d’âme par la simple névrose paraît non seulement inexacte, mais infiniment courte. En attendant que la critique médicale apporte dans l’étude générale des phénomènes mystiques plus d’esprit philosophique, je voudrais aborder un chapitre souvent traité, celui de l’amour mystique, et ce me sera une occasion de montrer, avec des textes, combien l’analyse est restée jusqu’ici insuffisante par rapport aux sentimens très complexes et très délicats qu’elle avait la prétention de pénétrer.


I

On a pu avec raison définir le mysticisme « l’amour exclusif de Dieu. »

Non seulement les grands mystiques aiment Dieu comme toutes les âmes religieuses, mais ils aspirent sans cesse à l’aimer davantage et, partant, à n’aimer que lui. Tous les instincts, tous les désirs qui n’ont pas Dieu pour objet, leur apparaissent comme des ennemis de leur âme, et c’est pour assurer jalousement le triomphe de l’amour divin sur toute inclination naturelle qu’ils se soumettent à cette discipline physique et morale qu’on appelle l’ascétisme.

Par le jeûne, ils espèrent soustraire leur esprit à la domination de la matière et s’affranchir d’un besoin qui rive toute créature à la terre ; par les souffrances et les privations physiques, ils veulent tuer l’instinct du plaisir sous toutes ses formes, rendre leur corps insensible aux excitations légères du goût, de la vue ou de l’ouïe, aussi bien qu’aux excitations violentes de la chair ; par les mortifications morales et les humiliations, ils veulent étouffer les sentimens égoïstes et en particulier le plus dangereux de tous, le sentiment de l’orgueil.

Ainsi, à mesure qu’ils coupent leurs chaînes, ils s’élèvent vers le Dieu qu’ils aiment et deviennent plus capables de l’aimer, puisque, suivant la forte expression de Ruysbroeck : « libre et puissant par l’ascétisme, le mystique porte son âme dans sa main et la donne à qui il veut. »

Il ne suffit pas cependant de libérer son âme, il faut encore lui donner le moyen d’éprouver dans sa plénitude cette affection dont elle a soif. Aussi le mystique s’entraîne-t-il, par des attitudes et par des gestes, à réaliser d’abord dans son être physique l’expression de l’amour de Dieu ; il reste des heures entières agenouillé ou prosterné devant la croix, il tient ses yeux et ses mains levés vers le ciel.

Saint François de Sales n’a-t-il pas écrit que « dans les momens de sécheresse, il convient quelquefois de piquer son cœur par quelque contenance et mouvement de dévotion extérieure[2] ? Pascal n’a-t-il pas conseillé : « Abêtissez-vous, » et les psychologues modernes n’ont-ils pas souvent répété qu’exprimer un sentiment, c’est déjà partiellement le ressentir ?

Et tandis que le corps se maintient de la sorte en état de grâce, tandis qu’il aspire tout entier à l’amour divin, voici la raison qui par la méditation va se convaincre que cet amour est seul légitime et seul digne d’être éprouvé. Le même saint François nous dit que dans la méditation « l’esprit tire à soi les motifs d’amour et les savoure[3] ; » et sainte Thérèse médite sur les plaintes de l’âme séparée de Dieu, sur la douleur de l’âme qui désire Dieu, sur l’excessive bonté de Dieu, sur ce qui peut consoler une âme de son exil ; les titres ont beau changer, le thème ne change guère, et les méditations provoquent ainsi l’adhésion rationnelle de l’âme à ce sentiment que le corps désire et attend.

Mais ce n’est pas encore assez ; l’amour, comme tous les sentimens, ne peut vivre sans des images qui le soutiennent, et, pour émouvoir fortement la sensibilité, ces images doivent être fixes La contemplation, d’après saint François de Sales, consiste à immobiliser sa pensée sur certaines images et choses capables de provoquer le sentiment que l’on cherche[4]. Pour contempler, le mystique devra donc choisir une image et la fixer, et s’y perdre en s’abandonnant sans mesure aux sentimens d’amour, de tendresse et de reconnaissance qu’il éprouve devant elle. Quelquefois, dans cette contemplation, il se donnera éperdument, jusqu’à perdre la notion de lui-même, et il aura l’illusion qu’il se confond avec son Dieu ; d’autres fois, il sera plus conscient et plus calme ; mais il n’en éprouvera pas moins la joie de ne plus s’appartenir, il aimera son Dieu de tout de son cœur, de toute son âme et de toute sa pensée. Quelle est la nature de son amour ?


La conception qui prévaut encore parmi les médecins et même parmi les psychologues, c’est que l’amour mystique, malgré l’ascétisme physique et moral qui le rend possible, malgré la méditation et la contemplation religieuses qui le créent, ne diffère pas, dans sa racine, de l’amour humain le plus sensuel. Sans doute l’objet est Dieu, mais ce n’est pas par son objet qu’un sentiment se distingue réellement d’un autre ; c’est par les émotions secondaires dont il se compose, par les organes qu’il affecte ; et, considéré sous cet aspect, l’amour de Dieu apparaît comme une transformation à peine déguisée de l’amour des créatures. Ce sont les mêmes expressions physiques ou verbales, les mêmes ardeurs et les mêmes satisfactions.

Les faits ne manquent pas, semble-t -il, pour appuyer la thèse ; ouvrez un mystique au hasard et voyez comme il parle : il s’exprime avec le langage de l’amour le plus passionné ; il fait les mêmes protestations qu’un amant, il a les mêmes souffrances et les mêmes joies. « Je vous envoie mon cœur pour le donner à notre tout amour, » écrit la mère Agnès de Langeac à M. Ollier, « dites hardiment à notre tout aimant que je l’aime ou que je meure[5]. » « mon vrai Dieu, l’époux de mon âme, et toute la joie de mon cœur, » s’écrie sainte Rose de Lima, « j’ai soif de vous aimer, ma joie et mon salut, comme vous vous aimez vous-même. Oh oui ! que je sois brûlée, détruite, consumée par votre divin amour, ô Jésus mon bien-aimé[6]. » — « Où vous êtes- vous caché, mon bien-aimé, » disait sainte Catherine de Sienne, « vous m’avez abandonnée dans les gémissemens. Forêts épaisses, prés toujours verts, dites-moi si mon amant a passé par vos campagnes[7] ; » et quand elle l’a trouvé, c’est un mariage éternel qu’elle lui demande. De même, Catherine de Ricci, après avoir longtemps appelé l’époux divin de ses vœux, le voit venir à elle et lui dire : « Ma fille, reçois cet anneau comme un gage, et un témoignage que tu es à moi et seras toujours mienne[8]. » Et le biographe ajoute qu’il ne la quitta qu’après lui avoir fait goûter quelques-unes de ces joies pures de l’esprit qu’il réserve à ses épouses bien-aimées.

Jeanne-Marie de la Croix, après avoir appelé Jésus avec toute la tendresse de son cœur, après lui avoir consacré son âme et son corps de vierge, s’entend dire par la voix de l’Epoux : « Tu es pauvre et cependant je t’aime tendrement, et je suis venu avec joie te visiter. N’es-tu pas ma fiancée chérie, ne m’as-tu pas offert ta couronne de virginité[9] ? » Une autre fois, pénétrée d’enthousiasme, elle s’écrie : « Je l’ai trouvé, je l’ai trouvé, celui que mon cœur aime. Je veux le garder et ne jamais plus le lâcher. mon doux amour, ô mon divin époux, que vous êtes beau, que vous êtes gracieux[10] ! « Et quand elle veut exprimer sa joie : « Mon âme, » dit-elle, « nageait dans un océan de délices, portée dans les bras de son céleste époux. Dans ce sentiment d’union avec Dieu, je me sentais purifiée, comme l’or dans la fournaise, par la flamme du divin amour[11]. »

Dans le même style, sainte Angèle de Foligno parle de ses langueurs amoureuses, de ses crucifiemens d’amour, tandis que Marie de l’Incarnation tend continuellement vers l’amant céleste « ses bras intérieurs[12]. »

Tel est le langage amoureux de la plupart des mystiques chrétiens, et quelques-uns d’entre eux, plus précis que les précédens, paraissent s’en être servis pour exprimer, non seulement des sentimens, mais de véritables sensation » et de véritables désirs.

Saint François de Sales, par exemple, dans son Traité de l’Amour de Dieu, parle un langage très coloré d’images amoureuses, et quand il veut dire les perfections de la Vierge, il le fait dans des termes qui semblent trahir un sentiment d’adoration sensuelle. Il célèbre « ce corps doux, humble, pur, obéissant au saint amour, et qui est tout embaumé de mille suavités sacrées[13]. » Marie Alacoque écrit dans le même style à propos de Jésus : « Il me fit comprendre, à la manière des amans les plus passionnés, qu’il me ferait goûter ce qu’il y avait de plus doux dans la suavité des caresses de son amour ; en effet, elles furent si excessives qu’elles me mettaient souvent tout hors de moi[14]. » Sainte Thérèse elle-même n’aurait pas été à l’abri des confusions de ce genre, si on en croit ses Mémoires, « A la vérité, » écrit-elle, « quand cet époux très riche veut enrichir et caresser les âmes davantage, il les unit tellement à lui, que, pareilles à des personnes que l’excès du plaisir et de la joie fait défaillir, elles croient être suspendues à ses divins bras, collées à son divin côté, appliquées à ses divines mamelles et ne savent plus que jouir[15]. » Tout le monde connaît l’épisode ce lèbre de la transverbération immortalisé par le Bernin, et ces ravissemens que sainte Thérèse éprouvait, dit-elle, au cours de certaines extases, à sentir son cœur transpercé par l’épée de feu d’un séraphin. Les termes dont elle se sert pourraient facilement s’appliquer à des sensations qui n’ont rien de céleste, et, à les prendre dans ce sens, on y trouve même une précision telle que la citation intégrale est impossible ici[16].

Enfin Mme Guyon, si froide envers son mari, paraît l’avoir été beaucoup moins dans ses effusions et ses extases mys- tiques ; son langage est souvent celui de l’amour, ses can- tiques sont pour la plupart des cantiques d’amour, et le rêve qu’elle raconte au deuxième livre de sa vie a prêté à bien des interprétations fâcheuses. « Le Maître me mena, » dit-elle, « dans un bois qui était de cèdres. Il y avait, dans ce bois, une chambre, et dans cette chambre, deux lits. Je lui demandai pour qui étaient ces deux lits ; il me répondit : Il y en a un pour ma Mère, et l’autre pour vous, mon Epouse[17]. » Bossuet, lorsqu’il rapporte ces paroles dans sa Relation sur le Quiétisme, ne paraît pas avoir eu d’hésitation sur le sens, puisqu’il ajoute en guise de commentaire : « Mais passons, et vous, ô Seigneur, si j’osais, je vous demanderais un séraphin avec le plus brûlant de tous ses charbons, pour purifier mes lèvres souillées par ce récit[18], quoique nécessaire. »

Fondée sur des citations de ce genre[19], la psychologie des mystiques apparaît comme très simple, malgré les troubles nerveux ou mentaux qui viennent la compliquer ; ce sont, nous dit-on, des âmes ardentes, éprises de la Vénus terrestre : sous l’influence des idées chrétiennes, ils veulent lutter contre la nature, tuer en eux l’éternel désir par l’ascétisme et les mortifications, et, très sincèrement, ils se persuadent qu’ils en sont vainqueurs ; mais on ne retranche pas de sa vie un instinct aussi puissant que l’instinct sexuel. Si on lui fait la chasse, si on le traque, on l’oblige seulement à se déguiser, et c’est lui qui finalement remporte la dernière victoire, puisque, suivant les paroles que Mme de Sévigné appliquait à Racine, les mystiques aiment Dieu, comme les amans aiment leurs maîtresses.


On pourrait s’étonner avec quelque raison de rencontrer une pareille explication de l’amour mystique chez la plupart de ceux qui considèrent le mysticisme comme une manifestation particulière de l’hystérie. C’est un fait bien connu, en effet, que si cette névrose s’allie quelquefois, comme on le croit d’ordinaire, avec l’exaltation des désirs, elle s’associe le plus souvent avec la frigidité des sens, et dans ce cas on ne voit guère comment l’amour de Dieu pourrait être la transformation d’un amour charnel qui n’existe pas. Mais, même en laissant de côté la question de l’hystérie et les objections d’ordre général, on peut, par l’analyse directe des faits, apporter à cette conception de l’amour mystique d’importantes restrictions.

Après les citations que nous avons faites et que nous aurions pu prolonger, on ne saurait contester que les mystiques se servent, pour exprimer leur amour de Dieu, du langage de l’amour humain le plus passionné.

La question est seulement de savoir si la mère Agnès de Langeac, Jeanne-Marie de la Croix, Catherine de Sienne, sainte Rose de Lima, sainte Angèle de Foligno, Mme Guyon, Marie Alacoque et toutes celles que je pourrais ajouter, disposaient pour revêtir leurs sentimens d’un autre langage. Quand elles parlent de caresses suaves, de joies qui font défaillir, quand elles appellent Jésus l’époux céleste, le fiancé, l’amant divin, quand elles tendent vers le « ravisseur leurs bras intérieurs, » quand elles se disent crucifiées de langueur, elles emploient pour exprimer leur amour mystique les seuls termes qu’ait inventés pour l’amour la langue des hommes. Bien avant qu’une sainte Thérèse ou une Marie de la Croix aient senti s’allumer dans leur cœur la flamme divine, les poètes de toutes les littératures avaient pleuré sur les tourmens de l’âme qui se sent délaissée, célébré les joies sans fin de celle qui se sent élue ; les premiers, et de tout temps, ils avaient parlé du martyre d’amour, des blessures d’amour, des feux de l’amour, chanté les ravissemens, les extases et ces délires de tendresse où les âmes croient se confondre. Les mystiques chrétiens n’ont eu qu’à puiser dans ce vocabulaire pour exprimer les élans d’amour qui les entraînaient vers Dieu et leurs angoisses et leurs tristesses, et leurs espérances el leurs joies. Et si dans leur langage ils ont trop souvent parlé des baisers divins, des caresses de l’époux, de ses embrassemens, c’est que les termes de l’amour humain leur arrivaient tout chargés d’une sensualité terrestre qui les avait créés pour s’exprimer[20].

Sans doute, quand on lit sainte Angèle de Foligno, Mme Guyon, Jeanne-Marie de la Croix, Catherine de Ricci, on éprouve quelque peine à ne pas prendre au pied de la lettre les déclarations d’amour qu’elles adressent à Jésus ; mais on fait plus facilement la part de la métaphore quand on rencontre les mêmes phrases tendres ou passionnées chez saint Bernard, chez Tauler ou chez saint François d’Assise. « Si quelqu’un de nous, » dit saint Bernard, « trouve, comme le prophète, du bonheur à s’attacher à Dieu ; si, pour parler plus clairement, l’un de nous est tellement un homme de désir qu’il aspire après la mort pour être uni au Christ, si ses désirs sont ardens, dévorans, continuels, celui-là recevra le Verbe qui le visitera en Epoux. Il reconnaîtra l’heure de cette visite, quand il se sentira intérieurement étreint par certains bras de la divine sagesse, et, par suite, la suavité du saint amour sera versée dans son cœur[21]. »

« Quand l’épouse, nous dit Tauler, a tout abandonné et est devenue pure et parfaitement aimable, Dieu verse sur elle les torrens de l’amour divin... tellement que l’épouse, enivrée d’amour, se perd et s’oublie, et toutes les créatures[22]. »

« L’amour m’a mis dans le feu, « dit saint François d’Assise, « je brûle d’amour. Lorsque je commençai à aimer l’époux de mon âme, il avait la douceur de l’agneau, mais depuis il m’a percé le cœur d’un fer aigu qu’il a enfoncé profondément[23]. »

Le feu de l’amour, le cœur percé, le trait de fer ! Que ne dirait-on pas si l’on rencontrait toutes ces métaphores sous la plume d’une femme mystique !

Il convient d’ajouter avec M, de Montmorand[24] que le catholicisme avait, dès le IIIe siècle, donné aux mystiques le modèle de leur langage amoureux en présentant le Cantique des Cantiques comme un dialogue de l’Église avec son époux divin. Si l’Église elle-même a pu dire : « Que mon bien-aimé me baise du baiser de sa bouche, » et si Jésus a pu répondre : « Vos deux mamelles sont comme deux petits jumeaux de la chevrette qui paissent entre les lis, » sans que ces paroles désignent autre chose que l’union des âmes ou la fécondité de l’amour divin, les mystiques avaient le champ libre pour exprimer dans un langage sensuel des pensées qui n’étaient pas nécessairement sensuelles.

Plusieurs d’entre eux, saint Jean de la Croix, saint Bernard, sainte Thérèse, Mme Guyon ont commenté le Cantique des Cantiques ; tous l’ont plus ou moins imité ou paraphrasé dans leurs effusions, de telle sorte, qu’avec la part du langage métaphorique de l’amour, on doit faire aussi la part d’un langage convenu qui s’inspirait aux mêmes sources.

Par tradition comme par nécessité, les mystiques ont parlé à leur Dieu le langage amoureux des hommes, et c’est commettre à la fois une injustice et une erreur que d’abuser de ce langage pour assimiler brutalement à l’amour sensuel les sentimens qu’ils éprouvent.

Une fois la part des métaphores faite, ne reste-t-il pas cependant, dans l’amour mystique, un grand fonds de tendresse humaine ? Ce serait nier l’évidence que de soutenir le contraire.

Si les analogies verbales ne prouvent pas tout ce qu’on a voulu leur faire prouver, elles témoignent au moins d’une certaine parenté entre les deux sentimens ; ce n’est pas l’ambition, ou l’avarice qui, sous le couvert des métaphores, pourraient emprunter à ce point le langage de l’amour. Si les termes de fiancé mystique, d’époux céleste, de caresses enivrantes reviennent si facilement dans la bouche des mystiques, c’est sans doute qu’ils correspondent à quelque réalité et qu’ils expriment un sentiment très voisin de l’amour humain. En fait, les hommes qui ont aimé la vierge Marie d’amour mystique, lui ont parlé bien souvent comme à la fiancée de leur âme, et la plupart des femmes qui ont aimé Jésus sont allées vers lui, avec la partie la plus féminine de leur cœur. Le chercher, soupirer après lui comme après un fiancé de rêve, reporter sur cet amant idéal toute l’affection qu’elles ne donnaient pas à la terre, c’est là ce qu’elles ont fait presque toutes. Ce qu’il importe toutefois de remarquer, c’est que la plupart d’entre elles ne sont pas venues à Jésus, comme on le croit trop souvent, après avoir éprouvé tout ce que l’amour humain contient de désillusions ou d’amertumes ; ce n’est pas une consolation ou une revanche qu’elles ont demandées à leur époux divin ; elles ne lui ont pas apporté un cœur tout frémissant encore des passions charnelles, une âme tout imprégnée de souvenirs sensuels ; non, elles sont allées vers lui, avant de rien connaître de la terre, pour fuir des réalités que leur esprit jugeait grossières ; c’est avec leur âme et non avec leurs sens que le plus grand nombre d’entre elles ont appelé l’Epoux.

Aussi, malgré les apparences, ont-elles mêlé très rarement des pensées sensuelles à leur amour divin, tout débordant qu’elles l’aient proclamé. Ce sont des chastes que la plupart des épouses de Jésus ; quand on a fait la part des métaphores, leur tendresse amoureuse apparaît comme un sentiment épuré, où le corps proprement dit tient peu de place.

Mais, à parler d’amour sans cesse, à aimer de tout son cœur, on peut quelquefois être dupe et mettre dans son affection une sensualité qu’on croit avoir à jamais bannie. De là ces quelques passages qu’on a si souvent exploités contre les mystiques, et où, de leur aveu même, il résulte que leur corps n’a pas toujours été étranger à leur amour. Sainte Thérèse par exemple écrit à propos de la Transverbération : « La douleur de cette blessure était si vive, qu’elle m’arrachait ces faibles soupirs dont je parlais naguère, mais cet indicible martyre me faisait goûter en même temps les plus suaves délices ; aussi je ne pouvais ni en désirer la fin, ni en trouver le bonheur hors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle mais toute spirituelle, quoique le corps ne laisse pas d’y avoir beaucoup de part[25]. »

On a le droit de citer ces paroles, et c’est une justice de reconnaître que les médecins et psychologues qui traitent du mysticisme n’y ont jamais manqué ; mais il convient d’ajouter en même temps que sainte Thérèse a donné souvent de l’union mystique une description où les sensations du corps ne trouvaient pas leur place, et qu’elle a maintes fois célébré dans un enthousiasme lyrique des joies infinies comme la joie d’être élue, la joie d’être protégée, qui, pas plus que les joies de Pascal, ne furent des joies d’amour.


II

Mais si l’amour mystique n’était fait que de tendresse humaine, ce ne serait pas le sentiment durable et puissant que tous les mystiques nous décrivent. Cet amour de Dieu, si profond qu’ils peuvent s’y noyer pendant l’extase, si impétueux qu’il les entraîne comme un torrent, si vivace que, pour beaucoup d’entre eux, il ne s’éteint qu’avec la vie, ne peut pas avoir son unique source dans un sentiment plus faible que lui. Ce ne peut être qu’un sentiment complexe où se résument et s’associent toutes les tendresses humaines, le faisceau de toutes les puissances d’aimer. Aussi contient-il l’amour filial comme il contient l’amour, et bien des mystiques sont-ils allés vers Dieu, non seulement comme une femme va vers un époux, mais avec ce besoin de protection et cette affection reconnaissante qui serrent les petits contre leur mère.

A ne considérer que le langage et les métaphores, on trouverait déjà bien des raisons de croire à la parenté des deux sentimens. Si Jésus est souvent le ravisseur des cœurs, le fiancé attendu et rêvé, c’est aussi le nourricier divin qui dispense aux affamés la nourriture dont ils ont besoin. Saint François de Sales, qui parlait de la Vierge en termes sensuels, parle dans des termes aussi sensuels des rapports de l’âme avec Dieu, et la seule différence, c’est qu’il n’emprunte pas à l’amour, mais à la maternité ses métaphores. « Ainsi donc, Théotime, Notre Seigneur montrant le très aimable sein de son amour à l’âme dévote, il la ramasse, et, par manière de dire, il replie toutes les puissances d’icelle dans le giron de sa douceur plus que maternelle, puis brûlant d’amour, il serre l’âme, il la joint, la presse et celle sur ses lèvres de suavité et sur ses délicieuses mamelles, la baisant du sacré baiser de sa bouche et lui faisant savourer ses tétins meilleurs que le vin[26]. » Quelques pages plus bas, il est plus explicite encore : « Si vous prenez garde aux petits enfans unis et jouant au sein de leurs mères, vous verrez que de temps en temps, ils se serrent et pressent, par de petits élans que le plaisir de téter leur donne. Ainsi, en l’oraison, le cœur uni à son Dieu, fait maintes fois certaines recharges d’union par des mouvemens avec lesquels il se serre et presse davantage en sa divine douceur[27]. » Il avait d’ailleurs pu prendre exemple sur sainte Thérèse qui décrit dans des termes très analogues l’oraison de quiétude :

« L’âme en cet état est comme un enfant à la mamelle, quand sa mère pour le régaler fait distiller le lait dans sa bouche sans qu’il remue seulement les lèvres. De même dans cette oraison, la volonté aime sans que l’entendement y contribue par son travail. Le Seigneur veut que, sans y penser, l’âme sente qu’elle est avec lui, boive le lait dont ce grand Dieu lui remplit la bouche et en goûte la douceur[28]. »

Ce sont là des métaphores bien précises et dont on pourrait, avec les mêmes réserves, tirer les mêmes conclusions que des métaphores d’amour, mais nous avons plus que des métaphores pour établir que les mystiques aiment Dieu d’une affection filiale. « L’Eternel est mon berger, » dit le psaume, « je n’aurai point de disette. Il me fait reposer dans des pâturages herbeux, et me mène le long des eaux tranquilles ; il restaure mon âme et me conduit... les biens et la miséricorde m’accompagnent[29]. » Beaucoup de mystiques pourraient répéter ce cantique, qui ont demandé à Dieu d’être le soutien et l’ami, celui qui dirige avec l’autorité et l’affection d’un père. « Une âme abandonnée à Dieu, » dit Mme Guyon, « est en les mains de Dieu, comme un enfant entre les mains de sa nourrice qui le tient par sa lisière[30]. » : « Plus vous serez simple et petit avec Dieu, » dit-elle encore, « et plus il vous aimera. Saint Bernard dit que Notre-Seigneur s’est fait petit afin d’être plus aimable ; j’ajoute à cela qu’il se l’est fait aussi afin de nous apprendre à devenir petits, et c’est le seul moyen d’être agréable à ses yeux[31]. »

Sainte Thérèse, lorsqu’elle se sent tourmentée par le démon, se tourne de même vers son Dieu comme vers l’ami qui ne trahit pas ; et si elle parvient à retrouver le calme, c’est qu’elle s’entend dire : « N’ayez point de peur, ma fille, je ne vous abandonnerai jamais, n’appréhendez rien[32]. » Ne rien craindre, être apaisée dans ses angoisses, avoir non seulement un époux mystique qu’on puisse aimer de sa tendresse de femme, mais un ami sûr qui délivre l’âme des tentations et des doutes où elle se débat, tel est l’idéal de sainte Thérèse, de Mme Guyon et de bien d’autres, chez qui la médecine ne veut voir que des amantes sensuelles de Jésus.

Enfin, on pourrait être tenté de croire que bien des femmes mystiques ont éprouvé pour Jésus enfant un sentiment très analogue à l’amour maternel. Ce n’est pas toujours Jésus plein de force et d’humanité qui leur apparaît dans leurs extases ; elles aiment à le voir tout petit, dans la crèche où il naît, à le suivre en Égypte où il fuit les persécutions d’Hérode, dans le temple où il étonne les docteurs ; à vivre près de lui d’une vie familière et tendre.

C’est ainsi que sainte Rose de Lima paraît s’être complu dans la vision de Jésus enfant ; sainte Lydwine lui a donné son cœur dans ses extases, et Elisabeth Canori Mora l’a entendu lui dire : « J’ai gravé mon nom dans ton cœur et tu ne pourras jamais l’oublier[33]. » Ce n’est pas cependant l’amour maternel qui se manifeste dans cette adoration de Jésus enfant ; Jésus, même tout petit, est trop chargé de puissances et de grâces aux yeux des mystiques pour être aimé d’un amour qui implique quelque supériorité chez celui qui aime. C’est toujours, même quand il est couché dans ses langes, le Dieu sauveur qui console et guérit ; il ne pouvait pas être l’objet d’une affection qui eût méconnu à ce point son véritable caractère. Si l’on veut retrouver dans l’amour mystique, l’amour maternel, ou tout au moins un sentiment qui lui ressemble, c’est ailleurs qu’il faut le chercher : dans la pitié douloureuse, dans la charité compatissante qu’inspire Jésus crucifié sur le Golgotha ou oppressé d’angoisses dans le jardin de Gethsémani.

Ici le Dieu redevient assez faible, assez souffrant, assez homme, pour qu’une affection pitoyable puisse descendre sur lui. « Alors, » dit Angèle de Foligno, « je sentis le supplice de la compassion. Alors, au fond de moi-même, je sentis, dans les os et dans les jointures, une douleur épouvantable et un cri qui s’élevait comme une lamentation. Et Jésus s’écria : « Soyez bénie par la main du Père, vous qui avez partagé et pleuré ma passion[34]. » De même Catherine Emmerich : « Je regardai Jésus avec effroi et compassion et je croyais que j’allais mourir ; mon cœur était plein d’amertume, de douleur et d’amour[35]. »

C’est dans ces momens de pitié ardente que les mystiques « tout transformés en Jésus par amour et par compassion, » suivant les propres termes d’une légende, réclament leur part de ses souffrances, veulent gravir avec lui la colline de mort, porter sa croix, être blessés de ses blessures ; et s’ils arrivent quelquefois, comme Véronique Giuliani, à porter sur la tête les traces de sa couronne d’épines ou sur les pieds et les mains, comme saint François d’Assise, les stigmates de ses clous, c’est à force de s’être représenté ses tortures et de les avoir aimées.

L’amour divin est donc infiniment plus riche que tous les sentimens humains parce qu’il contient les plus forts et les plus profonds d’entre eux ; il est tissé de tendresse conjugale ; il est tissé de tendresse filiale ; il est tissé de compassion ; et tous ces sentimens confondus l’alimentent et le renouvellent sans cesse. L’âme mystique voit son Dieu tantôt sous les traits d’un fiancé plein de grâce et de beauté, tantôt sous la forme d’un père tout-puissant et d’un consolateur, tantôt sous l’apparence d’un homme souffrant pour elle les pires souffrances, et elle l’aime de toutes ses forces d’amour, de reconnaissance et de pitié.

Ajoutons que, pour définir l’amour mystique, il ne suffit pas de dire, comme nous venons de le faire, quels sentimens humains s’unissent en lui. S’il n’était que de la tendresse conjugale, de l’amour filial et de la pitié confondus, il ne serait pas encore le sentiment si durable et si fort, dont tous les mystiques proclament et subissent l’empire. Ce qu’il ne faut pas oublier, si l’on veut se faire une idée de sa toute puissance, c’est qu’il a pour objet les réalités éternelles, qui dans l’esprit du mystique ne souffrent de comparaison avec aucune des réalités terrestres. Quand Dieu se présente sous la forme d’un fiancé, il apporte la tendresse qui ne tarit pas, les joies sans limites et sans fin de l’union divine. Quand il est le père nourricier ou le protecteur, ce qu’il offre à l’âme affamée ou craintive, c’est le pain de vie éternelle, le port de refuge où toutes les tempêtes viendront se briser ; même quand il baisse, sur la croix, son front couronné d’épines, il lui apparaît comme la rançon de son salut et de son bonheur d’outre-tombe ; quel que soit le sentiment qu’il éveille dans l’âme humaine, il en est non seulement l’objet idéal, mais l’objet absolu : « O Dieu et mon tout, » dit Louis de Blois, » ô abîme souverainement suave et aimable, rien ne pourrait te remplacer[36]. » Il suit de là que, pour comprendre la tendresse conjugale, l’affection filiale ou la pitié qu’une mystique porte à son Dieu, on doit multiplier l’humanité que ces sentimens contiennent par eux-mêmes de toute l’étendue et de toute l’énergie qu’y ajoutent les idées d’éternel, de divin et d’infini. L’amour mystique n’est certes pas un sentiment mystérieux, tombé du ciel sur les âmes élues et sans analogue sur la terre ; c’est au contraire l’amour humain, tout l’amour humain, mais projeté sur un centre nouveau que les mystiques appellent Dieu, et c’est de son objet, comme de ses multiples racines, qu’il tire sa durée et sa force.

Mais s’il restait toujours multiple dans ses élémens, il ne serait pas le torrent qui emporte, l’abîme ou l’âme se perd comme dans une mer sans fond. Au plus haut degré de l’extase, nous disent tous les mystiques, l’âme n’est plus éclairée par aucune image, elle ne peut plus se représenter ni Jésus enfant dans les bras de sa mère, ni Jésus glorieux et tendre sur la montagne, ni Jésus pitoyable sur la croix. Elle n’a même plus quelque image vague, mais lumineuse encore, sur laquelle elle puisse appuyer sa pensée de Dieu. Suivant les lois qui gouvernent toutes les formes de la contemplation mentale, elle a vu les images se raréfier pour se fixer, puis s’unifier et enfin s’appauvrir pour disparaître tout à fait. Alors, de l’aveu des mystiques, la mémoire, l’imagination, l’intelligence elle-même se perdent, tandis que la volonté continue d’aimer, et l’amour qui envahit l’âme, l’amour dépourvu des images qui l’ont soutenu et coloré jusque-là, n’est plus ni la tendresse, ni la piété filiale, ni la reconnaissance, ni la compassion ; il est tout cela à la fois, et c’est alors vraiment qu’il est l’amour infini, la joie de se donner tout entier, toile que les quiétistes l’ont vécue et l’ont célébrée. Suivant les propres expressions de Mme Guyon, toute l’occupation de l’âme n’est plus qu’un amour général sans motif ni raison d’aimer. « Demandez-lui ce qu’elle fait à l’oraison et durant le jour, elle vous dira qu’elle aime. Mais quel motif ou raison tirez-vous d’aimer ? Elle n’en sait ni n’en connaît rien. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle aime, et qu’elle brûle de souffrir pour ce qu’elle aime. Mais c’est peut-être la vue des souffrances de votre bien-aimé, ô âme, qui vous porte aussi à vouloir souffrir ? « Hélas ! » dira-t-elle, « elles ne me viennent pas dans l’esprit. — Mais c’est donc le désir d’imiter les vertus que vous voyez en lui ? — Hélas ! je n’y pense pas. — Que faites-vous donc ? — J’aime. — N’est-ce pas la vue de la beauté de votre amant qui enlève votre aveu ? — Je ne regarde pas cette beauté[37]. » Alors toute image, toute pensée, tout jugement ayant disparu, le mystique est incapable de savoir pourquoi il aime, et il arrive logiquement à la doctrine du pur amour : « Si l’on me demandait, » disait encore Mme Guyon, « pourquoi j’aimais Dieu, si c’était à cause de sa miséricorde et de sa bonté, je ne savais ce qu’on me disait. Je savais qu’il était bon, plein de miséricorde, et cette perfection me faisait plaisir. Mais je ne songeais pas à moi pour l’aimer, je l’aimais et je brûlais de son feu parce que je l’aimais : et je l’aimais de telle sorte que je ne pouvais aimer que lui ; mais en l’aimant je n’avais nul motif que lui-même. »

Tout vide qu’il nous apparaisse, cet amour pur, dernier degré de l’amour mystique, ne peut être encore que la sublimation de toutes les affections terrestres ; il ne serait rien sans elles, et il n’est à tout prendre qu’une résultante, dont les élémens composans se sont peu à peu confondus et décolorés.


III

Mais ce n’est pas connaître vraiment l’amour mystique, que de le connaître uniquement en lui-même. On doit encore se demander pourquoi certaines âmes en subissent si profondément l’attrait.

Que beaucoup de mystiques soient allés à l’amour de Dieu, sous l’influence de l’exemple, on n’en saurait douter. Il fut en effet des siècles mystiques, au moyen âge ; et il fut des couvens mystiques comme la célèbre maison des Unterlinden où vécurent Elisabeth de Rouffac, Gertrude de Bruck, Adélaïde de Siegelsheim, et tant d’autres. Mais les grands mystiques sont des âmes trop originales et trop personnelles pour subir profondément les influences de leur milieu ; et la preuve en est qu’on les rencontre à tous les temps de l’histoire de l’Église. Au XVIIe siècle, quand la religion semble vouloir surtout réaliser l’unité sociale, l’harmonie collective des cœurs, c’est sainte Chantai, Marie Alacoque, la Solitaire des rochers, Mme Guyon, qui s’écartent de la doctrine commune pour vivre en Dieu. Au XVIIIe et au XIXe siècle, malgré les progrès du rationalisme, on n’a que l’embarras du choix pour citer des noms comme Anne de Rémusat ou Catherine Emmerich. C’est que, pour toutes ces âmes, quelle que fût par ailleurs la diversité de leurs caractères, le mysticisme a constitué un besoin irrésistible ; et, pour se faire une idée exacte de ce besoin, il est indispensable de pénétrer dans les cœurs qui l’ont le plus profondément éprouvé.

Avant d’avoir trouvé en Dieu son équilibre et son repos, le mystique est en général un être qui souffre de toutes les contradictions de la vie intérieure.

Et tout d’abord, chez la plupart d’entre eux, la vie physique est loin d’être normale. Le système nerveux souvent affiné et troublé par l’hérédité, plus souvent par la vie monacale, ne présente plus cette stabilité et cette régularité qui fait la santé ; des périodes de dépression ou d’excitation viennent, de temps à autre, apporter, sans cause morale apparente, de longues tristesses et de longues joies.

Le mystique, interprétant ce rythme qu’il ne comprend pas, se déclare tantôt plein de vie et de confiance en Dieu, tantôt plein de sécheresse et d’inquiétude, et il aspire après un équilibre d’esprit qui l’assure contre ces chutes multiples où il se croit chaque fois abandonné de Dieu. Mais les causes de ces chutes sont si profondes qu’elles disparaissent rarement sous l’influence de la foi mystique et qu’elles viennent souvent, à intervalles irréguliers, couper les périodes de grâce, comme chez Mme Guyon et sainte Rose de Lima.

Quand le mystique n’est pas sujet à des oscillations aussi marquées de sa vie nerveuse, il peut encore éprouver, suivant un rythme moins apparent, de la gêne ou de la facilité à se recueillir, à concentrer sa pensée sur les choses divines ; et c’est encore une source d’angoisses que cet éparpillement de son esprit qu’il ne peut plus coordonner ni diriger à son gré. Sainte Thérèse décrit très bien cet état de l’âme qui se cherche sans se trouver et qui ne sait ni penser ni vouloir : « Le démon, » dit-elle, « paraît être alors le maître de l’âme pour l’occuper ainsi qu’il lui plaît de mille folies, sans qu’elle puisse penser à rien de bon. Il ne lui représente que des choses impertinentes, ridicules, inutiles à tout, et qui ne servent qu’à l’embarrasser comme à l’étouffer, de telle sorte qu’elle ne se reconnaît plus elle-même. Ainsi il me semblait que les démons se jouaient de moi comme on se jouerait d’une pelote et qu’il m’était impossible de m’échapper de leurs mains. Qui pourrait exprimer ce que l’âme souffre en cet état ? L’âme cherche du secours, et si Dieu ne permet pas qu’elle en trouve, il ne lui reste que la lumière du franc arbitre, mais si obscurcie qu’elle serait comme une personne qui aurait les yeux bandés[38]. »

Il y a ainsi dans la vie de tous les mystiques, et surtout dans la période qui précède l’épanouissement de leur amour, des variations brusques ou lentes de leurs sentimens, de l’instabilité, des sautes de leur humeur, qui font de leur vie mentale une énigme à leurs propres yeux, et leur font souhaiter ardemment l’appui divin où leur âme trouvera enfin son repos.

Et tandis que leurs sentimens oscillent de la sorte, leur vie morale n’est aussi que contradiction et que trouble. Tous les moralistes ont opposé la brièveté de la vie à notre désir d’immortalité, le caractère fugitif des joies terrestres à notre soif inapaisable de bonheur ; or cette contradiction de la pensée humaine qui a fait la religion, les mystiques la connaissent mieux que personne, car ils la vivent, ils la ressentent dans le plus profond de leur cœur ; et, par-dessus les bonheurs qui finissent, ils aspirent sans cesse au bonheur qui ne finit pas. C’est ainsi que François Bernadone, qui devait être saint François, raillé par des compagnons de fête tandis qu’il méditait dans une rue d’Assise, et leur entendant dire : « Il songe à prendre femme, » leur répondit avec un sourire qu’ils ne lui connaissaient pas : « Oui, je songe à prendre une femme plus riche, plus belle et plus pure que vous ne sauriez jamais l’imaginer. »

Mais chez la plupart des mystiques, la victoire du ciel ne s’opère pas sans luttes ; la terre résiste et triomphe au moment même où le ciel pouvait sembler vainqueur ; un amer dégoût d’eux-mêmes se mêle alors aux joies passagères qui les ont séduits, et l’incertitude de leur volonté produit un état plus douloureux que les oscillations de leur vie nerveuse, car ils ne peuvent échapper un seul instant à la contradiction de leur propre cœur. Pendant plus de vingt ans sainte Thérèse a connu ce genre de souffrances ; Mme Guyon s’en plaint à plusieurs reprises ; et, bien que tous les mystiques ne puissent les analyser avec précision, je n’en connais aucun qui ne les ait profondément éprouvées.

Enfin, le mystique souffre profondément de sentir présentes et vivantes dans son cœur ces inclinations contraires qui sont au fond de la nature humaine et qui s’expliquent à ses yeux par l’origine divine et par la chute de l’homme.

Il veut aimer les autres, se dévouer pour eux, et il se sent prisonnier de son égoïsme. Il rêve une vie pure, austère, consacrée tout entière au bien, et il se sent tenté par la passion qu’il veut fuir entre toutes. Réfugié dans l’oraison, il demande à Dieu de le défendre, et au moment même où il se croit en sûreté, il s’aperçoit que sa sensibilité est plus forte que lui. Saint Bonaventure nous parle de ceux qui, au milieu des affections les plus spirituelles, sont troublés par les émotions de l’amour charnel, et saint Jean de la Croix nous dit : « Il n’est pas rare que l’esprit soit recueilli en oraison avec Dieu, tandis que les sens, malgré la résistance et les angoisses de l’âme, ressentent passivement les rébellions et les émotions de la chair[39]. »

Mais ce n’est pas seulement le sens de l’amour qui vient troubler l’âme et l’arracher à l’union divine ; tous les sens conspirent contre elle ; la vue qui la retient aux somptuosités de ce monde et qui lui en apporte les images, même quand les yeux sont clos pour la prière ; l’ouïe qui se plaît aux vains propos, aux médisances, à tous les bruits frivoles ou sensuels de la terre ; l’odorat, le goût, le toucher, viennent tour à tour ou ensemble tirer l’âme vers le monde, la harceler dans sa retraite et l’angoisser dans son repos. Alors le mystique prend en horreur ce corps d’où montent sans cesse tant de désirs vains ou mauvais, il le traîne comme un boulet de misère, et il rêve de s’en affranchir en lui refusant la nourriture, en l’humiliant, en le torturant ; mais le corps ne peut se faire oublier, et, pendant longtemps, il est, pour beaucoup de mystiques, la source des plus grandes souffrances.

En présence des mêmes contradictions[40], bien des hommes trouvent leur repos dans l’indifférence et se contentent de vivre sans y penser. Ceux qui réfléchissent davantage les concilient par des doctrines philosophiques ou religieuses qui font une place à l’égoïsme et une place à la charité. Mais le mystique ne peut se tenir à cette solution commune ; ce qu’il cherche, ce n’est pas une philosophie ou une religion qui lui permette d’être tantôt à lui-même et tantôt aux autres, de jouir du présent qui passe en attendant l’avenir. Sa conscience est trop délicate, sa sensibilité trop aiguë, son inquiétude nerveuse trop profonde pour qu’il puisse prendre son parti de cette diversité. Peu lui importe qu’elle s’explique dans un système ou dans une religion ; pour lui, le difficile, l’impossible, c’est de la vivre, et ce qu’il demande c’est de s’en affranchir ; or, il ne peut s’affranchir que par un sentiment qui établisse dans son âme la stabilité et l’unité dont il a besoin, et ce sentiment ne peut être que l’amour de Dieu.

Il faut que ce sentiment soit assez fort pour vaincre les instincts les plus vivaces de l’égoïsme et de la chair, et nous avons vu qu’il est tissé des plus puissantes affections humaines. Que pourrait-il contre l’amour des sens ou contre les calculs de l’intérêt, s’il n’était pas à la fois la tendresse conjugale, la piété filiale et la pitié ? Mais il est tout cela, et s’il arrive à triompher si complètement dans une âme, c’est qu’il est déjà par lui-même cette âme tout entière dans ce qu’elle a de plus profond.

Et cet amour si fort est aussi le seul qui dure, le seul où le mystique puisse mettre tout son cœur sans avoir à se dire que la mort est là qui attend. Jésus n’a-t-il pas dit à la Samaritaine : « Quiconque boit cette eau aura encore soif, mais celui qui boit de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif, et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source qui jaillira pour la vie éternelle ? »

C’est aussi le seul qui le console et le fortifie contre les angoisses de la tentation et du doute. Dans l’amour de Dieu, lorsqu’il envahit l’âme, plus de ces hésitations, de ces inquiétudes qui déchiraient le mystique, mais la certitude d’être aimé, d’être défendu et d’être sauvé. Un directeur, un confesseur peuvent pour un temps lever certains doutes, calmer certaines inquiétudes par leurs conseils ou leurs affirmations ; ils ne donnent jamais cette assurance que le mystique tire de son commerce avec Dieu. Celui-ci qui s’est entendu dire dans l’extase : « Je suis avec toi, » peut revenir vers la vie avec le cœur plus tranquille ; les oscillations douloureuses de son âme sont pour longtemps arrêtées.

Enfin cet amour est le seul qui satisfasse ce besoin de moralité supérieure qui est au fond du mysticisme chrétien. Aimer Dieu, c’est haïr l’égoïsme, le mensonge, toutes les passions personnelles ou basses, et c’est aimer par-dessus tout l’austérité, la pureté, la bonté ; c’est se soustraire à l’éternel conflit de l’ange et de la bête par tous les moyens physiques et moraux dont l’âme dispose, et par la grande passion d’amour qui lui fait retrouver les hommes en Dieu ; cette alternance continue des bons et des mauvais désirs, dont le mystique souffrait à l’excès, ne se produira plus lorsque Dieu le dominera tout à fait ; ici encore c’est la paix.

Et si la vie nerveuse oscille encore, si le mystique a parfois des momens d’exaltation où il sent son Dieu près de lui, et des momens de détresse où il le sent s’éloigner, c’est beaucoup pour triompher de ces défaillances des nerfs que d’avoir la certitude absolue que ce sont de simples épreuves dont il sortira vainqueur.

Nous avons vu sainte Thérèse souffrir de cette paresse d’esprit qu’elle expliquait par les attaques du démon ; elle en souffrit pendant des mois et des années, jusqu’au jour où elle crut entendre la voix de Dieu lui dire : « Je ne vous abandonnerai jamais ; » mais alors elle considéra les attaques des mauvais esprits avec tant d’assurance que ses appréhensions s’évanouissaient.

Ainsi s’établit peu à peu dans l’esprit du mystique la stabilité, l’unité dont il a tant besoin. Sous l’influence de l’amour de Dieu, les inclinations basses s’atténuent ou disparaissent ; la certitude d’être protégé, sauvé pour l’éternité remplace les hésitations et les angoisses ; le mystique connaît dans la vie divine une tranquillité, une moralité que la terre lui refusait : il a la santé de l’âme, il a même celle du corps, et c’est bien parce qu’il a conscience de ces effets salutaires, que de tous ses vœux, de toutes ses forces, il souhaite et prépare par l’ascétisme le triomphe complet de l’amour de Dieu.

Qu’est-ce donc en définitive qu’aimer pour le mystique chrétien ?

C’est s’affranchir par l’amour de Dieu, qui ne se sépare pas de l’amour de la perfection, des oscillations douloureuses de la vie physique et morale, des contradictions angoissantes de l’âme et du corps. C’est se créer, au-dessus et en dehors de la terre, une forme très humaine de bonheur où l’âme puisse répéter à son Dieu les graves paroles d’Andromaque à Hector : « Tu es pour moi un père, une vénérable mère, un frère ; tu es aussi un époux brillant de jeunesse. » C’est coordonner autour d’un même objet, considéré comme sacré, les sentimens humains les plus forts ou les plus élevés, et trouver dans ce faisceau d’affections la satisfaction morale, l’équilibre et la paix.


GEORGES DUMAS.

  1. D’excellents argumens ont été donnés récemment contre cette conception par M. Pierre Janet (Une Extatique, Paris, 1901) et M. Léo Gaubert (la Catalepsie chez les mystiques, Paris, 1903).
  2. Introduction à la Vie dévote, II, ch. IX.
  3. Traité de l’Amour de Dieu, liv. VI, ch. II.
  4. Traité de l’Amour de Dieu, ch. III et V.
  5. Vie par M. de Lantages, édition revue par M. l’abbé Lucot, II, p. 137.
  6. Vie de sainte Rose de Lima, par le Pèec Léonard Hansen, p. 215.
  7. Vie de sainte Catherine de Sienne, par Chavin de Malan, p. 50-51.
  8. Vie de sainte Catherine de Ricci, par Hyacinthe Bayonne, t. I, p. 170.
  9. Vie de Jeanne-Marie de la Croix, par Weber, p. 253 de la traduction française.
  10. Ibid., p. 258.
  11. Ibid., par Weber, p. 66 de la traduction française.
  12. Vie de Marie de l’Incarnation, par l’abbé Chapot, I, 91-93.
  13. Traité de l’Amour de Dieu, liv. III, ch. VIII, p. 183.
  14. Vie et Œuvres de la bienheureuse Marie Alacoque, t. II.
  15. Œuvres de sainte Thérèse. Des pensées sur l’amour de Dieu, ch. IV.
  16. Voyez Autobiographie, ch. XXIX.
  17. Autobiographie, II, ch. XVI, p. 178.
  18. Relation sur le Quiétisme, IIe section, p. 98, édition Lachat.
  19. On en trouvera d’autres dans un intéressant article de M. de Montmorand (Rev. Philos., octobre 1903) auquel j’ai emprunté quelques-unes des précédentes.
  20. Cf. sur ce point spécial du langage mystique M. de Montmorand (les États mystiques, Rev. Philos., juillet 1905) et M. Ribot (Qu’est-ce qu’une Passion, Rev. Philos., mai 1906, p. 474).
  21. Saint Bernard, Sermon 32, N° 2.
  22. Tauler, 1er sermon après sa conversion.
  23. Saint François d’Assise, le Cantique de l’Amour.
  24. Revue Philosophique, octobre 1903, p. 391.
  25. Sainte Thérèse, Autobiographie, ch. XXIX.
  26. Traité de l’Amour de Dieu, l. VII, ch. I.
  27. Id., ibid.
  28. Chemin de la Perfection, XXXI.
  29. Psaume XXIII, 1, 6.
  30. Lettre 121.
  31. Lettre 28.
  32. Autobiographie, ch. XXV.
  33. Vie. p. 141.
  34. Le livre des Visions et des Instructions, ch. XXXIV.
  35. Visions, tome III, ch. XXX, p. 388.
  36. Appendice 2.
  37. Les Torrens, ch. V, p. 204.
  38. Autobiographie, ch. XIX.
  39. La Nuit obscure, I, IV.
  40. On trouvera dans le livre du regretté Murisier une analyse assez exacte de quelques-unes de ces contradictions (les maladies du Sentiment religieux, Paris, F. Alcan).