Comme il vous plaira/Traduction Guizot, 1863/Acte V

Comme il vous plaira
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 4 (p. 293-308).
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ACTE CINQUIÈME


Scène I

Toujours la forêt.

TOUCHSTONE, AUDREY.

TOUCHSTONE.—Nous trouverons le moment, Audrey. Patience, chère Audrey.

AUDREY.—Ma foi, ce prêtre était tout ce qu’il fallait, quoiqu’en ait pu dire le vieux monsieur.

TOUCHSTONE.—Un bien méchant sir Olivier, Audrey, un misérable Mar-Text ! Mais, Audrey, il y a ici dans la forêt un jeune homme qui a des prétentions sur vous.

AUDREY.—Oui, je sais qui c’est : il n’a aucun droit au monde sur moi : tenez, voilà l’homme dont vous parlez.

(Entre William.)

TOUCHSTONE.—C’est boire et manger pour moi, que de voir un paysan. Sur ma foi, nous, qui avons du bon sens, nous avons un grand compte à rendre. Nous allons rire et nous moquer de lui ; nous ne pouvons nous retenir.

WILLIAM.—Bonsoir, Audrey.

AUDREY.—Dieu vous donne le bonsoir, William.

WILLIAM.—Et bonsoir à vous aussi, monsieur.

TOUCHSTONE.—Bonsoir, mon cher ami. Couvre ta tête, couvre ta tête : allons, je t’en prie, couvre-toi. Quel âge avez-vous, mon ami ?

WILLIAM.—Vingt-cinq ans, monsieur.

TOUCHSTONE.—C’est un âge mûr. William est-il ton nom ?

WILLIAM.—Oui, monsieur, William.

TOUCHSTONE.—C’est un beau nom ! Es-tu né dans cette forêt ?

WILLIAM.—Oui, monsieur, et j’en remercie Dieu.

TOUCHSTONE.—Tu en remercies Dieu ? Voilà une belle réponse.—Es-tu riche ?

WILLIAM.—Ma foi, monsieur, comme ça.

TOUCHSTONE.—Comme ça : cela est bon, très-bon, excellent.—Et pourtant non ; ce n’est que comme ça, comme ça. Es-tu sage ?

WILLIAM.—Oui, monsieur ; j’ai assez d’esprit.

TOUCHSTONE.—Tu réponds à merveille. Je me souviens, en ce moment, d’un proverbe : Le fou se croit sage ; mais le sage sait qu’il n’est qu’un fou.—Le philosophe païen, lorsqu’il avait envie de manger un grain de raisin, ouvrait les lèvres quand il le mettait dans sa bouche, voulant nous faire entendre par là que le raisin était fait pour être mangé, et les lèvres pour s’ouvrir.—Vous aimez cette jeune fille ?

WILLIAM.—Je l’aime, monsieur.

TOUCHSTONE.—Donnez-moi votre main. Etes-vous savant ?

WILLIAM.—Non, monsieur.

TOUCHSTONE.—Eh bien ! apprenez de moi ceci : avoir, c’est avoir. Car c’est une figure de rhétorique, que la boisson, étant versée d’une coupe dans un verre, en remplissant l’un vide l’autre. Tous vos écrivains sont d’accord que ipse c’est lui : ainsi vous n’êtes pas ipse ; car c’est moi qui suis lui.

WILLIAM.—Quel lui, monsieur ?

TOUCHSTONE.—Le lui, monsieur, qui doit épouser cette fille : ainsi, vous, paysan, abandonnez ; c’est-à-dire, en langue vulgaire, laissez… la société,—qui, en style campagnard, est la compagnie… de cet être du sexe féminin,—qui, en langage commun, est une femme : ce qui fait tout ensemble : Renonce à la société de cette femme ; ou, paysan, tu péris ; ou, pour te faire mieux comprendre, tu meurs ; ou, si tu l’aimes mieux, je te tue, je te congédie de ce monde, je change ta vie en mort, ta liberté en esclavage, et je t’expédierai par le poison, ou la bastonnade, ou le fer ; je deviendrai ton adversaire et je fondrai sur toi avec politique ; je te tuerai de cent cinquante manières : ainsi, tremble et déloge.

AUDREY.—Va-t’en, bon William.

WILLIAM.—Dieu vous tienne en joie, monsieur !

(Il sort.)

(Entre Corin.)

CORIN.—Notre maître et notre maîtresse vous cherchent : allons, partez, partez.

TOUCHSTONE.—Trotte, Audrey, trotte, Audrey. Je te suis, je te suis.

(Ils sortent.)


Scène II

Entrent ORLANDO et OLIVIER.

ORLANDO.—Est-il possible que, la connaissant si peu, vous ayez sitôt pris du goût pour elle ? qu’en ne faisant que la voir, vous en soyez devenu amoureux, que l’aimant vous lui ayez fait votre déclaration ; et que, sur cette déclaration, elle ait consenti ? Et vous persistez à vouloir la posséder ?

OLIVIER.—Ne discutez point mon étourderie, l’indigence de ma maîtresse, le peu de temps qu’a duré la connaissance ; ma déclaration précipitée, ni son rapide consentement ; mais dites avec moi que j’aime Aliéna : dites avec elle qu’elle m’aime : donnez-nous à tous deux votre consentement à notre possession mutuelle : ce sera pour votre bien ; car la maison de mon père et tous les revenus qu’a laissés le vieux chevalier Rowland, vous seront assurés, et moi, je veux vivre et mourir ici berger.

(Entre Rosalinde.)

ORLANDO.—Vous avez mon consentement : que vos noces se fassent demain. J’y inviterai le duc et toute sa joyeuse cour : allez et disposez Aliéna ; car voici ma Rosalinde.

ROSALINDE.—Dieu vous garde, mon digne frère !

OLIVIER.—Et vous aussi, aimable sœur.

ROSALINDE.—Omon cher Orlando, combien je souffre de vous voir ainsi votre cœur en écharpe !

ORLANDO.—Ce n’est que mon bras.

ROSALINDE.—J’avais cru votre cœur blessé par les griffes de la lionne.

ORLANDO.—Il est blessé, mais c’est par les yeux d’une dame.

ROSALINDE.—Votre frère vous a-t-il dit comme j’ai fait semblant de m’évanouir lorsqu’il m’a montré votre mouchoir ?

ORLANDO.—Oui ; et des choses plus étonnantes que cela.

ROSALINDE.—Oh ! je vois où vous en voulez venir… En effet, cela est très-vrai. Il n’y a jamais rien eu de si soudain, si ce n’est le combat de deux béliers qui se rencontrent, et la fanfaronnade de César : Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. Car votre frère et ma sœur ne se sont pas plus tôt rencontrés qu’ils se sont envisagés ; pas plus tôt envisagés, qu’ils se sont aimés ; pas plus tôt aimés, qu’ils ont soupiré ; pas plus tôt soupiré, qu’ils s’en sont demandé l’un à l’autre la cause ; ils n’ont pas plus tôt su la cause, qu’ils ont cherché le remède : et, par degrés, ils ont fait un escalier de mariage qu’il leur faudra monter incontinent, ou être incontinents avant le mariage : ils sont vraiment dans la rage d’amour, et il faut qu’ils s’unissent. Des massues ne les sépareraient pas.

ORLANDO.—Ils seront mariés demain, et je veux inviter le duc à la noce. Mais hélas ! qu’il est amer de ne voir le bonheur que par les yeux d’autrui ! Demain, plus je croirai mon frère heureux de posséder l’objet de ses désirs, plus la tristesse de mon cœur sera profonde.

ROSALINDE.—Quoi donc ! ne puis-je demain faire pour vous le rôle de Rosalinde ?

ORLANDO.—Non, je ne puis plus vivre de pensées.

ROSALINDE.—Eh bien, je ne veux plus vous fatiguer de vains discours. Apprenez donc (et maintenant je parle un peu sérieusement) que je sais que vous êtes un cavalier du plus grand mérite.—Je ne dis pas cela pour vous donner bonne opinion de ma science…, parce que je dis que je sais ce que vous êtes.—Et je ne cherche point à usurper plus d’estime qu’il n’en faut pour vous inspirer quelque peu de confiance en moi pour vous faire du bien, et non pour me vanter moi-même. Croyez donc, si vous voulez, que je peux opérer d’étranges choses : depuis l’âge de trois ans, j’ai eu des liaisons avec un magicien très-profond dans son art, mais non pas jusqu’à être damné. Si votre amour pour Rosalinde tient d’aussi près à votre cœur que l’annoncent vos démonstrations, vous l’épouserez au moment même où votre frère épousera Aliéna. Je sais à quelles extrémités la fortune l’a réduite ; il ne m’est pas impossible, si cela pourtant peut vous convenir, de la placer demain devant vos yeux, en personne, et cela sans danger.

ORLANDO.—Parlez-vous ici sérieusement ?

ROSALINDE.—Oui, je le proteste sur ma vie, à laquelle je tiens fort, quoique je me dise magicien : ainsi, revêtez-vous de vos plus beaux habits, invitez vos amis ; car si vous voulez décidément être marié demain, vous le serez, et à Rosalinde, si vous le voulez. (Entrent Sylvius et Phébé.) Voyez : voici une amante à moi, et un amant à elle.

PHÉBÉ.—Jeune homme, vous en avez bien mal agi avec moi, en montrant la lettre que je vous avais écrite.

ROSALINDE.—Je ne m’en embarrasse guère. C’est mon but de me montrer dédaigneux et sans égard pour vous. Vous avez là à votre suite un berger fidèle : tournez vos regards vers lui ; aimez-le : il vous adore.

PHÉBÉ.—Bon berger, dis à ce jeune homme ce que c’est que l’amour.

SYLVIUS.—Aimer, c’est être fait de larmes et de soupirs ; et voilà comme je suis pour Phébé.

PHÉBÉ.—Et moi pour Ganymède.

ORLANDO.—Et moi pour Rosalinde.

ROSALINDE.—Et moi pour aucune femme.

SYLVIUS.—C’est être tout fidélité et dévouement. Et voilà ce que je suis pour Phébé.

PHÉBÉ.—Et moi pour Ganymède.

ORLANDO.—Et moi pour Rosalinde.

ROSALINDE.—Et moi pour aucune femme.

SYLVIUS.—C’est être tout rempli de caprices, de passions, de désirs : c’est être tout adoration, respect et obéissance, tout humilité, patience et impatience : c’est être plein de pureté, résigné à toute épreuve, à tous les sacrifices : et je suis tout cela pour Phébé.

PHÉBÉ.—Et moi pour Ganymède.

ORLANDO.—Et moi pour Rosalinde.

ROSALINDE.—Et moi pour aucune femme.

PHÉBÉ, à Rosalinde.—Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous aimer ?

SYLVIUS, à Phébé.—Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous aimer ?

ORLANDO.—Si cela est, pourquoi me blâmez-vous de vous aimer ?

ROSALINDE.—A qui adressez-vous ces mots : Pourquoi me blâmez-vous de vous aimer ?

ORLANDO.—A celle qui n’est point ici, et qui ne m’entend pas.

ROSALINDE.—De grâce, ne parlez plus de cela : cela ressemble aux hurlements des loups d’Irlande après la lune. (A Sylvius.) Je vous secourrai si je puis. (A Phébé.) Je vous aimerais si je le pouvais.—Demain, venez me trouver tous ensemble. (A Phébé.) Je vous épouserai, si jamais j’épouse une femme, et je veux être marié demain. (A Orlando.) Je vous satisferai, si jamais j’ai satisfait un homme, et vous serez marié demain. (A Sylvius.) Je vous rendrai content, si l’objet qui vous plaît peut vous rendre content, et vous serez marié demain. (A Orlando.) Si vous aimez Rosalinde, venez me trouver. (A Sylvius.) Si vous aimez Phébé, venez me trouver.—Et, comme il est vrai que je n’aime aucune femme, je m’y trouverai. Adieu, portez-vous bien : je vous ai laissé à tous mes ordres.

SYLVIUS.—Je n’y manquerai pas, si je vis.

PHÉBÉ.—Ni moi.

ORLANDO.—Ni moi.

(Ils sortent.)


Scène III

TOUCHSTONE et AUDREY.

TOUCHSTONE.—Demain est le beau jour, Audrey ; demain nous serons mariés.

AUDREY.—Je le désire de tout mon cœur ; et j’espère que ce n’est pas un désir malhonnête que de désirer d’être une femme établie.—Voici deux pages du duc exilé qui viennent.

(Entrent deux pages du duc.)

PREMIER PAGE.—Charmé de la rencontre, mon brave monsieur.

TOUCHSTONE.—Et moi de même, sur ma parole : allons, asseyons-nous, asseyons-nous ; et… une chanson.

SECOND PAGE.—Nous sommes à vos ordres : asseyez-vous dans le milieu.

PREMIER PAGE.—L’entonnerons-nous rondement, sans cracher ni tousser, sans dire que nous sommes enroués, préludes ordinaires d’une méchante voix ?

SECOND PAGE.—Oui, oui, et tous deux sur un même ton, comme deux Bohémiennes sur un même cheval.

CHANSON.

C’était un amant et sa bergère
Avec un ah ! un ho ! et un ah nonino !
Qui passèrent sur le champ de blé vert.
Dans le printemps, le joli temps fertile,
Où les oiseaux chantent, eh ! ding, ding, ding,
Tendres amants aiment le printemps.
Entre les sillons de seigle,
Avec un ah ! un ho ! et un ah nonino !
Ces jolis campagnards se couchèrent.
Au printemps, etc., etc.
Ils commencèrent aussitôt cette chanson,
Avec un ah ! un ho ! et un ah nonino !
Cette chanson qui dit que la vie n’est qu’une fleur.
Au printemps, etc., etc.
Profitez donc du temps

présent,
Avec un ah ! un ho ! et un ah nonino !
Car l’amour est couronné des premières fleurs.
Au printemps, etc., etc.

TOUCHSTONE.—En vérité, jeunes gens, quoique les paroles ne signifient pas grand’chose, cependant l’air était fort discordant.

PREMIER PAGE.—Vous vous trompez, monsieur : nous avons gardé le temps, nous n’avons pas perdu notre temps.

TOUCHSTONE.—Si fait, ma foi. Je regarde comme un temps perdu celui qu’on passe à entendre une si sotte chanson. Dieu soit avec vous ! et Dieu veuille améliorer vos voix ! —Venez, Audrey.

(Ils sortent.)


Scène IV

Une autre partie de la forêt.

LE VIEUX DUC, AMIENS, JACQUES, ORLANDO OLIVIER et CÉLIE.

LE VIEUX DUC.—Croyez-vous, Orlando, que le jeune homme puisse faire tout ce qu’il a promis ?

ORLANDO.—Tantôt je le crois, et tantôt je ne le crois pas, comme tous ceux qui craignent en espérant, et qui en craignant espèrent.

(Entrent Rosalinde, Sylvius, Phébé.)

ROSALINDE.—Encore un peu de patience, pendant que je répète notre engagement. (Au duc.) Vous dites que, si je vous amène votre Rosalinde, vous la donnerez à Orlando que voici ?

LE VIEUX DUC.—Oui, je le ferais, quand j’aurais des royaumes à donner avec elle.

ROSALINDE, à Orlando.—Et vous dites que vous voulez d’elle quand je ramènerai ?

ORLANDO.—Oui, fussé-je le roi de tous les empires de la terre.

ROSALINDE, à Phébé.—Vous dites que vous m’épouserez si j’y consens ?

PHÉBÉ.—Oui, dussé-je mourir une heure après.

ROSALINDE.—Mais si vous refusez de m’épouser, vous donnerez-vous alors à ce berger si fidèle ?

PHÉBÉ.—Telle est la convention.

ROSALINDE, à Sylvius.—Vous dites que vous épouserez Phébé si elle veut vous accepter ?

SYLVIUS.—Oui, quand ce serait la même chose d’accepter Phébé et la mort.

ROSALINDE.—J’ai promis d’aplanir toutes ces difficultés.—Duc, tenez votre promesse de donner votre fille.—Et vous, Orlando, tenez votre promesse de l’accepter.—Phébé, tenez votre promesse de m’épouser, ou, si vous me refusez, de vous unir à ce berger.—Sylvius, tenez votre promesse d’épouser Phébé, si elle me refuse.—Et je vous quitte à l’instant pour résoudre tous ces doutes.

(Rosalinde et Célie sortent.)

LE VIEUX DUC.—Ma mémoire me fait retrouver dans ce jeune berger quelques traits frappants du visage de ma fille.

ORLANDO.—Seigneur, la première fois que je l’ai vu, j’ai cru que c’était un frère de votre fille : mais, mon digne seigneur, ce jeune homme est né dans ces bois ; il a été instruit dans les éléments de beaucoup de sciences dangereuses, par son oncle, qu’il nous donne pour être un grand magicien caché dans l’enceinte de cette forêt.

(Entrent Touchstone et Audrey.)

JACQUES.—Il y a sûrement un second déluge en l’air : et ces couples viennent se rendre à l’arche ! Voici une paire d’animaux étrangers, qui, dans toutes les langues, s’appellent des fous.

TOUCHSTONE.—Salut et compliments à tous !

JACQUES, au duc.—Mon bon seigneur, faites-lui accueil : c’est ce fou que j’ai si souvent rencontré dans la forêt ; il jure qu’il a été jadis homme de cour.

TOUCHSTONE.—Si quelqu’un en doute qu’il me soumette à l’épreuve. J’ai dansé un menuet, j’ai cajolé une dame, j’ai usé de politique envers mon ami, j’ai caressé mon ennemi, j’ai ruiné trois tailleurs, j’ai eu quatre querelles, et j’ai été à la veille d’en vider une l’épée à la main.

JACQUES.—Et comment s’est-elle terminée ?

TOUCHSTONE.—Ma foi, nous nous sommes rencontrés, et nous avons trouvé que la querelle en était à la septième cause.

JACQUES.—Que voulez-vous dire par la septième cause ? —Mon bon seigneur, cet homme vous plaît-il ?

LE VIEUX DUC.—Il me plaît beaucoup.

TOUCHSTONE.—Dieu vous en récompense, monsieur ! je désire qu’il en soit de même de vous.—J’accours ici en hâte, monsieur, au milieu de ces couples de campagnards, pour jurer, et me parjurer ; car le mariage enchaîne, mais le sang brise ses nœuds. Une pauvre pucelle, monsieur, un minois assez laid, monsieur ; mais qui est à moi : une pauvre fantaisie à moi, monsieur, de prendre ce dont personne autre ne veut. La riche honnêteté se loge comme un avare, monsieur, dans une pauvre chaumière, comme votre perle dans votre vilaine huître.

LE VIEUX DUC.—Sur ma parole, il a la répartie prompte et sentencieuse.

TOUCHSTONE.—Comme le trait que lance le fou et des discours de ce genre, monsieur.

JACQUES.—Mais revenons à la septième cause. Comment avez-vous trouvé que la querelle allait en être à la septième cause ?

TOUCHSTONE.—Par un démenti au septième degré.—Audrey, donnez à votre corps un maintien plus décent,—comme ceci, monsieur. Je désapprouvai la forme qu’un certain courtisan avait donnée à sa barbe : il m’envoya dire que si je ne trouvais pas sa barbe bien faite, il pensait, lui, qu’elle était très-bien. C’est ce qu’on appelle une réponse courtoise. Si je lui soutenais encore qu’elle était mal coupée, il me répondait, qu’il l’avait coupée ainsi, parce que cela lui plaisait. C’est ce qu’on appelle le lardon modéré. Que si je prétendais encore qu’elle est mal coupée, il me taxerait de manquer de jugement. C’est ce qu’on appelle la réplique grossière. Si je persistais encore à dire qu’elle n’était pas bien coupée, il me répondrait, cela n’est pas vrai. C’est ce qu’on appelle la riposte vaillante. Si j’insistais encore à dire qu’elle n’est pas bien coupée, il me dirait, que j’en ai menti. C’est ce qu’on appelle la riposte querelleuse. Et ainsi jusqu’au démenti conditionnel, et au démenti direct.

JACQUES.—Et combien de fois avez-vous dit que sa barbe était mal faite ?

TOUCHSTONE.—Je n’ai pas osé dépasser le démenti conditionnel, et lui n’a pas osé non plus me donner le démenti direct ; et comme cela, nous avons mesuré nos épées, et nous nous sommes séparés.

JACQUES.—Pourriez-vous maintenant nommer, par ordre, les différentes gradations d’un démenti ?

TOUCHSTONE.—Oh ! monsieur, nous querellons d’après l’imprimé[1], suivant le livre ; comme on a des livres pour les belles manières. Je vais vous nommer les degrés d’un démenti. Le premier est la Réponse courtoise, le second le Lardon modéré, le troisième la Réponse grossière, le quatrième la Riposte vaillante, le cinquième la Riposte querelleuse, le sixième le Démenti conditionnel, et le septième le Démenti direct. Vous pouvez éviter le duel à tous les degrés, excepté au démenti direct ; et même vous le pouvez encore dans ce cas, au moyen d’un si. J’ai vu des affaires, où sept juges ensemble ne seraient pas venus à bout d’arranger une querelle ; et lorsque les deux adversaires venaient à se rencontrer, l’un des deux s’avisait seulement d’un si ; par exemple, si vous avez dit cela, moi j’ai dit cela ; et ils se donnaient une poignée de main, et se juraient une amitié de frères. Votre si est le seul arbitre qui fasse la paix : il y a beaucoup de vertu dans le si !

JACQUES, au duc.—N’est-ce pas là, seigneur, un rare original ? Il est bon à tout, et cependant c’est un fou.

LE VIEUX DUC.—Sa folie lui sert comme un cheval de chasse à la tonnelle ; et sous son abri, il lance ses traits d’esprit.

(Entrent l’Hymen conduisant Rosalinde en habits de femme, et Célie. Une musique douce.)

L’HYMEN chante.

Il y a joie dans le ciel
Quand les mortels sont d’accord,

Et s’unissent entre eux.
Bon duc, reçois ta fille ;
L’hymen te l’amène du ciel,
Oui, l’hymen te l’amène ici,
Afin que tu unisses sa main
À celle de l’homme dont elle porte le cœur dans son sein.

ROSALINDE, au duc.—Je me donne à vous, car je suis à vous. (A Orlando.) Je me donne à vous, car je suis à vous.

LE VIEUX DUC, à Rosalinde.—S’il y a quelque vérité dans la vue, vous êtes ma fille.

ORLANDO.—S’il y a quelque vérité dans la vue, vous êtes ma Rosalinde.

PHÉBÉ.—Si la vue et la forme sont fidèles…, adieu mon amour.

ROSALINDE, au duc.—Je n’aurai plus de père, si vous n’êtes le mien. (A Orlando.) Je n’aurai point d’époux, si vous n’êtes le mien. (A Phébé.) Je n’épouserai pas d’autre femme que vous.

L’HYMEN.

Silence. Oh ! je défends le désordre
C’est moi qui dois conclure
Ces étranges événements.
Voici huit personnes qui doivent se prendre la main,
Pour s’unir par les liens de l’hymen,
Si la vérité est la vérité.

(À Orlando et Rosalinde.)

Aucun obstacle ne pourra vous séparer.

(À Olivier et Célie.)

Vos deux cœurs ne sont qu’un cœur.

(À Phébé.)

Vous, cédez à son amour,

(Montrant Sylvius.)

Ou prenez une femme pour époux.

(À Touchstone et Audrey.)

Vous êtes certainement l’un pour l’autre,
Comme l’hiver est uni au mauvais temps.

(A tous.)

Pendant que nous chantons un hymne nuptial

Nourrissez-vous de questions et de réponses
Afin que la raison diminue l’étonnement
Que vous causent cette rencontre et cette conclusion.

CHANSON.

Le mariage est la couronne de l’auguste Junon.
Lien céleste de la table et du lit,
C’est l’hymen qui peuple les cités,
Que le mariage soit donc honoré.
Honneur, honneur et renom
À l’hymen, dieu des cités !

LE VIEUX DUC, à Célie.—O ma chère nièce, tu es la bienvenue, tu es aussi bienvenue que ma fille même.

PHÉBÉ, à Sylvius.—Je ne retirerai pas ma parole : de ce moment tu es à moi. Ta fidélité te donne mon amour.

(Entre Jacques des Bois.)

JACQUES DES BOIS, au duc.—Daignez m’accorder audience un moment.—Je suis le second fils du vieux chevalier Rowland, et voici les nouvelles que j’apporte à cette illustre assemblée.—Le duc Frédéric, entendant raconter tous les jours combien de personnes d’un grand mérite se rendaient à cette forêt, avait levé une forte armée : il marchait lui-même à la tête de ses troupes, résolu de s’emparer ici de son frère, et de le passer au fil de l’épée ; et déjà il approchait des limites de ce bois sauvage : mais là, il a rencontré un vieux religieux qui, après quelques moments d’entretien, l’a fait renoncer à son entreprise et au monde. Il a légué sa couronne au frère qu’il avait banni, et a restitué à ceux qui l’avaient suivi dans son exil tous leurs domaines. J’engage ma vie sur la vérité de ce récit.

LE VIEUX DUC.—Soyez le bienvenu, jeune homme. Vous offrez un beau présent de noces à vos deux frères ; à l’un, le patrimoine dont on l’avait dépouillé, et à l’autre, un pays tout entier, un puissant duché. Mais, d’abord, achevons dans cette forêt l’ouvrage que nous y avons si bien commencé et si heureusement amené à bien, et, après, chacun des heureux compagnons qui ont supporté ici avec nous tant de rudes jours et de nuits part agera l’avantage de la fortune que nous retrouvons, selon la mesure de sa condition. En attendant, oublions cette dignité qui vient de nous écheoir, et livrons-nous à nos divertissements rustiques.—Jouez, musiciens. Et vous mariés et mariées, suivez la mesure de la musique, puisque votre mesure de joie est comble.

JACQUES, à Jacques des Bois.—Monsieur, avec votre permission, si je vous ai bien entendu, le duc a embrassé la vie religieuse, et rejeté avec dédain le faste des cours ?

JACQUES DES BOIS.—Oui, monsieur.

JACQUES.—Je veux aller le trouver. Il y a beaucoup à apprendre et à profiter avec ces convertis. (Au duc.) Je vous lègue, à vous, vos anciennes dignités : votre patience et vos vertus les méritent. (A Orlando.) À vous, l’amour que mérite votre foi sincère. (A Olivier.) À vous, vos terres, la tendresse d’une épouse, et des alliés illustres. (A Sylvius.) À vous, un lit longtemps attendu et bien mérité. (A Touchstone.) Et vous, je vous lègue les disputes ; car vous n’avez, pour votre voyage d’amour, de provisions que pour deux mois.—Ainsi, allez à vos plaisirs. Pour moi, il m’en faut d’autres que celui de la danse.

LE VIEUX DUC.—Arrête, Jacques ; reste avec nous.

JACQUES.—Moi, je ne reste point pour de frivoles passe-temps. J’irai vous attendre dans votre grotte abandonnée, pour savoir ce que vous voulez.

(Il sort.)

LE VIEUX DUC, aux musiciens.—Poursuivez, poursuivez ; nous allons commencer cette cérémonie, comme nous avons la confiance qu’elle se terminera, dans les transports d’une joie pure.

(Danse.)

ÉPILOGUE.

ROSALINDE.—Vous n’avez pas coutume de voir l’Épilogue habillé en femme, mais cela n’est pas plus mal séant, que de voir le Prologue en habit d’homme. Si le proverbe est vrai, que le bon vin n’a pas besoin d’enseigne, il est également vrai qu’une bonne pièce n’a pas besoin d’épilogue. Cependant on annonce le bon vin par de bonnes enseignes ; et les bonnes pièces paraissent encore meilleures avec le secours de bons épilogues. Dans quelle position embarrassante suis-je donc placée, moi qui ne suis point un bon épilogue, et qui ne peux pas non plus vous captiver en faveur d’une bonne pièce ? Je ne suis point équipée en mendiant ; il ne me conviendrait donc pas de vous supplier : le seul parti qui me reste est d’user de conjurations, et je vais commencer par les femmes.—Femmes, je vous somme, par l’amour que vous portez aux hommes, d’approuver dans cette pièce tout ce qui leur en plaît. Et vous, hommes, je vous somme, au nom de l’amour que vous portez aux femmes (car je m’aperçois à votre sourire qu’aucun de vous ne les déteste), d’approuver de cette pièce ce qui en plaît aux dames ; en sorte qu’entre elles et vous, la pièce ait du succès. Si j’étais une femme, j’embrasserais tous ceux qui, parmi vous, auraient des barbes qui me plairaient, des physionomies à mon goût et des haleines qui ne me rebuteraient pas ; et je suis sûr que tous ceux d’entre vous qui ont de belles barbes, des figures agréables et de douces haleines, ne manqueront pas, en reconnaissance de mon offre gracieuse, de me dire adieu, quand je vous ferai la révérence.

(Tous sortent.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.


  1. Le poëte se moque ici de la mode du duel en forme qui régnait de son temps, et il le fait avec beaucoup de gaieté, il ne pouvait la traiter avec plus de mépris qu’en montrant un manant aussi bien instruit dans les formes et les préliminaires du duel. Le livre auquel il fait allusion ici est un traité fort ridicule d’un certain Vincentio Saviolo, intitulé : De l’honneur et des querelles honorables, in-4o, imprimé par Wolf, en 1594. La première partie de ce traité porte : Discours très-nécessaire à tous les cavaliers qui font cas de leur honneur, concernant la manière de donner et de recevoir le démenti, d’où s’ensuivent le duel et le combat en diverses formes ; et beaucoup d’autres inconvénients faute de bien savoir la science de l’honneur, et le juste sens des termes, qui sont ici expliqués. Voici les titres des chapitres.
    I. Quelle est la raison pour laquelle la partie à qui on donne le démenti doit devenir l’agresseur au défi, et de la nature des démentis.
    II. De la méthode et de la diversité des démentis.
    III. Du démenti certain ou indirect.
    IV. Des démentis conditionnels, ou du démenti circonstanciel.
    V. Du démenti en général.
    VI. Du démenti en particulier.
    VII. Des démentis fous.
    VIII. Conclusion sur la manière d’arracher ou de rendre le démenti ; ou la contradiction querelleuse.

    Dans le chapitre du démenti conditionnel, l’auteur dit, en parlant de la particule si : « Les démentis conditionnels sont ceux qui sont donnés conditionnellement de cette manière : Si vous avez dit cela ou cela, alors vous mentez. » De ces sortes de démentis, donnés dans cette forme, naissent souvent de grandes disputes, qui ne peuvent aboutir à une issue décidée. L’auteur entend par là que les deux parties ne peuvent procéder à se couper la gorge, tant qu’il y a un si entre deux. Voilà pourquoi Shakspeare fait dire à son paysan : « J’ai vu des cas où sept juges ensemble ne pouvaient parvenir à pacifier une querelle : mais lorsque deux adversaires venaient à se joindre, l’un des deux ne faisait que s’aviser d’un si, comme, si vous avez dit cela, alors moi j’ai dit cela ; et ils finissaient par se serrer la main et à être amis comme frères. Votre si est le seul juge de paix : il y a beaucoup de vertu dans le si. » Caranza était encore un auteur qui a écrit dans ce goût-là sur le duel, et dont on consultait l’autorité.