Combustion spontanée du remblai de la voie ferrée près des Combes d’Espaly
DE LA COMBUSTION SPONTANÉE
SURVENUE DANS LE REMBLAI DE LA VOIE FERRÉE
PRÈS DU VIADUC DES COMBES D’ESPALY
Pour faire connaître l’origine de la combustion spontanée survenue dans le remblai près le viaduc des Combes d’Espaly, phénomène qui a étonné beaucoup de personnes et que vous nous avez donné à étudier, nous croyons nécessaire de faire un peu l’histoire de cette partie du chemin de fer. Vous connaissez tous, Messieurs, la grande excavation que présente, au sortir de la ville, le soulèvement de terrain qui sépare la vallée de Dolaison de celle de la Borne, qui fait faire à la route de Saugues une si grande sinuosité et qu’on appelle en langage orographique Combe. Pour traverser le débouché de cette combe ou de ces combes, le chemin de fer a fait construire un grand viaduc à quatre arceaux pour le passage d’un chemin, pour l’écoulement des eaux à cours divers qui descendent de cet ensemble circulaire de vallons, et réuni ce viaduc par des remblais, de part et d’autre, à la voie ferrée qui côtoie, à une certaine hauteur, le flanc de la montagne. Ces remblais, et surtout le plus grand et le plus rapproché de la ville, le seul qui doive nous occuper, ont été faits à l’aide d’un emprunt sur la colline servant de base au plateau de Ronzon, et presque totalement constituée par une marne et une argile très calcaire utilisée comme matière première par les fabriques de chaux établies de temps immémorial dans la commune d’Espaly. La nature de cette matière a été la première origine de la dégradation du remblai. Ces terrains marneux ne laissent pas filtrer les eaux : elles ne trouvent qu’un petit passage en nappe entre les surfaces de séparation de leurs couches sédimentaires. Et ici, sous l’influence de la pression du remblai et des trains roulant sur la voie, les couches de marnes se sont enfoncées les unes dans les autres, et ont opposé aux eaux un obstacle qui s’est plutôt laissé déplacer que rompre ; alors s’est produit ce glissement des couches argileuses qui s’est transmis à des sédiments assez profondément placés ; car, à la suite de ces circonstances, non seulement le remblai s’est déplacé et s’est affaissé, mais encore les murs de clôture des jardins des habitations voisines sont sortis de leurs fondations, et se sont renversés. Pour parer à de pareilles éventualités, il fallait non seulement fixer le remblai par de fortes maçonneries sur pilotis, mais encore donner passage aux eaux des Combes qui, dans leurs cours divers, ne trouvaient pas leurs issues sous les quatre arceaux monumentaux du viaduc. Aussi la Compagnie a fait saigner le remblai par des galeries transversales boisées au fur et à mesure de leur creusement ; et ces galeries, elle les a fait ultérieurement remplir de pierres sèches. Cela n’a pas été suffisant, elle a cru encore utile de traverser la chaussée de l’avenue d’Espaly par un aqueduc communiquant avec ces galeries de drainage, et il en jaillit continuellement une abondante source coulant en cascade dans les champs en contre-bas de la route. Pendant ces vastes travaux, on a voulu ne pas interrompre la circulation de la voie ; et il a fallu remblayer les affaissements successifs, qui se produisaient, par une matière légère et à bon marché.
Nous sommes ici arrivés à la cause sine qua non de la combustion spontanée en question. Cette matière légère transportée par le matériel de la Compagnie, était constituée par ces houilles schisteuses, encombrantes et sans valeur dans les exploitations minières ; car on est souvent obligé d’acheter des champs pour les y déposer. Immédiatement après le dépôt de ces houilles sèches se sont manifestés les premiers phénomènes de la combustion consistant dans le développement d’une température très élevée. Un voisin du remblai, Messieurs, nous a renseignés sur ce dégagement considérable de la température qui s’est manifesté presque immédiatement après le dépôt de cette matière noire et légère ; et voici comment il nous a raconté le fait. L’ingénieur, chargé des travaux, avait permis aux voisins du viaduc des Combes, de ramasser sur les talus du remblai le charbon nécessaire à leur usage personnel, pour les dédommager du tapage nocturne que causait près de leurs demeures l’activité jour et nuit des chantiers de réparations, tapage nocturne dont tout le voisinage se plaignait beaucoup. À la suite de cette permission, des glaneurs de charbon vinrent de Taulhac, d’Ours-Mons et même de Brives, ce qui obligea la Compagnie à supprimer la permission ; et, ce que nous avons eu à retenir d’utile à la question que vous nous avez soumise, c’est que ces glaneurs de charbon étaient obligés de laisser certains morceaux à cause de l’excessive température dont ils étaient le siège. On trouvait aussi dans le remblai du goudron qui, pour nous, accuse la combustion spontanée dont ces houilles avaient été le foyer dans les dépôts où on les avait puisées. L’on nous a dit aussi que les gardiens du chantier cherchaient à se coucher, pour se défendre du froid de la nuit, sur les houilles déposées récemment et continuant à dégager de la chaleur depuis leur déchargement.
D’ailleurs, Messieurs, la combustion étudiée par nous est un phénomène très commun. D’après Vurtz, Dictionnaire de chimie, d’après Malaguti, Leçons élémentaires de chimie, etc., c’est à la présence soit du protosulfure de fer, soit du bisulfure de fer ou pyrite prismatique dans les schistes houillers, que sont dus les incendies spontanés de certaines mines. L’un de nous a pu s’assurer de la fréquence de ce phénomène dans un voyage récent à Saint-Étienne, et en a déduit cette conséquence, que, si la combustion du viaduc des Combes se fût produite dans ce centre d’exploitation houillère, elle n’aurait étonné personne, et peut-être la Société n’aurait pas chargé deux de ses collègues de lui faire un rapport à ce sujet.
Pour vous faire connaître la fréquence de cet accident et les moyens employés pour le combattre, nous croyons utile de citer ici une page d’un Traité sur la houille dont l’auteur est M. Gaston Tissandier, professeur de chimie à l’Association polytechnique :
« Quand les houilles menues séjournent trop longtemps dans la mine, dit cet auteur, elles s’échauffent sous l’influence de la fermentation, et la température peut s’élever au point d’en déterminer l’inflammation ; le feu s’alimente, et, trouvant toujours de nouveaux combustibles, il se propage avec une terrifiante intensité.
Pour lutter contre le feu, le mineur ferme les galeries avec des murs d’argile, qui limitent le champ du désastre ; mais que de courage, que de fermeté sont nécessaires pour exécuter ces barrages, en face même du foyer incandescent, qui échauffe toute la mine, et lui communique souvent une température de 60° ! Les ouvriers travaillent tout nus, avec une admirable constance, que vient soutenir le but du salut qu’ils entrevoient.
La chaleur est accablante ; l’air est vicié par les produits de la combustion, et les hommes ne peuvent construire le barrage qu’au prix d’une véritable torture ; ils sont quelquefois anéantis par l’influence des gaz délétères, et ils cherchent à en combattre les effets, en appliquant sur leur bouche un linge imbibé d’ammoniaque.
C’est dans cette fournaise infernale qu’ils construisent à la hâte le rempart d’argile, pendant que le feu, travaillant au fond des galeries, fait, de moment en moment, des progrès rapides, et s’avance avec la vitesse de l’inondation qui balaye les obstacles.
Le feu triomphe parfois, et, quand tous les efforts ont été impuissants, on abandonne la houillère qui devient un foyer perpétuel ! Il est des mines qui brûlent sous terre depuis des siècles. C’est ainsi que les houillères de Decazeville, dans l’Aveyron, et de Commentry, dans l’Allier, sont enflammées depuis un temps immémorial. »
Messieurs, si, après cette citation nous passons à l’explication du phénomène, nous devons commencer par vous dire que l’auteur du Traité de la houille, bien que professeur de chimie, n’est pas dans le langage scientifique, lorsqu’il attribue la combustion spontanée de certaines houilles menues à une fermentation. La fermentation, en effet, est une réaction spontanée s’opérant dans un composé d’origine organique par la seule présence d’une autre substance (ferment), qui n’emprunte ni ne cède rien au corps qu’elle décompose.
Ici, au contraire, l’acte initial de cette combustion spontanée est une véritable combustion comme l’entendait Lavoisier, lorsqu’il prétendit que toutes les fois qu’un corps se dissipait en produisant de la chaleur et de la lumière, ce corps se combinait avec l’oxigène[sic] de l’air ambiant. L’origine du phénomène de combustion produit sur le remblai, est réellement l’oxydation d’une substance si oxydable, que la combinaison de cette substance avec l’oxygène entraîne une chaleur incandescente. Nous avons pris, pour faciliter notre démonstration, trois fragments différents de houille du remblai. Ces fragments sont schisteux, de σχίστος, fendu, ouvert, c’est-à-dire présentent des fentes qui feuillettent la masse et la crevassent. Ce caractère physique appartient à ces sédiments de la couche primitive déposés quand cette couche était soumise à des tremblements, à des soulèvements, enfin à ces convulsions qui, suivant les observations géologiques, ont affecté, dans les premiers temps, l’écorce terrestre.
Vous voyez aussi sur ces trois fragments des taches de couleur différente. Sur l’un d’eux vous trouvez une couche jaunâtre ; cette couche qui, sur certains morceaux de ces houilles, présentait une grande étendue et jusqu’à l’épaisseur de 0m01 centimètre environ, d’après les renseignements, est la couleur de la pyrite ou sulfure de fer ou, pour parler d’une façon plus élémentaire, la couleur de ces minéraux, qui, au chalumeau du minéralogiste, dégage l’odeur des allumettes brûlées ou du soufre brûlé (acide sulfureux) et se réduit en un globule roux attirable à l’aimant, caractère spécifique du fer.
Sur un second de ces échantillons, vous remarquez des taches blanchâtres et irisées de vert ; c’est la couleur du sulfure de fer oxydé, autrement dit sulfate de protoxyde de fer. Le soufre du sulfure s’est oxydé à son maximum de façon à produire de l’acide sulfurique ; et le fer à son minimum, de façon à produire le protoxyde de fer. Enfin, l’acide se réunissant à la base donne lieu au sulfate de protoxyde de fer. L’observation chimique fait encore remarquer que, si le sulfure de fer a, à son contact, non seulement l’oxygène de l’air ambiant, mais encore celui de l’air dissous dans l’eau, et celui de l’eau elle-même, l’oxydation est encore plus considérable pour le fer du sulfure ; et alors vous avez l’explication des taches de rouille visibles sur un troisième fragment qui sont la couleur caractéristique des sels de sesquioxyde de fer.
Ainsi sulfure de fer, matière primitive, sulfate de fer, résultat de combustion (pour prendre l’expression de Lavoisier), dans l’air ambiant, et enfin sulfate de sesquioxyde, résultat de la combustion qui se fait à la fois dans l’air ambiant et dans l’eau, tels sont les deux degrés d’oxydation du sulfure de fer constatés dans les échantillons de houilles schisteuses du remblai soumis à votre examen. Ces oxydations ne peuvent pas se faire sur ce produit sans l’échauffer beaucoup et le rendre incandescent. Pour vous en assurer, faites une pâte avec un peu d’eau, soixante parties de limaille de fer, et quarante de soufre, et en chauffant légèrement dans un ballon vous produirez un protosulfure de fer qu’on appelle encore volcan de Lemery, parce qu’il suffit d’exposer à l’air ce produit encore humide et même refroidi pour qu’il prenne feu ; on a cru, un instant, expliquer la formation des volcans par la présence de ce produit chimique. Si l’absence de matière pyriteuse dans les terrains volcaniques est contraire à une pareille explication des volcans, les pyrites des schistes houillers déposées en grande quantité sur le remblai près le viaduc des Combes vous expliquent toutes les phases de la combustion observée sur ce remblai.
La combustion sans fumée, sans affaissement, a eu lieu d’abord sous l’influence de l’air ambiant. Dès les premiers dépôts, elle a été constatée par les ouvriers et les glaneurs de charbon.
La combustion plus avancée, plus inquiétante, s’est toujours manifestée après les pluies, lorsque l’air ambiant était additionné d’eaux pluviales. L’ingénieur, pour la ralentir, a arrêté d’abord la circulation de l’air dans une galerie de drainage, en oblitérant la bouche d’une de ces galeries pratiquées sur l’épaisse muraille de soutènement. Aussitôt le foyer de combustion s’est reporté, avec une très grande intensité, sur l’autre bouche en produisant un affaissement du talus. Cette seconde ouverture a été oblitérée hermétiquement, à son tour, et, dès ce moment, la combustion s’est ralentie, et les affaissements de talus consécutifs à des émanations de vapeurs brûlantes ont fini par disparaître. Depuis, cette combustion spontanée n’a pas pris cette intensité qui avait fait désirer à notre honorable président que la Société fût mise au courant de ce phénomène qui a étonné le pays. C’est ce que nous nous sommes efforcés de faire avec l’espoir de nous avoir fait comprendre.