Collection des meilleurs ouvrages françois composés par des femmes/Le livre de Mutacion de Fortune


LE LIVRE DE LA MUTACION DE FORTUNE.


Contenu dans le même volume des manuscrits de la bibliothèque du roi, même N°. 7087 ; écrit dans les mêmes caractères gothiques, orné de miniatures à chaque Partie, et de guirlandes aux premières pages de chacune ; les fleurs sont en bleu et rouge, les feuilles en or, les queues dessinées à la plume, les lettres grises en or, fonds émaillé bleu et rouge.

Il seroit impossible de rendre compte du plan des ouvrages de Christine, et lorsqu’elle commençoit à écrire, il est douteux qu’elle en eut un formé ni dans sa tête, ni sur le papier. Sans être de l’avis de ceux qui croient les femmes incapables d’en former un, il faut avouer qu’au quatorzième siècle, les ouvrages, en général, paroissoient n’en avoir aucun ; il sembloit qu’un auteur, quel qu’il fût, choisissoit un sujet et le traitoit, sans s’embarrasser ensuite de choisir aussi les objets qui avoient un rapport direct et nécessaire avec l’objet principal. Il écrivoit tout ce que ses idées lui fournissaient, ne savoit circonscrire aucunes bornes autour de sont sujet, et divaguoit perpétuellement, ne songeant à revenir à la chose essentielle qu’après de longs détours et des promenades, au milieu desquelles l’esprit égaré oublioit sa véritable route, et sembloit ramené à de nouvelles idées, lorsque l'auteur s'avisoit enfin de revenir lui-même à la première. Aussi les ouvrages de ce siècle sont-ils d’une extrême longueur ; il falloit alors des volumes énormes pour dire ce qu’on a quelquefois exprimé depuis dans de simples brochures. S’il faut parler vrai, Christine, ayant reçu de la nature un véritable génie, s’éleva quelquefois au-dessus des défauts de son siècle, et quoiqu’on juge aisément du défaut de plan et d’ensemble de ses nombreux ouvrages, on remarque aisément qu’elle s’écarta moins que les autres de l’objet de ses écrits. Elle lie rarement au sujet des idées incohérentes et hors de propos ; et si l’on en excepte la longueur qu’exigeoient alors les tournures embrouillées de la langue, et l’embarras de développer ses pensées dans un style traînant et prolixe, elle a su allier beaucoup de dignité, de noblesse et de chasteté, qualités rares alors, excepté dans les Epitres sur le roman de la Rose, où elle a glissé des expressions et des applications grossières. Il en faut accuser l’animosité avec laquelle elle écrivoit ces ouvrages, le dépit, et l’imitation du style peu châtié de l’auteur qu’elle avoit à combattre. Il arrive trop souvent, dans les disputes, que l’offensé, quelquefois d’un caractère doux et poli, prend subitement le ton dur et grossier de l’offenseur, tant il est naturel à l’homme de se servir des armes avec lesquelles on l’attaque.

Dans le livre de la Mutacion de fortune, elle s’étoit proposé de décrire les changemens que la fortune opère dans le monde. Comme ces réflexions la ramenoient naturellement à de tristes retours sur les vicissitudes qu’elle avoit éprouvées, elle commence par dire quelle étoit sa naissance, et l’origine de ses père et mère.

Qui se veult donner clairement,
A cognoitre premièrement,
Doit dire de quel nacion
Il est, et de quelle attracion ; (extraction}
Qui est ou fu son parenté,
Ou soit pouure ou bien renté ;
Se il est digne de renom,
Et puis il doit nommer son nom.
Je fus née près de Lombardie,
En cité de moult grand renom.
Maints pèlerins scavent le nom,
Jadis de la troienne gent,
Fondée, et sciet bel et gent.
Fille à noble homme renommé
Fus, qui philosophe est nommé.

Riche fut et de grant scauoir ;
Mais merveilleux fut son auoir.
De ce, ont maint ouy parler,
Si ne quiers son trésor céler,
Car tel auoir digne est de loz,
Tel vertu il ot dire loz. (louange)

[1]

. . . . . . . . . .


Ne lui failloit paour auoir,
Que nullui emblast son auoir,
Si comme on fait à maint riche homme
Que l’on occit, que l'on assomme
Pour leur auoir, et son murdris maints,
Trop mieux leur voulsit auoir mains. (moins)

Elle décrit ensuite la richesse de son père en pierreries, dont il avoit eu grande quantité, et plus considérables par leur grosseur et leur beauté, que par leur nombre. Entr'autres il en ayoit une, dit-elle, d’un prix plus estimable que toutes les autres ; toute la vertu de l’astrologie judiciaire y étoit attachée ; elle avoit le don de guérir de toutes les maladies, de transporter les terres et dominations, de faire reculer les mers, et de transmuer les métaux. Comment l’insuffisance de ces vertus imaginaires, dans de certaines occasions, ne guérit-elle pas de ces écarts insensés de l’imagination ? Après avoir décrit tous les trésors de son père en ce genre, elle finit ainsi :

     Ne scay à quoy plus en nommasse ;
     Je vous dy tout en une masse,
     Que de tel auoir si richee,
     Que il ne donnast pas deux miches
     De tout l’auoir Ottoman.
     Mieulx prisast le sens Italien,
     Contre le tresor qu’il auoit,
     D’aultre auoir, enuie n’auoit.

Elle parle ensuite de sa mère :

     Ma mère qui fust grande et lée,
     Et plus preux que Panthesilée,
     Dieu proprement la compassa.
     En tout cas, mon père passa,
     De sens, de valour et de pris,
     Nonobstant eut il mmoult appris,
     · · · · · · · · · · · · · · · ·
     · · · · · · · · · · · · · · · ·
     Et de. sa venu et poissance,
     Chascun a assez cognoissance ;
     Il appert qu’elle n’est oyseuse,
     Nul temps et sans être noyseuse, (querelleuse)
     Chascun en droit soy en besoigne,
     De mainte diuerse besoigne,
     Et bien puet estre prouueée,
     Ses vertus qui par tout sont trouuées.
     Moult en fait tous les jours de belles,
     Qui vouldroit toutes comptes celles
     Qu’elle a faites et tous les jours fait,
     Il n’auroit jamais nul jour fait.

Elle vient à ce qui la regarde personnellement pour sa naissance, son sexe et son enfance. Son père avoit beaucoup d’envie d’avoir un fils, mais les règles infaillibles de son astrologie le trompèrent, et, la nature refusant de les seconder, sa femme lui donna une fille, dont l’astrologue se contenta par force, et ne l’en aima pas moins tendrement.

     Sy fus comme fille nommée,
     Et Bien nourrie et bien amée.
     De ma mère à joyeuse chiere ;
     Qui tant m'ama et tant fut chiere,
     Qu’elle même m'allaita,
     Aussitost que elle m’enfanta ;
     Et doulcement en mon enfance
     me tint, et par elle et croissance.
     Lors n’auois cure ne soing,
     Ne il ne m’en estoit besoing,
     Fors de jouer, selon l’usaige,
     Auec les enfans de mon aage.


Elle ajoute que cependant, quoique fille, elle devoit hériter des trésors de son père, et que si elle eut eu plus d’expérience et de savoir dans sa fraische jeunesse, elle ne les auroit pas tous perdus comme elle le fit, et n’auroit pas été réduite à

     Des racleures et des paillettes,
     Des petits deniers et des maillettes,
     Restés de la très grant richesse.
     Dont il auoit à très grant largesse.

Elle raconte ensuite allégoriquement comment elle fut mise au service de dame Fortune et comment elle s’embarqua dans la nef qui devoit l’y conduire. Les allégories de ce temps-là ont l’agrément d’être presque inintelligibles, et tout ce qu’on comprend de plus clair dans ce premier livre, c’est que Christine, parée par sa mère d’un chapeau de pierreries d’un prix inestimable, est envoyée à la cour de France pour y chercher la fortune.

     Il y a un lieu sur la mer,
     Où l’on scait grant péril nommer ;
     Une grosse roche naiue, (native)
     Y a, merueilieuse et soubtiue.
               (soudaine, née tout-à-coup.)
     Dessus ung grant chemin ferré ;
     Là, sciet un hault chastel quarré,
     Assis trop merueilleusement.
     Ce semble droit enchantement,
     Car quatre chayennes (chaînes) soustiennent,
     En lieu ne scay où elles tiennent,
     A quelque chose en annoyant, (anoiau, anneau.)
     Mais toudiz (toujours) va en tournoyant.

Elle continue la description de ce château merveilleux, dont la porte est d’or, et dont le bâtiment est plus beau et plus éclatant que ne le furent jamais Ilion, Rome ni Babylone, mais dont l’entrée est difficile, car il n’y a ni pont-levis, ni aucune, route tracée qui puisse y conduire ; la porte est toujours en mouvement, et il est très-difficile que ceux même qui sont à l’instant d’en toucher le seuil, ne soient trompés dans leur attente et renversés dans la mer. Tel est le tableau de la porte principale :

     Sur son portail assise. . . . .
     Dame Richesse en une chayere : (chaire)
     Sy emperlée et sy dorée,
     Et sy très richement parée,
     Que tout le lieu resplandissoit,
     De la grant clarté qui yssoit,
     Des joyaux qui sur elle etoyent,
     Qui moult grant finance valloyent.
     Une coronne ot en son chief ;
     Mais jamais ne viendroye à chief
     De raconter son très grand pris,
     Tout en reluysoit le pourpris.
     Emaux, affiches (épingles) et fermaux,
     Qui garissent de tous maux,
     Auoit dame Richesse assés,
     Dessus elle a tas amassés.
     Ne humble ne piteuse maniere,
     Mais orgueilleuse de maniere,
     Et de fait, d’humeur sy haultaine,
     Que à nul daignant parler à peine,
     Là sembloit plus roide que un fust.
               (un morceau de bois.)
     Mais ne cuidiez que seule fust.
     Ains étoit bien accompagnée,
     Et scaués de quelle maisgnée.
     Ce n’estoient mie garçons,
     Ne villains que cueillent moiçons,
     Se ils n’y auoient esté mis,
     Par l’aide d’aulcuns bons amis ;

     Mais voire dux et princes et comtes ;
     Et en la chambre de ses comptes,
     Ot euesques et archeuesques,
     Cardinaulx et papes auecques,
     Qui là, leurs gages desseruoient,
     Et très tous richesses seruoient,
     Trop mieulx que Dieu, je n'en doubte mie
     A bon droit. Car trop bonne amie,
     Est certes ou elle s’adonne,
     Et trop biaulx dons et richesse donne.
     . . . . . . . . . .
     . . . . . . . . . .
     . . . . . . . . . .
     . . . . . . . . . .
     . . . . . . . . . .
     Et si sachiez bien que richesse,
     N’accompte rien à gentillesse,
     A grant sens, à beauté, n’a force,
     Ne de prouesce ne fait force,
     Ne de bonté, ne de prud’homie.
     A telles gents pou est amie.
     De ses coffres et grants tresors,
     Sy les donnait et les donne encors.
     A ceux qui plus riche estoient,
     Plus leur donnoit, et plus ostoient,
     A pouure gens leur pouure auoir.
     Mes nul pouure ne peut auoir,
     A ceste cour, ne prend ne don,
     Ne bénéfice ne guerdon.

L’Espérance garde la porte de la seconde façade du château ; elle reçoit bien tous ceux qui se présentent, mais, quoiqu’elle les déçoive continuellement par ses fausses promesses, elle ne laisse entrer bien entendu, que ceux qui payent, ou en argent, ou en bassesses, ou en mauvaises actions ; et lorsqu’il se présente de bonnes gens qui veulent entrer sans sacrifier la bonne renommée, elle les envoye à la grande porte, d’où Richesse orgueilleuse les précipite en arrière, et s’en débarrasse, de cette sorte.

La troisième façade n’est pas si brillante que les deux autres ; c’est la Pauvreté qui en garde la porte.

     Une porte, à droite au milieu,
     Qui assés bien affiert au lieu ;
     Très laide, noire et desrompue,
     Ne au flairier (à l’odorat) n’est riens qui tant pue,
     Mais grant et lée est à merveille.
     Là, fait ont maints pouures veilles :
     Et là, s’assemblent maint pouure gent
     Qui n’ont ne pain, ne vin, n’argent.
     Une dame la porte garde.
     Qui n’a des larrons nulle garde.
     Pouureté est celle nommée,
     Qui de nulle gent n’est araéc.
     Et très laide est, et de* :ouIourée i
     Toute semble estre allangourée ,
     De pouureté, de froid et de faim*
     [2]
     Ne scay comment froit ne la tua
     En yuer ; car elle est vêtue
     De vieille robe pouurement,
     Ot une cotellef vieille et,…
     Tout derompu, si not linge,

     Nul vestu de chemise part.
     La chair lui pert de toute part,
     Noire er sèche et Lien près des os»
     Sy croi.qufcUe ait petit repos.
     Car on le preigne ou non en gré*,
     Un pou d’estrain ( de paille ) soubs un degré,
     A seulement pour soy couschier.

À ce gentil tableau, Christine ajoute, et on la croit sans peine, que peu de personnes seroient tentées de hazarder ce passage ; mais Malheur, l’un des frères de Fortune, y pousse tous ceux qui ne peuvent entrer par la belle porte, et les y conduit battant avec tant de violence, qu’ils tournent malgré eux de ce côté, et le nombre en est si grand, qu’on ne croiroit jamais qu’il y eut tant de pauvres dans l’univers.

     La porte susdite est pourprise,
     Des gens que le monde desprise.
     · · · · · · · · · · · · · · · ·
     · · · · · · · · · · · · · · · ·
     · · · · · · · · · · · · · · · ·
     · · · · · · · · · · · · · · · ·
     De tels y a, et des malades
     A grant foison, à couleurs fades ;
     Des aueugles et des contraits, (contrefaits)
     Et d’autres de gouttes retraits ;
     De femmes veufues, d’orphelins,
     Qui n’ont argent, fours ne moulins,
     Ne terres, ne granges, ne hostelz :
     Meshleur (malheur) leur a tous ostez,

     Sans leur laissier vaillant deux miches ;
     Et ja furent leurs pères riches.
     D’offices et de grants estât* ;
     De tels gents y en a i taz,
     Qui en pouureté sont entrez,
     Et même des clers bien lettrez.
     Là y vont plusieurs à potences,
     Qu’on prisoit pour leurs accointances.
     Ains les tient t’on pour fruandaille ; (canaille)
     Qui leur donne un dénies ou Jnaille,
     Ils se tiennent trop bien payéz.

Malgré la résistance de ces pauvres gens, Mesheur, ou Malheur les y pousse, mais l’Espérance ne les abandonne jamais ; ardente à les secourir, elle leur présente toujours quelque appas qui soutient leur misérable vie, et de jour en jour, malgré leurs souffrances, leur fait désirer de voir le lendemain.

Quant à la quatrième façade du chastel, c’est le séjour de la mort et du désespoir ; mais la description en est si dégoûtante, la figure d’Atropos, qui la garde, est si horrible, qu’il faut l’épargner à nos lecteurs. Ce n’est pas, comme dans l’enfer des anciens, la peinture d’une belle horreur, c’est l’odieuse image de la mort dans toutes ses effrayantes catastrophes, et l’on détourne les yeux des objets dégoûtans, quoiqu’on ne soit pas porté à les éloigner des idées lugubres, lorsqu’elles excitent la réflexion, la pitié ou l’observation de la nature

Christine fiait la description des chemins qui conduisent aux quatre façades, et de ceux qui marchent sans cesse vers le chastel ; elle revient encore sur ce qu’elle a dit, mais dans de plus longs détails, et il y en avoit assez des premiers pour exprimer ce qu’elle vouloit dire. En laissant ceux-ci dans le manuscrit, on ne donnera peut-être pas à d’autres la peine d’aller les y chercher : vraiment, ils ne valent pas le soin qu’on pourroit prendre. Ce qu’il y a d’assez plaisant dans le troisième livre, c’est qu’en faisant la description de l’intérieur du chastel, elle place S. Pierre et S. Paul avec les Apôtres et les Pères de l’église. Il est fort particulier, après ce qu’elle a dit de la difficulté qu’éprouvoient les gens de bien à pénétrer dans le château de fortune, de voir les Apôtres y siéger paisiblement. Ce sont là de ces idées incohérentes dont il faut moins accuser l’esprit de Christine, que le temps où elle écrivoit. Elle y place également les grands hommes de l’antiquité ; ceux de Rome, des autres états d’Italie, de Grèce et d’Europe ; elle vient ensuite aux nobles en général. Ils forment la cour et les armées des princes et des rois et de la Fortune ; ils sont vains, orgueilleux, prodigues, avares, insolens, prompts à offenser, lents à réparer le mal qu’ils ont fait ; avides, souples et rampans devant leurs maîtres, autant qu’ils sont fiers et superbes envers leurs inférieurs. Ceux d’entre eux qui sont conseillers des princes, sont, à leurs yeux, flatteurs et soumis, durs et injustes vis-à vis des pauvres, et tyrans du foible opprimé, par leur despotisme et leur avidité : ceux à qui l’éducation des rois est confiée, ont aussi leur lot. Le même caractère les conduit à les corrompre pour leur profit et pour le malheur des peuples ; elle passe en revue les juges clercs et laïques, les savans, les financiers, et ne fait de grâce à aucun état ; par-tout elle peint les hommes, que leur caractère a rendus esclaves de la fortune, prêts à tout sacrifier pour elle. Christine avoit bien lu l’histoire, et bien observé la société.

Elle s’arrête ensuite sur les infortunes des femmes qui, n’étant mariées ou ne se mariant elles-mêmes que par intérêt, tombent souvent volontairement ou involontairement dans tous les dangers qui suivent un mauvais choix ; elle n’oublie pas le malheur irréparable de perdre ce qu’elles aiment, lorsque le hasard, l’expérience et la bonté de leurs parens les ont bien assorties. Cette séparation éternelle, que les regrets et le désespoir ne peuvent adoucir, que rien ne peut réparer, les humiliations qui s’ensuivent, la perte de la fortune, les procès, l’éducation et l’établissement des enfans, tourmens inséparables de la condition d’une veuve, se trouvent d’autant mieux détaillés, qu’ils étoient mieux sentis par la triste veuve d’Etienne du Castel.

     En plus de mille guises sont,
     Les meschiefs que les vefues ont*
     Car leurs conforts sont plours et larmes*
     Et se parler comme clers d’armes ,
     Je doys en ce, sait Dieulx.
     · · · · · · · · · · · · · · · ·
     Helas, quel infortune amere
     Tombe sus à femme et quelle misère,
     Quant pert mary bon et paisible»
     Qui d’amour l’amoit, et sensible
     Selon soy , la tenoit pour chiere r
     A bon droit. .......
     Lqrs puçt elle, dire que sure
     S’en muert fortune, car en l’heure
     Lui sourdront plais {plaids ) de toutes parts,
     Si parais auoit, pour les parts
     Plaideront, et la lasse femme,
     S’ils peuuent ja, n’en sera dame
     De chose qu’elle ait. Et depteurs (débiteurs)
     Sourdront et desloyaulx menteurs ;
     Et diront que cil leur depuoit,
     Qui du sien preste leur auoit.
     Puet estre mais n’y aura preuue, (droit, recours)
     Et ainsi la doulente vefue
     Sera semonse et adjournée,
     En plusieurs cours, et mal menée,
     Par abusemens et plais guerre.
     Contre elle, d’heritage et de terre,
     Déshéritée, et desnuée.
     Et tel l’a maintefois cheyée, (reçue, caressée)
     Et flattée et honneur lui faist,
     Et moult s’y offert en tout fait,
     Ou temps que le mary viuoit,
     Qui grant etat et bel auoit,

     Qui â présent le dos lui tourne :
    Et peut être moult mal la tourne,
    Par cautelles, et fait entendre
    Que le mary qui de cuer tendre
    Amoit, étoit moult son tenu ; (redevable)
    Et que par luy a soutenu
    Son estat, par prester auoir.
    Scait lui comment le sien rauoir.
    Et par quelque courroux montrer,
    La simple femme qui entrer
    Craindra en plaids, fera accord
    En payand pour fouir discord.


La quatrième partie décrit le sallon du chastel de Fortune, où il y a bonne et nombreuse compagnie ; on y trouve la philosophie, la théorie, la physique, la métaphysique, l’arithmétique, la musique, la géométrie, l’astronomie, la pratique et le commencement du monde, la fondation de Babylone, et toute la filiation des rois des Juifs. Il n’est pas possible d’extraire avec succès les définitions des arts et des sciences, tracées dans un siècle où l’on ignoroit leurs principes, encore moins de donner une généalogie compliquée des rois de Babylone. La chronologie n’y est pas merveilleusement observée, et une filiation de noms propres, avec les noms des pères, des mères, ayeux, bisayeux, oncles, tantes et cousins, n’est pas fort récréative en prose ni en vers, et en vers du quatorzième siècle.

Dans la cinquième partie, elle passe à l’histoire des Assyriens, des Mèdes et des Perses ; elle peint la grandeur et la décadence de ces empires, les règnes de Sémiramis, de Cy ras, de Xercès, d’Artaxerces, en femme qui connoissoit bien l’histoire ancienne et l’esprit des nations, sauf quelques erreurs où sont tombés d’autres auteurs depuis elle, quoique plus instruits et plus éclairés. Elle parle d’Holopherne, de Judith, d’Assuérus, d’Esther, &c. ; bientôt elle se transporte en Grèce ; elle discourt de Thèbes et de ses cent portes, d’Amphiarus, d’Etéocles, de Polynice, d’Adraste, et de leurs sanglantes guerres. Elle passe ensuite aux républiques, et celle d’Athènes est la première ; elle parle aussi de la Crète, pays riche, fertile et bien deuement administré. Mais là elle finit son livre, sans entrer dans aucun détail sur Lacédémone ni sur les guerres contre les Perses.

Elle rend un hommage aux Amazones, dont elle décrit les exploits militaires et la forme du gouvernement.

    Ainsi les femmes commeneierent,
    Porter armes qui s’avancierent ;
    Puis par mouit haulte renommée,
    Victoires orent en mainte armée,
    Et maint grant voyages accomplirent.
    Entre elles tel loy establirent,
    Que pour avoir lignée ystroient (ystrer, sortir)
    De leur reigne (royaume) ; et la cognoitroient

     Hommes ; et les plus haultes dames,
     Les haults barons ; les attitrés femmes 9
     Selon elles orent ains .
     Sans mariage autre promis,
     Chascune seloo-son paraige,
     Et ainsi croissoît leur lîgnaige»
     Mais quant fils enfantoient,
     A leurs pères les transmettoient.
     Mais aux femelles par grant cure,
     Elles donno’ent nourriture.
     Aux nobles la mamelle dextre
     Sechoient. Mais de la senestre t *
     Les non nobles de’sais’ssoient
     De tout lait, et tarissoient.
     · · · · · · · · · · · · · · · ·
     · · · · · · · · · · · · · · · ·


Elle continue leur histoire jusques à la mort d’Hercule ; mais qui ne connoît cette fable dans Ovide et Sophocle, et qui pourroit la lire après eux dans notre Christine ? Elle parle ensuite de la guerre de Troye et de la généalogie des Troyens. Nous pouvons répéter encore, ne lisons pas une Iliade de Christine de Pisan ! Tout ce qu’on peut lui accorder, c’est d’avoir suivi Homère assez exactement ; mais dans quel style ! De Troye, elle en vient à l’histoire Romaine, et suit également Virgile pas à pas. L’histoire de Didon n’est pas intéressante ; celle de Romulus et des premiers rois de Rome est assez exacte, aux détails près. Elle se trompe sur l’histoire de Lucrèce, qu’elle dit être fille de Brutus, et sur la chronologie des Bretons, dont elle prétend que la province fut fondée et peuplée par ce sage consul. Elle passe en revue les guerres contre Pyrrhus, les guerres Puniques, la mort d’Annibal, la destruction de Carthage,la guerre d’Espagne, la conquête des Gaules, les exploits de Marius et de Sylla, les guerres de César et de Pompée, la bataille de Pharsale, qu’elle termine ainsi :

     … De s’en fouir (s’enfuir) fut contraint
     Pompée, et de dueil moult estraint,
     En une nef marchand en aise (par bonheur)
     S’en fouist par Chippre en mésaise.
     En Egypte vint et a donc, ( ainsi donc )
     Tholomée le roi qui moult,
     Cuida à Julius complaire,
     Fist Pompée occire et demure ,
     Dont Julius fut moult dolent ;
     Car n’auoit de sa mort talent.
     Puis l’empereur s’en alla
     A Romme, où un temps régna ;
     Mais au derrain (dernier) fust mis à mort,
     Au conseil par le male accort (mauvais accord)
     Des parens Pompée qui là
     L’occirent. Après cestui là,
     Régna son bon nepueu Auguste,
     César Ottauien qui juste
     Maintint la monarchie ;
     Et ainsi fut Rome enrichie
     De tout le monde entièrement.
     Anthoine, au commencement,
     Auec Ottauien réegna ;
     Mais après Cesar gouuema

     Seul XLIV de temps,
     Et y ot duré si comme j’entends,
     Rome sept cent et douze ans.
     Si n’orent pas esté…
     Rommains en ce temps comme poucés,
     Ouir de fortune aduoues,
     Qui si haults les ot ennobly,
     Et puis si les mit en oubly,
     En ce temps Jeshus-Christ nasqui.
     Paix le monde ot tant qu’il vesqui.


Cet essai de la manière de versifier l’histoire, est suffisant pour satisfaire le lecteur. Christine revient ensuite aux quatre plus grandes seigneuries du monde entier : savoir, le royaume d’Assyrie, la ville de Carthage, la Macédoine, et Rome en Italie ; delà, elle vient à l’histoire d’Alexandre en brief, qui remplit cependant huit pages in-folio en deux colonnes. Nous renvoyons les lecteurs à l’histoire d’Arrian, dont il paroît que Christine avoit connoissance. Elle discourt ensuite de quelques grands évènemens qui se sont passés de son temps, ou peu avant ; des guerres de Charles V et du Prince Noir, des victoires de la France sur les Anglois, des premières années du règne de Charles VI et de sa maladie. Il paroît que Christine n’étoit plus au monde lors des premiers succès des armes angloises sur notre malheureux royaume, ou qu’elle n’écrivoit plus, car on ignore la date de sa mort.

Elle finit le livre de la Mutacion de Fortune par ces vers :

     De ce Chastel, par diuers titres,
     Parle saint Pol en son epistre,
     Quand il dist queis tous les estas
     Il y a de périls grant tas ;
     En terre, en mer, en solitude,
     En compaignie et en estude ;
     Et en très toutes les manières,
     D’estas leuées les bannieres,
     De perils sont riens n’y…
     Et pour ce que par tout meseur
     Frequente, pour avoir moins noyse,
     Nonobstant que par tout il voyse (aille)
     J’ai choisye, pour toute joye,
     Quelqu’autre lait ; telle est la voye,
     Paix, solitude voluptaire,
     Et vie astraite et sollitaire.


Terminons ici l’extrait des ouvrages nombreux de Christine de Pisan ; les lettres à la reine Isabelle ne sont autres que les épitres sur le roman de la Rose, et le livre des Proverbes moraux, ou livre de Prudence, ne renferme pas une autre morale que celle qu’on a dû admirer dans les fragmens qu’on a déjà donnés. Ce que cette femme célèbre a montré de plus remarquable dans l’histoire de l’esprit François, c’est la vaste érudition qu’elle avoit acquise par une constante étude, une connoissance générale et singulière de toutes choses extraordinaires parmi les femmes, et rare même parmi les hommes de son siècle ; la pureté entière de ses principes, la grandeur de ses vues sur le bien général de la société, qui dépend de l’ordre particulier de chaque famille, de chaque gouvernement, et ainsi de suite jusqu’aux mœurs des rois et des magistrats dans les républiques, et les charmes de son caractère éprouvé par l’infortune, et jamais aigri ni avili par les coups inattendus dont elle fut accablée.

  1. Lorsqu’il y a plusieurs vers supprimés, ce sont des lacunes que je laisse
    dans le morceau cité, parce qu’elles me paroissent inutiles ou peu agréables ;
    lorsqu’il n’y a qu’un seul vers ou mot d'ôté, c'est que l'écriture en est indéchiffrable, comme je l’ai déjà dit.
  2. Il y a ici un vers oublié par le copiste