Traduction par Jacques Porchat.
Théâtre de GoetheLibrairie de L. Hachette et Cietome I (p. 376-432).
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PERSONNAGES.

CLAVIJO, archiviste du Roi.

CARLOS, ami de Clavijo.

BEAUMARCHAIS.

MARIE BEAUMARCHAIS.

SOPHIE GUILBERT, née Beaumarchais.

GUILBERT, son mari.

BUENCO.

SAINT-GEORGE.

La scène est a Madrid.



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ACTE PREMIER.

L’appartement de Clavijo.

CLAVIJO, CARLOS.

Clavijo, se levant de son secrétaire. Cette feuille produira un bon effet ; elle enchantera toutes les femmes. Dis-moi, Carlos, ne crois-tu pas que mon journal est à présent un des premiers de l’Europe ?

CARLOS.

Nous n’avons du moins en Espagne aucun auteur moderne qui unisse autant de force de pensée, une imagination aussi fleurie, à un style aussi brillant et léger.

CLAVIJO.

Laisse-moi faire ! Je veux être encore dans ce pays le créateur du bon goût. Les hommes sont disposés à recevoir toute sorte d’impressions ; j’ai un nom et du crédit chez mes concitoyens, et, soit dit entre nous, mes connaissances s’étendent tous les jours ; mes sentiments se développent, et mon style acquiert toujours plus de force et de vérité.

I. Goethe a écrit cette pièce en prose. Le sujet est emprunté aux Mémoires de Beaumarchais.



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CARLOS.

Fort bien, Clavijo. Cependant, si je puis le dire sans te fâcher, tes ouvrages me plaisaient beaucoup mieux, quand tu les écrivais encore aux pieds de Marie ; quand l’aimable et vive jeune fille avait encore sur toi de l’influence. Je ne sais, mais l’ensemble avait un air plus jeune et plus brillant.

CLAVIJO.

C’étaient d’heureux jours, Carlos, qui sont passés maintenant. Je me plais à te l’avouer, j’écrivais alors d’un cœur plus ouvert, et il est certain que Marie eut beaucoup de part aux applaudissements que le public me donna d’abord. Mais, Carlos, à la longue on se lasse des femmes ; et n’as-tu pas, le premier, approuvé ma résolution, quand je formai le projet de la quitter ?

CARLOS.

Tu te serais rouillé ! Les femmes sont beaucoup trop uniformes. Mais le moment est revenu, ce me semble, où tu devrais te tracer quelque nouveau plan ; car on n’avance pas, quand on est ainsi enfoncé dans le sable.

CLAVIJO.

Mon plan, c’est la cour, et là il.ne s’agit pas de chômer. Pour un étranger, venu ici sans état, sans nom, sans fortune, n’ai-je pas fait assez de progrès ?… Ici, dans une cour, au milieu de la presse, où il est difficile de se faire remarquer ? Avec quelle satisfaction je jette les yeux sur le chemin que j’ai parcouru ! Aimé des premiers du royaume ! honoré pour ma science, mon rang ! archiviste du roi ! Carlos, tout cela m’aiguillonne ; je ne serais rien, si je restais ce que je suis. En avant ! en avant ! Il en coûte de la peine et de la ruse ; on a besoin de toute sa tête ; et les femmes, les femmes !… On gaspille trop de temps avec elles.

CARLOS. "

Quelle folie ! C’est ta faute. Je ne puis vivre sans les femmes, et elles ne me gênent en rien. Aussi ne leur dis-je pas tant de belles choses, et ne m’amusé-je pas des mois entiers aux sentiments et pareilles sornettes. C’est pourquoi je n’aime point du tout avoir affaire avec les femmes- honnêtes. On a bientôt tout dit avec elles ; ensuite on tourne quelque temps alentour, et, à peine ont-elles un faible pour vous, que le diable leur inspire



aussitôt des idées et des propositions de mariage, que je crains comme la peste…. Te voilà rêveur, Clavijo ? •

CLAVIJO.

Je ne puis chasser de mon souvenir que j’ai abandonné Marie…. que je l’ai trompée : appelle cela comme tu voudras.

- • CARLOS.

Je t’admire ! Il me semble pourtant qu’on ne vit qu’une fois dans ce monde ; qu’on n’a qu’une fois ces forces, ces perspectives ; et celui qui n’en tire pas le meilleur parti, qui ne se pousse pas aussi loin que possible, est un fou. Et se marier, se marier, justement à l’âge où la vie doit prendre tout son essor ! Se mettre en ménage, se claquemurer, quand on n’a pas encore parcouru la moitié de son pèlerinage ! pas fait encore la moitié de ses conquêtes ! Que tu l’aies aimée, c’était naturel ; que tu lui aies promis le mariage, ce fut une folie, et, si tu lui avais tenu parole, c’eût été le dernier délire.

CLAVIJO., • .

Vois-tu, je ne puis comprendre l’homme. Je l’aimais véritablement : elle m’attira, elle me captiva, et, quand je fus à ses pieds, je lui jurai, je me jurai à moi-même, qu’il en serait ainsi éternellement, que je serais son époux, aussitôt que j’aurais un emploi, une position…. Et maintenant, Carlos.,..

CARLOS.

Eh ! quand tu seras un homme fait, quand tu auras atteint le but souhaité, il sera toujours temps, pour couronner alors et pour affermir ton bonheur, de chercher à t’unir, par un mariage raisonnable, avec une maison riche et considérée.

CLAVIJO.

Elle est effacée, absolument effacée de mon cœur, et, si son malheur ne me traversait pas quelquefois l’esprit…. Que l’on est donc changeant !

CARLOS.

Si l’on était constant, je m’étonnerais. Vois donc, tout ne change-t-il pas dans le monde ? Pourquoi nos passions subsisteraient-elles ? Sois tranquille : elle n’est pas la première jeune fille abandonnée, ni la première-qui se soit consolée. S’il faut te donner un conseil, vis-à-vis est une jeune veuve….



CLAVIJO.

Tu sais que je tiens peu à ces propositions. Un roman qui ne naît pas entièrement de lui-même n’est pas fait pour me séduire.

CARLOS.

Diantre soit des gens délicats !

CLAVIJO.

Laissons cela, et n’oublie pas que notre affaire principale doit être à présent de nous rendre nécessaires au nouveau ministre. Il est toujours fâcheux pour nous que Whal résigne le gouvernement des Indes. A la vérité, je ne suis plus inquiet : il garde son influence…. Il est ami de Grimaldi, et nous savons parler et faire la révérence….

CARLOS.

Et penser et faire ce qu’il nous plaît.

CLAVIJO.

C’est l’essentiel dans le monde. (// sonne : wntun domestique.) Portez cette feuille à l’imprimeur.

CARLOS.

Vous verra-t-on ce soir ?

CLAVIJO.

Je ne crois pas. Vous pourrez demander après moi.

CARLOS.

Je voudrais bien, ce soir, faire quelque partie qui me réjouît le cœur : je dois écrire encore toute l’après-midi. Cela ne finit pas.,

CLAVIJO.

Patience. Si nous ne travaillions pas pour tant de monde, nous n’aurions pas laissé tant de monde au-dessous de nous. (Ils sortent.)

La demeure de Guilbert.

SOPHIE GUILBERT, MARIE BEAUMARCHAIS, ; DON BUENCO.

Buekco, à Marie, qui est assise. Vous avez passé une mauvaise nuit ?

, SQJPHIE.

Je le lui ai prédit, hier au soir. Elle était d’une gaieté folle, et a babillé jusqu’à onze heures : elle s’est échauffée, elle n’a pu dormir, et maintenant elle est de nouveau sans haleine, et pleure toute la matinée.



MARIE.

Notre frère n’arrive pas ! Il y a deux jours qu’il devrait être ici.

SOPHIE.

Patience : il viendra sans doute.

Marie, se levant.. Que je désire le voir, ce frère, mon juge et mon sauveur. Je me souviens à peine de lui.

-SOPHIE.

Moi, je me le rappelle fort bien. C’était un ardent et sincère et brave garçon de treize ans, quand notre père nous envoya ici.

MARIE.

Une ame grande et généreuse. Vous avez lu la lettre qu’il écrivit r lorsqu’il apprit mon affliction. Chaque syllabe en est gravée dans mon cœur. « Si tu es coupable, écrit-il, n’attends « point de pardon ; dans ton infortune, tu subiras encore le mé« pris d’un frère et la malédiction d’un père. Si tu es innocente, « oh ! alors, vengeance, vengeance furieuse sur ce traître ! »… Je tremble ! Il viendra. Je tremble…. non pas pour moi : Dieu, qui me voit, sait mon innocence…. Mes amis, il faut que vous…. Je ne. sais ce que je veux. Ah Clavijo !

SOPHIE.

Tu ne m’écoutes pas ! Tu vas te tuer !

MARIE.

Je serai tranquille. Oui, je cesserai de pleurer. Il me semble aussi que je n’ai plus de larmes. Et pourquoi des larmes ? Je regrette seulement de vous rendre la vie amère. Car, au fond, de quoi puis-je me plaindre ? J’ai eu bien des jouissances, aussi longtemps que notre vieil ami vivait encore. L’amour de Clavijo m’a rendue très-heureuse, plus peut-être qu’il rie l’a été par le mien. Et maintenant…. Que reste-t-il encore ?… Qu’importe ma personne ? qu’importe si le cœur d’une jeune fille est brisé ; si elle se consume, et si elle abreuve de tourments sa malheureuse jeunesse ?



BUENCO.

Au nom du ciel, mademoiselle !…

MARIE.

Mais lui est-il bien indifférent…. de ne plus m’aimer ?… Hélas ! pourquoi ne suis-je plus aimable ?…Du moins il devrait me plaindre, oui, me plaindre de ce que l’infortunée, à laquelle il s’était rendu si nécessaire, doit maintenant passer sans lui sa vie dans la langueur et dans les larmes. Me plaindre ?… Je ne veux pas que cet homme me plaigne.

SOPHIE.

Si je pouvais t’apprendre à le mépriser l’infâme, le méchant !

MARIE.

Non, ma sœur, ce n’est pas un infâme ; et me faut-il donc mépriser celui que je hais ? Le haïr ? Oui, quelquefois je puis le haïr, quand l’esprit espagnol s’empare de moi. Dernièrement, quand nous le rencontrâmes, sa vue réveilla tout mon amour, mon ardent amour ! Et, quand je fus revenue à la maison, et me rappelai sa conduite et le tranquille et froid regard qu’il avait jeté sur moi, en passant avec cette doha si brillante, alors je devins Espagnole au fond du cœur ; je saisis mon poignard ; je me pourvus de poison et me travestis…. Vous êtes surpris, ’Buenco ?…. Tout cela en idée, vous entendez ?

SOPHIE.

Jeune folle !

MARIE.

Mon imagination me conduisit sur ses pas ; je le vis qui prodiguait, aux pieds de sa nouvelle amante, toute la grâce, toute la soumission, avec lesquelles il m’a perdue…. J’allais percer le cœur du traître…. Ah ! Buenco !… tout à coup je redevins la sensible et bonne Française, qui ne sait rien de poisons et de poignards pour sa vengeance. Nous sommes bien à plaindre….. Des vaudevilles, pour amuser nos amants ; des éventails, pour les punir, et, quand ils sont infidèles…. Dis-moi,"ma sœur, que fait-on en France, quand les amants sont infidèles ?

SOPHIE.

On les maudit.

MARIE.

Et puis ? -’



SOPHIE.

On les laisse courir.

MARIE.

Courir ? Et pourquoi donc ne laisserais-je pas aussi courir Clavijo ? Si c’est la mode en France, pourquoi pas en Espagne ? Pourquoi une Française en Espagne ne serait-elle plus Française ? Laissons-le courir et prenons-en un autre : il me semble que chez nous c’est aussi l’usage.

BUENCO.

Il a violé une promesse solennelle et non une frivole fantaisie, un attachement de société. Mademoiselle, vous êtes outragée, blessée jusqu’au fond du cœur. Ah ! ma condition de chétif et paisible bourgeois de Madrid ne me fut jamais aussi pénible, aussi douloureuse qu’à cette heure, où je me sens si faible, si incapable de vous faire justice d’un perfide courtisan.

MARIE.

Lorsqu’il était encore Clavijo, et non archiviste du roi ; étranger, nouveau venu, nouvel hôte de notre maison, comme il était aimable ! Comme il était bon ! Comme toute son ambition, tous ses efforts, semblaient naître de son amour ! C’était pour moi qu’il voulait conquérir gloire, état, fortune,… Il a tout obtenu…. et moi…. (Entre Guilbert.)

Guilbert, bas à sa femme. Voici notre frère.

Marie. Mon frère ! (Elle tremble, on la fait asseoir.) Où est-il ? où estil ? Amenez-le…. Conduisez-moi,… (Entre Beaumarchais.) Beaumarchais. Il court de l’aînée à la cadette. Ma sœur ! Mes amis ! O ma sœur !

Marie. Es-tu là ? Dieu soit loué, te voilà !

BEAUMARCHAIS.

Laissez-moi me remettre.

Marie. Mon cœur, mon pauvre cœur !

SOPHIE.

Calmez-vous ! Cher frère, j’espérais te voir plus tranquille.



BEAUMARCHAIS.

Plus tranquille ! Ètes-vous donc tranquilles ? Ne vois-je pas, à la figure altérée de cette chère sœur, à tes yeux gonflés de larmes, à cette pâleur du chagrin, au morne silence de vos amis, que vous êtes malheureuses, comme vous me l’êtes apparues pendant tout ce long voyage ? Et plus malheureuses encore…. car je vous vois ; je vous presse dans mes bras ; la présence redouble mes sentiments, ô ma sœur !

SOPHIE.

Et notre père ?

BEAUMARCHAIS.

Il vous bénit et me bénit moi-même, si je vous sauve.

BUENCO.

Monsieur, permettez à un inconnu, qui reconnaît en vous, au premier coup d’œil, l’homme noble et brave, de vous témoigner le profond intérêt qu’il prend à toute cette affaire. Monsieur, vous faites ce long voyage pour sauver, pour venger votre sœur. Soyez le bienvenu, le bienvenu, comme un ange, quoique vous nous fassiez tous rougir !

BEAUMARCHAIS.

J’espérais, monsieur, trouver en Espagne des cœurs tels que le vôtre : c’est ce qui m’a encouragé à faire £ette démarche. Nulle part, nulle part dans le monde il ne manque de ces âmes compatissantes et favorables, pourvu qu’un homme se présente, à qui sa position laisse l’entière liberté de s’abandonner à son courage. Et j’ai la ferme espérance, ô mes amis, qu’il se trouve partout des hommes généreux parmi les puissants et les grands, et que l’oreille des rois est rarement sourde : seulement notre voix est le plus souvent trop faible pour atteindre si haut.

SOPHIE.

Viens, ma sœur, viens te reposer un moment. Elle est tout à fait hors d’elle-même. ( On l’emmène. )

MARIE.

Mon frère !

BEAUMARCHAIS.

Dieu veuille que tu sois innocente ! Et alors vengeance, vengeance sur ce traître ! (Marie et Sophie sortent.) Mon frère ! mes amis !… Je lis dans vos regards que vous l’êtes. Laissez-moi revenir à moi-même, et puis faites-moi de toute l’affaire un récit impartial et fidèle, qui puisse régler ma conduite. Il faut que le sentiment d’une bonne cause affermisse ma résolution, et, croyez-le, si nous avons le bon droit, nous obtiendrons justice.



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ACTE DEUXIÈME.

La demeure de Clavijo.

CLAVIJO -, seul.

Qui peuvent être ces Français, qui se sont fait annoncer à ma porte ? Des Français !… Ils étaient autrefois bienvenus chez Clavijo…. Et pourquoi pas à présent ? C’est singulier, qu’un homme qui se met au-dessus de mille choses, se laisse arrêter par le moindre obstacle. Arrière !… Dois-je plus à Marie qu’à moimême ? Et suis-je obligé de me Tendre malheureux, parce qu’une jeune fille est amoureuse de moi ? (Entre un domestique.)

LE DOMESTIQUE.

Les étrangers, monsieur.

CLAVIJO.

Fais-les entrer…. As-tu dit à leur domestique que je les attends pour déjeuner ?

LE DOMESTIQUE.

Comme vous l’avez ordonné.

CLAVIJO.

Je reviens à l’instant. (Il sort. Entrent Beaumarchais et SaintGeorge. Le domestique leur donne des sièges et sort.)

BEAUMARCHAIS.

Ah ! mon ami, quel soulagement, quelle satisfaction pour moi d’être enfin ici ! de le tenir !… Il ne peut m’échapper. Soyez calme ; montrez-lui du moins le visage le plus tranquille. Ma sœur ! ma sœur ! Qui croirait que tu es aussi innocente que malheureuse ? Il faut que cela paraisse au grand jour ; il faut que tu sois vengée de la manière la plus terrible. Et toi, bon Dieu, conserve-moi le calme d’esprit que tu m’accordes en ce moment, afin que, dans cette horrible douleur, je me conduise avec une parfaite modération et toute la sagesse possible !



SAINT-GEORGE.

Oui, mon ami, cette sagesse, et tout ce que vous avez jamais montré de réflexion, je les réclame de vous. Promettez-moi encore une fois, mon très-cher, que vous songerez où vous êtes : dans un royaume étranger, où tous vos protecteurs, tout votre argent, ne sont pas en état de vous défendre contre les secrètes machinations de lâches ennemis.

BEAUMARCHAIS.

Soyez tranquille. Jouez bien votre rôle : il ne saura pas auquel de nous deux il a affaire. Je veux le torturer. Oh ! je suisd’assez bonne humeur pour rôtir le drôle à petit feu. (Entre Clavijo. )

CLAVIJO.

Messieurs, c’est une joie pour moi de voir dans ma maison des hommes d’une nation que j’ai toujours estimée.

BEAUMARCHAIS.

Monsieur, je souhaite que nous puissions être dignes aussi de l’honneur qu’il vous plaît de faire à nos compatriotes.

SAINT-GEORGE.

Le désir de faire votre connaissance a surmonté chez nous la crainte de vous déranger peut-être.

CLAVIJO.

Des personnes que recommande le premier abord ne devraient pas porter si loin la modestie.

BEAUMARCHAIS.

Sans doute ce ne peut être pour vous, monsieur, une chose inaccoutumée que des inconnus vous visitent, car vous ne vous êtes pas moins illustré dans les pays étrangers par l’excellence de vos écrits, que vous êtes distingué dans votre patrie par les emplois considérables dont la confiance de votre souverain vous a revêtu.

CLAVIJO.

Le roi montre beaucoup de bonté pour mes faibles services, et le public beaucoup d’indulgence pour les insignifiants essais de ma plume. Je souhaite de pouvoir contribuer en quelque chose au perfectionnement du goût dans mon pays et au développement des sciences ; car ce sont elles seulement qui nous lient avec les autres nations ; ce sont elles qui nous valent l’amitié des hommes les plus éloignés, et entretiennent l’union la plus agréable entre ceux même qui, malheureusement, sont souvent divisés par les intérêts politiques.



BEAUMARCHAIS.

C’est ravissant d’entendre parler ainsi un homme qui exerce une influence égale sur l’État et sur les sciences. Aussi dois-je avouer que vous avez exprimé ma pensée, et que vous m’amenez justement à l’objet pour lequel vous me voyez ici’. « Une « société d’hommes honorables et savants m’a chargé d’établir « dans toutes les villes où je passerais, et où j’en trouverais « l’occasion, une correspondance entre eux et les meilleures « têtes du royaume. Et, comme aucun Espagnol n’écrit mieux « que l’auteur des feuilles si connues sous le nom du Penseur, » à qui j’ai l’honneur de parler, (Clavijo remercie par une incli« nation) et qui est la gloire des savants, pour avoir su joindre * à ses talents une si grande habileté dans les affaires ; qui ne « peut manquer de s’élever aux postes brillants dont il est digne « par son caractère et ses connaissances : je crois ne pouvoir « rendre à mes amis un service plus agréable que de les lier « avec un homme de ce mérite^ »

CLAVIJO.

Messieurs, aucune proposition ne pouvait me charmer davantage je vois par là remplies les plus flatteuses espérances dont mon cœur s’occupa souvent sans perspective d’une heureuse réussite. Non que je présumasse de pouvoir satisfaire par ma correspondance les vœux de vos doctes amis :’ ma vanité ne va pas si loin. Mais^comme j’ai le bonheur d’être en rapport avec les meilleures têtes d’Espagne ; comme rien ne peut me rester inconnu de ce qui se fait pour les sciences et les arts, dans notre vaste royaume, par des hommes isolés, souvent ignorés, je me suis regardé jusqu’à présent comme un colporteur, qui a le petit mérite de faire tourner à l’utilité générale les inventions des autres ; mais à présent, grâce à votre entremise, je serai le commerçant, qui a le bonheur d’étendre la gloire de sa patrie par l’échange des produits indigènes, et de l’enrichir encore de trésors étrangers. Permettez-moi donc, monsieur, de ne pas traiter comme un inconnu un homme qui m’apporte, avec tant de franchise, une si agréable nouvelle, permettez-moi de vous demander quelle affaire, quel intérêt, vous a fait entreprendre ce long voyage ? Ce n’est pas que je veuille, par cette indiscrétion, satisfaire une vaine curiosité ; non, croyez plutôt que je parle avec l’intention la plus pure d’employer pour vous tous les moyens, toute l’influence que je puis avoir ; car, je vous en préviens, vous êtes arrivé dans un pays où un étranger rencontre, surtout à la cour, des difficultés sans nombre pour l’expédition de ses affaires.

1. Nous avons placé entre guillemets les passages tirés des Mémoires de Beaumarchais ; mais le texte en paraîtra quelquefois modifié dans notre travail, qui est, comme il doit l’être toujours, la traduction de Goethe. La comparaison avec les Mémoires pourra faire juger exactement de ce que l’auteur allemand doit à Beaumarchais.



BEAUMARCHAIS.

« J’accepte avec une vive reconnaissance des offres si flat

  • teuses. Je n’aurai point de secret pour vous, monsieur, et cet « ami ne sera pas de trop dans cette communication : il est suf« fisamment instruit de ce que j’ai à vous dire. ( Clavijo observe « Saint-George avec attention. ) Un négociant français, qui .avait « une nombreuse famille et peu de fortune, avait beaucoup de « correspondants en Espagne. Un des plus riches vint à Paris, il « y a quinze ans, et lui fit cette proposition : * Donnez-moi deux « de vos filles : je les emmènerai à Madrid et les établirai. Je « suis garçon, âgé, sans parents ; elles feront le bonheur de •x mes vieux jours, et, après ma mort, je leur laisserai une des
  • maisons de commerce les plus considérables d’Espagne. » On « lui confia l’aînée et une des plus jeunes sœurs. Le père se char» gea de fournir la maison de toutes les marchandises françaises

. « que l’on demanderait ; et tout avait bonne apparence, lorsque « le correspondant vint à mourir, sans songer le moins du « monde aux Françaises, qui se virent dans la situation difficile « d’avoir à diriger seules un nouveau commerce. Dans l’inter« valle, l’aînée s’était mariée, et, malgré leur peu d’aisance, « elles conservèrent, par une bonne conduite et par les grâces « de leur esprit, une foule d’amis, qui s’empressèrent à l’envi « d’augmenter leur crédit et leurs affaires. ( Clavijo devient tou« jours plus attentif. ) A peu près dans ce même temps, un jeune " homme, natif des îles. Canaries, s’était fait présenter dans la « maison. ( Toute la gaieté de Clavijo disparaît, et son air sérieux « se change par degrés en un embarras toujours plus visible. ) Tout « humble que fut sa condition, comme sa fortune, on l’ac« cueillit avec obligeance. Les dames, lui voyant une grande « ardeur pour l’étude de la langue française, lui facilitèrent « tous les moyens d’y faire en peu de temps de grands progrès.



  • Plein du désir de se faire un nom, il forme le projet de don« ner à la ville de Madrid le plaisir, encore nouveau pour sa « nation, d’une feuille périodique dans le genre du Spectateur « anglais. Ses amies ne manquent pas de le seconder de toute
  • manière ; on ne doute point qu’une pareille entreprise n’ob« tienne un grand succès ; bref, animé par l’espérance de pou« voir bientôt devenir un homme de quelque considération, il » ose faire à la plus jeune des propositions de mariage. On lui
  • donne des espérances. * Cherchez à réussir, lui dit l’aînée, « et, lorsqu’un emploi, la faveur de la cour ou quelque autre « moyen de subsister vous aura donné le droit de songer à ma « sœur, si elle vous préfère à d’autres prétendants, je ne vous » refuserai pas mon consentement. » (Clavijo, dans le plus grand « embarras-, s’agite sur son siège.) La plus jeune refuse divers « partis considérables ; son inclination pour l’homme s’aug« mente, et lui aide à supporter le souci d’une attente incer« taine ; elle s’intéresse au succès du jeune homme comme au «. sien propre, et l’encourage à donner la première feuille de son « journal, qui paraît sous un titre imposant. (Clavijo est dans le « plus affreux embarras. Beaumarchais poursuit avec un froid glati cial. ) L’ouvrage eut un succès prodigieux ; le roi même, amusé « de cette charmante production, donna à l’auteur des marques « publiques de sa bienveillance. On lui promit le premier ema ploi honorable qui vaquerait. Dès ce moment il écarte tous les
  • prétendants à sa maîtresse par une recherche absolument « publique. Le mariage ne se retardait que par l’attente de l’em« ploi promis…. Enfin, au bout de six ans d’attente, d’amitié « fidèle, de support et d’amour, du côté de la jeune fille ; après « six ans de dévouement, de reconnaissance, de soins, de pro« messes sacrées, du côté de l’amant, l’emploi paraît…. et « l’homme s’enfuit…. (Clavijo laisse échapper un profond soupir, «qu’il s’efforce de cacher ; il est tout à fait hors de lui.) L’affaire
  • avait trop éclaté pour qu’on pût en voir le dénoùment avec « indifférence. On avait loué une maison pour deux ménages. « Toute la ville en parlait. Tous les amis étaient indignés au « dernier point et demandaient vengeance. On s’adresse à de « puissants protecteurs ; mais le misérable, déjà initié dans les « cabales de la cour, sait rendre tous les effort inutiles, et porte « si loin son insolence, qu’il ose menacer les infortunées ; qu’il « ose dire en face à leurs amis, qui se rendent chez lui, que les « Françaises devaient prendre garde ; qu’il les défiait de lui « nuire, et que, si elles se permettaient d’entreprendre quelque « chose contre lui, il lui serait facile de les perdre, dans un pays « étranger, où elles étaient sans appui et sans secours. A cette .> nouvelle, la pauvre jeune fille tomba dans des convulsions qui « firent craindre pour sa vie. Au fort de leur désolation, l’aînée « écrit en France l’outrage public qui leur a été fait. Cette nou« velle émeut leur frère de la manière la plus horrible ; il de« mande un congé, pour venir donner ses conseils et ses secours « dans une affaire si embrouillée ; il ne fait qu’un saut de Paris « à Madrid, et ce frère…. c’est moj !… qui ai tout quitté, patrie, « devoirs, famille, état, plaisirs, pour venir venger en Espagne



  • une sœur innocente et malheureuse. Je viens, armé du bon « droit et de la fermeté, démasquer un traître, écrire en traits i de sang son âme sur son visage, et ce traître…. c’est toi ! »

CLAVIJO.

Écoutez-moi, monsieur !… Je cuis…. j’ai…. Jene doute pas….

BEAUMARCHAIS.

  • Ne m’interrompez pas. Vous n’avez rien à me dire et beau» coup à entendre de moi. Pour commencer, ayez la bonté de « déclarer devant monsieur, qui est exprès venu de France «• avec moi, si, par quelque manque de foi, légèreté, faiblesse, « aigreur ou par quelque autre tort, ma sœur a mérité de vous « cet outrage public. »

CLAVIJO.

« Non, monsieur. Votre sœur, dona Maria, est une demoi« selle pleine d’esprit, de grâces et de vertu. »

BEAUMARCHAIS.

« Vous a-t-elle jamais, depuis que vous la connaissez, donné

  • sujet de vous plaindre d’elle ou de la moins estimer ? »



CLAVIJO.

« Jamais, jamais. »

Beaumarchais, se levant.

« Et pourquoi, monstre que tu es, avais-tu la barbarie de « traîner à la mort cette jeune fille ? Uniquement parce que son « cœur te préférait à dix autres, tous plus honnêtes et plus « riches que toi. »

CLAVIJO.

« Ah ! monsieur, si vous saviez quelles instigations !… comme

  • les donneurs de consefls, les circonstances !… »

BEAUMARCHAIS.

« Cela suffit. (A Saint-George.) Vous avez entendu la justifica« tion de ma sœur : allez la publier. Ce qui me reste à dire à « monsieur n’exige pas de témoins (Saint-George son. Ciavijo se « lève.)Restez ! Restez ! (Tous deux se rasseyent.) Puisque nous en « sommes venus là, je veux vous faire une proposition, et j’es« père que vous l’approuverez. Il convient à vos arrangements » comme aux miens, que vous n’épousiez pas Marie, et vous « sentez bien que je ne suis pas venu faire le personnage d’un’ « frère de comédie, qui veut dénouer le roman et procurer à sa « sœur un mari ; Vous avez outragé de sang-froid une femme « d’honneur, parce que vous, l’avez crue sans soutien et sans « vengeur en pays étranger : ce procédé est celui d’un malhon« nête homme et d’un lâehe. Vous allez donc commencer par « reconnaître de votre main, librement, toutes vos portes our« vertes, en présence de vos gens, que vous êtes un homme

  • abominable, qui avez trompé, trahi, outragé ma sœur sans « le moindre sujet ; et, avec cette déclaration, je pars pour « Aranjuez, où est notre ambassadeur ; je la montre, je la fais
  • imprimer, et après-demain la cour et la ville en sont inondées. « J’ai ici de puissants amis ; j’ai du temps et de l’argent, et j’em« ploierai tout cela à vous poursuivre de toute manière, impitoya« blement, jusqu’à ce que le ressentiment de ma sœur s’apaise, « qu’elle soit satisfaite et me dise elle-même de m’arrêter »

CLAVIJO.

« Je ne ferai pas cette déclaration. »

BEAUMARCHAIS.

« Je le crois, car peut-être, à votre place, ne la ferais-je pas « non plus. Mais voici le revers de la médaille : si vous n’écri« vez pas, dès ce moment je reste avec vous, je ne vous quitte « plus, je vous suis partout, jusqu’à ce que, impatienté d’un « pareil voisinage, vous soyez venu vous délivrer de moi deri rière Duenretiro ’-. Si je suis plus heureux que vous, sans voir * l’ambassadeur, sans parler à personne ici, je prends ma sœur « mourante entre mes bras, je la mets dans ma voiture et re« tourne en France avec elle. Si le sort vous favorise, j’ai fait « mon devoir : permis à vous de rire à nos dépens. Faites mon« ter le déjeuner. » (Beaumarchais tire le cordon de la sornette. Un laquais apporte le chocolat. Beaumarchais prend sa tasse, et se promène dans la galerie voisine en regardant les tableaux. )



CLAVIJO.

J’étouffe ! j’étouffe !… On t’a surpris, joué comme un enfant !… Où es-tu, Clavijo ? Comment finiras-tu cela ?… Horrible situation, dans laquelle ta folie, ta trahison, t’ont précipité ! (// saisit son épée, qui est sur la table.) Ha ! Finissons-en !… (Il pose l’épée.) Et n’y aurait-il d’autre issue, d’autre moyen que la mort…. ou le meurtre ? un meurtre abominable !… Arracher à l’infortunée jeune fille sa dernière consolation, son unique soutien, son frère !… Voir couler le sang de cet homme brave et généreux !… Appeler ainsi sur toi la double, l’insupportable malédiction d’une famille anéantie ! Ah ! ce n’était pas là ton attente, quand tu fus attiré par tant de charmes vers cette aimable personne, dans les premières heures de votre liaison ! Etf lorsque tu l’abandonnas, tu ne prévoyais pas les affreuses suites de ton infamie !… Quelle félicité t’attendait dans ses bras ! dans l’amitié d’un tel frère !… Marie ! Marie !… Oh ! si tu pouvais pardonner ! Si j’osais déplorer à tes pieds tous mes torts !… Et pourquoi non ? Montœur déborde, mon àme s’élève à l’espérance !… Monsieur !

BEAUMARCHAIS.

« Que décidez-vous ? »

CLAVIJO.

« Écoutez-moi. Rien ne peut excuser ma conduite envers ma« demoiselle votre sœur. La vanité m’a séduit. Je craignais de « ruiner par ce mariage mes plans et mes perspectives d’une vie « glorieuse. Si j’avais pu savoir qu’elle eût un frère comme * vous, elle n’aurait pas été à mes yeux une étrangère sans « conséquence ; j’aurais espéré de cette union les plus grands « avantages. Vous me pénétrez, monsieur, de la plus haute « estime pour vous ; et, en me faisant de la sorte sentir vive« ment mon injustice, vous m’inspirez le désir, la force, de tout « réparer. Je me Jette à vos pieds ! Aidez-moi, aidez-moi, s’il « est possible, à effacer ma faute et à faire oublier ce malheur. * Rendez-moi votre sœur, monsieur ; rendez-moi à elle ! Que je « serais heureux, si je recevais de votre main une épouse et le « pardon de toutes mes fautes !»

1. Ancien palais des rois d’Espagne à Madrid.



BEAUMARCHAIS.

« Il est trop tard. Ma sœur ne vous aime plus, et je vous dé« teste. Écrivez la déclaration demandée : c’est tout ce que j’exige « de vous, et laissez-moi le soin et le choix de la vengeance. »

CliAVIJO.

Votre obstination n’est ni juste ni sage. Je vous accorde que ma volonté ne suffit pas à réparer une affaire en si fâcheux état…. Puis-je la réparer ?… C’est au cœur de votre excellente sœur à décider si elle veut encore jeter les yeux sur un misérable, qui ne mérite pas de voir la lumière du jour. Mais votre devoir, monsieur, est de peser la chose et d’agir en conséquence, si vous voulez que votre démarche ne semble pas l’emportement inconsidéré d’un jeune homme. Si dona Maria est inflexible…. Ah ! je connais son cœur !… Sa bonté, son âme céleste, me sont vivement présentes !… Si elle est inexorable, alors il sera temps, monsieur.

BEAUMARCHAIS.

- IL me faut votre déclaration.

Clavijo, Rapprochant de la table. Et si je prends l’épée ?

Beaumarchais, le suivant. Bien, monsieur ! Parfaitement, monsieur !

. V . . Clavijo, l’arrêtant.

Encore un mot. Vous avez la bonne cause : souffrez que j’aie pour vous la prudence. Songez à ce que vous faites. Dans l’un et l’autre cas, nous sommes tous perdus irrévocablement. Ne devrais-je pas mourir de douleur et de désespoir, si votre sang allait teindre mon épée ? si, après tous ses malheurs, je ravissais encore à Marie son frère ? Et quant à vous…. le meurtrier de Clavijo ne repasserait point les Pyrénées.



BEAUMARCHAIS.

La déclaration, monsieur ! la déclaration !

CLAVIJO.

Eh bien, soit ! Je veux tout faire pour vous persuader du sentiment sincère que votre présence m’inspire. Je veux écrire la déclaration, je veux l’écrire sous votre dictée. Promettez-moi seulement de n’en pas faire usage avant que je me sois vu en état de persuader à dona Maria que mon cœur est changé et plein de repentir ; avant que j’aie parlé à votre sœur aînée ; avant qu’elle ait employé sa bienveillante intercession auprès de mon amante. Jusque-là, monsieur !

BEAUMARCHAIS.

Je pars pour Aranjuez.

Clavijo. ’.

Soit ! Jusqu’à votre retour, la déclaration restera dans votre portefeuille. Si je n’ai pas obtenu ma grâce, donnez pleine carrière à votre vengeance. Cette proposition est juste, convenable et sage : si vous ne l’acceptez pas, qu’il y ait entre nous deux guerre à mort ! Et qui sera victime de sa précipitation ? Ce sera toujours vous et votre pauvre sœur.

BEAUMARCHAIS.

- Il vous sied bien de plaindre celle que vous avez rendue malheureuse.

Glavijo, s’asseyant. Acceptez-vous ?

BEAUMARCHAIS.

Soit ! Je cède. Mais pas un moment de plus ! Je reviens d’Aranjuez, j’interroge, j’écoute, et, si, comme je l’espère, comme je le désire, on ne vous a point pardonné, à l’instant même, la déclaration chez l’imprimeuF !

Clavijo, prenant du papier.

Comment la voulez-vous ?

BEAUMARCHAIS.

. Monsieur, en présence de vos domestiques.



CLAVIJO.

A quoi bon î

BEAUMARCHAIS.

Ordonnez seulement qu’ils se tiennent dans la galerie voisine. 11 ne faut pas qu’on dise que je vous ai contraint.

CLAVIJO.

Quels scrupules !

BEAUMARCHAIS.

Je suis en Espagne et j’ai affaire à vous.

CLAVIJO.

Soit ! (Il sonne : un domestique parait. ) Appelez tous mes gens, et tenez-vous ici dans la galerie. (Le domestique exécute cet ordre ; tous les serviteurs se rendent dans la galerie.) Vous me laissez le soin de rédiger la déclaration ?…

BEAUMARCHAIS.

Non, monsieur. Écrivez, je vous prie, écrivez ce que je vous dicterai. (Clavijo écrit.) * Je soussigné, Joseph Clavijo, archi« vistedu roi…. »

CLAVIJO.

Du roi.

BEAUMARCHAIS.

« Reconnais qu’après avoir été reçu avec bonté dans la mai« son de madame Guilbert…. »

CLAVIJO.

Madame Guilbert.

BEAUMARCHAIS.

« J’ai trompé mademoiselle de Beaumarchais, sa sœur, par « la promesse mille fois réitérée de l’épouser. » Avez-vous écrit ?

CLAVIJO.

Monsieur !

BEAUMARCHAIS.

Avez-vous un autre mot pour cela ?

CLAVIJO.

Je croirais . ’ .

BEAUMARCHAIS.

« J’ai trompé ! » ce que vous avez fait, vous pouvez bien plus aisément l’écrire. «Je l’ai abandonnée, sans qu’aucune faute « ou faiblesse de sa part ait pu servir de prétexte ou d’excuse à « mon manque de foi. »



CLAVIJO.

Ensuite ?

BEAUMARCHAIS.

« Au contraire, la conduite de cette demoiselle a toujours été « pure, irréprochable et digne de tout respect. »

CLAVIJO.. .

De tout respect.

BEAUMARCHAIS.

« Je reconnais que, par ma conduite, la légèreté de mes

  • discours, par l’interprétation qu’on a pu y donner, j’ai ouver« tement outragé cette vertueuse demoiselle : de quoi-je lui de« mande pardon, quoique je me reconnaisse indigne de l’obtenir. » (Clavijo s’arrête.) Écrivez ! écrivez ! « Laquelle déclaration j’ai « faite librement et de ma pleine volonté, avec promesse spéciale
  • que, si cette satisfaction n’est pas suffisante, au gré de l’offen« sée, je suis prêt à la lui donner de toute autre manière qu’elle «pourra désirer. Madrid…. »

Clavijo. Il se lève. « J’ai affaire à un homme offensé, mais à un homme d’hon« neur. Vous tiendrez votre parole, et vous suspendrez votre ven« geance. C’est par cette seule considération, dans cet espoir, que «j’ai donné ce honteux écrit ; autrement rien n’aurait pu m’y « contraindre. Mais, avant que j’ose me présenter devant dona « Maria, j’ai résolu de charger quelqu’un de plaider ma cause « auprès d’elle, de parler pour moi, et ce quelqu’un…. c’est « vous. »

BEAUMARCHAIS.

« Ne vous en flattez pas. »

CLAVIJO.

« Au moins dites-lui le repentir amer et sincère que vous avez « aperçu en moi. C’est là, oui, c’est là toute ma prière. Ne me « refusez pas. Je serais obligé de choisir quelque autre médiateur « moins puissant. » D’ailleurs vous lui devez un récit fidèle. Dites-lui dans quelles dispositions vous m’avez trouvé.

BEAUMARCHAIS.

Bien ! cela je le puis, je le veux. Et maintenant, adieu.



CLAVIJO.

Adieu ! (Il veut lui prendre la main, Beaumarchais la refuse.) Clavijo, seul.

Quel soudain changement dans mon sort ! On est ivre, on rêve !… Cette déclaration, je n’aurais pas dû la donner. Cela s’est fait si vite ! si brusquement ! Comme un coup de tonnerre ! (Entre Carlos.)

CARLOS.

Quelle visite as-tu reçue ? Toute la maison est en mouvement. Qu’y a-t-il de nouveau ?

CLAVIJO.

C’est le frère de Marie.

CARLOS.

Je m’en doutais. Ce chien de vieux domestique, qui était autrefois au service de Guilbert, et que je fais jaser à présent, sait déjà depuis hier qu’on l’attendait, et ne m’a rencontré qu’en cet instant…. Il est venu ?

CLAVIJO.

L’excellent jeune homme !

CARLOS.

Nous en serons bientôt délivrés. J’ai déjà préparé les voies…. Que nous a-t-il donc proposé ? Un duel ? une réparation d’honneur ?… Était-il bien vif, le jeune drôle ?

CLAVIJO.

Il m’a demandé une déclaration, portant que sa sœur ne m’avait donné aucun sujet de la quitter.

CARLOS.

Et tu l’as écrite ?

CLAVIJO.

J’ai cru que c’était pour le mieux.

CARLOS.

Bien, très-bien ! N’y a-t-il rien de plus ?

CLAVIJO.

Il insistait pour le duel ou la déclaration.

CARLOS.

Le dernier parti était le plus sage. Qui risquerait sa vie contre cet aventurier ridicule ? Et a-t-il demandé le papier violemment ?



CLAVIJO.

11 me l’a dicté lui-même, et j’ai dû appeler mes gens danscette galerie.

CARLOS.

J’entends ! Ah ! je vous tiens, mon petit monsieur. Ceci lui casse le cou. Qu’on m’appelle un sot, si je ne tiens le drôle en prison dans deux jours, et s’il ne part pour les Indes avec le premier transport.

CLAVIJO. .

Non, Carlos ; l’affaire n’en est plus où tu penses.

CARLOS.

Comment ?

CLAVIJO.

J’espère, par son entremise, par mes ardentes sollicitations, obtenir-mon pardon de l’infortupëe.

CARLOS.

Clavijo !

CLAVIJO.

J’espère abolir tout le passé, relever ces ruines, et, par là, aux yeux du monde et aux miens, redevenir un honnête homme.

CARLOS.,

Que diableL Es-tu tombé en enfance ? On s’aperçoit toujours que tu es un savant…. Te laisser duper ainsi ! Ne vois-tu pas que c’est un plan grossièrement arrangé pour te faire tomber dans le panneau ?

CLAVIJO.

Non, Carlos, il ne veut pas du’mariage ; ils y sont opposés ; elle ne veut plus entendre parler de moi.

CARLOS.

C’est très-bien calculé. Non, mon ami, ne le prends pas en mauvaise part, mais j’ai vu quelquefois, dans les comédies, berner de la sorte un gentilhomme de campagne.

CLAVIJO.

Tu m’offenses. Je t’en prie, réserve ton esprit pour mes noces. Je suis résolu à épouser Marie, librement, par inclination. Toute mon espérance, toute ma félicité, repose sur l’idée d’obtenir qu’elle me pardonne. Et alors, adieu l’orgueil ! Comme autrefois, je retrouverai le ciel aux genoux de ma bien-aimée ; toute la gloire que j’obtiendrai, toute la grandeur à laquelle je m’élèverai, me remplira d’une double jouissance ; car elle sera partagée avec moi par la jeune fille qui doublera mon être. Adieu \ Il me faut courir…. il faut du moins que je parle à sa sœur.



CARLOS.

Attends seulement jusqu’après dîner.

CLAVIIO.

Pas un instant. (Il sort.)

Carlos. // le suit des yeux et garde un moment le silence. Encore un qui va faire une sottise ! (Il sort.)

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ACTE TROISIEME.

L’appartement de Guilbert. SOPHIE, MARIE.

MARIE.

Tu l’as vu ? Je tremble de tout mon corps. Tu l’as vu ? J’ai failli me trouver mal, quand j’ai appris qu’il venait, et tu l’as vu ? Non, je ne puis, je ne saurais…. Non, je ne pourrai jamais le revoir.

SOPHIE.

J’étais hors de moi lorsqu’il entra ; car, hélas ! ne l’aimaisje pas, comme toi, du plus parfait, du plus pur amour fraternel ? Son éloignement ne m’a-t-il pas affligée, déchirée ?… Et je le vois repentant, de retour à mes pieds !… Ma sœur, il y a quelque chose de magique dans son regard, dans le son de sa voix…. 11….

MARIE.

Jamais, jamais !

SOPHIE.

Il est toujours le même ; toujours ce cœur sensible, doux et bon ; toujours cette ardeur passionnée ; toujours ce même désir d’être aimé, et ce sentiment de douleur et d’angoisse, lorsqu’on lui refuse l’affection. J’ai tout retrouvé. Et il parle de toi, Marie, comme dans les jours heureux de son plus ardent amour. C’est comme si ton bon génie avait ménagé lui-même cet intervalle d’éloignement et d’infidélité, pour interrompre la monotonie et la langueur d’une longue liaison et donner au sentiment une vivacité nouvelle.

MARIE.

Tu plaides sa cause.

SOPHIE.

Non, ma sœur ; aussi ne l’ai-je point promis. Seulement, ma

GŒTIIE. — TH. I ’ 26



chère, je vois les choses comme elles sont Notre frère et toi, vous les voyez sous un jour trop romanesque. Tu as cela de commun avec mainte et mainte bonne fille, que ton amant fut infidèle et te quitta : et, qu’il soit revenu, qu’il veuille réparer sa faute par son repentir, et renouveler toutes nos premières espérances…. c’est un bonheur qu’une autre ne repousserait pas légèrement.

MARIE.

Mon cœur se briserait.

SOPHIE. . .

Je te crois. Le premier moment doit produire sur toi un effet sensible…. et pourtant, ma chère, je t’en prie, ne prends pas cette angoisse, ce trouble, qui semble maîtriser tous tes sens, pour un effet de la haine, pour de la répugnance. Ton cœur parle pour lui plus que tu ne crois, et, si tu n’oses le revoir, c’est justement parce que tu désires passionnément son retour.

MARIE.

Sophie, de la pitié !

SOPHIE.

Je veux que tu sois heureuse. Si je sentais que tu le méprisasses, qu’il te fût indifférent, je ne dirais plus un mot ; il ne paraîtrait plus devant moi. Mais non, ma chère…. Tu me remercieras de t’avoir aidée à surmonter cette irrésolution pénible, qui est un signe du plus tendre amour. (Entrent Guilbert et Buenco.)

SOPHIE.

Venez, Buenco ; venez, Guilbert ; aidez-moi à rassurer la petite, à la déterminer, à présent que le moment en est venu.

BUENCO.

Je voudrais oser lui dire : « Ne le revoyez pas. »

SOPHIE.

Buenco !

BUENCO.

Mon cœur se soulève, à la pensée qu’il pourrait encore posséder cet ange, qu’il a si outrageusement offensé, qu’il a traîné au bord de la tombe. La posséder ?… pourquoi ? Comment réparet-il son crime ?… Il revient, il lui plaît tout à coup de revenir et de dire : « A présent j’y suis disposé ; à présent je la veux. » Exactement comme si cette belle âme était une marchandise suspecte, que l’on finit par jeter à l’acheteur, après qu’il vous a blessé jusqu’à la moelle par les offres les plus basses, partant et revenant, comme un juif au marché. Non, il n’aura pas mon suffrage, quand même le cœur de Marie parlerait pour lui…. Revenir !’Et pourquoi donc aujourd’hui ?… aujourd’hui ? Fallaitil attendre l’arrivée d’un frère courageux, dont il doit craindre la vengeance, pour venir comme un écolier et demander humblement pardon ?… Ah ! il est aussi lâche que méchant !



GUILBERT.

Vous parlez comme,un Espagnol, et comme si vous ne connaissiez pas les Espagnols. Nous sommes à cette heure dans un plus grand péril que vous ne croyez tous.

MARIE.

Mon cher Guilbert !

GUILBERT.

J’honore l’esprit entreprenant de notre frère ; j’ai observé en silence son courage héroïque, et je soubaite que tout puisse bien finir ; je.souhaite que Marie se puisse résoudre à donner sa main à Clavijo ; car…. (en souriant) il a toujours son cœur.

MARIE.

Vous êtes cruel !

SOPHIE.

Écoute-le, je t’en prie, écoute-le !

GUILBERT.

Ton frère lui a arraché une déclaration, qui doit te justifier aux yeux de tout le monde, et qui nous perdra.

BUENCO.

Comment ?

MARIE.

Oh ! Dieu.

- ’ GUILBERT.

Il l’a écrite dans l’espérance de te toucher. S’il n’y parvient pas, il faut qu’il emploie tous les moyens pour anéantir ce papier. 11 le peut et il le fera. Ton frère veut l’imprimer et le répandre, dès son retour d’Aranjuez : je crains, si tu t’obstines, qu’il ne revienne pas.

SOPHIE,

Mon cher Guilbert !



MARIE.

Je me meurs !…

GUILBERT.

Clavijo ne peut laisser paraître cet écrit. Si tu refuses ses propositions, et s’il est un homme d’honneur, il court au-devant de ton frère, et l’un des deux succombe. Que ton frère meure ou triomphe, il est perdu. Un étranger en Espagne ! le meurtrier de ce courtisan chéri !… Ma sœur, c’est fort bien de penser et d’agir noblement ; mais se perdre soi et sa famille !… .

MARIE.

Conseille-moi, Sophie ! aide-moi !

GUILBERT.

Et vous, Buenco, réfutez-moi.

BUENCO.

Il n’osera pas ; il craindra pour sa vie : sans cela il n’aurait pas écrit ; il n’offrirait pas sa main à Marie.

GUILBERT.

Tant pis ; car il en trouvera cent qui lui prêteront leurs bras ; cent misérables, qui égorgeront traîtreusement notre frère sur la route. Ah ! Buenco, es-tu sijeune ? Un courtisan n’aurait point d’assassins à ses gages ?

BUENCO.

Le roi est grand et bon.

GUILBERT.

Courage donc !… A travers tous les murs qui l’environnent, les gardes, le cérémonial, et tout ce que les courtisans ont mis de barrières entre lui et son peuple, faites-vous passage et sauvez-nous..’.. Qui vient ? (Entre Clavijo.)

CLAVIJO.

Il faut que je la voie !… 11 le faut ! (Marie pousse un cri et tombe dans les bras de Sophie.)

SOPHIE.

Cruel ! Dans quel état nous mettez-vous ? (Guilbert et Buenco s’approchent de Marie.)

CLAVIJO.

Oui, c’est elle ! c’est elle ! et je suis Clavijo !… Écoutez-moi, chère amie, si vous ne voulez pas me regarder. Dans le temps où Guilbert me reçut avec amitié dans sa maison ; quand j’étais un jeune homme pauvre et obscur ; quand je santis pour vous dans mon cœur une passion irrésistible, était-ce mon mérite, ou n’était-ce pas plutôt convenance intime des caractères, secrète inclination du cœur, si vous éprouvâtes vous-même quelque penchant pour moi, et si, après un temps, je pus me flatter deposséder ce cœur tout entier ? Et maintenant…. ne suis-je pas toujours le même ? Pourquoi n’oserais-je pas espérer ?… pourquoi pas supplier ?… Un ami, un amant, que longtemps vous auriez jugé perdu, après une périlleuse et funeste navigation, voudriez-vous le repousser de votre sein, s’il revenait soudainement et mettait à vos pieds sa vie sauvée ? Et n’ai-je pas aussi flotté sur une nier ordgeuse ? Nos passions, avec lesquelles nous vivons dans une lutte éternelle, ne sont-elles pas plus affreuses, plus indomptables, que ces flots, qui entraînent le malheureux loin de sa patrie ? Marie ! Marie ! comment pouvez-vous me haïr, moi qui n’ai jamais cessé de vous aimer ? Parmi toute l’ivresse, parmi tous les accents séducteurs de l’orgueilet de la vanité, je me suis rappelé constamment ces jours fortunés, innocents, que je passais à vos pieds dans une heureuse médiocrité, quand nous avions devant nous une suite de brillantes perspectives…. Et maintenant, pourquoi ne voudriez-vous pas réaliser avec moi tout ce que nous avons espéré ? Voulez-vous refuser aujourd’hui de goûter le bonheur de la vie, parce qu’un sombre intervalle était venu au travers de nos espérances ? Non, ma chère amie, croyez-moi, les meilleurs plaisirs de ce monde ne sont pas entièrement purs ; la plus vive joie est encore troublée par nos passions, par la destinée. Nous plaindrons-nous de ce qu’il nous est arrivé comme à tous les autres, et nous rendrons-nous coupables, en repoussant cette occasion de rétablir le passé, de consoler une famille troublée, de récompenser l’action courageuse d’un noble frère et d’affermir à jamais notre bonheur ?… Mes amis, dont je n’ai pas mérité l’affection, mes amis, qui devez l’être, parce que vous êtes les amis de la vertu, à laquelle je reviens, unissez vos prières à la mienne. Marie ! (Il tombe à genoux.) Marie ! Ne connaïs-tu plus ma voix ? As-tu cessé de comprendre l’accent de mon cœur ? Marie ! Marie !



MARIE.

Clavijo !



CLAVuo. Il se lève et couvre de baisers la main de Marie. Elle me pardonne ! elle m’aime ! (Il embrasse Guilbert et Buenco.) Elle m’aime encore ! O Marie, mon cœur me le disait ! J’aurais voulu me jeter à tes pieds, et verser en silence les larmes de la douleur, du repentir ; tu m’aurais compris sans langage, comme, sans langage, je reçois mon pardon. Non, cette intime parenté de nos âmes n’est pas abolie ; non, elles s’entendent toujours, comme autrefois, quand nous n’avions besoin d’ciucun signe pour nous communiquer nos plus secrets mouvements. Marie ! Marie ! Marie ! (EntreBeaumarchais.)

BEAUMARCHAIS.

Ah ! .

Clavijo, courant au-devant de lui.

Mon frère !

Beaumarchais, à Marie.

Tu lui pardonnes ?.

MARIE.

Laissez, laissez-moi ! Je me meurs. (On l’emmène.)

BEAUMARCHAIS.

Elle lui a pardonné ?

BUENCO.

11 paraît.

BEAUMARCHAIS, àClavijO.

Tu ne mérites pas ton bonheur.

CLAVIJO.

Crois que je le sens.

Sophie. Elle revient. Elle lui pardonne. Elle a versé un torrent de larmes. Qu’il s’éloigne, s’est-elle écriée en sanglotant ; qu’il s’éloigne, afin que je me reprenne. Je lui pardonne…. Ah ! ma sœur, a-t-elle dit, en se jetant à mon cou, comment sait-il donc que je l’aime tant ?

CLAVuo, baisant la main de Sophie. Je suis le plus heureux des hommes. Mon frère !

Beaumarchais. Il l’embrasse. Soit ! de tout mon cœur ; mais je dois vous le dire : je ne puis encore vous aimer. Soyez donc de la famille, et que tout soit oublié ! L’écrit que vous m’aviez donné, le voilà ! ( Il tire le panier de son portefeuille, le déchire et le rend à Clacijo.)



CLAVIJO.

Je suis à vous, à vous pour toujours. Sophie, à Clavijo. Je vous en prie, éloignez-vous ; qu’elle n’entende plus votre voix et qu’elle se calme.

Clavijo, les embrassant tour à tour : Adieu ! adieu ! Mille baisers à cet ange. (Il sort.)

BEAUMARCHAIS.

A la bonne heure ! quoique j’eusse désiré qu’il en fût autrement. (// sourit.) Quels bons petits cœurs que ces jeunes filles !… 11 faut aussi vous le dire, mes amis, c’était tout à fait la pensée, le vœu de notre ambassadeur, que Marie pardonnât, et qu’un heureux mariage pût terminer cette fâcheuse affaire.

GUILBERT.

Moi aussi, je me sens de nouveau tout joyeux.

BUENCO.

11 est votre beau-frère, eh bien, adieu !… Vous ne me verrez plus dans votre maison.

. BEAUMARCHAIS.

Monsieur !

GUILBERT.

Buenco !

BUENCO.

Je le haïrai jusqu’au jugement dernier. Et songez bien à quel homme vous avez affaire. (Il sort.)

GUILBERT.

C’est un oiseau de mauvais augure. Mais, avec le temps, il se laissera persuader, lorsqu’il verra que tout va bien.

BEAUMARCHAIS,

C’est égal, je me suis trop pressé de lui rendre l’écrit.

GUILBERT.

Laissez ! laissez ! Point de fantômes. (Us sortent.)

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ACTE QUATRIEME.

L’appartement de Clavijo.

CARLOS, seul.

C’est fort bien fait de nommer d’office des curateurs à l’homme qui, par sa prodigalité ou par d’autres extravagances, montre que son esprit est dérangé. Si les magistrats prennent ce soin, eux qui s’inquiètent d’ailleurs assez peu de nous, comment ne le ferions-nous pas pour un ami ? Clavijo, tu es dans de fâcheuses circonstances !… J’espère encore ! Et, si seulement tu as conservé la moitié de ta docilité d’autrefois, il est temps encore de te préserver d’une folie, qui, avec ton caractère vif et sensible, ferait le malheur de ta vie et te mettrait avant l’âge au tombeau. Il vient. (Entre Clavijo. Il est rêveur.)

CLAVIJO.

Bonjour, Carlos.

CARLOS.

Quel triste et douloureux bonjour ! Viens-tu avec cette belle humeur de chez ta fiancée ?

CLAVIJO.

C’est un ange ! Ce sont d’excellentes gens !

CARLOS.

Cependant vous ne vous presserez pas si fort de faire la noce, qu’on n’ait pas le temps de se faire broder un habit ?

CLAVIJO.

Raille ou ne raille pas, on ne verra point parader d’habits brodés à notre noce.

CARLOS.

Je le crois bien.

CLAVIJO.

La satisfaction mutuelle, l’harmonie des cœurs, seront tout l’ornement de la fête.



CARLOS.

Vous ferez une tranquille petite noce ?

CLAVIJO.

Comme des gens qui sentent que leur bonheur est tout en eux-mêmes.

CARLOS.

Dans la circonstance, c’est fort bien.

CLAVIJO.

La circonstance ! Que veux-tu dire avec la circonstance ?

CARLOS.

Comme la chose va maintenant et se trouve et se présente.

CLAVIJO.

Écoute, Carlos, je ne puis souffrir dans mes amis le ton de la réserve. Je sais que tu n’es pas pour ce mariage ; mais, si tu as à dire, si tu veux dire quelque chose là contre, dis-le sans détour. Comment donc la chose va-t-elle ? Comment se présentet-elle ?

CARLOS.

Il arrive à chacun dans la vie bien des choses inattendues, singulières ; il serait fâcheux que tout suivît l’ornière : on n’aurait plus de quoi s’étonner, plus de quoi parler à l’oreille, plus de quoi médire en société.

CLAVIJO.

Cela fera sensation.

CARLOS.

Le mariage de Clavijo ! Cela s’entend. Combien de jeunes filles à Madrid n’attendent que toi, n’espèrent qu’en toi, et, si tu leur joues un pareil tour !…

CLAVIJO.

C’est pourtant comme cela.

CARLOS.

C’est singulier. J’ai connu peu d’hommes qui fissent sur les femmes une aussi forte, aussi générale impression que toi. Dans toutes les conditions, il y a de bonnes petites personnes qui dressent leurs plans et leurs batteries pour faire ta conquête. L’une compte sur sa beauté, l’autre sur sa richesse ou son rang, son esprit, sa famille. Combien ne me fait-on pas de compliments à cause de toi ! Car assurément ce n’est pas mon nez retroussé, ni mes cheveux crépus, ni mon mépris bien connu pour le sexe, qui peuvent me les attirer.

CLAVIJO.

Tu railles.

CARLOS.

Si je n’avais eu déjà dans les mains des propositions, des offres, griffonnées par de douces petites menottes., avec aussi peu d’orthographe que peut en avoir le naïf billet doux d’une jeune fille ! Combien de jolies duègnes sont venues, à cette occasion, tomber dans mes filets !

CLAVIJO. .

Et tu ne me disais rien de tout cela ?

CARLOS.

Parce que je ne voulais pas l’occuper de vaines bagatelles, et ne pouvais, en aucune façon, te conseiller de t’attacher sérieusement à une seule. Ah ! Clavijo, ton bonheur m’était aussi cher que le mien ! Je n’ai aucun ami que toi ; les hommes me sont tous insupportables, et tu commences à m’être insupportable aussi.

CLAVIJO.

Je t’en prie, calmez-toi.

CARLOS.

Brûlez la maison qu’un homme a mis dix ans à bâtir, et en^ voyez à cet homme un confesseur, pour lui recommander la patience chrétienne !… On’ne doit s’intéresser à personne qu’à soi-même ; les hommes ne méritent pas….

CLAVIJO.

Voilà tes rêveries chagrines qui reviennent !

CARLOS.

Si je m’y replonge tout entier, qui en est coupable, que toi ? Je mé disais : «. De quoi lui servirait à présent le mariage le plus avantageux, à lui, qui aurait fait assez de chemin pour un homme ordinaire ?… Mais, avec son esprit, avec ses talents, c’est inexcusable…. c’est impossible, qu’il reste ce qu’il est…. » Jefaisais mes plans. « Il y a si peu d’hommes qui soient aussi entreprenants et flexibles, aussi spirituels et appliqués en même temps. Il est propre à tous les emplois. Comme archiviste, il peut acquérir promptement les plus précieuses connaissances-, il se rendra nécessaire, et, vienne quelque changement, le voilà ministre ! »



CLAVIJO.

Je t’avoue que ce furent souvent aussi mes songes.

CARLOS.

Des songes ! Aussi certainement que j’atteindrai et grimperai. au sommet d’une tour, si je l’entreprends avec la ferme résolution de ne pas y renoncer que je ne l’aie escaladée, tu aurais aussi vaincu toutes les difficultés. Après cela, je n’aurais pas été inquiet du reste. Tu n’as aucun patrimoine : tant mieux ; cela t’aurait rendu plus ardent pour acquérir, plus attentif à conserver. Et celui qui manie les deniers publics sans faire fortune est un sot. D’ailleurs je ne vois pas pourquoi le pays ne devrait pas aussi bien les impôts au ministre qu’au roi. L’un donne son nom, l’autre ses forces. Quand une fois j’avais réglé tout cela, alors seulement je cherchais un parti pour Clavijo. Je voyais mainte orgueilleuse maison, qui aurait fermé les yeux sur ta naissance ; mainte famille des plus riches, qui aurait volontiers fourni à la dépense-de ton train ; pour oser seulement prendre part à la gloire du second roi…. et à présent….

Clavijo .

Tu es injuste, tu rabaisses trop ma situation présente. Et crois-tu donc que je ne puisse m’avancer davantage, que je ne puisse faire encore de grands pas ?

CARLOS.

Cher ami, coupe la tête d’une plante, elle pourra bien pousser et pousser encore d’innombrables rejetons ; elle formera peut-être un épais buisson, mais la royale et fière croissance du premier jet est à jamais perdue. Et ne crojs pas même qu’on voie ce mariage à la cour avec indifférence. As-tu donc oublié quels hommes t’ont déconseillé cette liaison, cette union avec Marie ? As-tu oublié qui t’a donné le sage conseil de la quitter ? Faut-il te les compter par mes doigts ?

CLAVIJO.

J’ai déjà réfléchi avec chagrin que bien peu de personnes approuveront cette démarche.

CARLOS.

Aucune ! Et tes puissants amis n’auront-ils pas sujet de s’indigner, que, sans les consulter, sans demander leur avis, tu te sois tout uniment sacrifié, comme un enfant étourdi court sur la place jeter son argent contre des noix véreuses ?



CLAVIJO.

Ce que tu dis, Carlos, est malhonnête et exagéré.

CARLOS.

Pas d’une virgule. Qu’un homme fasse par passion une extravagance, à la bonne heure ! Qu’il épouse une femme de chambre, parce qu’elle est belle comme un ange : c’est fort bien. Il sera blâmé, et cependant les gens lui porteront envie !

CLAVIJO.

Les gens ! toujours les gens !

CARLOS.

Tu sais que je tiens assez peu à l’approbation d’autrui, et pourtant il sera toujours vrai que celui qui ne fait rien pour les autres ne fait rien pour lui, et que, si les hommes ne t’admirent’ ou ne t’envient, tu n’es pas non plus heureux.

CLAVIJO.

Le monde juge sur l’apparence. Ah ! l’on doit envier celui qui possède le cœur de Marie.

CARLOS.

Telle est la chose, telle est aussi l’apparence. Mais sans doute il faut, me disais-je, qu’il y ait des qualités secrètes, qui rendent ton bonheur digne d’envie ; car, pour ce qu’on voit de ses yeux, ce que l’on peut comprendre avec son sens commun….

CLAVIJO.

Tu veux me désespérer !

CARLOS.

Comment cela s’est-il fait ? demandera-t-on dans la ville. Comment cela s’est-il fait ? demande-t-on à la cour. Pour l’amour du ciel, comment cela s’est-il fait ? Elle est pauvre, sans naissance ; si Clavijo n’avait eu par hasard une fantaisie pour elle, on ne saurait pas du tout qu’elle est au monde. Elle doit être gentille, agréable, spirituelle…. Qui prendra une femme pour cela ? Cela passe si vite dans les premiers temps du mariage ! « Ah ! dit quelqu’un, elle doit être belle, ravissante, merveilleusement belle…. — Alors on comprend…. » dit un autre.



Clavijo, troublé, laisse échapper un profond soupir. Ah !

CARLOS.

Belle ? * Oh ! dit l’une, elle est passable. Il y a six ans que je ne l’ai vue. — Alors il peut y avoir du changement, ajoute une autre.—Il faudra voir ; il’nous la présentera bientôt, » dit la troisième. On questionne, on épie, on s’empresse, on attend, on s’impatiente ; on se souvient toujours du fier Clavijo, qui ne se montrait jamais en public sans mener en triomphe une magnifique, une superbe Espagnole, dont les belles épaules, les joues vermeilles, les yeux étincelants, semblaient dire à tout le monde : «Ne suis-je pas digne de mon cavalier ? »et qui, dans son orgueil, laissait derrière elle flotter au gré du vent, aussi loin que possible, sa robe de soie traînante, afin de rendre son apparition plus imposante et plus digne…. Et maintenant monsieur paraît…. et tout le monde reste muet d’étonnement…. Il paraît avec sa Française, petite, sautillante, aux yeux caves ; dont toute la personne atteste la langueur, bien qu’elle dissimule, avec le rouge et le blanc, sa pâleur mortelle. O frère, je deviens furieux, je m’enfuis, quand les gens veulent s’emparer de moi, et m’interroger et me questionner, et ne peuvent comprendre. ’ Clavijo, lui prenant la main.

Mon ami, mon frère, je suis dans une affreuse situation. Je te dis, je t’avoue que j’ai été effrayé quand j’ai revu Marie. Comme elle est changée !… comme elle est pâle, exténuée ! Oh ! c’est ma faute, c’est ma trahison !…

CARLOS.

Fantômes ! rêveries ! Elle était phthisique, lorsque ton roman allait encore son train. Je te l’ai dit mille fois, et…. Mais, vous autres amants, vous ne voyez, vous ne flairez rien. Clavijo, c’est affreux ! Oublier tout de la sorte !… Une femme malade, qui transmettra un mal incurable à ta postérité ; en sorte que tes enfants et tes petits-enfants s’éteindront à un âge fatal, comme la lampe du pauvre…. Un homme qui pourrait être le chef d’une famille, que plus tard peut-être…. J’en deviens fou ; ma tête se perd.



CLAVLIO.

Carlos, que te dirai-je ? Quand je l’ai revue, mon cœur, dans la première ivresse, a volé au-devant d’elle…. hélas ! et, quand l’ivresse fut passée, Marie m’inspira…. la compassion…. une tendre et profonde pitié : mais de l’amour ?… Écoute, ce fut comme si, dans la plénitude de la joie, la froide main de la mort s’était posée sur mon cou. Je m’efforçai d’être gai, de jouer encore l’homme heureux, devant les personnes qui m’entouraient : tout était fini ! Une géne, une angoisse !… S’ils eussent été moins hors d’eux-mêmes, ils l’auraient remarqué.

CARLOS.

Par l’enfer, par la mort et le .diable ! et tu veux l’épouser ! (Clavijo entre dans une profonde rêverie, sans répondre ) Tu es perdu, anéanti pour jamais ! Adieu, frère, et laisse-moi tout oublier, laisse-moi dévorer ma vie solitaire, après la fatalité de ton aveuglement. Ah ! le bel ouvrage !… se rendre méprisable aux yeux du monde, sans même satisfaire une passion, un désir !… Contracter, de gaieté de cœur, une maladie, qui, en consumant tes forces les plus intimes-, te rendra en même temps un objet d’horreur pour les hommes !

CLAVIJO.

Carlos ! Carlos !

CARLOS.

Qu’il aurait mieux valu ne jamais monter, pour ne tomber jamais !… De quel œil les gens verront-ils cela ? « C’est le frère ! diront-ils. Ce doit être un brave champion. C’est lui qui l’a fait saigner du nez. Clavijo n’a pas osé lui tenir tête. — Ah ! diront nos hâbleurs de la cour, on voit bien qu’il n’est pas gentilhomme !—Parbleu ! le Français aurait dû s’adresser à moi, » s’écrie, en enfonçant son chapeau sur les yeux, et se tapant sur le ventre, un drôle, qui peut-être ne serait pas digne d’être ton valet.

Clavijo. Saisi de la plus violente douleur, Use jette au cou de Carlos en versant un torrent de larmes.

Sauve-moi, mon ami !… Mon cher Carlos, sauve-moi, sauvemoi d’un double parjure, d’une immense ignominie…. de moimême ! Je meurs !



CARGOS. . Pauvre malheureux ! J’espérais qu’ils étaient passés ces emportements de jeunesse, ces orages de pleurs, cette profonde mélancolie ; j’espérais te voir un homme désormais inébranlable, désormais affranchi de ces cruelles angoisses, qui t’ont fait répandre autrefois tant de larmes dans mon sein. Clavijo, montre que tu es un homme !

CLAVIJO.

Laisse-moi pleurer. (// se jette sur un siége.)

CARLOS.

Malheur à toi, qui es entré dans une carrière que tu ne fourniras point ! Avec ton cœur, avec tes sentiments, qui auraient fait le bonheur d’un tranquille bourgeois, fallait-il associer ce malheureux désir de grandeur 1 Et qu’est-ce que la grandeur, Clayijo ? S’élever au-dessus des autres par le rang et la dignité ? Ne crois pas cela ! Si ton cœur n’est pas plus grand que le cœur des autres ; si tu n’es pas en état de t’élever tranquillement audessus des circonstances qui tourmenteraient un homme vulgaire : tu ne seras toi-même, avec tous tes cordons et tes croix, tu ne seras, avec la couronne même, qu’un homme vulgaire. Recueille-toi ; calme-toi ! (Clavijo se lève, regarde Carlos et lui tend une main, que Carlos saisit vivement.) Allons, allons, mon ami ! et sache te résoudre. Vois, je veux tout mettre à part, et je dis : Voici deux propositions sur les plateaux de la balance : ou bien tu épouses Marie et tu trouves le bonheur dans une tranquille vie bourgeoise ; dans les paisibles joies domestiques ; ou bien tu poursuis dans la carrière de la gloire ta course vers le but prochain…. Je veux tout mettre à part, et je dis : La balance est en équilibre ; c’est ta résolution qui va décider lequel des deux plateaux l’emportera ! Fort bien ! Mais décide-toi…. Il n’y a rien de plus misérable au monde qu’un homme irrésolu, qui flotte entre deux sentiments, qui voudrait les unir, et ne comprend pas que rien ne peut les unir, si ce n’est le doute, l’inquiétude qui le.tourmentent. Allons, donne ta main à Marie, agis comme un honnête garçon, qui sacrifie à sa parole le bonheur de sa vie ; qui regarde comme son devoir de réparer le mal qu’il a fait ; qui, par conséquent, n’a jamais étendu le cercle de ses passions et de son activité au delà du point où il se trouve en état de réparer le mal qu’il a fait, et goûte ainsi le bonheur d’une tranquille médiocrité, l’approbation d’une conscience scrupuleuse, et toute la félicité accordée aux hommes qui sont en état de faire leur propre bonheur et la joie de leurs alentours. Décide-toi, et je te dirai que tu es un bon garçon….



CLAVIJO.

Une étincelle, Carlos, de ton ardeur, de ton courage !

CARLOS.

Elle sommeille en toi, et je soufflerai jusqu’à ce qu’elle s’enflamme. Vois, d’un autre côté, la fortune et la grandeur qui t’attendent. Je ne veux pas te peindre ces perspectives avec des couleurs poétiques, éblouissantes ; veuille te les figurer toi-même aussi vivement que ton âme les voyait devant elle, en pleine lumière, avant que cette folle tête française eût troublé tes sens. Mais ici encore, Clavijo, sois un garçon résolu, et va directement ton chemin, sans regarder à droite et à gauche. Puisse ton âme s’agrandir, et puisse pénétrer en toi la vérité de cette grande pensée, que les hommes extraordinaires sont précisément aussi des hommes extraordinaires, en ce que leurs devoirs s’écartent des devoirs du commun des hommes ; que celui dont la tâche est de surveiller, de diriger, de maintenir un grand ensemble, ne doit se faire aucun reproche d’avoir négligé les petits intérêts, et sacrifié des bagatelles au bien général. Si le Créateur procède ainsi dans la nature, le roi dans ses États, pourquoi ne le ferions-nous pas aussi pour leur ressembler ?

CLAVIJO.

Carlos, j’ai l’âme petite.

CARLOS.

Nous ne sommes pas petits quand les circonstances nous traversent, mais seulement quand elles nous accablent. Encore un effort et tu reviens à toi-même. Rejette loin de toi le reste d’une malheureuse passion, qui, à cette heure, est aussi peu faite pour toi que la jaquette grise et la mine modeste avec lesquelles tu es arrivé à Madrid. Tu as payé dès longtemps à la pauvre fille ce qu’elle a fait pour toi et l’accueil amical qu’elle eut le mérite de te faire ici la première…. Ah ! pour jouir de ta société, une autre en aurait fait autant et plus encore, sans élever de pareilles prétentions !…Et te viendra-t-il dans lapensé e de donner à ton maître d’école la moitié de ton bien, pour t’avoir, il y a trente ans, enseigné l’a, b, c ? Eh bien, Clavijo ?



CLAVIJO.

Tout cela est bien. En somme, tu peux avoir raison ; cela peut être ; mais comment nous tirer de l’embarras où nous sommes ? Trouve un moyen, un secours, et tu pourras parler !

CARLOS.

Bien ! Tu veux donc ?

CLAVIJO.

Fais que je puisse, et je voudrai. Je n’ai aucune pensée : pense pour moi.

CARLOS.

Eh bien, tu vas d’abord appeler ce monsieur en lieu tiers, et tu lui redemandes, l’épée à la main, la déclaration que tu as écrite étourdiment et par contrainte.

CLAVIJO.

Je l’ai déjà : il l’a déchirée et me l’a rendue.

CARLOS.

Excellent ! excellent ! Le pas est déjà fait…. et tu m’as laissé parler si longtemps ?… Eh bien, abrégeons ! Tu lui écris tout tranquillement que tu ne juges pas à propos d’épouser sa sœur ; qu’il en pourra savoir les raisons, s’il veut se trouver, ce soir, à tel ou tel endroit, accompagné d’un ami et pourvu d’armes à son choix…. Et puis ta signature !… Viens, Clavijo, écris cela. Je suis ton second, et…. il faudrait que le diable s’en mêlât…. (Clavijo s’approche de la table.) Écoute ! un mot !… Quand j’y pense bien, c’est là une sotte idée. Qui sommes-nous pour nous risquer contre un aventurier furieux ? Et la conduite de l’homme, sa condition, ne méritent pas que nous le tenions pour notre égal. Écoute-moi donc : si je l’accusais au criminel d’être venu secrètement à Madrid, de s’être fait annoncer chez toi sous un faux nom, avec un homme à lui, d’avoir d’abord gagné ta confiance par des paroles amicales, puis de t’avoir surpris à l’improviste, de t’avoir extorqué une déclaration, et d’être parti pour la répandre…. Cela lui casse le cou, et il apprendra ce qu’il en coûte d’insulter un Espagnol dans la paix de la vie privée.

CLAVIJO.

Tu as raison. . ’.

GŒTIIE. — TH. I, 27



CARLOS. Mais, en attendant que le procès soit commencé (car jusque-là le monsieur pourrait nous jouer encore bien des tours), si nous allions au plus sûr, et si nous le faisions tout simplement enlever ?

CLAVIJO.

Je comprends, et je te sais capable d’en venir à bout.

CARLOS.

Allons donc ! Moi qui roule par le monde depuis vingt-cinq ans, moi qui assistais le premier des hommes, quand la sueur de l’angoisse lui couvrait le visage, je ne pourrais venir à bout de cette farce ! Ainsi donc tu me laisses les mains libres ; tu n’as rien à faire, rien à écrire. Celui qui fait enfermer le frère donne à entendre par gestes qu’il ne veut pas de la sœur.

CLAVIJO.

Non, Carlos, quoi qu’il arrive, je ne puis, je ne veux pas souffrir cela. Beaumarchais est un homme estimable, et ne doit pas, pour sa juste cause, languir dans une honteuse prison. Une autre idée, Carlos ! une autre idée !

CARLOS.

Bah ! bah ! enfantillages ! Nous ne voulons^pas le dévorer ; il sera bien gardé, bien soigné, et ce ne peut être pour longtemps. Car, vois-tu, quand il s’apercevra que c’est tout de bon, son zèle théâtral s’humiliera ; il s’en retournera en France tout déconcerté, et remerciera, le plus poliment du monde, si l’on veut bien faire à sa sœur une pension…. C’était peut-être tout ce qu’il voulait.

CLAVIJO.

A la bonne heure ! Mais traite-le avec ménagement.

CARLOS.,

Sois tranquille…. Encore une précaution ! On ne peut savoir si les gens ne babilleront point, s’il n’aura point vent de la chose, et il te prévient et tout est perdu. C’est pourquoi, déloge de ta maison, sans qu’aucun domestique sache où tu es allé. Fais seulement un paquet du plus nécessaire. Je t’envoie quelqu’un pour le porter et te conduire en un lieu où la sainte Hermandad elle-même ne saurait te trouver. J’ai, comme cela, une couple de trous de souris toujours prêts…. Adieu.



- GLAVIJO.

Adieu.

CARLOS.

Courage ! courage ! Frère, quand tout sera fini, nous ferons la fête ! .."

L’appartement de Guilbert. SOPHIE, MARIE, occupées à des ouvrages d’aiguille.

MARIE.

Buenco est donc parti si brusquement ?

SOPHIE.

C’était naturel. Il t’aime : comment pourrait-il supporter la vue d’un homme qu’il doit haïr doublement ?

MARIE.

C’est l’homme le meilleur et le plus vertueux que je connaisse. (En montrant son ouvrage à Sophie.) Il me semble que je dois faire ainsi ?. Je rentre cela ici, et j’arrête le bout par en haut. Cela ira bien.

.SOPHIE.

Très-bien. Et je veux prendre pour mon bonnet un ruban paille. C’est ce qui me va le mieux. Tu souris ?. .

MARIE.

Je ris de moi-même. Nous autres jeunes filles, nous sommes un étrange peuple ! A peine relevons-nous un peu la tête, que nous voilà occupées de toilette et de rubans.

SOPHIE.

Tu ne peux te faire ce reproche. Dès le moment où Clavijo t’eut quittée, rien ne fut capable de te réjouir. (Marie tressaille et regarde vers la porte.) Qu’as-tu donc ?

Marié, toute saisie.

J’ai cru entendre venir quelqu’un ! Mon pauvre cœur ! Oh ! il me fera mourir. Sens comme il palpite, pour une vaine frayeur.

SOPHIE. ’

Calme-toi. Tu es pâle. Je te prie, ma chère !…

Marie, la main sur sa poitrine. Ici, quelque chose m’oppresse !… Cela me perce…. cela me fera mourir.



SOPHIE.

Ménage-toi.

MARIE.

Je suis une insensée et malheureuse jeune fille. La douleur et la joie ont miné, avec toute leur violence, ma pauvre vie. Crois-moi, je ne goûte qu’à demi la joie de le retrouver. Je jouirai peu du bonheur qui m’attend dans ses bras ; point du tout peut-être.

SOPHIE.

Ma sœur, ma chère et unique !… Tu te ronges avec ces rêveries.

MARIE.

Pourquoi devrais-je me faire illusion ?

SOPHIE.

Tu es jeune et heureuse, et tu peux tout espérer.

Marie. .

L’espérance ! Ah ! ce délicieux, cet unique baume de la vie enchante souvent mon âme. Les joyeux songes de la jeunesse flottent devant moi, et accompagnent la figure chérie de l’homme incomparable qui redevient aujourd’hui le mien ! O Sophie, qu’il est charmant ! Depuis nos dernières entrevues, il a…. je ne sais comment m’exprimer…. Toutes les grandes qualités cachées autrefois sous sa modestie se sont développées. Il est devenu un homme, et ce pur sentiment de lui-même, avec lequel il se présente, si exempt d’orgueil et de vanité, doit lui gagner tous les ccèurs…. Et il serait à moi !… Non, ma sœur, je n’étais pas digne de lui…. Et maintenant je le suis bien moins encore !

SOPHIE.

Va, donne-lui ta main et sois heureuse…. J’entends nofre frère ! (Entre Beaumarchais.)

BEAUMARCHAIS.

Où est Guilbert ?

SOPHIE.

11 est sorti, il y a déjà quelque temps : il ne peut tarder.

MARIE.

Qu’as-tu, mon frère ? (Elle se lève avec précipitation et se jette dans ses bras.) Cher frère, qu’as-tu donc ?



BEAUMARCHAIS.

Rien ! Laisse-moi, ma chère Marie.

MARIE.

Si je suis ta chère Marie, dis-moi ce que tu as sur le cœur.

SOPHIE.

Laisse-le." Les hommes font souvent de ces figures, sans avoir pour cela quelque chose sur le cœur.

v MARIE.

)

Non, non ! Ah ! il y a peu de temps que je connais ton visage, mais déjà il me révèle tous tes sentiments ; je lis sur ton front chaque mouvement de cette âme pure et sincère. Quelque chose te saisit. Parle, dis-moi ce que c’est

BEAUMARCHAIS.

Ce n’est rien, mes amies. J’espère au fond que ce n’est rien. Clavijo….

MARIE.

Eh bien ?

BEAUMARCHAIS.

Je viens de chez Clavijo : il n’est p :as chez lui.

■ SOPHIE.

Et cela te trouble ?

BEAUMARCHAIS.

Son portier dit qu’il est parti, il ne sait pour quel endroit ; personne ne sait pour combien de temps. S’il nous fermait sa porte ? S’il était réellement parti ?… Dans quel dessein ? Pourquoi ? ’

MARIE.

Eh bien, attendons.

BEAUMARCHAIS.

Tes lèvres mentent. Ah ! la pâleur de tes joues, le tremblement de tes membres, tout parle et témoigne que tu ne peux attendre. Chère sœur ! (Il la prend dans ses bras.) Par ce cœur palpitant, frémissant d’angoisse, je te jure !… Écoute-moi, Dieu juste !… Anges du ciel, écoutez-moi ! Tu seras vengée, s’il…. Mes sens s’égarent à cette pensée…. s’il retombait, s’il se rendait deux fois coupable d’un horrible parjure, se moquait de notre douleur…. Non, c’est… c’est impossible, impossible…. Tu seras vengée.



[ graphic]



MARIE.

Voudrais-tu bien, ma chère, envoyer la servante chercher, le médecin ?

SOPHIE.

Te sens-tu malade ? Bon Dieu, es-tu malade ?

MARIE.

Tu me tourmenteras au point que je n’oserai plus à la fin demander un verre d’eau. Sophie !… Mon frère !… Que renferme cette lettre ? Vois comme il tremble ! comme toute sa force l’abandonne !

SOPHIE.

Mon frère ! mon frère ! (Beaumarchaii, sans dire un mot, se jette sur un siège et laisse tomber la lettre. ) Mon frère ! ( Elle ramasse la lettre et lit. )

MARIE.

Laisse-moi-la voir !… Il faut…. (Elle essaye de se lever.) Ah ! je le sens. C’est la fin. Ma sœur, par pitié, vite, le dernier coup de mort ! Il nous trahit.

Beaumarchais, se levant soudain.

Il nous trahit ! (Il se frappe le front et la poitrine. ) Ici ! ici ! tout est confus, tout est mort dans mon âme, comme si un coup de tonnerre avait paralysé mes sens. Ma sœur, ma sœur, tues trahie…. etjereste ici ! Où aller ?…Quoi ? Je ne vois rien,rien, aucun moyen, aucun salut ! (Ilse rejette sur le siège. Entre Guilbert.)

- ’ . - . SOPHIE.

Guilbert ! aide-nous ! conseille-nous ! Nous sommes perdus !

GUILBERT.

Femme !

SOPHIE.

, Tiens, lis ! L’ambassadeur annonce à notre frère que Clavijo a intenté contre lui une action criminelle, l’accusant de s’être introduit dans sa maison sous un faux nom ; de lui avoir tenu dans le lit le pistolet sur la gorge ; de l’avoir forcé de signer une déclaration ignominieuse ; et, s’il ne s’éloigne promptement du royaume, ils le traîneront en prison, et peut-être l’ambassadeur lui-même ne sera pas en état de le délivrer. Beaumarchais. Il se lève furieux. Oui, qu’ils viennent ! qu’ils viennent ! qu’ils me traînent en prison ! Mais de devant son cadavre, de la place où je me serai repu de son sang…. Ah ! l’horrible et furieuse soif de son sang me brûle tout entier. Sois béni, Dieu du ciel, qui envoies à l’homme, au milieu de ses douleurs brûlantes, les plus insupportables, une allégeance, un rafraîchissement ! Comme je sens dans mon cœur la soif de la vengeance ! Comme ce sentiment délicieux, ce désir de son sang m’arrache à mon abattement, à ma stupide irrésolution, me ravit au-dessus de moi-même ! Vengeance ! Que je sens de joie ! Comme tout en moi brûle de le suivre, pour le saisir, pour l’anéantir !



SOPHIE.

Tu fais frémir, mon frère !

BEAUMARCHAIS.

Tant mieux !… Ah ! point d’épée, point d’arme ! C’est de ces mains que je veux l’égorger, afin que la joie m’appartienne ; qu’il soit tout à moi le sentiment de l’avoir anéanti ;

MARIE.

Mon cœur ! mon cœur !

BEAUMARCHAIS.

Je n’ai pu te sauver : tu seras vengée. Je flaire sa trace, mes dents convoitent sa chair, mon gosier son sang. Suis-je devenu Une bête féroce ?… Dans chaque veine je sens brûler, dans chaque nerf, palpiter le désir de l’atteindre…. Je haïrais éternellement celui qui m’en délivrerait par le poison ; celui qui me le ferait disparaître par un assassinat. O Guilbert, aide-moi à le chercher ! Où est Buenco ? Aidez-moi à le trouver !

GUILBERT.

Sauve-toi ! sauve-toi ! Tu ne te connais plus.

MARIE.

Sauve-toi, mon frère !

SOPHIE.

Emmène-le : il tue sa sœur. (Entre Buenco.)

BUENCO.

Allons, monsieur ! partez ! Je l’avais prévu. J’ai tout observe. Et maintenant on vous poursuit : vous êtes perdu, si vous ne quittez la ville à l’instant.

BEAUMARCHAIS.

Jamais ! Où est Clavijo ?



BUENC0. Je l’ignore.

BEAUMARCHAIS.

Tu le sais. Je t’en prie à genoux, dis-le moi.

SOPHIE.

Au nom du ciel, Buenco !

MARIE.

Ah ! j’étouffe ! j’étouffe ! (Elle tombe à la renverse. ) Clavijo !

SOPHIE.

Au secours ! Elle meurt ! ; - ".

MARIE.

Ne nous abandonne pas, grand Dieu !… Va-t’en, mon frère, va-t’en ! Beaumarchais. Il se prosterne devant Marie, qui, malgré tous

les secours, ne revient pas à elle. Moi te laisser ! t’abandonner !

SOPHIE.

Eh bien, reste, et nous fais tous mourir, comme tu as fait mourir Marie. Tu es morte, ô ma sœur, par l’emportement de ton frère !

BEAUMARCHAIS.

Arrête, ma sœur !

Sophie, avec ironie. Sauveur ! vengeur !… Songe à toi-même !

BEAUMARCHAIS.

Ai-je mérité ?…

SOPHIE.

Rends-la-moi ! Et va en prison, va sur l’échafaud, va, verse ton sang et rends-moi ma sœur !

BEAUMARCHAIS.

Sophie !

SOPHIE.

Ah ! elle n’est plus, elle est morte…. Eh bien, conserve-toi pour nous ! (Elle se jette dans les bras de son frère. ) Mon frère, conserve-toi pour nous, pour notre père ! Hâte-toi ! hâte-toi ! C’était sa destinée ! Elle l’a remplie. Il est un Dieu au ciel : laisselui la vengeance.



V

BUENCO.

Partons, partons, suivez-moi. Je vous cacherai, en attendant le moyen de vous faire sortir du royaume.

Beaumarchais. Il se jette sur le corps de Marie et l’embrasse. Ma sœur ! (On l’entraîne ; il prend la main de Sophie, qui se dégage. On emporte le corps de Marie ; Buenco sort avec Beaumarchais. Entrent Guilbert et un médecin. )

Sophie, sortant de la chambre où l’on a porté Marie. C’est trop tard ! Elle n’est plus. Elle est morte.

GUU.BERT.

Venez, monsieur. Voyez vous-même. Il n’est pas possible.

(Ils sortent.)

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ACTE CINQUIÈME.

La rue, devant la maison de Guilbert.

// fait nuit. La maison est ouverte. Devant la porte sont trois hommes en manteau noir et portant des flambeaux. Clavijo, enveloppé d’un manteau, passe, une épée sous le bras. Un domestique le précède avec un flambeau.

CLAVIJO, UN DOMESTIQUE.

CLAVIJO.

Je t’avais dit d’éviter cette rue.

LE DOMESTIQUE.

Nous aurions dû faire un long détour, et vous êtes si pressé ! Ce n’est pas loin d’ici que don Carlos vous attend.

CLAVIJO.

Là, des flambeaux ?

LE DOMESTIQUE.

Un enterrement. Venez, monsieur.

CLAVIJO.

La demeure de Marie ! Un enterrement ! Tout mon corps frissonne. Va, demande qui l’on enterre.

Le Domestique, s’approchant des hommes. Qui enterrez-vous ?

LES HOMMES.

Marie Beaumarchais. (Clavijo s’assied sur une pierre et s’enveloppe de son manteau. )

Le Domestique. E revient. Ils enterrent Marie Beaumarchais.

Clavijo, se levant en sursaut. Devais-tu le répéter, traître ; répéter la parole foudroyante qui m’arrache le cœur ?



LE DOMESTIQUE.

Silence, monsieur ! Venez. Songez au péril dans lequel vous ête*s.

CLAVIJO.

Va dans l’enfer ! Je reste. •

LE DOMESTIQUE.

Carlos ! oh ! que je puisse le trouver !… Carlos ! Il est hors de lui. (Le domestique s’éloigne.)

CLAVuo, seul. Les. hommes sont dans l’éloignement.

Elle est morte ! Marie est morte ! Voilà les flambeaux, son triste cortége !… C’est une illusion, une vision de nuit, qui m’effraye, qui me présente un miroir, dans lequel je dois reconnaître et prévoir l’issue de mes trahisons !… Il est temps encore ! encore !… Je frémis…. je sens mon cœur frissonner et se fondre…. Non, non, tu ne dois pas mourir. Me voici ! me voici !… Disparaissez, fantômes de la nuit, . qui vous présentez sur mon passage avec de douloureuses terreurs ! (Il s’élance vers eux.) Disparaissez !… Ils restent !… Ils promènent sur moi leurs regards ! Malheur ! malheur ! ce sont des hommes ainsi que moi…. Est-il vrai ?… vrai ?,.. Peux-tu le comprendre ? Elle est morte. Il me saisit, avec toute l’horreur de la nuit, ce sentiment : elle est morte ! elle est gisante, la fleur, à tes pieds !… et toi !… Prends pitié de moi, Dieu du ciel !… Je ne l’ai pas tuée !… Cachez-vous, étoiles, ne regardez pas en terre, vous qui si souvent avez vu le malfaiteur quitter ce seuil, dans le sentiment de la plus douce ivresse, et, par ces mêmes rues, avec la guitare et les chansons, poursuivre ses rêves dorés, et enflammer, par une délicieuse attente, sa bien-aimée, qui le guettait derrière la secrète jalousie…. Et tu remplis maintenant cette maison de douleur et de gémissements ! et de chants funèbres ce théâtre de ton bonheur !… Marie, Marie, viens me prendre, viens me prendre avec toi ! (On entend dans la maison quelques sons d’une musique lugubre.) Ils vont la porter au tombeau…. Arrêtez ! arrêtez ! Ne fermez pas le cercueil ! Laissez-moi la voir encore une fois. (Il s’élance vers la maison.) Hélas ! à qui donc, à qui oserawje me présenter ? à qui me montrer dans ses affreuses douleurs ?… A ses amis ? à son frère, dont le cœur est plein d’un furieux désespoir ? (Lamusique recommence.) Elle m’appelle ! elle m’appelle ! Me voici !… Quelle angoisse m’environne !… Quel frémissement me retient ! (La musique se fait entendre pour la troisième fois et continue. Les hommes, portant les flambeaux, se mettent en mouvement devant la porte. Trois autres viennent se joindre à eux, et se rangent, pour entourer le cortége, qui sort de la maison. Six hommes portent le brancard, sur lequel est le cercueil couvert. Guilbert et Buenco s’avancent en grand deuil. )



Clavijo, s’avançant. Arrêtez !

GUILBERT.

Quelle voix ?

Clavijo. Arrêtez ! (Les porteurs s’arrêtent. )

BUENCO.

Qui se permet de troubler, ce pieux cortége ? .

CLAVIJO.

Posez le cercueil.

GUILBERT.

Ah ! . ^

BUENCO.

Misérable ! Tu n’es pas au bout de tes forfaits ? Ta victime n’est pas en sûreté contre toi dans le cercueil ?

CLAVIJO.

Laissez ! Ne provoquez pas ma fureur ! Les malheureux sont redoutables. Il faut que je la voie. (Il enlève le drap mortuaire. Marie, vêtue de blanc, est couchée, les mains jointes, dans le cercueil. Clavijo recule et se cache le visage.)

BUENCO.

Veux-tu l’éveiller, pour la tuer une seconde fois ?

CLAVIJO.

Misérable railleur !… Marie ! (Il se prosterne devant la Mère. Beaumarchais parait. ) ’

BEAUMARCHAIS.

Buenco m’a quitté. Elle n’est pas morte, disent-ils. Il faut que je la voie, malgré Satan. Il faut que je la voie. Des flambeaux ! Un.convoi !… (Il accourt, voit le cercueil, et tombe, muet de douleur : on le relève ; il est comme évanoui. Guilbert le soutient.) Clavijo, qui est de l’autre côté du cercueil, se lève.

Marie ! Marie !



Beaumarchais, avec emportement. C’est sa voix ! Qui appelle Marie ? Comme, au son de sa voix, une brûlante fureur a couru dans mes veines !

CLAVIJO.

C’est moi. (Beaumarchais lui jette un regard farouche et saisit son épée. Guilbert le retient.) Je ne crains pas tes yeux ardents, ni la pointe de ton épée. Regarde ici ces yeux fermés, ces mains jointes !

BEAUMARCHAIS.

Tu me les montres ? (Il s’arrache des bras de Buenco et s’élance, l’épée à la main, sur Clavijo, qui tire la sienne. Ils se battent, Beaumarchais plonge son épée dans la poitrine de Clavijo.) Clavijo, chancelant. Je te remercie, frère ! Tu nous unis. (Il tombe sur le cercueil.)

Beaumarchais. Il l’en arrache. Damné, loin de cette sainte !

CLAVIJO.

Ah ! (Les porteurs le soutiennent.)

BEAUMARCHAIS.

Du sang ! Regarde, Marie, regarde ta parure de noces, et ferme les yeux pour jamais. Yois comme j’ai consacré ta couche funèbre par le sang de ton meurtrier ! Gloire ! Magnificence ! (Arrive Sophie.)

SOPHIE.

Mon frère ! Dieu ! Que s’est-il passé ?

BEAUMARCHAIS.

Approche, ma chère, et regarde. J’espérais joncher de roses son lit nuptial : vois les roses dont je l’ai parée dans son chemin vers le ciel.

SOPHIE.

Nous sommes perdus.

CLAVIJO.

Sauve-toi, insensé ! sauve-toi avant le point du jour ! Que le Dieu, qui t’envoya comme vengeur, t’accompagne !… Sophie…. pardonne-moi !… Frère…. amis…. pardonnez-moi !

BEAUMARCHAIS.

Comme son sang répandu apaise dans mon cœur toute ardeur de vengeance ! Comme, avec sa vie, qui s’exhale, ma fureur s’évanouit ! (Il court à Clavijo.) Meurs ! Je te pardonne.



CLAVIJO.

Ta main !… et la tienne, Sophie !… (A Buenco.) Et la vôtre…. ( Buenco frémit.)

SOPHIE.

Donne-lui la main, Buenco.

Clavijo, à Sophie.

Je te remercie ! Tu es toujours la même. Je vous remercie ! Et, si tu planes encore autour de cette place, ombre de ma bien-aimée, regarde, vois cette bonté céleste !… Veuille la bénir et me pardonner aussi !… Je vais à toi ; je vais…. Sauvetoi, mon frère ! Dites-moi, m’a-t-elle pardonné ? Comment estelle morte ?

SOPHIE.

Sa dernière parole fut ton malheureux nom. Elle est morte sans nous faire ses adieux.

CLAVIJO.

Je la suis, et lui porterai les vôtres. (Surviennent Carlos et un

domestique.) ’

CARLOS.

Clavijo ! Des assassins !

CLAVIJO.

Écoute-moi, Carlos r tu vois ici les victimes de ta sagesse…. Et maintenant, au nom du sang avec lequel s’écoule incessamment ma vie, sauve mon frère !…

CARLOS.

Mon ami !… Vous restez là immobiles ? Courez au chirurgien !

(Le domestique quitte la scène.)

CLAVIJO.

C’est inutile. Sauve, sauve mon malheureux frère…. Ta main comme gage ! Ils m’ont pardonné et je te pardonne. Accompagne-le jusqu’à la frontière, et…. Ah !

Carlos, frappant du pied. Clavijo ! Clavijo !,

Clavijo, s’approchant du cercueil, sur lequel on l’appuie. Marie, ta main ! (Il décroise les mains de Marie et prend la main droite.)

Sophie, à Beaumarchais. t

Va-t’en, malheureux ! va-t’en !


CLAVIJO.

Je tiens sa main ! sa main glacée par la mort !… Tu.es à moi…. Encore ce baiser d’époux !… Ah !

SOPHIE.

Il meurt. Sauve-toi, mon frère. (Beaumarchais se jette dans les bras de Sophie. Sophie l’embrasse, et lui fait signe de partir.)

FIN DE CLAVIIO.