Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 35

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 289-295).


LETTRE XXXV.


ÉLISE À M. D’ALBE.


Je gémis de votre erreur, et je m’y soumets ; puissiez-vous ne vous repentir jamais d’avoir assez peu apprécié votre femme, pour croire que ce qui pouvait être bon pour une autre pouvait lui convenir. J’ai éprouvé une répugnance extrême à déguiser la vérité à mon amie : c’est la première fois que cela m’arrive ; mon cœur me dit que c’est mal, et il ne m’a jamais trompée. Croyez néanmoins que je sens toute la force de vos raisons, et que je n’ignore pas combien il est dangereux pour Claire de lui laisser croire qu’aimer Frédéric, c’est aimer la vertu. Ce coloris pernicieux dont la passion embellit le vice, est assurément le plus subtil des poisons, car il sait s’insinuer dans les âmes honnêtes, mettre la sensibilité de son parti, et intéresser à tous ses égaremens. Je m’indigne comme vous du pouvoir de l’imagination, qui, à l’aide de sophismes adroits et touchans, nous fait pardonner des choses qui feraient horreur si on les dépouillait de leur voile. Ainsi, ne croyez pas que si je voyais Claire chercher des illusions pour colorer ses torts, ma lâche complaisance autorisât son erreur ; mais l’infortunée a senti toute l’étendue de sa faute, et son cœur gémit écrasé sous ce poids. Ah ! que pouvons-nous lui dire dont elle ne soit pénétrée ? Qui peut la voir plus coupable qu’elle ne se voit elle-même ? Accablée de vos bontés et de votre indulgence, tourmentée du remords affreux d’avoir empoisonné vos jours, elle voit avec horreur ce qui se passe dans son âme, et tremble que vous n’y pénétriez ; et ne croyez pas que cet effroi soit causé par la crainte de votre indignation : non, elle ne redoute que votre douleur. Si elle ne pensait qu’à elle, elle parlerait ; il lui serait doux d’être punie comme elle croit le mériter, et les reproches d’un époux outragé l’aviliraient moins à son gré qu’une indulgence dont elle ne se sent pas digne ; mais elle croit ne pouvoir effacer sa faiblesse qu’en l’expiant, ni s’acquitter avec la justice, qu’en portant seule tout le poids des maux qu’elle vous a faits.

Sa dernière lettre me dit qu’elle commence à soupçonner fortement que vous êtes instruit de tout ce qui se passe dans son cœur ; mais elle ne rompra le silence que quand elle en sera sûre. Croyez-moi, allez au-devant de sa confiance ; relevez son courage abattu, joignez à la délicatesse qui vous a fait attendre pour le départ de Frédéric qu’elle l’eût décidé elle-même, la générosité qui ne craint point de le montrer aussi intéressant qu’il l’est ; qu’elle vous voie enfin si grand, si magnanime, que ce soit sur vous qu’elle soit forcée d’attacher les yeux pour revenir à la vertu. Enfin, si les conseils de mon ardente amitié peuvent ébranler votre résolution, le seul artifice que vous vous permettrez avec Claire, sera de lui dire que je vous avais suggéré l’idée de la tromper ; mais que l’opinion que vous avez d’elle vous a fait rejeter tout moyen petit et bas ; que vous la jugez digne de tout entendre, comme vous l’êtes de tout savoir. En l’élevant ainsi, vous la forcez à ne pas déchoir sans se dégrader ; en lui confiant toutes vos pensées, vous lui faites sentir qu’elle vous doit toutes les siennes ; et, pour vous les communiquer sans rougir, elle parviendra à les épurer. Ô mon cousin ! quand nos intérêts sont semblables, pourquoi nos opinions le sont-elles si peu, et comment ne marche-t-on pas ensemble quand on tend au même but ?

Vous trouverez ci-joint la lettre que j’écris à Claire, et où je lui parle de Frédéric sous des couleurs si étrangères à la vérité. Depuis son accident il n’a pas quitté le lit ; au moindre mouvement le vaisseau se rouvre, une simple sensation produit cet effet. Hier, j’étais près de son lit, on m’apporte mes lettres ; il distingue l’écriture de Claire. À cette vue il jette un cri perçant, s’élance et saisit le papier, il le porte sur son cœur ; en un instant il est couvert de sang et de larmes. Une faiblesse longue et effrayante succède à cette violente agitation. Je veux profiter de cet instant pour lui ôter le fatal papier ; mais, par une sorte de convulsion nerveuse, il le tient fortement collé sur son sein ; alors j’ai vu qu’il fallait attendre, pour le ravoir, que la connaissance lui fût revenue. En effet, en reprenant ses sens, sa première pensée a été de me le rendre en silence sans rien demander, mais en retenant ma main comme ne pouvant s’en détacher, et avec un regard !… Mon cousin, qui n’a pas vu Frédéric, ne peut avoir l’idée de ce qu’est l’expression ; tous ses traits parlent ; ses yeux sont vivans d’éloquence, et si la vertu elle-même descendait du ciel, elle ne le verrait point sans émotion ; et c’est auprès d’une femme belle et sensible que vous l’avez placé, au milieu d’une nature dont l’attrait parle au cœur, à l’imagination et aux sens ; c’est là que vous les laissiez tête à tête, sans moyens d’échapper à eux-mêmes ! Quand tout tendait à les rapprocher, pouvaient-ils y rester impunément ? Il eût été beau de le pouvoir, il était insensé de le risquer, et vous deviez songer que toute force employée à combattre la nature, succombe tôt ou tard. Dans une pareille situation, il n’y avait qu’une femme supérieure à tout son sexe, qu’une Claire enfin, qui pût rester honnête ; mais, pour n’être pas sensible, ô mon imprudent ami ! il fallait être un ange !

En vous engageant à n’user d’aucune réserve avec Claire, je ne vous peins que les avantages qui doivent résulter de la franchise : mais qui peut nombrer les terribles inconvéniens de la dissimulation, s’ils viennent à la découvrir ? et c’est ce qui arrivera infailliblement, quels que soient les moyens que nous emploierons pour les tromper ; deux cœurs animés d’une semblable passion ont un instinct plus sûr que notre adresse ; ils sont dans un autre univers, ils parlent un autre langage ; sans se voir ils s’entendent, sans se communiquer ils se comprennent ; ils se devineront et ne nous croiront pas. Prenez garde de mettre la vérité de leur parti, et de les approcher en leur faisant sentir que, hors eux, tout les trompe autour d’eux ; prenez garde enfin d’avoir un tort avec Claire : ce n’est pas qu’elle s’en prévalût, elle n’en a pas le droit, et ne peut en avoir la volonté ; mais ce n’est qu’en excitant dans son âme tout ce que la reconnaissance a de plus vif, et l’admiration de plus grand, que vous pouvez la ramener à vous, et l’arracher à l’ascendant qui l’entraîne.