Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 33

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 270-280).


LETTRE XXXIII.


CLAIRE À ÉLISE.


Inexprimables mouvemens du cœur humain ! Il est parti, Élise, et je n’ai pas versé une larme ; il est parti, et il semble que ce départ m’ait donné une nouvelle vie ; j’éprouve une force inconnue qui me commande une activité continuelle ; je ne puis rester en place, ni garder le silence, ni dormir ; le repos m’est impossible, et je sens que la gaieté même est plus près de moi que le calme. J’ai ri, j’ai plaisanté avec mon mari, j’étais montée sur un ton extraordinaire ; je ne savais pas ce que je faisais, je ne me reconnaissais plus moi-même. Si tu pouvais voir comme je suis loin d’être triste, je n’éprouve pas non plus cette satisfaction douce et paisible qui naît de l’idée d’avoir fait son devoir, mais quelque chose de désordonné et de dévorant, qui ressemblerait à la fièvre, si je n’étais d’ailleurs en parfaite santé. Croirais-tu que je n’ai aucune impatience d’avoir de ses nouvelles, et que je suis aussi indifférente sur ce qui le regarde que sur tout le reste du monde ? Je t’assure, mon Élise, que ce départ m’a fait beaucoup de bien, et je me crois absolument guérie… N’est-ce pas ce matin qu’il nous a quittés ? Je ne sais plus comment marche le temps : il me semble que tout ce qui s’est passé dans mon âme depuis hier n’a pu avoir lieu dans un espace aussi court… Cependant il est bien vrai, c’est ce matin que Frédéric s’est arraché d’ici ; je n’ai compté que douze heures depuis son départ, pourquoi donc le son de l’airain a-t-il pris quelque chose de si lugubre ? Chaque fois qu’il retentit, j’éprouve un frémissement involontaire… Pauvre Frédéric ! chaque coup t’éloigne de moi ; chaque instant qui s’écoule repousse vers le passé l’instant où je te voyais encore ; le temps l’éloigne, le dévore : ce n’est plus qu’une ombre fugitive que je ne puis saisir, et ces heures de félicité que je passais près de toi, sont déjà englouties par le néant. Accablante vérité ! les jours vont se succéder ; l’ordre général ne sera pas interrompu, et pourtant tu seras loin d’ici. La lumière reparaîtra sans toi, et mes tristes yeux, ouverts sur l’univers, n’y verront plus le seul être qui l’habite. Quel désert, mon Élise ! Je me perds dans une immensité sans rivage ; je suis accablée de l’éternité de la vie ; c’est en vain que je me débats pour échapper à moi-même, je succombe sous le poids d’une heure ; et pour aiguiser mon mal, la pensée, comme un vautour déchirant, vient m’entourer de toutes celles qui me sont encore réservées… Mais pourquoi te dis-je tout cela ? Mon projet était autre : je voulais te parler de son départ, qu’est-ce donc qui m’arrête ? Lorsque je veux fixer ma pensée sur ce sujet, un instinct confus le repousse ; il me semble, quand la nuit m’environne, et que le sommeil pèse sur l’univers, que peut-être ce départ aussi n’est qu’un songe… Mais je ne puis m’abuser plus long-temps ; il est trop vrai ! Frédéric est parti ; ma main glacée est restée sans mouvement dans la sienne ; mes yeux n’ont pas eu une larme à lui donner, ni ma bouche un mot à lui dire… J’ai vu sur ces lambris son ombre paraître et s’effacer pour jamais ; j’ai entendu le seuil de la porte retenir sous ses derniers pas, et le bruit de la voiture qui l’emportait se perdre peu à peu dans le vide et le néant… Mon Élise, j’ai été obligée de suspendre ma lettre ; je souffrais d’un mal singulier, c’est le seul qui me reste, j’en guérirai sans doute. J’éprouve un étouffement insupportable, les artères de mon cœur se gonflent, je n’ai plus de place pour respirer, il me faut de l’air. J’ai été dans le jardin ; déjà la fraîcheur commençait à me soulager, lorsque j’ai vu de la lumière dans l’appartement de M. d’Albe ; j’ai cru même l’apercevoir à travers ses croisées, et, dans la crainte qu’il n’attribuât au départ de Frédéric la cause qui troublait mon repos, je me suis hâtée de rentrer ; mais, hélas ! mon Élise, je suis presque sûre, non-seulement qu’il m’a vue, mais qu’il sait tout ce qui se passe dans mon cœur. J’avais espéré pourtant l’arracher au soupçon en parlant la première du départ de Frédéric, et, par un effort dont son intérêt seul pouvait me rendre capable, je le fis sans trouble et sans embarras. Dès le premier mot, je crus voir un léger signe de joie dans ses yeux ; cependant il me demanda gravement quels motifs me faisaient approuver ce projet ; je lui répondis que tes affaires demandant un aide, et ce moment-ci étant un temps de vacance pour la manufacture, je pensais que c’était celui où Frédéric pouvait le plus s’absenter ; que, pour moi, je souhaitais vivement qu’il allât t’aider à venir plus tôt ici. Frédéric était là quand j’avais commencé à parler, mais il n’avait pas dit un mot ; il attendait, pâle et les yeux baissés, la réponse de M. d’Albe ; celui-ci, nous regardant fixement tous deux, me répondit : « Pourquoi n’irais-je pas à la place de Frédéric ? J’entends mieux que lui le genre d’affaires de votre amie ; au lieu qu’il est en état de suivre les miennes ici : d’ailleurs il dirige les études d’Adolphe avec un zèle dont je suis très-satisfait, et j’ai été touché plus d’une fois en le voyant auprès de cet enfant user d’une patience qui prouve toute sa tendresse pour le père… » Ces mots ont atterré Frédéric. Il est affreux sans doute de recevoir un éloge de la bouche de l’ami qu’on trahit, et une estime que le cœur dément, avilit plus que l’aveu même d’avoir cessé de la mériter. Nous avons tous gardé le silence ; mon mari attendait une réponse ; ne la recevant pas, il a interrogé Frédéric. « Que décidez-vous, mon ami ? a-t-il dit : est-ce à vous de rester, est-ce à moi de partir ? » Frédéric s’est précipité à ses pieds, et les baignant de larmes : « Je partirai, s’est-il écrié avec un accent énergique et déchirant, je partirai, mon père, et du moins une fois serai-je digne de vous ! » M. d’Albe, sans avoir l’air de combattre ces derniers mots ni en demander l’explication, l’a relevé avec tendresse, et le pressant dans ses bras : « Pars, mon fils, lui a-t-il dit : souviens-toi de ton père, sers la vertu de tout ton courage, et ne reviens que quand le but de ton voyage sera rempli. Claire, a-t-il ajouté en se retournant vers moi, recevez ses adieux et la promesse que je fais en son nom de ne jamais oublier la femme de son ami, la respectable mère de famille, ce sont-là les traits qui ont dû vous graver dans son âme : l’image de votre beauté pourra s’effacer de sa mémoire, mais celle de vos vertus y vivra toujours. Mon fils, a-t-il continué, je me charge du soin de vous parler de vos amis : il me sera si doux à remplir, que je le réserve pour moi seul… » Ce mot, Élise, est une défense, je l’ai trop entendu ; mais je n’en avais pas besoin : quand je me sépare de Frédéric, nul n’a le droit de douter de mon courage. Ah ! sans doute cet inconcevable effort me relève de ma faiblesse, et plus le penchant est irrésistible, plus le triomphe est glorieux ! Non, non, si le cœur de Claire fut trop tendre pour être à l’abri d’un sentiment coupable, il est trop grand peut-être pour être soupçonné d’une lâcheté. Pourquoi M. d’Albe paraissait-il donc craindre de me laisser seule avec Frédéric dans ces derniers momens ? Croyait-il que je ne saurais pas accomplir le sacrifice en entier ? Ne m’a-t-il pas vue regarder d’un œil sec tous les apprêts de ce départ ? ma fermeté m’a-t-elle abandonnée depuis ? Enfin, Élise, le croiras-tu, je n’ai point senti le besoin d’être seule, et de tout le jour je n’ai pas quitté M. d’Albe ; j’ai soutenu la conversation avec une aisance, une vivacité, une volubilité qui ne m’est pas ordinaire ; je parlais de Frédéric comme d’un autre, je crois même que j’ai plaisanté ; j’ai joué avec mes enfans, et tout cela, Élise, se faisait sans effort ; il y a seulement un peu de trouble dans mes idées, et je sens qu’il m’arrive quelquefois de parler sans penser. Je crains que M. d’Albe n’ait imaginé qu’il y avait de la contrainte dans ma conduite, car il n’a cessé de me regarder avec tristesse et sollicitude ; le soir il a passé la main sur mon front, et l’ayant trouvé brûlant : « Vous n’êtes pas bien, Claire, m’a-t-il dit, je vous crois même un peu de fièvre ; allez vous reposer, mon enfant. — En effet, ai-je repris, je crois avoir besoin de sommeil. » Mais ayant fixé la glace en prononçant ces mots, j’ai vu que le brillant extraordinaire de mes yeux démentait ce que je venais de dire, et, tremblant que M. d’Albe ne soupçonnât que je faisais un mensonge pour m’éloigner de lui, je me suis rassise. « Je préférerais passer la nuit ici, lui ai-je dit, je ne me sens bien qu’auprès de vous. — Claire, a-t-il repris, ce que vous dites là est peut-être plus vrai que vous ne le pensez vous-même ; je vous connais bien, mon enfant, et je sais qu’il ne peut y avoir de paix, et par conséquent de bonheur pour vous, hors du sentier de l’innocence. — Que voulez-vous dire ? me suis-je écriée. — Claire, a-t-il répondu, vous me comprenez, et je vous ai devinée ; qu’il vous suffise de savoir que je suis content de vous, ne me questionnez pas davantage : à présent, mon amie, retirez-vous, et calmez, s’il se peut, l’excessive agitation de vos esprits. » Alors, sans ajouter un mot ni me faire une caresse, il est sorti de la chambre ; je suis restée seule : quel vide ! quel silence ! partout je voyais de lugubres fantômes, chaque objet me paraissait une ombre, chaque son un cri de mort ; je ne pouvais ni dormir, ni penser, ni vivre ; j’ai erré dans la maison pour me sauver de moi-même ; ne pouvant y réussir, j’ai pris la plume pour t’écrire : cette lettre du moins ira où il est, ses yeux verront ce papier que mes mains ont touché ; il pensera que Claire y aura tracé son nom, ce sera un lien, c’est le dernier fil qui nous retiendra au bonheur et à la vie… Mais hélas ! le ciel ne nous ordonne-t-il pas de les briser tous ? et cette secrète douceur que je trouve à penser qu’au milieu du néant qui nous entoure, nos âmes conserveront une sorte de communication, n’est-elle pas le dernier nœud qui m’attache à ma faiblesse ? Ah ! faut-il donc que mes barbares mains les anéantissent tous ! Faut-il enfin cesser de penser à lui, et vivre étrangère à tout ce qui fait vivre ? Ô mon Élise ! quand le devoir me lie sur la terre et me commande d’oublier Frédéric, que ne puis-je oublier aussi qu’on peut mourir !