Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 28

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 253-256).


LETTRE XXVIII.


FRÉDÉRIC À CLAIRE.


Femme, femme trop enchanteresse, qui es-tu pour faire entrer dans mon cœur les sentimens les plus opposés, pour me faire passer tout à coup de l’excès du bonheur à celui de l’infortune ? Ces yeux si touchans, qu’il est impossible de regarder sans la plus vive émotion, ces yeux qui n’appartiennent qu’à Claire, l’idole chérie de mon cœur, la première femme que j’aie aimée, la seule que j’aimerai jamais ; ces yeux où elle me permettait hier de lire l’expression de la tendresse, sont voilés aujourd’hui par la douleur et la sévérité ; et mon âme, où tu règnes despotiquement, mon âme, qui n’a maintenant plus de sentimens que tu n’aies fait naître, gémis de ta peine sans en connaître la cause. Ô ma douce, ma charmante amie ! garde-toi bien de te croire coupable, ni de t’affliger du bonheur que tu m’as donné ; le repentir ne doit point entrer dans une âme dont le mal n’approcha jamais. Toi, craindre le crime, Claire ! ton seul regard le tuerait. Femme adorée et trop craintive, oses-tu penser que la divinité qui te forma à son image, nous entraîne vers le vice par tout ce que la félicité a de plus doux ! Non, non ; ces élans, ces transports, ces émotions enchanteresses me rassurent contre le remords, et je me sens trop heureux pour me croire criminel. Ah ! laisse-moi retrouver ces instans où, t’enlaçant dans mes bras et respirant ton souffle, j’ai recueilli sur tes lèvres tout ce que l’immensité de l’univers et de la vie peut donner de félicité à un mortel.

Claire, tu m’as éloigné de toi, mais je ne t’ai point quittée ; mon imagination te plaçait sur mon sein, je t’inondais de caresses et de larmes ; ma bouche avide pressait la tienne : Claire ne s’en défendait point, Claire partageait mes transports ; sans autre guide que son cœur et la nature, elle oubliait le monde, ne sentait que l’amour, ne voyait que son amant ; nous étions dans les cieux. Ah ! Claire, ce n’est pas là qu’est le crime.

Claire, je t’idolâtre avec frénésie, ton image me dévore, ton approche me brûle ; trop de feux me consument : il faut mourir ou les satisfaire. Laisse-moi te voir, je t’en conjure, ne me fuis point, laisse-moi te presser encore une fois entre mes bras, je les étends pour te saisir, mais c’est une ombre qui m’échappe. Je t’écris à genoux, mon papier est baigné de mes pleurs ! ô Claire ! un de tes baisers, un seul encore ! Il est des plaisirs trop vifs pour pouvoir les goûter deux fois sans mourir.