Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 05

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 142-146).


LETTRE V.


CLAIRE À ÉLISE.


Combien j’aime mon mari, Élise ! combien je suis touchée du plaisir qu’il trouve à faire le bien ! Toute son ambition est d’entreprendre des actions louables, comme son bonheur est d’y réussir. Il aime tendrement Frédéric, parce qu’il voit en lui un heureux à faire. Ce jeune homme, il est vrai, est bien intéressant. Il a toujours habité les Cévennes, et le séjour des montagnes a donné autant de souplesse et d’agilité à son corps, que d’originalité à son esprit et de candeur à son caractère. Il ignore jusqu’aux moindres usages : si nous sommes à une porte, et qu’il soit pressé, il passe le premier. À table, s’il a faim, il prend ce qu’il désire, sans attendre qu’on lui en offre. Il interroge librement sur tout ce qu’il veut savoir, et ses questions seraient même souvent indiscrètes, s’il n’était pas clair qu’il ne les fait que parce qu’il ignore qu’on ne doit pas tout dire. Pour moi, j’aime ce caractère neuf qui se montre sans voile et sans détour ; cette franchise crue qui fait manquer de politesse, et jamais de complaisance, parce que le plaisir d’autrui est un besoin pour lui. En voyant un desir si vrai d’obliger tout ce qui l’entoure, une reconnaissance si vive pour mon mari, je souris de ses naïvetés, et je m’attendris sur son bon cœur. Je n’ai point encore vu une physionomie plus expressive ; ses moindres sensations s’y peignent comme dans une glace. Je suis sûre qu’il en est encore à savoir qu’on peut mentir. Pauvre jeune homme ! si on le jetait ainsi dans le monde, à dix-neuf ans, sans guide, sans ami, avec cette disposition à tout croire et ce besoin de tout dire, que deviendrait-il ? Mon mari lui servira sans doute de soutien ; mais sais-tu que M. d’Albe exige presque que je lui en serve aussi ? « Je suis un peu brusque, me disait-il ce matin, et la bonté de mon cœur ne rassure pas toujours sur la rudesse de mes manières. Frédéric aura besoin de conseils. Une femme s’entend mieux à les donner ; et puis votre âge vous y autorise : trois ans de plus entre vous font beaucoup. D’ailleurs vous êtes mère de famille, et ce titre inspire le respect. » J’ai promis à mon mari de faire ce qu’il voudrait. Ainsi, Élise, me voilà érigée en grave précepteur d’un jeune homme de dix-neuf ans. N’es-tu pas tout émerveillée de ma nouvelle dignité ? Mais, pour revenir aux choses plus à ma portée, je te dirai que ma fille a commencé hier à marcher. Elle s’est tenue seule pendant quelques minutes. J’étais fière de ses mouvemens ; il me semblait que c’était moi qui les avais créés. Pour Adolphe, il est toujours avec les ouvriers. Il examine les mécaniques, n’est content que lorsqu’il les comprend, les imite quelquefois, et les brise plus souvent, saute au cou de son père quand celui-ci le gronde, et se fait aimer de chacun en faisant enrager tout le monde. Il plaît beaucoup à Frédéric ; mais ma fille n’a pas tant de bonheur : je lui demandais s’il ne la trouvait pas charmante, s’il n’avait pas de plaisir à baiser sa peau douce et fraîche. « Non, m’a-t-il répondu naïvement, elle est laide, et elle sent le lait aigre. »

Adieu, mon Élise, je me fie à ton amitié pour rapprocher ces jours charmans que nous devons passer ici. Je sais que l’état d’une veuve qui a le bien de ses enfans à conserver, demande beaucoup de sacrifices ; mais, si le plaisir d’être ensemble est un aiguillon pour ton indolence, il doit nécessairement accélérer les affaires. Mon ange, M. d’Albe me disait ce matin que si l’établissement de sa manufacture, et l’instruction de Frédéric ne nécessitaient pas impérieusement sa présence, il quitterait femme et enfans pendant trois mois, pour aller expédier tes affaires, et te ramener ici trois mois plus tôt. Excellent homme ! il ne voit de bonheur que dans celui qu’il donne aux autres, et je sens que son exemple me rend meilleure. Adieu, cousine.