Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 03

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 137-141).


LETTRE III.


CLAIRE À ÉLISE.


Je suis seule, il est vrai, mon Élise, mais non pas ennuyée ; je trouve assez d’occupation auprès de mes enfans, et de plaisir dans mes promenades, pour remplir tout mon temps : d’ailleurs M. d’Albe devant trouver son cousin à Lyon, sera de retour ici avant dix jours ; et puis, comment me croire seule, quand je vois la terre s’embellir chaque jour d’un nouveau charme ? Déjà le premier né de la nature s’avance, déjà j’éprouve ses douces influences, tout mon sang se porte vers mon cœur, qui bat plus violemment à l’approche du printemps : à cette sorte de création nouvelle, tout s’éveille et s’anime ; le desir naît, parcourt l’univers et effleure tous les êtres de son aile légère : tous sont atteints et le suivent ; il leur ouvre la route du plaisir : tous, enchantés, s’y précipitent ; l’homme seul attend encore, et, différent sur ce point des êtres vivans, il ne sait marcher dans cette route que guidé par l’amour. Dans ce temple de l’union des êtres, où les nombreux enfans de la nature se réunissent, desirer et jouir étant tout ce qu’ils veulent, ils s’arrêtent et sacrifient sans choix sur l’autel du plaisir ; mais l’homme dédaigne ces biens faciles entre le desir qui l’appelle, et la jouissance qui l’excite ; il languit fièrement s’il ne pénètre au sanctuaire : c’est là seulement qu’est le bonheur, et l’amour seul peut y conduire… Ô mon Élise ! je ne te tromperai pas, et tu m’as devinée ; oui, il est des momens où ces images me font faire des retours sur moi-même, et où je soupçonne que mon sort n’est pas rempli comme il aurait pu l’être : ce sentiment, qu’on dit être le plus délicieux de tous, et dont le germe était peut-être dans mon cœur, ne s’y développera jamais, et y mourra vierge. Sans doute, dans ma position, m’y livrer serait un crime, y penser est même un tort ; mais crois-moi, Élise, il est rare, très-rare que je m’appuie d’une manière déterminée sur ce sujet ; la plupart du temps je n’ai, à cet égard, que des idées vagues et générales, et auxquelles je ne m’abandonne jamais. Tu aurais tort de croire qu’elles reviennent plus fréquemment à la campagne ; au contraire, c’est là que les occupations aimables et les soins utiles donnent plus de moyens d’échapper à soi-même. Élise, le monde m’ennuie, je n’y trouve rien qui me plaise, mes yeux sont fatigués de ces êtres nuls qui s’entre-choquent dans leur petite sphère pour se dépasser d’une ligne : qui a vu un homme n’a plus rien de nouveau à voir, c’est toujours le même cercle d’idées, de sensations et de phrases, et le plus aimable de tous ne sera jamais qu’un homme aimable. Ah ! laisse-moi sous mes ombrages ; c’est là qu’en rêvant un mieux idéal, je trouve le bonheur que le ciel m’a refusé. Ne pense pas pourtant que je me plaigne de mon sort. Élise, je serais bien coupable ; mon mari n’est-il pas le meilleur des hommes ? Il me chérit, je le révère, je donnerais mes jours pour lui ; d’ailleurs n’est-il pas le père d’Adolphe, de Laure ? Que de droits à ma tendresse ! Si tu savais comme il se plaît ici, tu conviendrais que ce seul motif devrait m’y retenir ; chaque jour il se félicite d’y être et me remercie de m’y trouver bien. Dans tous les lieux, dit-il, il serait heureux par sa Claire ; mais ici il l’est par tout ce qui l’entoure ; le soin de sa manufacture, la conduite de ses ouvriers, sont des occupations selon ses goûts ; c’est un moyen d’ailleurs de faire prospérer son village ; par là il excite les paresseux et fait vivre les pauvres ; les femmes, les enfans, tout travaille : les malheureux se rattachent à lui ; il est comme le centre et la cause de tout le bien qui se fait à dix lieues à la ronde, et cette vue le rajeunit. Ah ! mon amie, eussé-je autant d’attrait pour le monde qu’il m’inspire d’aversion, je resterais encore ici ; car une femme qui aime son mari, compte les jours où elle a du plaisir comme des jours ordinaires, et ceux où elle lui en fait, comme des jours de fête.