Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 02

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 132-136).


LETTRE II.


CLAIRE À ÉLISE.


J’ai tort, en effet, mon amie, de ne t’avoir rien dit de l’asile qui bientôt doit être le tien, et qui d’ailleurs mérite qu’on le décrive ; mais que veux-tu ? quand je prends la plume, je ne puis m’occuper que de toi, et peut-être pardonneras-tu un oubli dont mon amitié est la cause.

L’habitation où nous sommes est située à quelques lieues de Tours, au milieu d’un mélange heureux de coteaux et de plaines, dont les uns sont couverts de bois et de vignes, et les autres de moissons dorées et de riantes maisons ; la rivière du Cher embrasse le pays de ses replis, et va se jeter dans la Loire ; les bords du Cher, couverts de bocages et de prairies, sont rians et champêtres ; ceux de la Loire, plus majestueux, s’ombragent de hauts peupliers, de bois épais et de riches guérets : du haut d’un roc pittoresque qui domine le château, on voit ces deux rivières rouler leurs eaux étincelantes des feux du jour, dans une longueur de sept à huit lieues, et se réunir au pied du château en murmurant ; quelques îles verdoyantes s’élèvent de leurs lits ; un grand nombre de ruisseaux grossissent leur cours ; de tous côtés on découvre une vaste étendue de terre riche de fruits, parée de fleurs, animée par les troupeaux qui paissent dans les pâturages. Le laboureur courbé sur la charrue, les berlines roulant sur le grand chemin, les bateaux glissant sur les fleuves, et les villes, bourgs et villages surmontés de leurs clochers, déploient la plus magnifique vue que l’on puisse imaginer.

Le château est vaste et commode, les bâtiments dépendans de la manufacture que M. d’Albe vient d’établir, sont immenses : je m’en suis approprié une aile, afin d’y fonder un hospice de santé, où les ouvriers malades et les pauvres paysans des environs puissent trouver un asile ; j’y ai attaché un chirurgien et deux gardes-malades ; et, quant à la surveillance, je me la suis réservée ; car il est peut-être plus nécessaire qu’on ne croit de s’imposer l’obligation d’être tous les jours utile à ses semblables : cela tient en haleine, et même pour faire le bien nous avons besoin souvent d’une force qui nous pousse.

Tu sais que cette vaste propriété appartient depuis long-temps à la famille de M. d’Albe : c’est là que, dans sa jeunesse, il connut mon père et se lia avec lui ; c’est là qu’enchantés d’une amitié qui les avait rendus si heureux, ils se jurèrent d’y venir finir leurs jours et d’y déposer leurs cendres ; c’est là, enfin, ô mon Élise ! qu’est le tombeau du meilleur des pères ; sous l’ombre des cyprès et des peupliers repose son urne sacrée ; un large ruisseau l’entoure, et forme comme une île où les élus seuls ont le droit d’entrer. Combien je me plais à parler de lui avec M. d’Albe ! combien nos cœurs s’entendent et se répondent sur un pareil sujet ! « Le dernier bienfait de votre père fut de m’unir à vous, me disait mon mari : jugez combien je dois chérir sa mémoire ! » Et moi, Élise, en considérant le monde, et les hommes que j’y ai connus, ne dois-je pas aussi bénir mon père de m’avoir choisi un si digne époux ?

Adolphe se plaît beaucoup plus ici que chez toi ; tout y est nouveau, et le mouvement continuel des ouvriers lui paraît plus gai que le tête-à-tête des deux amies : il ne quitte point son père : celui-ci le gronde et lui obéit ; mais qu’importe, quand l’excès de sa complaisance rendrait son fils mutin et volontaire dans son enfance, ne suis-je pas sûre que ses exemples le rendront bienfaisant et juste dans sa jeunesse ?

Laure ne jouit point, comme son frère, de tout ce qui l’entoure : elle ne distingue que sa mère, et encore veut-on lui disputer cet éclair d’intelligence ; M. d’Albe m’assure qu’aussitôt qu’elle a tété, elle ne me connaît pas plus que sa bonne, et je n’ai pas voulu encore en faire l’expérience, de peur de trouver qu’il n’eût raison.

M. d’Albe part demain ; il va au-devant d’un jeune parent qui arrive du Dauphiné : uni à sa mère par les liens du sang, il lui jura, à son lit de mort, de servir de guide et de père à son fils, et tu sais si mon mari sait tenir ses sermens ; d’ailleurs il compte le mettre à la tête de sa manufacture, et se soulager ainsi d’une surveillance trop fatigante pour son âge ; sans ce motif je ne sais si je verrais avec plaisir l’arrivée de Frédéric : dans le monde, un convive de plus n’est pas même une différence ; dans la solitude, c’est un événement.

Adieu, mon Élise ; il règne ici un air de prospérité, de mouvement et de joie, qui te fera plaisir ; et pour moi, je crois bien qu’il ne me manque que toi pour y être heureuse.