Les Siècles morts/Cléopâtre

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 127-142).
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Le soleil luit, la mer est bleue et les galères,
Dans le calme Eunostos pliant leurs voiles claires,
Pointant comme des becs leurs éperons d’airain,
Semblent de grands oiseaux lassés qu’un flot marin
Pousse vers le rivage et berce côte à côte.
Au loin, sur le ciel pur, surgit la masse haute
Du Phare, plus brillant en s’allumant le soir
Que les astres divins dans le firmament noir.
Ici le Môle énorme, et là les blanches îles,
Antirhode et le Port Royal où, plus tranquilles,
Abrités du Notos, dorment les lourds vaisseaux,
Auprès des escaliers qui mirent dans les eaux
Les blocs marmoréens de leurs marches massives.

Partout, depuis les temps, entassés sur les rives,
Des greniers, des palais, des tombeaux anciens,
Sanctuaires nouveaux, temples égyptiens,
Colonnes de porphyre, autels de marbres jaunes,
Portiques adossant à de vastes pylônes
L’ordre grec des piliers et des blancs chapiteaux.

Et le soleil, criblant les toits monumentaux,
D’une implacable flamme embrase Alexandrie.
Mais la ville est sinistré et morne. Encor meurtrie,
La cité merveilleuse où siégeaient autrefois
La majesté des Dieux et la splendeur des Rois,
Semble un camp belliqueux plein de guerriers barbares.
Le sang sur les pavés se fige en sombres mares ;
Et, de l’aurore au soir, sonne sur les chemins
Le pas égal et lourd des fantassins romains,
Tandis que, dominant les places et les rues,
Se dressent au milieu des piques apparues
Et des arcs triomphaux, faits dé cuirasses d’or,
Les enseignes d’airain du jeune Imperator.

Il est vainqueur et seul. Les populaces viles
Ont enivré César de leurs rumeurs serviles..
Les sages, désertant les jardins studieux,
L’ont proclamé divin, auguste et cher aux Dieux.
La Fortune fidèle a couronné sa tête,
Et le retour est proche, et bientôt Rome en fête,
Préparant le triomphe et lé laurier promis,
Verra, parmi la foule et les rois ennemis,

La Reine Égyptienne infâme et prisonnière
Du sang de ses pieds nus empourprer la poussière.

Mais là-bas, sous le ciel ardent, immense et beau
Comme un palais sacré, sombre comme un tombeau,
Tourné vers l’Occident, un royal édifice
Sur le cap isolé dresse sa paroi lisse.
Nul bruit ; ni pas furtifs, ni chocs, ni cris soudains.
Lé silence du jour et la paix des jardins
Bercent lugubrement la maison sépulcrale.
La herse de bois dur clôt la porte centrale,
Et par nulle fenêtre aucun souffle dans l’air
N’apporte, vers le soir, les senteurs de la mer.

La Reine Cléopâtre est là, captive et veuve.
Belle et parée encor pour la suprême épreuve,
Elle étend sur un lit d’ivoire et d’or sculpté
L’immortelle splendeur de son corps enchanté.
Le temps n’a point flétri sa chair impérissable ;
Tel le vent du désert, en balayant le sable,
Glisse sans le rider sur le granit poli.
Ni les Dieux, ni les ans, ni le rapide oubli,
N’ont desséché la fleur de sa grâce éternelle.
La jeunesse et l’amour germent toujours en elle
Comme deux blancs lotos sur le Fleuve azuré.

Elle attend, immobile, en son repos sacré.

Telle qu’au front d’Isis, la divine coiffure

De métal ciselé charge sa chevelure,
Où le Disque étincelle entre les cornes d’or.
Un épervier d’émail s’étale et prend l’essor
Sur les orbes légers de ses pendants d’oreilles.
Des fleurs brodent sa robe étroite et, sur des treilles
D’émeraudes, mêlant leurs pampres, des raisins
En grappes de rubis pendent entre ses seins.
Des serpents verts, aux yeux de diamant, se tordent
Autour de ses genoux jusqu’au ventre qu’ils mordent.
Comme des gouttes d’eau sur un corps virginal
Brillent, après le bain, au soleil matinal,
Des perles, par un fil invisible tenues,
Roulant et s’égrenant au long des jambes nues,
D’une pluie irisée aux reflets incertains
Inondent l’airain clair des pieds aux ongles teints.
Cléopâtre a pleuré. Morne, les mains croisées
Sous l’obscure épaisseur de ses boucles frisées,
Elle songe. Alentour les flambeaux adoucis
D’une vague rougeur teignent des Dieux assis,
Roides, les bras tendus sur leurs genoux rigides,
Et mêlent aux profils sculptés des Rois Lagides
Les colosses carrés des Pharaons défunts.
En vain l’ombre la garde ; en vain les noirs parfums
D’une torpeur subtile ont enivré la Reine ;
En vain l’esclave grecque à ses côtés se traîne
Et lui présente encor, d’un geste agonisant,
L’éventail écarlate ou l’encensoir pesant :
Cléopâtre, oublieuse et du sort et des armes,

Sur le passé chéri fixe des yeux en larmes.
Elle revoit sa vie entière, au noble cours,
Et les festins royaux et les brèves amours,
Tarse, Athènes, l’Egypte et tout son patrimoine
Comme un don nuptial offert à Marc-Antoine.

Antoine !

                   Le cher nom que sa bouche a redit
Brûle sa lèvre aride, éclate et resplendit
Comme Horus triomphant dans l’ombre moins farouche.
La Reine a déserté les tapis de sa couche ;
Elle marche, elle court. Pâle, les seins meurtris,
Emplissant le tombeau de sanglots et de cris,
Telle qu’Isis en pleurs sur le coffre abattue,
De ses bras languissants elle étreint la statue
Du bien-aimé. Sa main presse les durs genoux
Du Romain qu’elle appelle et qui fut son époux ;
Elle s’attache au glaive et griffe la cuirasse,
Et sa bouche, collée au marbre qu’elle embrasse,
Cherche et retrouve encor le front ceint du laurier
Et sur l’inerte bloc la bouche du Guerrier.
Et soudain, redressant sa taille qui se cambre,
Et de ses bras dorés faisant un collier d’ambre
Au col rigide et froid de l’impassible amant,
Cléopâtre soupire et parle amèrement :

— Antoine ! Antoine ! O marbre ! ô traits glacés ! ô restes
De mon âme ! O suprême espoir des jours funestes !
Cadavre sans honneurs, mort déplorable et cher,
Dont la blessure ouverte a saigné sur ma chair,
Je te salue, au seuil de ma tombe prochaine,
Toi que pieusement mes mains, libres de chaîne,
Ont couché pour jamais dans un cercueil récent !
Peu de jours ont glissé sur mon cœur frémissant
Depuis le soir funèbre où, de la tour de pierre,
Je te vis étendu sur la rouge litière.
El tu vivais, Antoine ! Et, faible, sans secours,
Déchirant de mes doigts le câble aux fils trop courts,
Je hissai jusqu’ici contre les parois dures
Ton corps d’où ruisselait la pourpre des blessures,
Et qui, dans la hauteur, horrible et ballotté,
Heurtait à chaque effort le mur ensanglanté.


O douleur ! ô regrets amers ! La mort clémente
N’a pas avec ton âme emporté ton amante.
Si tes Dieux paternels n’ont point trahi ta foi,
(Puisque les miens, hélas ! ont détourné de moi
Leur prunelle odieuse et leur bouche jalouse),
Je confie à tes Dieux ta gloire et ton épouse.
Je ne suspendrai point à leurs autels pieux
Les guirlandes de fleurs ou les myrtes joyeux ;
Mais j’offrirai, captive, à l’urne cinéraire
La libation triste et l’onde funéraire.

Parmi les guerriers morts, aux champs d’ombre et de paix,
Où l’immortel laurier croît près du Fleuve épais,
Accueillez, ô Puissants, le Héros solitaire

Qui, sans force et vaincu, gît dans une autre terre
Et sur son noir tombeau ne reverra jamais
Un chœur religieux poser les derniers mets !
Qu’il dorme, non vengé, dans l’éternelle crypte,
Époux avec l’épouse et Romain en Egypte,
Et que les sombres Dieux, indulgents aujourd’hui,
Reçoivent Cléopâtre expirant avec lui ! —

La coupe vide échappe à la Reine épuisée.
Cléopâtre, foulant la sardoine brisée,
Parmi les noirs éclats marche vers le grand lit.
Elle tombe, frissonne, hésite, ensevelit
Son corps dans les tapis soyeux ; la laine fine
Irrite ses flancs bruns et pèse à sa poitrine,
Et comme un moule pur la plume des coussins
Garde en son épaisseur l’empreinte de ses seins.
Vainement les murs frais versent l’ombre. La fièvre
La dévore, et la soif a desséché sa lèvre.
Mais près d’elle un panier, qu’un esclave subtil
Tressa de joncs égaux et de roseaux du Nil,
Offre un amas pourpré de figues violettes,
Orgueil des vieux jardins, dignes, aux jours de fêtes,
De la table des Dieux ou du royal festin.
Et, lente, Cléopâtre a d’un geste incertain
Vers la corbeille pleine étendu sa main pâle,
Et soudain... Mais la mort, la mort prompte et fatale,
La mort libératrice est là.

                                       Voici l’instant

Où dans le ciel de l’Ouest la nuit plane et s’étend,
O Reine ! Dans tes yeux qu’emplit l’horreur suprême,
Le souvenir ailé monte confus et blême ;
Et ta vie éclatante et brève t’apparaît
Telle que se déroule en un tombeau secret,
Aux lueurs des flambeaux, le long des parois peintes,
L’Histoire aux jours obscurs des Royautés éteintes.

O temps ! Elle poursuit le songe nuageux
De son enfance heureuse et de ses premiers jeux,
Lorsque de sa beauté les colombes éprises
Vers la haute terrasse où l’enivraient les brises
Hâtaient déjà l’essor de leur vol amoureux.
Elle voit les enclos princiers, les bassins creux,
Et les verts perséas et la grotte irisée
Dont l’ombre studieuse abritait sa pensée,
Quand les grammairiens, penchés sur les rouleaux,
Des papyrus jaunis expliquaient les tableaux ;
Quand, sans trouble, elle-même aux multiples harangues
D’une savante voix répondait en dix langues.

Puis un jour, emplissant le palais de rumeurs,
Dans un triple cercueil les Prêtres embaumeurs
Ont porté Ptolémée au tombeau du Rivage
Et du cartouche peint marqué le sarcophage.
Elle règne ; elle est fille et des Rois et des Dieux.
Le double diadème à son front radieux
Symbolise le trône et l’Egypte éternelle.
Qu’importent le partage et l’ombre fraternelle,

La fuite, les combats, la louche trahison,
Puisque tu viens, César ; puisque de sa prison
A tes yeux éblouis, hors de la rude toile,
Cléopâtre en riant jaillit comme une étoile ?

O tumulte ! ô terreur ! Alexandrie en feu
Comme un bûcher sanglant fume sous le ciel bleu.
Un nuage d’airain s’étend, s’abaisse et flotte
Sur la mer. Les vaisseaux, dérivant sans pilote,
Dans un gouffre enflammé sombrent en tournoyant ;
Et jusqu’à l’horizon sinistre et flamboyant
Le souffle du désert sur la ville embrasée
Sème les noirs lambeaux des livres du Musée.

Mais la Fortune est sûre ; et César triomphant
Entre ses bras vainqueurs berce comme un enfant
La divine Lagide au baiser qui l’enivre.
Il part ; mais elle-même a tenté pour le suivre
Les flots capricieux de l’abîme écumant.
Jours glorieux et doux ! O soirs où son amant,
Oubliant à ses pieds Rome et la République,
A l’heure solitaire où le soleil oblique
D’un manteau violet couvre les monts Sabins,
L’aimait, humide encor de la tiédeur des bains,
Ou, sur sa gorge aiguë appuyant son front libre,
Dans la riche villa songeait au bord du Tibre !
Les Destins sont changeants et brefs. L’assassinat
Teint du sang de César le pavé du Sénat.

Elle fuit, emportant en son cœur qui soupire
Un rêve inachevé d’universel empire.

Telle, quand les combats meurtriers ont rougi
L’eau des sources, le col roide, l’oeil élargi,
La cavale altérée en hennissant recule,
S’efîare et ne revient pour boire, au crépuscule,
Que lorsqu’un flot plus pur mire le ciel natal :
Telle la Reine tremble et du passé fatal,
Dédaigneuse et farouche, a détourné son rêve.
Mais l’ombre s’éclaircit d’une vision brève,
Superbe, surhumaine, où passent tour à tour
Les Désirs couronnés et le royal Amour
Et des vaisseaux, tendus de somptueuses voiles,
Entraînant sur la mer, aux lueurs des étoiles,
Le cortège ébloui des Amants enlacés.

Voici le bleu Cydnos, limpide, aux flots glacés,
Qu’une galère immense éventre de sa proue.
Sur l’avant constellé se révolte et s’ébroue
Un hippocampe d’or dont les naseaux ouverts
Soufflent un brouillard blanc, chaud de parfums divers.
Autour des mâts sculptés palpite et se déploie
Un frisson triomphal de byssos et de soie ;
Sur les flancs du vaisseau les rames en plongeant
Ont l’éclat fugitif des nageoires d’argent,
Et la lyre vibrante, unie à l’aigre flûte,
Règle d’accords égaux le rhythme de leur chute.
Des guirlandes de fleurs entourent les agrès ;

Et le navire ailé que pousse un vent plus frais
D’une pluie odorante embaume son sillage.
Au centre un pavillon ondoyant, que treillage
Une vigne de jaspe aux grappes d’onyx noir,
Se dresse ; sur le faîte éclate un grand miroir
D’argent poli, pareil à l’orbe d’où ruisselle
La lumière de Râ dans l’ombre universelle.
Et du rivage obscur, les peuples anxieux
Croyaient voir s’avancer une Barque des Dieux,
Quand, dans l’écartement des portières obliques,
Sur le fond coloré des tapis attaliques,
Eblouissante en un rayonnement lointain,
Au radieux sommet d’un trône éléphantin,
Splendide, demi-nue, amoureuse, en des brumes
De parfums que chassaient les éventails de plumes.
Cléopâtre, déesse et reine, apparaissait.

Et Tarse à l’horizon lentement blanchissait
Où Mars lui-même attend cette Vénus nouvelle
Que la mer fabuleuse a promise et révèle.
La trompette sonore a donné le signal ;
Elle approche ; elle a vu, siégeant au tribunal,
L’Imperator farouche au milieu des cohortes.
Une armure étincelle à ses épaules fortes ;
La barbe se hérisse à son menton carré,
Et les rudes cheveux d’un front démesuré
Sont rebelles et drus comme une toison noire.
Antoine l’aime ! Où sont la patrie et la gloire,
Et l’orgueil des faisceaux que portent les licteurs,

Et l’espoir oublié des chars triomphateurs,
Et le cavalier Parthe et l’empire et la vie ?
Antoine est à ses pieds ; Cléopâtre ravie
A plongé ses yeux d’or dans les yeux du Romain.
Et voici qu’il bondit et d’un bras surhumain
L’emporte. Et devant eux les vétérans épiques
Ouvrent leurs rangs charmés en abaissant les piques.

Ressuscite, ô suprême, ô mourant souvenir,
L’astre prodigieux des temps qui vont finir !
Comme une inextinguible et radieuse flamme,
L’Inimitable Vie embrase encore l’âme
De l’amante. Brillez en ses regards épris,
Clairs éblouissements des richesses sans prix,
Trésors, gemmes, joyaux, dont les flots magnifiques,
Débordants et pressés, semaient les mosaïques !
Ouvrez vos portes d’or, palais resplendissants !
Salles que parfumaient le styrax et l’encens,
Du haut des plafonds peints, taillés au cœur des cèdres,
Faites pendre et flotter sur l’ombre des exèdres
Le lin brodé d’Egypte et la pourpre de Tyr !

Ils s’aiment, les Amants royaux. On voit sortir
Du sol une moisson de roses quand ils passent.
Ils sont heureux, ils sont divins. Pour eux s’entassent
Aux tables des banquets la murène et le thon.
Pour eux le noir jongleur règle au bout d’un bâton
La danse des serpents que son chant apprivoise.

Pour eux les coupes d’or, qu’azuré la turquoise,
Versent les vins vieillis dans les celliers fameux,
Le Cécube latin, le Thasos écumeux
Et la jaune liqueur de Byblos ou de Rhodes.
Devant le couple assis des mimes, sur des modes
Lydiens, du vertige excitant les fureurs,
Joignant le cri bachique aux sanglots des pleureurs,
Simulent, chaque soir, avec des saltatrices
L’orgie, inépuisable en monstrueux caprices,
Les fauves voluptés et les amours des Dieux.
Dans l’hippodrome plein les chars aux clairs essieux
Luttent et, soulevant la poussière embaumée,
Se heurtent. Des lions d’Afrique ou d’Idumée
Ebranlent l’air épais de leurs rugissements
Et s’attaquent. Les crocs luisent ; mufles fumants,
Ongles aigus, poitrails ouverts, crinière atroce,
Tout se mêle et s’étreint en un combat féroce ;
Et la vapeur du sang surnage et va ravir
Cléopâtre enivrée aux bras du Triumvir.

Tout s’efface. La ville obscurcie et livide,
Comme un flambeau mourant dans une salle vide,
Décroît dans le passé du songe interrompu.
Tel qu’un taureau puissant, l’Imperator trapu
Aspire les parfums guerriers. La mer tragique
Qui berçait les vaisseaux de son flot léthargique
Hurle. Une flotte immense est prête et l’on croit voir
Les Cyclades au loin disposer et mouvoir
Leur masse belliqueuse ainsi que des trirèmes.

O chocs des éperons ! Effondrements suprêmes !
O subite terreur des cœurs irrésolus !
Cléopâtre blêmit, se penche et ne voit plus
Sur la mer d’Actium qu’une course éperdue
De galères plongeant dans l’écume fendue
Trois rangs superposés d’avirons fugitifs.

La nuit tombe ; des voix grondent ; des cris plaintifs
Ont troublé le silence et le rêve superbe.
Vainement le lit d’or offre au César imberbe,
Avec l’oubli joyeux des trônes décevants,
Des baisers inconnus, plus longs et plus savants
Que ceux de la matrone orgueilleuse, au front grave.
Vainement Cléopâtre ouvrit ses bras ; Octave
N’a point vu le sourire illuminer les pleurs,
Ni sur les seins tendus fleurir les pâles fleurs
D’une voluptueuse et lascive agonie.
O glaives émoussés de sa beauté ternie !
O flèches des désirs ! boucliers pleins d’éclairs
Que suspendait Eros au fond de ses yeux clairs !
La Reine, lasse enfin, dédaignée et sans charmes,
Aux portes de la tombe a déposé ses armes,
Telle qu’une guerrière abandonne en mourant
Sa cuirasse mutile et son arc fulgurant.

Et la divine voix qui, fraîche et douce encore,
Coulait comme un vin pur d’une parfaite amphore,
D’un écho solitaire émeut l’obscurité :


— Adieu, ciel ! Adieu, terre ! Adieu, monde enchanté
Par ma beauté native et mon jeune sourire !
Fleuves, rivages noirs, mers, qui me vîtes luire
Comme un astre égaré dans les cieux entr’ouverts,
Adieu ! J’éteins la flamme intacte où l’univers,
Comme un oiseau de nuit, venait brûler ses ailes
Et s’enivrer d’amour au feu de mes prunelles.
Peuples, troupeaux humains dont je broyais les fronts,
Royaumes ajoutés ainsi que des fleurons
A la haute splendeur de la Couronne double,
Adieu ! J’oublie et meurs. L’ombre est douce qui trouble
Le lointain funéraire où vous disparaissez.
Les portes ont gémi sur les gonds renversés ;
Le triomphe m’attend ; j’y cours. Mais jamais Rome
N’enchaînera la Reine au char sanglant d’un homme.
C’est ici qu’immortelle, auprès de ses Aïeux,
L’héritière des Rois, fille des anciens Dieux,
Dans le bon Amenti va descendre et renaître
A côté du Soleil sur la Barque de l’Être,
Et belle, triomphante, inoubliable, endort
Son souvenir sacré dans l’amour et la mort. —

Elle dit. Sans effroi sa main dans la corbeille
Plonge une épingle d’or, cherche, irrite et réveille
L’aspic noir, endormi sous les fruits écartés.
Il siffle, se redresse... O Dieux épouvantés !
Goutte à goutte le sang filtre de la blessure
Sur la chair palpitante où bleuit la morsure.

Les voiles de la mort couvrent les yeux hagards,
Tandis que dans le fond vitreux des froids regards,
Comme un blême reflet dans une onde fugace,
Le songe merveilleux agonise et s’efface.