Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Ci encoumence de Charlot le Juif, qui chia en la pel dou lièvre

Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 289-294).

ci encoumence
De Charlot le Juif
QUI CHIA EN LA PEL DOU LIÈVRE[1].


Ms. 7633.


Séparateur



Qui ménestreil vuet engignier
Mout en porroit mieulz bargignier ;
Car mout soventes fois avient
Que cil por engignié se tient
Qui ménestreil engignier cuide,
Et s’en trueve sa bource vuide :
Ne voi nelui cui bien en chiée.
Por ce devroit estre estanchiée
La vilonie c’om lor fait,
Garson et escuier sorfait,
Et teil qui ne valent .ij. ciennes.
Por ce le di qu’à Aviceinnes[2]
Avint, n’a pas .i. an entier,
A Guillaume le penetier[3].

Cil Guillaumes dont je vos conte,
Qui est à monseigneur le conte
De Poitiers, chassoit l’autre jour[4]
I. lièvre qui ert à séjour.
Mult durement se desrouta ;
Li lièvres, qui les chiens douta,
Asseiz foï et longuement,
Et cil le chassa durement ;
Asseiz corut, asseiz ala,
Asseiz guenchi et sà et là,
Mais en la fin, vos di-ge bien
Qu’à force le prirent li chien.
Pris fu sire coars li lièvres ;
Mais li roncins en ot les fièvres,
Et sachiez que mais ne les tremble,
Escorchiez en fu, ce me cemble.
Or pot cil son roncin ploreir
Et mettre la pel essoreir ;
La pel, se Diex me doint salu,
Coûta plus qu’ele ne valu.
Or laisserons esteir la pel,
Qu’il la garda et bien et bel
Jusqu’à ce tens que vos orroiz,
Dont de l’oïr vos esjorroiz.

Partout est bien choze commune,
Ce seit chascuns, ce seit chascune,
Quant .i. hom fait noces ou feste
Où il a gens de bone geste,
Li menestreil, quant il l’entendent,
Qui autre chose ne demandent,
Vont là, soit amont, soit aval,
L’un à pié, l’autres à cheval[5].
Li couzins Guillaume en fit unes
Des noces qui furent communes,
Où asseiz ot de bele gent,
Dont mout li fu et bel et gent :
Asseiz mangèrent, asseiz burent ;
Se ne sai-ge combien i furent
Je méismes, qui i estoie.
Asseiz firent et feste et joie.
Ne vi piesà si bele faire,
Ne qui autant me péust plaire.

Se Diex de ces biens me reparte,
N’est si grant cors qui ne départe :
La bonne gent c’est départie ;
Chascuns s’en va vers sa partie.
Li ménestreil trestuit huezei[6]
S’en vinrent droit à l’espouzei.
N’uns n’i fu de parleir laniers[7] :
« Doneiz-nos maîtres ou deniers,
Font-il, qu’il est drois et raisons ;
S’ira chascuns en sa maison. »

Que vos iroie-je dizant,
Ne me paroles esloignant ?
Chascun ot maître, nès Challoz[8]
Qui n’estoit pas mult biauz valloz.
Challoz ot à maître celui
Qui li lièvres fist teil anui.
Ces lettres li furent escrites,
Bien saellées et bien dites ;
Ne cuidiez pas que je vos boiz.
Challoz en est venuz au bois,
A Guillaume ces lettres baille ;
Guillaume les resut cens faille,
Guillaumes les commance à lire,
Guillaumes li a pris à dire :
« Challot, Charlot, biauz dolz amis,
Vos estes ci à moi tramis
Des noces mon couzin germain ;

Mais je croi bien, par saint Germain,
Que vos cuit teil choze doneir,
Que que en doie gronsonneir,
Qui m’a coutei plus de .c. souz,
Se je soie de Dieu assouz. »
Lors a apelei sa maignie,
Qui fu sage et bien enseignie.
La pel d’un lièvre rova querre,
Por cui il fist maint pas de terre ;
Cil l’aportèrent à grant aleure,
Et Guillaumes de rechief jure :
« Charlot, se Diex me doint sa grâce,
Ne se Dieux plus grant bien me face,
Tant me coûta com je te di. »
— « Hom n’en auroit pas samedi,
Fait Charlos, autant au marchié,
Et s’en aveiz mains pas marchié.
Or voi-ge bien que marchéant
Ne sont pas toz jors bien chéant. »



La pel prent que cil li tendi ;
Onques grâces ne l’en rendi ;
Car bien saveiz, n’i ot de quoi.
Pencis le véissiez et quoi ;
Pencis s’en est issus là fuer ;
Et si pence dedens son cuer,
Se il puet, qu’il li vodra vendre,
Et li vendi bien au rendre.
Porpenceiz c’est que il fera,
Et coment il li rendera.
Por li rendre la félonie,
Fist en la pel la vilonie…

Vos savez bien ce que vuet dire.
Arier vint et li dist : « Biau sire,
Se ci a riens, si le preneiz. »
— « Or as-tu dit que bien seneiz ? »
— « Oïl, foi que doi Notre Dame. »
— « Je cuit c’est la coiffe ma fame,
Ou sa toaille, ou son chapel ;
Je ne t’ai donei que la pel. »
Lors a boutei se main dedens :
Eiz-vos l’escuier qui ot gans
Qui furent punais et puerri,
Et de l’ouvrage maître Horri[9].
Ensi fu .ij. fois conchiez :
Dou ménestreil fu espiez
Et dou lièvre fu mal bailliz,
Que ces chevaus l’en fu failliz.
Rutebuez dit, bien m’en souvient :
« Qui barat quiert, baraz li vient. »



Explicit.
  1. Cette pièce a été mise en prose par Legrand d’Aussy (voyez t. III, page 90 de ses Fabliaux, édit. Renouard), et le texte en a été imprimé par Barbazan (voyez t. III, page 87, édit. de Méon).
  2. Vincennes, qui fut presque toujours la résidence d’Alphonse, comte de Poitiers et de Toulouse, frère de saint Louis, jusqu’à son départ pour la croisade.
  3. Il est probable que Guillaume est ici un nom véritable, et que celui qui le portait était réellement panetier du comte de Poitiers ; mais nous n’avons aucun moyen de vérifier ce fait. Tout ce qui peut ressortir de notre pièce c’est que Rutebeuf, qui était favorisé par le frère de saint Louis, avait probablement essuyé de son panetier quelque avanie ou quelque refus. Sans cela l’eût-il fait le héros d’une histoire aussi ridicule ?
  4. Ce vers et le précédent, en faisant entendre que le comte de Poitiers existait encore lorsque Rutebeuf écrivait, placent la date de notre pièce avant 1270, époque de la mort d’Alphonse.
  5. Tout le monde sait que c’était en effet la coutume des jongleurs et des trouvères. Il ne se célèbre pas de mariage dans nos fabliaux et nos chansons de gestes sans que l’auteur dise immédiatement qu’il y vint une foule de jongleurs, lesquels mangèrent bien, burent mieux, racontèrent une foule d’histoires, et furent très-bien payés. Leur salaire consistait en cadeaux, soit d’argent, soit de vêtements, et quelquefois des deux ensemble. Ainsi aux noces de Gauthier d’Aupais l’auteur dit :

    Il n’i ot jongleor n’éust bone soldée,
    N’éust cote ou sorcot ou grant chape forrée.

    Je ferai remarquer en même temps que cette profession exigeait une multitude de connaissances et de talents dont la réunion, surprenante qu’elle serait aujourd’hui chez un seul individu, doit le paraître encore bien davantage chez des gens du 13e siècle. Ainsi, il ne s’agissait pas seulement pour eux de raconter quelques fragments de romans ; il fallait encore composer des Fabliaux, des Dits, des Moralités, les mettre en musique, et s’accompagner en même temps de plusieurs instruments. (Voyez, dans les additions du présent volume, le fabliau des Deux Bordeors ribaux.

  6. Trestuit huezei, tout bottés.
  7. Laniers, lent, paresseux. C’est dans ce sens qu’on disait : un Faucon lanier.
  8. Voyez ce que je dis page 215, note 3, de ce Charlot.
  9. Voyez, pour les détails sur ce personnage, La complainte Rutebuef de son œul, note 3 de la page 18.