Imprimerie L'Événement (p. 61-70).

L’INVASION FÉNIENNE.


Québec, 9 mars 1866.


Minuit venait de sonner à tous les cadrans de la ville, comme on dit dans les romans qui commencent à l’heure où les gens se couchent. J’emploie cette formule consacrée, quoique je ne sois pas bien sûr qu’il y ait des cadrans en activité à Québec. Tout le monde, ou presque tout le monde, dormait : les gens paisibles d’un sommeil léger, les soldats en ronflant, lorsque tout à coup on entendit retentir dans les rues les grelots des chevaux lancés au galop ; aussitôt les sonnettes s’ébranlèrent, les marteaux retombèrent à coups pressés ; et bientôt, à la hauteur des fenêtres du second étage, apparut une ligne blanche de bonnets de nuit agités par la curiosité ou la stupeur. Une même pensée souleva les coiffures nocturnes et transperça l’âme de tous ces gens à moitié éveillés : « Les Féniens viennent d’opérer une descente à la Basse-Ville et se fortifient dans le marché neuf. »

L’appel aux armes retentissait de toutes parts poussé par des voix enrouées par le froid de la nuit. Chaque maison qui recèle un défenseur de la patrie, était sens dessus dessous. On voyait des volontaires sortir en toute hâte et courir au poste, sans prendre le temps d’achever de passer leur pantalon. Les officiers, les sergents, avaient fort à faire de retrouver leurs soldats dispersés dans toute la ville et endormis dans tous les coins. Une fois les résidences trouvées, il fallait se faire ouvrir, tirer les dormeurs de leurs lits, leur annoncer en deux temps la joyeuse nouvelle du départ pour la frontière avant le lever de l’aurore, et courir chez le voisin recommencer la même besogne. On devine comme il doit être agréable d’être réveillé en sursaut, dans son premier sommeil, par un individu qui vous informe que les Féniens vous attendent sur la frontière. On se retourne du côté du mur, en disant : « Allez vous promener à la frontière, vous-même ! »

Mais, plaisanteries à part, l’instinct belliqueux a bien vite dissipé chez nos volontaires les ombres du sommeil ; et, une heure ou deux après l’appel aux armes, ils étaient réunis en grand nombre au poste, pleins d’ardeur et de vaillance. Cette alerte au milieu de la nuit, cette revue à la lumière des étoiles, surexcitaient l’entrain militaire. Personne ne regrettait son lit, et tous étaient prêts à entrer sur l’heure en campagne.


Il est évident que l’on a voulu éprouver les volontaires, comme l’on a éprouvé la ville, l’année dernière, en tirant des volées de coups de canon à deux heures du matin. Sans cela, pourquoi n’aurait-on pas attendu au matin pour battre le rappel ? L’ennemi n’était pas à nos portes et l’on ne perdait rien à laisser dormir les volontaires jusqu’à l’aurore. Mais tout est pour le mieux, car ils ont prouvé qu’ils étaient prêts, à toute heure de la nuit comme du jour, à voler à la défense de nos frontières.


Voici ce qui paraît avoir donné lieu à cette épreuve militaire :

Nos ministres ont introduit récemment dans notre régime constitutionnel une modification tout à fait d’accord avec leurs goûts nomades. Non contents de siéger tour à tour à Montréal et à Ottawa, ils sous-divisent le Conseil Exécutif en trois sections : un conseil, composé de cinq ou sept ministres, délibère à Ottawa ; un autre conseil composé parfois de cinq, parfois de trois, se réunit à Montréal sous la présidence du Gouverneur ; enfin un troisième conseil, qui ne compte que deux membres, circule entre les deux autres, décrète en route et a son domicile ordinaire à Québec.

« Le conseil des ministres, s’est réuni, dit le Canada, hier, à Ottawa. Les ministres présents étaient Sir Narcisse F. Belleau, les hon. MM. John A. Macdonald, Campbell, Chapais, Langevin, Blair et Cockburn. Presqu’immédiatement après cette séance, Sir Narcisse Belleau, accompagné de l’honorable M. Langevin, est parti pour Montréal où une séance du conseil doit avoir lieu aujourd’hui sous la présidence du Gouverneur. Les cinq autres ministres restent ici, pendant que l’hon. Premier et l’honorable solliciteur-général du Bas-Canada vont rencontrer à Montréal MM. Cartier, Galt et McGee. »

Il reste à souhaiter que cette machine compliquée fonctionne bien et qu’un conseil ne défasse pas ce que l’autre aura fait.

Il paraît cependant que le principal conseil siège à Ottawa. Aussitôt après l’arrivée de M. McGee, venant de Montréal, ce conseil s’est réuni, avant-hier, et l’appel aux armes de 10,000 volontaires a été résolu. Il est évident que ce sont les nouvelles apportées par M. McGee qui ont décidé le gouvernement à prendre cette mesure.

Ceci nous remet en mémoire un souvenir d’histoire contemporaine. Il y a quelque deux ans, M. McGee, qui, en sa qualité de poète, a une imagination inflammable, lança dans le public une nouvelle terrible : l’avant-garde d’une armée avait été vue près de Rouse’s Point. Après avoir pris l’alarme, on alla aux informations, et il fut constaté que l’éloquent orateur, cherchant un effet de tribune, avait vu une armée là où il n’y avait qu’une simple compagnie de miliciens jouant aux barres pour se distraire des ennuis de garnison.

Je ne dis pas que, cette fois, ce soit la même chose, et que le conseil des ministres ait ajouté foi trop facilement à un récit de romancier, mais je ne puis m’empêcher de penser que cela est fort possible.

Depuis ce coup de théâtre, il ne manque pas de gens à Québec qui hochent la tête en disant que la session n’aura pas lieu à Ottawa, mais ici ; que l’on verra le gouvernement remonter la côte de la rue Lamontagne et passer sous la vieille porte de ville pour rentrer dans nos murs.


14 mars.

Québec justifie bien en ce moment le renom dont elle jouit dans les dictionnaires militaires, d’être la première place de guerre de l’Amérique. On ne rencontre partout que des soldats ; on se heurte à des canons ; on voit à chaque pas, toute grande ouverte et menaçante, devant soi, la gueule d’un fusil. Les gens portent des poignards dans leur gousset en guise de cure-dent et des revolvers à la place de tabatière. L’imagination publique est si bien montée, qu’un passant enrhumé du cerveau ayant éternué sans ménagement dans le faubourg St. Jean, l’autre après-midi, cinq ou six personnes qui marchaient devant moi se sont retournées brusquement, croyant qu’il s’agissait d’une décharge de mousqueterie nous éclatant inopinément dans le dos. Si la chose fût arrivée, elles n’en eussent pas été surprises, car on s’attend à tout une fois sorti des portes de la ville.

Dans cette foule armée, les simples piétons qui portent l’uniforme noir, ont peine à se retrouver, et il leur faut se donner rendez-vous, par la voie des journaux, pour se rencontrer au coin d’une rue. Un gros monsieur s’est trouvé pris, hier après-midi, à la sortie de la porte St. Jean, entre deux volontaires et un Trifluvien qui avait déraillé en partant de l’hôtel Kirvin, et a été transporté par le courant jusque chez Bansley.

Une sentinelle veille sur la Plateforme à ce que les flâneurs ne soient pas enlevés par les Féniens.

Les gens que vous connaissez le mieux ne vous abordent que le fusil au bras. La moitié de vos connaissances portent l’uniforme et vous présentent la bayonnette lorsque vous leur tendez la main. Là où vous pensiez retrouver un ami, qui vous permettait la familiarité de passer votre bras sous le sien, vous vous trouvez en face d’un défenseur du pays, qui vous dit de faire un écart à gauche et de le laisser courir où la trompette l’appelle. Les commis de banque eux-mêmes, qui d’habitude concentrent toutes leurs forces pour repousser les marchands qui demandent de l’escompte, sont armés jusqu’aux dents pour défendre leur or.

Ce spectacle militaire incessant donne à la ville une animation extraordinaire. Nos jeunes soldats sont pleins de la plus martiale ardeur, et rien qu’à les voir passer dans nos rues on devine que, dans leurs veines, coule le sang français, ce sang qui, en fermentant, produit les plus beaux courages, les plus fiers élans.

Les gens timorés retirent leur argent des banques et vont l’enfouir dans leurs caves. Dans cinquante ans, en creusant des fondations de maison, on découvrira des paquets de trente sous enveloppés dans des mouchoirs de poche usés aux coins. Il y a des gens qui se trouveront ainsi riches, du jour au lendemain, et qui ignoreront toujours qu’ils doivent leur fortune aux Féniens. D’un autre côté, des vieillards laisseront des testaments avec des clauses ainsi conçues : « Dans le jardin attenant à ma maison, No 4, rue, sous le troisième arbre à gauche, mes héritiers, en creusant à trois pieds de profondeur, trouveront une boîte jaune contenant ma montre en or, $ 4, 000 en écus, etc. » Les héritiers, essuyant une larme, se rendront en diligence sous l’arbre désigné.


Le quartier Montcalm a l’air d’un camp, la veille d’un engagement ; chaque maison fait l’effet d’un fort détaché. Il y a des habitations, les plus exposées sans doute, qui ont jusqu’à des garnisons de douze hommes. Il faut un siège en règle pour y entrer. Les salons sont pleins de soldats se livrant aux amusements ordinaires de la vie des camps.

Il y a des propriétaires patriotes qui sont enchantés d’offrir ainsi l’hospitalité à nos défenseurs ; mais il y en a d’autres qui ne peuvent dormir lorsqu’ils ont au-dessous d’eux, au premier étage, cinq ou six pensionnaires d’occasion qui ronflent à l’unisson, suite inévitable d’une journée d’exercices militaires.

À l’approche des troupes, plusieurs bourgeois ont vu déserter leurs domestiques. Les servantes, effrayées du bruit des armes et de l’aspect des mâles figures, ont pris la fuite à travers rues et champs.

Plusieurs aussi sont restées et ont fait entendre des plaintes touchantes : « Tous les beaux hommes sont chez les voisins ; on n’a caserné chez nous que les plus laids. On aurait dû faire une distribution plus équitable et ne pas loger tous les militaires bien tournés ; sous les mêmes toits. Quant à se mettre en quatre pour servir des gens qui transportent avec leurs grosses bottes une partie de la neige des rues dans les salons et vous enfument sans cérémonie, il vaut bien mieux avoir affaire à des volontaires qui sachent tourner un mot agréable et vous lancer une œillade assassine, qu’à des individu qui ont le ton bruyant et point de tournure. »

Ces protestations n’ont pas été écoutées.


On raconte bien des anecdotes. Il y a des romans, qui s’ébauchent entre nos braves volontaires et des filles d’Albion. Ce commencement d’hostilité produira plusieurs unions. En tout pays, les militaires ont la renommée de conquérir aussi facilement le cœur féminin que le territoire ennemi. Nos volontaires, qui descendent du peuple le plus galant de l’univers, ne manquent pas à ces valeureuses traditions.

Un de nos jeunes volontaires aimait d’amour tendre une charmante héritière, qui habite le faubourg St. Louis. Il était épris de ses beaux yeux et des souvenirs, sous forme de rentes, que laisserait en quittant ce monde son futur beau-père. L’héritière prêtait l’oreille aux galants propos du soupirant et aurait voulu combler ses vœux, en s’unissant à lui. Mais l’auteur de ses jours, riche marchand, ne voyait pas les choses du même œil et entendait placer sa fille à plus gros intérêts. Il avait tout simplement mis à la porte le fils cadet de Mars.

Le volontaire éconduit est rentré triomphalement, jeudi dernier, un ordre de son commandant à la main, sous le toit où respire la dame de ses pensées. Le hasard, favorable aux cœurs épris, et qu’il a eu soin d’aider un peu, entre cent, lui a précisément choisi comme logement cette maison autour de laquelle il a si souvent erré en soupirant. Le père, à sa vue, a protesté contre l’arbitraire, en a appelé à la justice de son pays, aux libertés anglaises ; mais force lui a été de se soumettre et d’accepter le pensionnaire inattendu que lui imposait un sort rigoureux. Depuis lors cependant, le volontaire, d’abord si mal reçu, a été si discret, si aimable, si obligeant, qu’il a conquis les bonnes grâces de son hôte ; ils sont devenus inséparables. Le jeune militaire lui raconte des histoires du camp de Laprairie qui le font se rouler dans son fauteuil et digérer en quelques minutes de copieux repas qui mettaient auparavant des heures à franchir les obstacles que leur opposait une dyspepsie obstinée. La jeune fille aidant, le riche marchand désire maintenant s’attacher par les liens d’une étroite parenté ce causeur si spirituel, ce convive si désopilant. Le mariage aura lieu aussitôt qu’on aura la certitude que la lune de miel ne sera pas troublée par un ordre soudain de partir pour la frontière, ou par l’apparition d’un Fénien.


28 mars.

Il n’est presque plus question des Féniens. De temps à autre encore, les journaux officieux annoncent que la tête de la première colonne de l’armée de Sweeney vient d’apparaître en quelqu’endroit obscur de nos frontières ; mais le public, devenu incrédule, ne se dérange pas pour y aller voir ; et le lendemain, on apprend avec certitude que ce n’était qu’une colonne de fumée montant en paix dans les airs.

C’est à qui raillera agréablement l’invasion qui n’a point eu lieu et narguera le fantôme évanoui. Les gens qui redoutaient le plus les Féniens et qui, tous les soirs, tiraient le verrou pour les empêcher de pénétrer, durant la nuit, dans les chambres à coucher, sont les premiers à en rire sans se gêner. Quand maintenant on veut désigner un homme qui n’arrive pas là où on l’attend, on l’appelle un Fénien. Le mot froisse quelquefois les gens susceptibles, mais n’effraie plus les gens timorés.

Ceux de nos confrères qui s’étaient si fort scandalisés de notre attitude, ont opéré tout doucement volte-face. Ils en sont venus à se moquer de ceux qui ont pris l’alarme en voyant le gouvernement faire lever les volontaires la nuit et donner ordre de barricader la porte St. Jean. Ils ne peuvent concevoir surtout que les gens se soient mis en tête que la St. Patrice serait une St. Barthélémy. C’est précisément la dernière journée que les Irlandais eussent choisie pour faire un esclandre. Auraient-ils d’ailleurs marqué d’avance, à la craie, le jour fatal ?

C’est bien raisonner, mais il eût mieux valu encore raisonner ainsi avant l’événement.


La veille de la St. Patrice, il y a bien des gens qui n’ont dormi que d’un œil. Tandis que l’un des deux yeux était fermé, l’autre regardait du côté de la frontière et surveillait l’ennemi. De temps à autre, le dormeur inquiet croyait entendre le bruit d’une fusillade ou la voix du canon d’alarme. Il mettait un pied hors du lit ; mais, comme le froid seul le saisissait, il le rappelait bientôt sous les draps.

La St. Patrice a été une belle journée, calme et sereine. Le soleil brillait de tout son éclat, et les figures irlandaises avaient un air de calme réjoui qui rassurait les passants, mais qui n’était pas sans une nuance d’ironie à l’adresse du gouvernement. Jamais fête nationale n’a été chômée si tranquillement ; on n’a point vu un seul homme ivre de patriotisme, ni même une seule tête un peu échauffée par les rayons du jour. C’était à qui ne ferait, pas de bruit, de peur d’effrayer les voisins. Les accidents qui devaient arriver ce jour-là ont été remis au lendemain et les journaux de lundi n’avaient point de Faits Divers. Les chevaux allaient au pas et les piétons sur le bout du pied.

Cette paix profonde finit par inquiéter les gens soupçonneux qui s’attendaient à un bouleversement. Ils se demandèrent s’il ne fallait pas voir là une ruse des Féniens, voulant endormir la population ; et ils redoublèrent de vigilance. La journée s’écoule de son pas ordinaire ; la nuit arrive ; minuit sonne ; les sentinelles qui veillent sur les remparts voient naître l’aurore ; les gens qui prêtaient l’oreille pour entendre le tocsin finissent par s’endormir ; et rien, rien, pas l’ombre d’un Fénien sur le mur. Les volontaires, las d’attendre, l’arme au bras, un danger qui ne venait pas, auraient vraiment donné quelque chose pour voir surgir une bande de Féniens.


L’alarme est passée, il n’y a plus maintenant que le compte à payer ; le chiffre sera rond et la Chambre se fera peut-être tirer l’oreille.

L’affaire n’a profité qu’aux journaux qu’on s’arrachait pour avoir des nouvelles. En temps ordinaire, il ne manque pas de gens qui disent qu’on peut se passer de gazettes. Mais lorsqu’il arrive quelque crise comme celle-ci, tout le monde veut en avoir. On entoure les gens qui en reçoivent ; on recommande à ceux qui vont à la ville d’en apporter ; les abonnés affluent.

Il est fâcheux que ceux qui ont alors un si grand besoin des journaux et un si vif désir de les lire, ne fassent pas en eux-mêmes cette réflexion si simple que, pour avoir des gazettes qui vous donnent des nouvelles en temps de crise, il faut s’y abonner en temps ordinaire.