Chroniques (Buies)/Tome I/Mort de Papineau

Typographie C Darveau (1p. 117-120).

MORT DE PAPINEAU



Lundi matin le télégraphe nous annonçait la douloureuse nouvelle qui a répandu le deuil dans tous les cœurs canadiens. Ce n’était pas seulement un grand homme qui mourait ; depuis longtemps le pays regrettait l’orateur illustre, le patriote indomptable, héroïque, qui l’avait comme tenu tout entier dans son âme au temps des sanglantes épreuves, et qui l’avait arraché à toutes les oppressions, en payant sa liberté par l’exil et souvent même par l’ingratitude.

Le grand homme, l’orateur avait disparu depuis près de vingt ans, et ce n’est pas lui que nous pleurons aujourd’hui. Ce que nous pleurons, c’est le dernier représentant de la vertu publique, c’est la glorieuse image, maintenant effacée, d’un temps où il y avait encore des caractères, de la grandeur morale.

Toute une époque disparaît à nos yeux, l’époque où il y eut vraiment un esprit national, un peuple canadien. Cet esprit, ce peuple, M. Papineau le résumait tout entier. Pas un souvenir de notre histoire pendant vingt-cinq ans qui ne lui appartienne et que son nom ne rehausse : il était une personnification, un symbole, et comme le génie tutélaire de nos destinées.

Jamais homme n’a été autant que lui une idée vivante ; la Grèce confondue avec Démosthène, l’Irlande confondue avec O’Connell, c’était le Canada unissant sa vie, ses forces, ses aspirations, ses espérances dans le cœur de M. Papineau. Le premier nom que les enfants apprenaient à l’école, c’était le sien ; on le savait avant de rien connaître de notre histoire. Il était devenu une tradition et comme la légende d’un temps qui grandissait à mesure qu’il s’éloignait : lui-même, dans la retraite où il cherchait en vain à être oublié, grandissait sans cesse à l’horizon de l’histoire et dominait ce passé orageux qui n’est plus qu’un souvenir. Les flots s’étaient apaisés autour de cet écueil géant qui n’était plus entouré que de l’auréole de la gloire.

Il semblait immortel, tant la nature avait mis en lui de vigueur indomptable, d’inépuisable jeunesse. Il avait survécu à tout, aux choses et aux hommes de son temps, et il avait survécu, non pas comme une épave, non pas comme un triste débris de la vieillesse chagrine, maladive, mais avec toute la verdeur et la force de ses trente ans, droit, vigoureux, imposant et superbe. Qui ne l’a vu de toute la génération actuelle des jeunes gens ? Qui d’entre eux ne l’a pas envié en le regardant passer dans les rues de Montréal, aussi ferme, la tête aussi haute, le regard aussi fier qu’il l’avait à la tribune, la bouche encore pleine de ces apostrophes brûlantes, de ces sarcasmes terribles qui en sortaient autrefois comme des éclats de tonnerre, lorsqu’il provoquait l’oppresseur ?

Mais s’il n’a pas été immortel dans la vie, il le sera dans la postérité.

C’est donc maintenant la tombe qui s’ouvre pour le plus grand de nos hommes d’état, pour le plus éloquent de nos orateurs, pour le plus dévoué de nos patriotes. La mort, la mort aveugle ne sait pas distinguer, et elle courbe toutes les têtes sous sa main implacable, même celles qui n’ont jamais fléchi. On ne s’attendait pas à la voir sitôt s’appesantir sur le glorieux vieillard, mais, pendant que le télégraphe nous donnait des espérances décevantes, elle préparait déjà son linceul. Il s’est éteint loin des hommes, dans cette éloquente solitude de Montebello devenue le pélerinage de tant d’esprits distingués, de tant de jeunes gens doués et ambitieux qui voulaient au moins entendre une fois l’illustre retiré, et savoir de lui le secret de la véritable grandeur qui n’est ni dans le génie, ni dans la gloire, mais dans le caractère.

M. Papineau est mort depuis trois jours déjà, et nous pouvons encore à peine le croire. Cette mort est une surprise ; le spectre est venu à l’improviste, furtivement, par derrière, et il a frappé un coup inattendu, sans doute pour se venger des mépris de l’illustre défunt. M. Papineau n’avait pas d’égards pour la vie physique, et, à l’âge de 85 ans, il traitait son corps comme un esclave toujours soumis, toujours prêt aux plus rudes labeurs.

Il en a été victime, il a payé le tribut commun à tous les hommes, et maintenant cette existence unique de près d’un siècle est engloutie au fond d’une tombe lointaine, isolée, inconnue à beaucoup de contemporains, mais où l’oubli, certes, n’arrivera jamais.

Qu’il dorme en paix le titan vaincu ! Ne troublons pas par des regrets vulgaires cette grande âme qui se repose dans l’éternité ; ne versons pas d’inutiles regrets, mais allons tous auprès de cette dernière et immuable retraite dans laquelle la mort a enfermé l’idole populaire, chercher ce qui fait la force, l’honneur, la vertu et comment perpétuer tant de nobles exemples.

P.S. La Société Saint-Jean-Baptiste de Québec vient de prendre l’initiative d’un noble projet, celui d’élever un monument à M. Papineau, au moyen d’une souscription nationale de deux centins par personne. Dans notre ville, cette idée a un succès général et les bourses sont impatientes de s’ouvrir. La mort a rendu le grand homme aussi populaire aujourd’hui que lorsqu’il tonnait du haut des hustings et entraînait tout un peuple à ses moindres pas. Un monument n’est d’ordinaire qu’un trophée ou un souvenir ; celui-ci sera de plus une consécration ; il rappellera l’inaltérable fidélité du sentiment que doit un peuple au plus courageux, au plus éloquent de ses défenseurs.