Chroniques (Buies)/Tome I/Le Nouvel An

Typographie C Darveau (1p. 329-333).

LE NOUVEL AN



Est-ce une année de plus ou une année de moins que nous avons aujourd’hui ? Hélas ! c’est bien plutôt une année de moins. Alors, conçoit-on tout ce monde qui se félicite d’en être arrivé là ? Conçoit-on tous ces souhaits insensés, toutes ces salutations à la vieillesse qui s’avance, toutes ces cajoleries à cette cruelle nouvelle année qui vous apporte des chagrins en perspective et le sceau éternel, ineffaçable, mis sur le passé ?

Pour moi, j’avoue que je ne suis nullement gai ce jourd’hui, et je compte bien le dire à tous ceux que je vais voir. Ce ne sont pas des félicitations qu’ils entendront de ma bouche, mais une litanie d’agonisant. Je leur parlerai de ce qui n’est plus au lieu de leur parler de ce qui sera, on court moins risque ainsi de se tromper. Du reste, si le passé laisse des regrets, il n’en est pas moins le passé, et ce qu’on a souffert est une affaire faite.

Puisque le bonheur est impossible, je ne vois pas pourquoi l’on persiste à se le souhaiter régulièrement à un jour fixe sur tous les tons connus de la doucereuseté.

Mais ce que j’admire le plus, c’est ce bon saint Sylvestre qui ne se lasse pas, depuis le pape Grégoire XIII, qui l’a institué à cette fonction, de suivre le convoi funèbre de chaque année qui disparaît. On sait que le 31 décembre est invariablement le jour de la Saint-Sylvestre ; les saints ne doivent pas être entre eux d’aussi bons amis qu’on serait porté à le croire, puisqu’il ne s’en trouve pas un qui veuille épargner à saint Sylvestre une pauvre petite fois cette besogne funèbre. C’est un métier qui me paraîtrait pénible, à moi, simple mortel, que de rogner toujours, toujours, tous les ans, au temps un bout de ses ailes, sans jamais en finir, et je trouve que d’habiter le ciel à ce prix, ce n’est pas en jouir.

Il y a un vieux proverbe qui dit : « tout nouveau tout beau, » comme si c’était du nouveau que de vieillir, et comme si c’était bien beau que de s’enlaidir de plus en plus ! Hélas ! je connais bien des choses déjà vieilles qui sont beaucoup plus belles que toutes celles que j’attends désormais, et le proverbe ne m’en consolera pas.

Vieillir, quelle horrible chose ! S’acheminer lentement, mais irrévocablement, à la perte de tout ce qui faisait sa force et sa gloire, se sentir miné sourdement sans jamais éclater, voir ses dents jaunir petit à petit sans que le Philodonte, ou le Sozodonte, ou tous les odontes du monde y puissent rien, s’approcher tous les jours du terme fatal au bout duquel est la mort qui ne manque jamais son coup ; voir tout autour de soi se faner, se flétrir et disparaître, avec la certitude qu’il nous en arrive autant à chaque instant de plus que l’on croit vivre pendant que l’on meurt à petit feu, quelles autres perspectives puis-je vous offrir, lecteurs bien-aimés, quand bien même je vous ferais les souhaits les plus radieux et les plus savamment trompeurs ?

Attendez-vous de moi que j’aille m’asseoir aujourd’hui une minute dans cinquante salons différents pour débiter la même banalité perfide ? Croyez-vous que je vais répéter avec mille autres imbéciles comme vous et moi cette formule, la même dans toutes les bouches, de la « bonne et heureuse année,  » quand je sais d’avance à coup sûr que l’année qui commence sera plus triste encore que toutes celles qui l’ont précédée ? Non, je ne vous ferai pas cette atroce plaisanterie, moi qui vous en fais tant d’autres dans le cours des trois cent soixante-cinq jours qui composent l’année calendaire. Je vous prédis au contraire que plusieurs d’entre vous mourront cette année même, peut-être moi le premier, ce qui n’en sera que mieux, et, quand vous m’aurez perdu, vous trouverez qu’il n’y a plus rien à désirer au monde.

Que puis-je donc souhaiter pour vous ? Rien. Ah ! si l’on pouvait un seul jour arrêter cet impitoyable et indestructible vieillard qui s’appelle le Temps, je ne dis pas, je vous ferais sans doute pour ce jour-là des souhaits comme jamais vous n’en avez entendu dans aucune langue ; mais à quoi bon, puisque, malgré tous les bonheurs que vous pourriez entasser ce jour-là, il est irrévocablement perdu pour vous ?

Toujours des feuilles qui tombent, toujours des larmes nouvelles pour remplacer celles qui sont séchées, Dieu sait comment ; toujours recommencer pour finir et recommencer encore, éprouver les mêmes sensations, souffrir des mêmes misères, c’est plus que monotone, c’est accablant, et je ne comprends pas pourquoi les gens ne s’évitent pas soigneusement aujourd’hui plutôt que de se féliciter d’avoir encore cette besogne à accomplir pendant toute une année.

Connaissez-vous rien de plus assommant que cette habitude de se plâtrer en règle les uns les autres, et sur le même ton, une fois par année ? Tout le monde l’exècre et cependant tout le monde la suit. Mais que dire de ceux qui, non contents de faire cent visites à leurs amis et connaissances, en font cinquante autres à ceux qu’ils ne connaissent même pas, dans l’espoir d’être invités à leurs bals ou soirées du carnaval ? qui choisissent précisément le jour où le nombre des amis vous accable pour y ajouter celui des inconnus ? Oh ! Dieu bon ! heureusement que vous n’êtes pour rien là-dedans. Ce sont les hommes qui ont divisé les années ; vous qui êtes éternel, vous ne connaissez pas ces distinctions qui nous mènent au supplice avec des gants lilas et des cravates neuves. Vous durez toujours, et nous, pour nous consoler de ne durer qu’un temps, nous avons inventé la bonne année, comme si une année valait mieux qu’une autre.

Allons ; puisqu’il faut grimper toujours le même rocher comme Sisyphe, grimpons. La vie est un promontoire ; quand on est rendu au sommet, on meurt ; c’est là une petite consolation, mais ça n’en est pas moins une, car alors on n’a plus à recommencer. Il est triste tout de même de finir comme cela ; mais, puisque c’est la loi, soumettons-nous. Dura lex, sed lex. Si quelqu’un aujourd’hui, madame, vous parle latin, dites-lui qu’il s’est inspiré du Chroniqueur. Vous n’y comprendrez pas un mot, mais j’en serai fier pour vous qui aurez évité ainsi une banalité de plus en langue française, la langue de nos aïeux, qu’il faut conserver sans doute avec nos lois et nos institutions, mais qu’il est pénible de faire servir à toutes les niaiseries consacrées.

Maintenant, voulez-vous savoir ma pensée entière ? Je ne vous en veux pas, au contraire, puisque je me morfonds régulièrement pour vous une fois par semaine (trouvez donc quelqu’un qui en fasse autant parmi tous ceux qui, aujourd’hui, vous inondent de félicitations ) ; mais il m’est impossible de vous faire des souhaits. Je vous dirais plutôt :

« Regardez dans le passé ; il est plus ou moins lugubre, mais il est passé ; vous n’avez plus rien à en craindre ; vous savez ce qu’il vous a coûté et ce qu’il vous réserve. Quant à l’avenir, c’est l’inconnu. Or l’inconnu, malgré ses attractions, épouvante. Vous n’êtes pas tous des poètes qui cherchez l’idéal, et je vous en plains tout en vous enviant. Pour moi, hélas ! malgré toutes les désillusions, je me lance encore dans le mystère, je me précipite dans l’insaisissable, pensant y trouver encore mieux que ce que je saisis depuis que je fais des chroniques ; mais les désirs humains sont insatiables, et si vous avez un souhait à me faire pour l’année nouvelle, adressez-vous à mon éditeur qui a le cœur tendre et qui comprend ce qu’il en coûte pour vivre au même prix toute une année de plus. S’il est content de moi, j’ai une bonne chance. Sinon, ô dieux ! il me faudra grimper encore sur les flancs du rocher de Sisyphe, mais je n’y grimperai plus avec les mêmes forces.