Chronique de la quinzaine - 31 mars 1847

Chronique n° 359
31 mars 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mars 1847.


Après la longue interruption qui avait suivi les débats de l’adresse, la chambre a retrouvé l’intérêt et la vivacité d’une discussion politique. Non-seulement il y a eu une lutte animée et brillante entre l’opposition et la majorité, mais, au sein même de la majorité, on a pu croire un instant à des symptômes d’ébranlement et de scission. Dans la chambre de 1846, il y a cent membres qui ne siégeaient pas dans la chambre de 1842. L’arrivée de cent députés nouveaux a été, nous l’avons dit dès le principe, une des particularités les plus saillantes des élections de l’été dernier. Ils apportaient nécessairement au sein du parti conservateur, car la plupart appartiennent à la majorité, des divergences, certains instincts de mouvement et de progrès, un peu d’indiscipline, enfin de l’ambition. Aussi ne devait-ce pas être un des moindres soucis du ministère que de mettre l’accord et l’harmonie entre les anciens conservateurs et les nouveaux. Les premiers, forts de leur expérience et d’une longue possession de la majorité, sont naturellement peu disposés à des concessions envers ceux de leur parti qui débutent dans la carrière parlementaire, et ces derniers, de leur côté, montrent d’autant plus d’assurance, ils sont d’autant plus confians dans leurs idées, qu’ils n’ont encore rien fait. C’est la marche ordinaire des choses. Au fond, ces tendances diverses sont, pour le gouvernement et la majorité, une véritable force, et ç’a été une des bonnes fortunes de la politique conservatrice que d’avoir conquis des hommes nouveaux plus que tout autre parti. Seulement, à un jour donné, ces tendances diverses peuvent devenir un embarras et amener des divisions passagères soit sur les personnes, soit sur les choses. Lorsqu’il a fallu tomber d’accord sur un candidat pour la vice-présidence que laissait vacante l’entrée de M. Hébert au ministère, le choix de M. Duprat, auquel le cabinet a cru devoir s’arrêter, fut loin de rencontrer une approbation générale non-seulement parmi les membres nouveaux de la majorité, mais même chez d’anciens conservateurs. Sans nier les longs services de M. Duprat comme soldat de la majorité, beaucoup de personnes à la chambre ne pensèrent pas que ces services eussent assez d’éclat pour motiver l’élévation à la vice-présidence, à une dignité parlementaire qui prend de plus en plus l’importance d’une candidature ministérielle. Puisqu’on parlait de réélire un des anciens vice-présidens, une fraction des conservateurs portait M. de Belleyme, et demandait à la majorité d’oublier ses griefs contre cet honorable magistrat pour la conduite qu’il avait tenue dans l’élection de son fils. Cette proposition eut peu de succès, et M. de Belleyme n’obtint au premier tour de scrutin que quarante-trois voix. Des suffrages se disséminèrent sur plusieurs membres de la majorité, qui votait sans ensemble et sans accord. L’habileté, cette fois, était du côté de l’opposition, qui n’avait qu’un seul candidat, et l’avait bien choisi. Elle donnait toutes ses voix à M. Léon de Maleville, dont on aime à la chambre le talent et l’aménité. Aussi il est arrivé qu’au scrutin de ballottage beaucoup de conservateurs ont concouru au triomphe d’un membre de l’opposition spirituel et d’humeur facile. Ce n’était pas tant de leur part un acte d’insurrection politique contre le cabinet qu’un mouvement de susceptibilité individuelle.

Toutefois cet incident au sujet de la vice-présidence donnait inévitablement plus de gravité aux débats sur la proposition de M. Duvergier de Hauranne. Les conservateurs qui venaient de se séparer du cabinet sur une question de personnes persévéreraient-ils dans cette dissidence sur une question de principes ? On rappelait que plusieurs membres de la majorité avaient voté pour la lecture de la motion de M. Duvergier ; ne voteraient-ils pas aussi pour la prise en considération ? Personne n’a été étonné d’entendre d’anciens conservateurs, M. de Golbéry, M. Liadières, repousser toute idée de réforme électorale. M. Liadières a fait rire la chambre en disant que les bornes avaient au moins l’utilité de servir parfois de garde-fous. Cependant la discussion continuait, sans qu’aucun des nouveaux conservateurs demandât la parole. Aussi M. Billault monta à la tribune tant pour les aiguillonner en les complimentant que pour signaler l’allure indécise et craintive que dans cette occasion avait, selon lui, le cabinet. Rarement M. Billault eut plus de verve et d’entrain. Toutefois il se trompait en représentant le ministère comme irrésolu. Le cabinet avait jugé la situation. Il avait mesuré la portée des démonstrations et des tendances des nouveaux conservateurs ; il savait qu’il n’y avait chez eux ni plan de campagne arrêté, ni prédilection pour une réforme électorale. Aussi n’a-t-il pas hésité à s’opposer avec fermeté à la prise en considération, qui n’était pas à ses yeux une mesure inoffensive, innocente, sans danger pour la majorité. M. le ministre de l’intérieur, avec la simplicité incisive de sa parole, a été droit au cœur de la question ; il a insisté sur toutes les conséquences qu’aurait une prise en considération qui ébranlerait l’autorité morale de la chambre, il a fait entendre que le gouvernement n’avait pas trop de la réunion de toutes les forces pour conduire les affaires, et que le jour où les forces seraient affaiblies, la tâche deviendrait impossible.

Dès-lors tout changeait de face : la chambre n’avait plus devant elle une question théorique dont elle pouvait à son gré continuer ou ajourner l’étude ; mais elle avait un parti à prendre entre le ministère et l’opposition. Elle ne pouvait plus s’y tromper, surtout après avoir entendu M. Odilon Barrot, pour qui la motion de M. de Hauranne ne fut qu’une occasion, un prétexte de lancer contre le gouvernement les accusations les plus ardentes, et dont la harangue appelait nécessairement M. Guizot à la tribune. M. le ministre des affaires étrangères n’a pas été moins net sur le fond même du problème électoral que sur l’opportunité de la motion de M. Duvergier. Aux yeux de M. Guizot, la législation en vigueur a fait deux choses excellentes : elle a mis le droit électoral non plus dans le nombre, comme les lois révolutionnaires, mais dans la capacité politique, représentée par une certaine situation due à la propriété ou à la richesse industrielle ; puis elle a accepté les groupes naturels d’électeurs, tels que les donnent, soit les circonscriptions territoriales, soit les affinités d’intérêts. Par cela seul que la proposition tend à miner et à détruire ces deux principes, elle est dangereuse aux yeux de M. Guizot, et, en la repoussant, il croit entendre sainement le progrès. Le rôle du gouvernement n’est pas de prendre l’initiative de projets à peine mûris, d’idées pour lesquelles les masses n’ont que de l’indifférence ; son devoir est d’attendre, pour agir, que la nécessité d’une réforme ait pénétré dans les esprits. Ici M. Guizot a demandé, comme M. Duchâtel, si le pays s’était agité pour la réforme électorale. Or, comment méconnaître que la proposition de M. Duvergier n’a que médiocrement ému le pays ? On répond que dans l’avenir il n’en sera pas ainsi ; c’est possible, mais la politique vit surtout d’opportunité.

M. le ministre des affaires étrangères ne pouvait parler du progrès à la tribune sans s’occuper des conservateurs progressistes : il avait vraiment qualité pour s’adresser à eux au nom de l’ancienne majorité. Il leur a montré où ils tendaient sans peut-être le vouloir ; il les a avertis qu’ils arriveraient à former une sorte de tiers-parti au milieu des deux grands courans d’opinions qui se partagent la chambre. Je ne leur en donnerais pas le conseil, a-t-il ajouté. D’ailleurs, est-il bien de l’intérêt des conservateurs qui s’appellent progressistes de se presser d’agir ? Pourquoi prendraient-ils une résolution tranchée dès le début de la législature, avant de connaître leurs collègues, le gouvernement, et peut-être avant de se bien connaître eux-mêmes ? Le plus sage pour eux serait d’attendre. Alors, avec le temps, ceux qui seront convaincus que la majorité n’est pas moins animée d’un esprit de sage progrès que de l’esprit conservateur marcheront avec elle, ceux qui auraient acquis une conviction différente passeront dans les rangs de l’opposition. Quant au gouvernement, il préfère maintenir sa politique avec une majorité moins forte, que de l’affaiblir pour conserver une majorité plus nombreuse.

Après le discours de M. Guizot, il y eut un véritable sauve qui peut parmi les conservateurs progressistes. Déjà M. Blanqui, montant à la tribune après M. Duchâtel, avait singulièrement faibli : il s’était même retourné contre l’opposition pour lui dire ses vérités, afin de bien prouver aux anciens conservateurs et au cabinet qu’il n’entendait pas les quitter. Quand M. Guizot eut parlé, ce fut le tour de M. de Castellane de protester qu’il était décidé à rester dans les rangs de la majorité. M. de Castellane, auquel nous croyons un avenir parlementaire, l’assurera d’autant mieux qu’il mettra son talent au service du parti conservateur sans préoccupations personnelles. Déjà la chambre, pressée de clore le débat, avait manifesté quelques signes d’impatience ; mais elle éclata en rires et en murmures, quand elle vit M. Clapier de Marseille se précipiter à la tribune, pour éclaircir ce qu’il appelait sa situation. Combien y a-t-il de personnes dans la chambre qui politiquement aient une situation, et auxquelles il soit permis d’en parler ? C’est une question que, dans son ingénuité, ne s’était pas posée le député de Marseille. Au surplus, M. Clapier est un avocat distingué qui, dans des matières spéciales, saura prendre sa revanche. Dès que les députés progressistes s’empressaient de renoncer à toute dissidence, la victoire n’était plus douteuse, et c’est à la majorité considérable de 98 voix que la proposition de M. Duvergier de Hauranne a été repoussée.

Quels sont les résultats moraux de cette rencontre parlementaire entre l’opposition et la majorité ? À la fin de son remarquable discours, M. Guizot s’est exprimé ainsi : « Nous ne disons pas et nous ne pensons pas que la loi électorale est parfaite et immuable ; il n’y a pas un homme de sens qui puisse le dire et le penser ; nous n’entendons ni exclure ni engager l’avenir : nous gardons notre pleine liberté. » Ces paroles sont habiles. Avec ce langage et cette attitude, le parti conservateur ne s’enferme pas dans une opposition éternelle à toute réforme électorale ; mais il pense que le moment n’est pas venu, et il est difficile de n’être pas de son avis, quand on compare l’indifférence actuelle du pays à ce sujet avec la vivacité de ses préoccupations sur la question des subsistances et sur le malaise commercial et financier. Seulement les circonstances changeront : le pays n’aura pas toujours la même froideur pour les réformes, et c’est pour le moment où il verra ces questions d’un autre œil qu’il sera de la sagesse du parti conservateur de se tenir prêt. Tôt ou tard, la loi de 1831 subira des modifications : il est naturel que le parti conservateur, dès qu’il les jugera inévitables, veuille les faire lui-même ; nous ne nous étonnons pas qu’il les combatte tant qu’il les estime inopportunes et prématurées. Les choses se pratiquent ainsi dans les gouvernemens libres où les partis sont en présence. En Angleterre, l’émancipation des catholiques n’a pas eu d’adversaires plus décidés que sir Robert Peel et le duc de Wellington, jusqu’au moment où ils ont pris la résolution de l’accomplir eux-mêmes. Cet exemple et d’autres encore ne sauraient être perdus pour le parti conservateur, qui dans l’avenir devra reconnaître la nécessité de quelques réformes. C’est ce que sentent instinctivement les conservateurs nouveaux qui se sont appelés progressistes ; le temps éclaircira, fortifiera leurs idées, encore vagues et confuses, et leur permettra d’exercer sur le grand parti auquel ils appartiennent une influence d’autant plus efficace, qu’elle aura été préparée avec plus de patience et d’habileté.

Il y a encore ceci de remarquable et d’heureux, c’est que du côté de l’opposition la question de la réforme électorale est entre les mains d’hommes modérés et sérieux, sincèrement dévoués à la monarchie constitutionnelle. C’est un progrès sur ce qui s’est passé en 1839, où les plans les plus divers se sont produits. En 1847, M. de Genoude, pour se faire un peu écouter de la chambre, a été obligé, tout en faisant des réserves, d’appuyer la proposition de M. Duvergier. Ni M. Garnier-Pagès, ni M. Arago, ni M. Ledru-Rollin n’ont pris la paroles C’est le centre gauche, c’est la gauche dynastique, qui proposent aujourd’hui à la chambre et au pays une réforme électorale, qui, loin d’être subversive de la loi existante, veut la compléter et la développer. Il y a eu, il y aura encore débat sur la nature, sur la bonté des moyens indiqués par M. de Hauranne et ses amis, mais il faut reconnaître que leur motion a un caractère modéré ; constitutionnel, anti-révolutionnaire. Loin d’être contraire aux droits de la libre discussion, cette modération permet de les exercer avec plus de franchise et d’éclat. On a pu s’en convaincre en entendant M. Billault et M. Duchâtel, M. Barrot et M. Guizot, lutter ensemble avec autant d’énergie que de mesure. L’illustre et vieux O’Connell assistait à la séance où a parlé M. Guizot ; le fâcheux état de sa santé ne lui a pas permis de visiter nos principaux personnages politiques, et a rendu nécessaire son prompt départ pour l’Italie. Puisse son séjour à Rome ranimer ses forces, qu’ont épuisées quarante ans de travaux et de combats !

Nous n’aurions reçu du débat sur la réforme électorale que de graves et fécondes impressions sans un triste incident qui est venu en altérer la grandeur et l’impartialité : nous voulons parler de la violence injuste avec laquelle on a empêché M. de Carné de donner à la chambre des explications qu’avait rendues nécessaires l’agression de M. Odilon Barrot. Quand la nomination de M. de Carné à la direction commerciale des affaires étrangères a été officiellement connue, nous n’avons pas cru, par une réserve peut-être exagérée, faire ici l’éloge mérité d’un de nos amis ; mais aujourd’hui c’est pour nous l’accomplissement d’un devoir que de rappeler les titres de M. de Carné à la confiance du gouvernement et à l’estime de tout le monde. M. de Carné n’est pas un intrus aux affaires étrangères ; il y était attaché sous la restauration ; à cette époque, il appartenait au corps diplomatique et a été chargé de plusieurs missions, notamment à Lisbonne. Depuis vingt ans, les questions de politique extérieure ont toujours été l’objet de ses études, et lui ont inspiré des travaux remarquables tant par la variété des connaissances et la rectitude du jugement que par un patriotisme élevé. Au poste important où il vient d’être appelé, M. de Carné rendra d’utiles services, et le gouvernement a eu raison de s’attacher un homme d’un vrai mérite et du plus honorable caractère.

Après la réforme électorale, ce sera le tour de la réforme parlementaire, c’est-à-dire des incompatibilités. Sans parler aujourd’hui du fond de la proposition de M. de Rémusat, nous dirons qu’elle nous paraît destinée, plus encore que la réforme électorale, à voir s’élever contre elle, de la part du cabinet, une fin de non-recevoir tirée de l’inopportunité. Quelle serait la situation d’une chambre qui, dès la première année de sa législature, mettrait en suspicion le caractère d’un grand nombre de ses membres ? Telle est la question que le ministère se propose de poser. M. de Rémusat a senti lui-même la gravité de l’objection, puisqu’il ne demande la mise en vigueur de sa proposition qu’aux prochaines élections générales. Cette restriction ne lève pas la difficulté, car, si la proposition était admise dès la première session, n’est-il pas évident qu’une dissolution serait moralement inévitable ? Dans la législature dernière, c’est seulement à la troisième session que le gouvernement a déclaré ne pas s’opposer à la prise en considération. Aussi on assure que le cabinet invoquera surtout la convenance de renvoyer une pareille discussion à une époque ultérieure de la législature. D’un autre côté, puisque la chambre a consenti à ouvrir un premier débat sur la réforme électorale, ne doit-elle pas tenir la même conduite pour la réforme parlementaire ? Ces deux questions ne sont-elles pas liées étroitement l’une à l’autre ? On parle aussi de progressistes qui voudraient prendre une revanche. On voit que la discussion intérieure des bureaux pour savoir si on autorisera la lecture de la proposition aura déjà de la gravité. Au reste, après les fêtes de Pâques, d’importantes questions d’affaires vont demander à la chambre tout ion zèle, toute son activité. Ces questions appellent aussi toute la sollicitude du gouvernement, parce qu’elles inquiètent surtout le pays. Il n’y a en ce moment aucune vivacité d’opinion, soit pour l’extension des droits politiques, soit pour les questions extérieures. Sur ce dernier point, on a vu avec satisfaction le gouvernement montrer à propos de la résolution et de la fermeté. On est moins tranquille sur les intérêts commerciaux et financiers : on se demande s’il y a eu là habileté suffisante, s’il y a eu prévoyance. Le gouvernement ne saurait trop y songer. Si dans certaines parties la fatigue se fait trop sentir, il doit y porter de nouvelles forces administratives. Nous pouvons d’autant mieux adresser ces conseils au cabinet, qu’il vient de se fortifier par l’avènement d’un ministre nouveau dans un département important. Quelques jours après les obsèques de M. Martin du Nord, M. Hébert a pris possession de la chancellerie ; il a reçu le conseil d’état et la magistrature. On a été généralement frappé de la fermeté et du ton de conviction avec lesquels le nouveau garde-des-sceaux a parlé des devoirs qui lui étaient imposés par la confiance du roi et la gravité des circonstances.

En attendant que ses commissions lui apportent des travaux importans, la chambre a voté des crédits pour les hospices, les bureaux de bienfaisance, pour la réparation de certaines routes ; elle a pris aussi en considération, à l’unanimité, une proposition de MM. Émile de Girardin et Glais-Bizoin, qui, si elle est adoptée, ne sera pas sans quelque influence sur les destinées de la presse périodique. La proposition de M. de Girardin supprime entièrement le timbre en ce qui concerne les journaux, ouvrages périodiques, prospectus, avis de commerce, etc. Elle remplace le droit supprimé par une augmentation de taxe postale. Voici quelle serait l’échelle de proportion : une feuille de 40 décimètres paierait 4 centimes ; celle de 51 décimètres, 5 centimes ; de 61 décimètres, 6 centimes ; de 101 décimètres, 10 centimes. On ne saurait refuser à la proposition le mérite d’une simplicité toute pratique. Elle abolit un impôt exorbitant sans dommage réel pour le trésor, puisqu’elle y substitue un droit qui n’est que le remboursement des frais de port. M. le ministre des finances, loin de combattre la prise en considération, l’a demandée ; il croit qu’il résultera de cette proposition un projet de loi qui pourrait être voté dans le cours de la session actuelle. Si les choses se passent ainsi, cette réforme, bien qu’il en soit question depuis plusieurs années, sera une de celles qui auront été le plus rapidement emportées.

Tout le monde est bien résolu, tant du côté du gouvernement que du côté de l’opposition, à traiter à fond le problème de la colonisation de l’Algérie. Les circonstances sont favorables. L’énergie et l’habileté qui ont présidé à la répression des prises d’armes de 1840 et de 1845 ont pacifié l’Afrique. L’occupation générale du pays, la surveillance qui a été vigoureusement organisée sur tous les points, ont rendu de grandes révoltes presque impossibles. N’avons-nous pas vu récemment les indigènes de la grande Kabylie arriver eux-mêmes à composition, et nouer avec nous des relations amicales ? Le gouvernement et les chambres ont donc eu raison de ne pas vouloir qu’on allât les provoquer les armes à la main. De quoi s’agit-il aujourd’hui ? D’organiser la conquête, de la garantir, de la confirmer par un ensemble de mesures, par un système administratif et politique qui allège les dépenses exorbitantes d’une occupation armée, et permette à la France, avec le temps, de retirer une partie des forces militaires qu’elle entretient aujourd’hui sur le sol africain. On tombe d’accord que la colonisation, c’est-à-dire l’implantation au milieu des vaincus d’un peuple nouveau, est l’unique moyen d’arriver à ce résultat. Pour être juste, il faut reconnaître que le département de la guerre, qui s’est trouvé naturellement chargé de la direction des affaires d’Afrique, s’est préoccupé vivement, et non sans succès, du grand problème de la colonisation. Les nécessités de la guerre n’ont point absorbé sa sollicitude, et il a obtenu de remarquables résultats qui en font légitimement espérer de plus rapides et de plus solides encore pour l’avenir. Dès 1841, alors que la lutte contre les Arabes se continuait avec le plus de vigueur, le gouvernement songeait à des essais de colonisation, et, pour se conformer à ses vues, l’administration en Afrique dut se mettre sérieusement à l’œuvre. Le Sahel, qui circonscrit la ville d’Alger et la banlieue de l’est à l’ouest, fut le premier point qui dut attirer l’attention. Quoiqu’il fût encore exposé aux incursions de l’ennemi, car on ne pouvait franchir Dely-lbrahim sans escorte, les agens de la direction intérieure parcoururent en tous sens ce vaste pâté de collines, y opérèrent des levées, y tracèrent des routes, y fixèrent l’emplacement de quatorze villages principaux divisés en trois zones, qui embrassaient toutes les parties saillantes d’un territoire de 30,000 hectares. C’était un véritable début de colonisation, et l’application immédiate de ces vues organisatrices eut une heureuse influence. A la fin de l’année 1841, la population européenne s’élevait au chiffre de 36,696 individus, ce qui constituait pour l’année un gain de 7,625 ; à la fin de 1842, l’effectif était de 44,791, avec un gain de 8,984. Depuis lors le mouvement ne s’est pas arrêté, et nous avons déjà indiqué ici les progrès croissans de la population jusqu’en 1846. Il suffit d’un peu de protection, de quelques travaux, de la concession de quelques morceaux de terre, pour attirer en peu de temps sur les points les plus éloignés des centaines de colons déterminés. Qu’était Guelma en 1843 et 1844 ? Un camp triste et ravagé par la nostalgie. C’est aujourd’hui une petite ville qui compte déjà 700 habitans. Qu’était l’année dernière Arzew ? Un petit port militaire auprès duquel s’étaient groupés 20 à 30 cantonniers et marchands. À la fin de 1846, il y avait déjà plus de 300 habitans et 40 maisons en cours de construction. A Sétif, point perdu entre la province de Constantine et celle d’Alger, aux portes de la grande Kabylie, 700 Européens se sont installés à demeure dans de solides habitations. À Djemmaa-Ghazouat, à l’extrémité du littoral de la province d’Oran, à quelques lieues de Sidi-Brahim, 3 à 400 Européens n’ont pas craint de transporter leur fortune et leurs familles. Il n’y a donc qu’à vouloir pour que l’Algérie reçoive en grand nombre ces habitans nouveaux, qui seuls pourront, par leur masse et leur irrésistible expansion, sceller la conquête et garantir la paix. C’est ce dont les chambres doivent se bien pénétrer, lorsqu’elles auront prochainement à apprécier le rôle des pouvoirs publics dans l’œuvre de la colonisation et à déterminer les moyens d’action qu’il importe de mettre entre les mains du gouvernement.

Dans ces derniers temps, le ministère de la guerre a voulu que, tout en continuant le peuplement des territoires civils d’Alger, d’Oran, de Mostaganem, de Philippeville et de Bone, on étudiât les moyens de constituer entre les villes du littoral et celles de l’intérieur des masses compactes de cultivateurs européens. Ces intentions ont fait surgir deux projets de colonisation dont l’opinion publique se préoccupe à juste titre, et dont l’annonce a imprimé un heureux mouvement à l’émigration et aux demandes en concession de terres. Ces deux projets, qui viennent d’être distribués aux chambres, sont l’œuvre de deux de nos généraux les plus distingués, MM. de Lamoricière et Bedeau. Le premier, qui s’applique à la province d’Oran, consiste à établir dans le grand triangle compris entre Oran, Mostaganem et Mascara, cinq mille familles de cultivateurs européens, répartis en vingt-deux communes, qui embrasseraient une superficie de 80,000 hectares, et dont le peuplement serait confié à des capitalistes qui se chargeraient de toutes les dépenses, à l’exception de celles qu’occasionneraient les routes principales, les enceintes des villages et les principaux édifices publics. Indépendamment des terres domaniales, on se procurerait les terres appartenant aux indigènes, soit par des échanges, soit par des acquisitions directes qui se feraient à bas prix, et par des refoulemens à peine sensibles, tant la population indigène est peu considérable dans cette vaste province. M. le ministre de la guerre a fait sanctionner, par une ordonnance royale en date du 4 décembre dernier, l’application de ce projet sur huit communes. Des capitalistes se présentent chaque jour ; il en est qui ont mis déjà très sérieusement la main à l’œuvre. Avant peu, il se produira dans le triangle dont il s’agit un mouvement de colonisation tout-à-fait remarquable.

Le second projet embrasse le triangle compris entre Philippeville, Bone et Constantine, en passant par Guelma. Il consiste à former trois masses de colons autour de chacune de ces villes, qui seraient réunies par des routes flanquées, de distance en distance, de centres européens. Philippeville aurait un territoire compact de colonisation qui s’étendrait jusqu’à l’Arrouch et engloberait une partie de la fertile vallée du Saf-Saf. Bone aurait son territoire civil actuel avec des jalons sur la route de Guelma et de Philippeville. Constantine serait entourée d’une banlieue, en dehors de laquelle, dans un polygone de 40 kilomètres de rayon, on établirait des bourgs sur les routes qui se dirigent de cette capitale sur tous les points de la province. Dans ce triangle, l’état possède de vastes étendues de terre, qui ne s’élèvent pas à moins de 150,000 hectares, autour de Constantine. M. le lieutenant-général Bedeau les rendra disponibles successivement, selon les besoins de la colonisation, en déplaçant et en resserrant les indigènes qui les occupent à titre précaire. Il offre d’en livrer 37,000 hectares en 1847 et autant en 1848, sans susciter de mécontentement sérieux, sans troubler la paix habituelle de la province. Ces terres seraient réparties entre des villages et des exploitations isolées, et il en serait fait concession tant aux petits propriétaires qu’aux capitalistes, proportionnellement aux ressources de chacun. L’état se chargerait, comme dans le projet de M. le lieutenant-général de Lamoricière, de l’exécution des travaux de viabilité et de salubrité. M. le ministre de la guerre, désireux d’activer l’application de ce second projet et de faire concourir à la colonisation les capitalistes en grand nombre qui sont en instance pour obtenir des concessions dans la province de Constantine, vient de décider que 12,000 hectares dans la vallée du Saf-Saf et 15,000 dans celle de Bou-Merzoug allaient être immédiatement concédés aux personnes qui veulent fonder des établissemens sur ces points, et parmi lesquelles figurent les noms les plus honorables. Le mouvement colonisateur est donc imprimé à Constantine aussi bien qu’à Oran. Il ne faudrait pas que le concours du parlement fît défaut à la réalisation de ces utiles entreprises. Tout en accordant au projet des camps agricoles l’intérêt que méritent les vues d’un homme aussi éminent que M. le maréchal Bugeaud, il faut espérer que les chambres ne refuseront pas au ministre de la guerre et au directeur-général des affaires de l’Algérie les moyens d’assurer l’exécution des projets de MM. de Lamoricière et Bedeau. La dotation de la colonisation, au budget de 1847, n’est pas en proportion avec les besoins de ce service si complexe, et qui a tant de choses à accomplir. Que peut-on faire, en effet, avec 1,500,000 francs, pour créer des centres dans les trois provinces algériennes, pour y ouvrir des routes, pour y faire des plantations, pour encourager l’émigration ? On éparpille ce maigre crédit sur de vastes espaces, et on n’obtient que de chétifs résultats. Il faudrait au moins, à notre avis, un million par année pour chaque province. On pourrait, avec ces ressources, faire des travaux sérieux et continus, placer, à mesure qu’ils se présentent, les demandeurs en concessions, grands et petits, dont quatre mille cinq cents sont en instance auprès de la seule direction de l’intérieur, avec un capital de 18 millions de francs. Toutes les demandes de ce genre auxquelles il n’a pu être donné suite, et qu’il serait urgent d’accueillir, représentent plus de 30 millions.

Il y a long-temps qu’une opération financière avait produit en Europe une sensation aussi vive que l’achat de rentes que vient de faire l’empereur de Russie sur la réserve de la Banque de France pour un capital de 50 millions. Il y a eu surprise générale dans le monde politique, et à la Bourse une hausse d’un franc. Cette résolution de l’empereur Nicolas n’est faite pour inspirer ni enthousiasme ni effroi. Nous ne jetterons pas, comme quelques personnes, un cri d’alarme, en disant que la Russie intervient dans nos affaires intérieures, et d’un autre côté nous ne considérerons pas le placement ordonné par l’empereur comme l’indice d’une nouvelle politique étrangère pour la France, qui entrerait désormais dans une intime alliance avec le cabinet de Saint-Pétersbourg. La vérité n’est dans aucune de ces exagérations ; ce qu’il y a d’incontestable, c’est que depuis un an l’empereur de Russie montre par ses actes qu’il a changé de sentimens à l’égard de la France. L’empereur a long-temps pensé que le gouvernement de 1830 n’avait pas la force nécessaire pour s’affermir au dedans et se faire respecter au dehors. Cette opinion, il ne l’a plus ; il est arrivé à une appréciation plus juste de la situation et de la puissance de la France. Aussi nous l’avons vu, depuis un an, nous proposer un traité de commerce et le sanctionner, décorer de ses ordres plusieurs de nos grands fonctionnaires, envoyer en Algérie le grand-duc Constantin, refuser de s’associer à la politique de lord Palmerston dans la question espagnole, enfin, tout récemment, placer à Paris un capital de 50 millions. Au moment mène où l’empereur, éclairé par les faits, voit la France d’un autre œil, il sent que l’Allemagne lui échappe ; il ne peut plus compter, comme autrefois sur une étroite solidarité avec la monarchie prussienne, dont la situation se trouvera de plus en plus modifiée par la force des choses et par le progrès des idées libérales en Allemagne. Tout contribue donc à expliquer la nouvelle attitude de l’empereur à notre égard. Le gouvernement français doit y répondre avec une politesse bienveillante, mais sans entraînement : il doit être satisfait qu’une puissance comme la Russie lui témoigne par des signes non équivoques qu’elle croit à sa stabilité ; mais ce n’est pas le moment pour lui de se précipiter dans une alliance systématique. Le crédit moral de la France au dehors repose précisément sur l’indépendance pacifique qu’elle garde envers chacun, sur le respect qu’elle professe pour tous les droits, pour toutes les situations consacrées par le temps et les traités.

Nous en avons la preuve à Constantinople. Là, notre représentant s’est trouvé dans l’obligation de donner à la Porte des conseils de modération pour la conduite qu’elle avait à tenir envers le gouvernement grec dans le différend qui s’est élevé à l’occasion de M. Mussurus. M. de Bourqueney a montré tant de franchise et une sollicitude si sincère pour les véritables intérêts du sultan, que, tout en plaidant la cause de la Grèce, il a acquis de nouveaux droits à la confiance de la Porte. Il faut aussi reconnaître que, dans cette circonstance, M. Wellesley s’est montré le digne représentant de l’Angleterre intelligente ; il n’a pas cherché à exciter contre nous le mécontentement de la Porte en cherchant à lui persuader que la France prenait hautement le parti de la Grèce. Tout en défendant la dignité du gouvernement du sultan, il lui a toujours fait voir que sa véritable sécurité était dans l’appui de l’Angleterre et de la France. Pourquoi Athènes nous présente-t-elle un spectacle si différent ? La tranquillité de la Grèce n’est pas tant menacée par les conséquences que peut amener l’incident relatif à M. Mussurus que par le mauvais vouloir de l’Angleterre. Il faudra bien trouver un expédient diplomatique qui termine la difficulté pendante entre Athènes et Constantinople. On sait déjà que le sultan a dû répondre au roi Othon. Une collision est impossible à ce sujet ; l’Europe ne la permettrait pas. Ce qu’il y a de plus à craindre pour la monarchie du roi Othon, c’est le projet qu’on prête au gouvernement anglais d’insister plus vivement que jamais sur le paiement qui lui est dû pour l’emprunt contracté par la Grèce. Lord Palmerston irait jusqu’aux démonstrations les plus hostiles ; il enverrait des vaisseaux au Pirée, et, pour se payer de ses propres mains, ferait saisir le trésor grec. Tels sont les bruits, telles sont les appréhensions dont on s’entretient à Athènes. Faut-il croire à de pareils desseins de la part du gouvernement anglais ? Si vive que soit son animosité contre le ministère de M. Coletti, il ne peut vouloir, pour lui arracher son portefeuille, risquer de renverser le trône du roi Othon, dont la chute réveillerait la question d’Orient dans ses complications les plus ardentes. C’en serait fait d’une pacification si difficilement obtenue, et nous verrions, sur un théâtre si longtemps ensanglanté, recommencer la guerre des races. Nous ne saurions imaginer qu’une si rude atteinte puisse être portée à la paix européenne par l’Angleterre ; elle ne doit pas oublier qu’il y a vingt ans, elle a contribué, avec la France et la Russie, à élever la monarchie constitutionnelle de la Grèce ; elle ne se donnera pas à elle-même un aussi triste démenti.

Pourquoi faut-il que nous retrouvions, encore l’action tracassière de la diplomatie britannique dans ce qui se passe en Espagne ? Ce n’est pas un mystère à Madrid que M. Bulwer a voulu se servir de François de Paula et de ses filles pour brouiller la reine et son mari, et pour entretenir entre les deux époux de fâcheux malentendus. Il est vrai que la famille royale n’a pas tardé à s’apercevoir de ces manœuvres, qui, de cette façon, n’ont pas eu tout le succès qu’on s’en promettait. M. Bulwer travaille aussi à séparer la reine du parti modéré. On représente les modérés comme exerçant sur la reine une surveillance presque irrespectueuse, et la reine comme ayant pour les progressistes une préférence marquée. Ces deux assertions sont également inexactes. Les modérés ne gênent en rien la liberté de la reine, mais ils entendent garder le pouvoir, qui leur appartient constitutionnellement, puisqu’ils ont la majorité. L’avènement aux affaires des hommes les plus considérables du parti modéré est toujours probable ; toutefois il faut reconnaître que le ministère actuel, s’il n’a pas, comme nous l’avons dit, toute la force désirable, n’a pas compromis la situation. Quant à la reine, elle n’est pas progressiste, et ce ne sont pas d’ailleurs les idées politiques qui la préoccupent. Elle ne songe pas à retirer sa confiance aux modérés, et ce sont toujours les hommes les plus éminens de ce parti qui ont le plus de crédit auprès d’elle. La situation de la reine Isabelle est difficile, et nous concevons la sollicitude que cette situation inspire à sa mère, la reine Marie-Christine, dont les conseils n’ont plus été suivis avec la docilité et la reconnaissance d’autrefois. La reine Isabelle est dans tout l’enivrement de la jeunesse et du pouvoir, et elle ne vit pas comme une autre souveraine, la reine Victoria, au milieu d’une société officiellement rigoriste et sévère. En Espagne, l’imagination est plus ardente, et la vie plus ouverte.

Puisque notre pensée vient de se reporter sur la société anglaise, nous dirons un mot du jugement des salons de Londres sur le dernier roman de M. Disraëli. Tancred a été peu goûté, et, qui pis est, il a été déclaré ennuyeux. Cette fois, l’ardent adversaire de sir Robert Peel n’a pas réussi dans ses efforts pour prendre place parmi les romanciers dont on s’occupe en Europe. Le mauvais succès de Tancred a été d’autant plus remarqué, qu’il y a en ce moment à Londres interruption complète de la vie parlementaire et du mouvement politique. Les chambres et le cabinet se reposent. On dirait que le ministère n’a d’autre plan que de n’en pas avoir ; il s’attache à ne blesser personne et à éviter toute question jusqu’au moment des élections générales. Aussi, au milieu de cette apathie universelle, on est plus friand de détails frivoles, piquans ou scandaleux. Les affaires d’Espagne défraient les conversations : on s’amuse des intrigues de M. Bulwer, qui aurait caché chez lui le général Serrano. Tout ce qui se dit à Londres sur l’intérieur du palais de la reine Isabelle remplit de joie les partisans du comte de Montemolin, qui voient dans un avenir peu éloigné le succès de la contre-révolution qu’ils méditent, et pour laquelle ils espèrent le concours actif de lord Palmerston. L’Espagne est un pays où tout paraît possible, et la politique y prend les allures du roman.

Au surplus, où ne pénètre pas la politique ? où ne descend-elle pas ? où ne trouve-t-on pas la trace de son passage, de son empire ? En Allemagne, elle a la puissance de tarir en grande partie la vie littéraire et scientifique, qui fut si long-temps l’orgueil et la gloire de nos voisins d’outre-Rhin. En France, elle envahit les lettres, qui souvent ne sont plus qu’un instrument pour servir des passions de parti ; elle dégrade le génie et l’impartialité de l’histoire. En ce moment, l’histoire est devenue comme un vaste pamphlet où l’écrivain s’arroge le pouvoir de mettre à la place des faits sa fantaisie ou un système, et il arrive que plus son talent a de vigueur, plus ses peintures ont un faux et dangereux éclat. Quand on a lu les Girondins, on a de la puissance et de la verve de M. de Lamartine une bien grande idée ; mais on se demande ce que devient l’histoire ainsi ballottée du dithyrambe au tableau de genre. Cette improvisation ardente de l’illustre écrivain vous fait passer par les impressions les plus diverses ; tantôt on a pour lui une vive admiration, tantôt on sent une sorte de colère à voir la vérité défiguré d’une manière si impérieuse et si hautaine. Les plus belles pages des Girondins sont des pages de récits et de descriptions. La plupart du temps, les narrations de M. de Lamartine ont un rare prestige : on dirait un torrent qui vous entraîne. Cependant l’historien doit juger les choses et les hommes après les avoir produits sur la scène. Là se fait trop sentir la faiblesse de M. de Lamartine ; il n’a pas l’impassible courage de l’histoire. Parfois il absout ce qu’il devrait condamner, le plus souvent il hésite, et nous lui appliquerions volontiers ce mot, qu’il a écrit pour caractériser Vergniaud : Sa parole flottait comme son ame. En effet, au milieu des plus grandes hardiesses de M. de Lamartine, on sent l’indécision : il n’écrit pas l’histoire avec la résolution réfléchie d’une conviction profonde ; il l’improvise avec une chaleur de tête qui tombe quand la page est écrite. En revanche, voici un écrivain dont les jugemens erronés sont le triste fruit d’une sorte d’incubation solitaire, et qui, sans rien connaître de la politique et de la vie, nous donne pour des pages d’histoire les élancemens d’une sorte de mysticisme révolutionnaire qui s’égare jusqu’au délire. Quand on a vu M. Michelet aborder l’histoire de la révolution avec les dispositions morales qui lui avaient inspiré les deux pamphlets du Peuple et du Prêtre, il était facile de prévoir dans quelles aberrations il tomberait. Nous reconnaîtrons volontiers qu’au milieu de ces divagations tantôt lyriques, tantôt élégiaques, il y a un talent réel, intime, pénétrant. Dans la même page, l’ame est émue, et le bon sens est offensé. Il y a une autre histoire de la révolution, écrite au point de vue radical : c’est celle de M. Louis Blanc. Nous ne pouvons savoir encore comment ce jeune écrivain apprécie ce grand fait historique, car le seul volume qui ait paru est consacré tout entier à des prolégomènes qui remontent à Jean Huss et finissent à Turgot. Ce n’est pas ici le moment de peser la valeur du dogmatisme de M. Louis Blanc, qui commence par affirmer que trois grands principes se partagent le monde et l’histoire : l’autorité, l’individualisme, la fraternité. Nous n’avons voulu que signaler en passant des publications qui appartiennent tout-à-fait au mouvement politique de notre époque. Beaucoup de personnes n’ont pas vu sans inquiétude ce nouveau débordement de tous les souvenirs révolutionnaires. Elles craignent que l’histoire ainsi faite ne soit pour les esprits faibles, pour des imaginations faciles à égarer, une mauvaise nourriture. Ces appréhensions ne sont pas sans fondement ; toutefois il faut avoir plus de confiance dans la rectitude du bon sens public. L’histoire écrite au point de vue révolutionnaire passera comme a passé le roman-feuilleton ; il ne restera de tous ces travaux improvisés que ce qui mérite de vivre par la vérité du fond et l’éclat de la forme. Le roman-feuilleton qui s’était fait socialiste est déjà mort, et, quant aux doctrines en elles-mêmes, voici M. de Lamennais qui les répudie avec une indignation qu’il a voulu rendre publique. Jamais, à son avis, idées plus désastreusement fausses et plus dégradantes ne sont entrées dans l’esprit humain. Une réprobation aussi hautement manifestée est de la part de M. de Lamennais une action qui l’honore et qui peut ramener à résipiscence les esprits de bonne foi. Pour le roman-feuilleton historique, il ne brille plus que d’un éclat assez sombre et souvent interrompu au bas des journaux, et il a cherché un asile sur les planches d’un théâtre nouveau, le Théâtre-Historique. Ç’a été une idée malheureuse que de provoquer par l’ouverture d’une scène nouvelle la triste fécondité des dramaturges qui croient avoir construit une pièce viable quand ils ont découpé les chapitres d’un roman. Des exhibitions comme celle de la Reine Margot sont un désastre pour l’art sérieux. Puissent le gouvernement et les chambres donner bientôt à la haute littérature et au Théâtre-Français les moyens de lutter avec succès contre ces entraînemens qui tendent à dégrader l’art dramatique ! Nous trouvons dans le dernier drame de M. Léon Gozlan des intentions élevées et des effets d’une touche vigoureuse. Le sujet qu’il a choisi était épineux à traiter, car il est pris, au vif dans l’histoire de nos mœurs contemporaines. Si l’auteur n’en a pas vaincu toutes les difficultés, il a du moins, par d’heureux efforts, mérité souvent des applaudissemens qui ne lui ont pas fait défaut. Comment parler du théâtre, des plaisirs et de la gloire qu’il peut donner, sans avoir une pensée pour l’admirable artiste que l’élite de la société parisienne a suivie à la dernière demeure, il y a quelques jours ? Paris, comme une autre Athènes, a eu des hommages unanimes pour la femme célèbre qui avait su conquérir au théâtre une renommée sans égale, et dont l’inimitable jeu reflétait les deux principales qualités du génie national, le bon sens et le bon goût. Parvenu à ce degré de supériorité, le talent de l’artiste dramatique s’associe en quelque sorte à la gloire des plus illustres auteurs, et le souvenir qu’il laisse après lui se confond avec les traditions littéraires du pays.




Si parmi les poètes et les écrivains il en est que le bruit attire et qui ne trouvent jamais leur nom répété par assez d’échos, il en est aussi qui recherchent l’ombre et qui reculent devant les applaudissemens. On aime à rencontrer, à, signaler de pareilles délicatesses. Nous ne nous trompions pas lorsqu’en publiant, il y a quinze jours ; le Médecin du village, nous exprimions l’espoir que ce touchant récit retrouverait dans un cercle agrandi l’accueil que lui avaient déjà fait quelques lecteurs intimes. Cet accueil a été tel que nous l’attendions, et les éloges que nous donnions à un talent si achevé dans sa grace sont désormais confirmés par de nombreux suffrages. Nous ne nous trompions pas non plus quand nous ajoutions que l’auteur pouvait voir, dans cette publicité donnée à des pages écrites d’abord pour quelques amis seulement, une sorte de violence faite à sa modestie. C’est donc sans hésiter que nous déclarons que le Médecin du village a été publié ici sans le consentement de l’auteur. Ce consentement, nous ne l’avons pas attendu ; mais qu’il nous soit permis de demander au public, juge compétent en pareille matière, s’il nous trouve bien coupables. Notre discrétion, approuvée d’un côté, n’eût-elle pas été blâmée de l’autre ? Préciser cette position, comme nous le faisons aujourd’hui, c’est concilier, nous le croyons, toutes les exigences.


— LETTRES INÉDITES DES FEUQUIÈRES, tirées des papiers de famille de Mme la duchesse Decazes et publiées par M. Étienne Gallois[1]. — Les mémoires et les lettres des contemporains fournissent à l’histoire ses plus précieux matériaux ; mais les mémoires ne sont le plus souvent écrits que lorsque déjà les faits s’éloignent et les souvenirs s’effacent. L’écrivain d’ailleurs pense beaucoup à lui ; il a ses prétentions, ses idées, son plan, son système ; il se drape pour jouer son rôle, et ses relations ne peuvent être accueillies qu’avec beaucoup de discernement. Les lettres ont sur les mémoires l’avantage de reproduire les faits au moment même où ils se passent. Elles donnent, avec moins d’apprêt et de déguisement, la pensée, la physionomie d’une époque. Elles nous font pénétrer dans le secret des événemens et dans l’intimité des personnages historiques. Il y a ainsi dans certaines correspondances non moins de charme que d’utilité, et tel est le double mérite qu’on retrouve dans l’intéressante publication des Lettres inédites des Feuquières. C’est dans les papiers de famille de Mme la duchesse Decazes, précieuses archives domestiques libéralement mises à sa disposition, que M. Étienne Gallois a puisé ces documens nouveaux sur quelques-uns des grands événemens et des hommes éminens du XVIIe siècle.

Une partie du premier volume nous ramène au règne de Louis XIII, et comprend la correspondance du marquis Manassès de Feuquières. Lieutenant-général des armées du roi, chargé d’importantes missions diplomatiques, M. Manassès de Feuquières se trouvait en relations directes avec le cardinal de Richelieu et son confident le père Joseph. Il était allié, par sa femme, à la famille des Arnauld, et correspondait avec les personnages les plus considérables du temps. Cependant les lettres de cette partie du recueil n’offrent pas tout l’intérêt qu’on en attend. On sent que les circonstances commandent la plus grande réserve. L’œil de Richelieu est partout, et les courriers sont peu sûrs ; c’est à peine si on ose prononcer le nom de l’infortuné curé de Loudun, ou parler des intrigues de la cour. Comme tout le monde alors, le marquis Manassès vivait dans la crainte du terrible cardinal. Il travaillait aussi en bon père de famille à l’avancement des siens, et préparait l’avenir de ses fils, en leur faisant abandonner la religion protestante, dans laquelle ils avaient été élevés par leur mère, appelant les hésitations du comte de Pas, l’un d’eux, à changer de religion, au moment où il entrait dans la carrière des armes, des timidités et puérilités d’un enfant de huit ans. Militaire brave et dévoué d’ailleurs, le marquis de Feuquières mourut des suites, d’une blessure qu’il avait reçue en défendant, avec un courage malheureux, la place de Thionville, attaquée par Piccolomini, et il montra dans ses derniers momens une fermeté admirable.

A la correspondance de Manassès succède celle d’Isaac de Feuquières, son fils aîné. Celui-ci avait déjà servi avec distinction dans les armées lorsqu’il fut envoyé à Stockholm, en qualité d’ambassadeur, chargé de ranimer l’amitié, fort refroidie, de la Suède, et de l’engager à seconder les efforts de Louis XIV par une puissante diversion en Allemagne. Le marquis Isaac de Feuquières mourut en 1688, et sa correspondance ne comprend par conséquent que la grande et belle moitié du règne de Louis XIV. Elle se rapporte presque entièrement au temps où M. de Feuquières était ambassadeur. On ne peut qu’admirer, en lisant les lettres du marquis Isaac de Feuquières, cette prodigieuse activité diplomatique qu’entretenait si soigneusement le grand roi, ces rapports si multipliés, ce réseau si serré d’habiles négociateurs dont les notes arrivaient sans cesse et sans relâche à la cour, pour passer sous les yeux du prince, qui voulait tout lire, tout connaître, ne se plaignant ni de la prolixité, ni des détails. Il est vrai que Louis XIV venait souvent en aide à l’habileté du négociateur, en laissant voir en perspective aux ministres étrangers de magnifiques présens ; triste moyen, sans doute, bien que l’usage semblât l’autoriser ; fonds secrets de la diplomatie, d’autant plus efficaces qu’ils étaient en quelque sorte inépuisables, et qu’on pouvait alors les employer sans rendre de comptes à personne !

Le zèle et la capacité de M. de Feuquières se révèlent par les succès qu’il obtient ; seulement on pourrait trouver qu’il pense un peu trop à ses intérêts, qu’il gémit bien souvent sur sa dépense, sollicitant sans cesse argent et faveurs ; mais on ne verra rien là que de simple et naturel, si l’on considère la position vraiment difficile des hommes sur lesquels pouvaient tomber les regards du maître. Louis XIV était grand et magnifique. On lui plaisait non-seulement par la bravoure et le mérite, mais encore par l’éclat du luxe et l’exagération de la dépense. La noblesse se ruinait pour lui, puis, après s’être ruinée, il fallait bien qu’elle tendît la main, et le roi oubliait rarement ceux qui lui avaient fait honneur au prix de leur fortune. Ce luxe commandé, ces prodigalités aveugles, mettaient ainsi à la discrétion du monarque cette noblesse jadis si fière, qui ne produisit plus bientôt que des courtisans incapables, rejetons abâtardis du vieil arbre de la féodalité.

M. de Feuquières ne recevait pas seulement des lettres diplomatiques. Sa nombreuse famille l’entretenait plus souvent confidentiellement, bien qu’avec une prudente réserve. Ainsi on rencontre, dans le recueil, des lettres de Mme de Pomponne, cette femme d’un sens si droit et d’un si bon conseil, de Mme de Saint-Chamond et de l’abbesse de Saint-Ausony, sœurs du maréchal de Gramont, qui écrivaient comme les grandes dames du temps, de l’abbé Arnauld et de l’abbé de Feuquières, plus amis des camps que du cloître, de M. de Rébenac, ce fils de M. de Feuquières, qui débutait tout jeune par une importante mission diplomatique, et justifiait si bien l’opinion, fort paradoxale sans doute, qu’il aimait à soutenir, qu’il faut d’abord obtenir des faveurs, puis les mériter. Nous ne pouvons non plus oublier son frère aîné, Antoine de Pas, qui avait « un coin d’Arnaud dans la tête, » comme disait Mme de Sévigné, jeune homme au jugement ferme et solide, à l’esprit distingué, qui plus tard écrivit les Mémoires et Maximes militaires, après avoir encouru la disgrace de Louis XIV parce qu’il ne savait pas être courtisan.

Dans ces lettres, d’ailleurs, les figures historiques vous apparaissent à chaque pas. Ici, c’est Turenne, que ses contemporains appelaient déjà un grand homme, avant qu’un boulet allemand l’eût enlevé à son armée et à la France ; là, le maréchal de Luxembourg et le grand Condé ; plus loin Mme de Montespan, qui jouait au lansquenet 150,000 pistoles d’un seul coup, et perdait 700,000 écus une nuit de Noël. Vous trouvez aussi de curieux détails sur la Suède, sur son jeune roi, Charles XI et ses ministre, sur ce peuple de Stockholm, que les sorciers effrayaient à tel point qu’il fallait mettre dix mille hommes sous les armes pour rassurer les esprits, sur les Turcs, « si sauvages et si peu polis, chez qui la bastonnade était si fort en vogue qu’il y avait peu d’agrément à les visiter. » Pauvres Turcs, aujourd’hui si débonnaires ! Mais c’est principalement sur les travaux diplomatiques que les détails abondent. Aussi ne doutons-nous pas que, même en dehors du public spécialement voué aux études historiques, une attention sérieuse et empressée n’accueille une correspondance d’où peuvent jaillir quelques lumières sur une des plus glorieuses époques de nos annales. M. Gallois a d’ailleurs rempli sa tache d’éditeur avec un zèle intelligent. Des notices intéressantes résument avec lucidité les faits, et établissent entre les différens personnages un lien dont l’esprit saisit aisément la continuité. La correspondance des Feuquières se trouve ainsi à la fois éclairée et complétée.


UNE ANNÉE EN RUSSIE, LETTRES À M. SAINT-MARC GIRARDIN, par Henri Mérimée[2]. — On se souvient encore de l’impression causée, il y a quelques années, par le piquant livre de M. de Custine. On vit clairement se révéler alors le sentiment de curiosité profonde et inquiète avec lequel la France suit le travail mystérieux, les progrès incessans de la Russie. Aujourd’hui même, après les lettres de M. de Custine, après les écrits de tout genre publiés à ce sujet, notre curiosité est loin d’être satisfaite. Dans le domaine si vaste où s’agite la puissance russe, il nous reste bien des aspects à connaître, et les touristes pourront long-temps encore se diriger de Paris vers Saint-Pétersbourg et Moscou, avec la certitude de trouver au retour un accueil empressé pour leurs souvenirs de voyage. Nous ne savons si une telle pensée s’offrait à l’esprit de M. Henri Mérimée quand il a quitté la France. Ce que nous savons, c’est que les lecteurs qui auront choisi un pareil guide pour visiter la Russie n’auront qu’à se féliciter de faire la route en société si gracieuse et si courtoise. Il y a dans le livre de M. Henri Mérimée un charme de causerie qui se soutient même en dépit de ce que le sujet a parfois de sombre et d’affligeant. Rien n’est caché de ce qui fait la grandeur et la misère de la société russe, mais tout est dit avec urbanité, le sourire sur les lèvres, comme il sied à un homme du monde qui a laissé en Russie des amis dont il veut encore serrer la main. Il n’est pas jusqu’à la police impériale que l’auteur ne persifle avec une exquise politesse, quand il lui eût été si facile de faire la grosse voix. Ne sachons pas trop gré pourtant au voyageur de cette réserve qui s’explique au fond par un très vif désir de revoir le pays, pour lequel il a de si doux reproches et de si discrètes railleries. « Bien des gens, dit-il dans une spirituelle préface, trouveront qu’avoir joui de la Russie une fois, c’est déjà fort raisonnable. Ils en parlent bien à leur aise. Pour un amateur passionné de voyages, rencontrer sur la mappemonde un point, un seul point qui lui soit interdit, fût-ce le Spitzberg, c’est ressentir toutes les amertumes de l’exil. Être exilé de la Russie, c’est perdre droit à l’hospitalité la plus généreuse et la plus douce ; c’est ne plus voir Moscou aux blanches murailles ; demain peut-être ce sera ne plus voir Constantinople ; c’est tourner un œil de regret vers ce paradis qu’on appelle la Crimée ; c’est ne plus chasser l’ours à Tobolsk, ne plus pêcher le sterlet à Astracan ; c’est renoncer au voyage de Pékin par les caravanes ; c’est renoncer à prendre les eaux du Caucase, à moins d’avoir une lettre de recommandation pour Schamyl. » Il est impossible, avouons-le, de se confesser de meilleure grace, d’avouer plus nettement qu’on est touriste avant tout. Hâtons-nous de dire qu’il ne faut pas trop prendre le voyageur au mot ; dussions-nous lui fermer la Russie, nous ne pouvons accorder à M. Henri Mérimée que le touriste déterminé ait eu chez lui le pas sur le juge équitable. L’auteur d’Une Année en Russie s’est plus exposé qu’il ne paraît le croire ; il le sait trop bien, vis-à-vis de certaines exigences, la discussion, fût-elle modérée et polie, est toujours une offense. « La Russie (c’est encore lui qui le dit) ne pardonne pas à l’audacieux qui la regarde de près et la juge. » Or, M. Henri Mérimée a regardé la Russie de très près, et c’est de très près qu’il l’a jugée. Nous n’en voulons pour preuve que les pages si sévères et si vraies où il indique les plaies qui rongent l’administration impériale ; nous citerons encore d’autres pages non moins bien senties, non moins vivement écrites sur l’aristocratie russe. On regrette, en lisant certaines parties de ces lettres, qu’il ne se soit pas laissé plus souvent aller à ces épanchemens, qui montrent, à la place du spectateur bénévole, l’observateur clairvoyant et ferme. On regrette aussi qu’il se soit trop interdit les exemples, qui pouvaient servir à éclairer, à justifier ses opinions. Le livre a gagné, nous le savons, à ces éliminations une marche plus rapide, une allure qui n’est pas sans grace dans sa vivacité familière ; mais on pouvait, sans sortir des limites tracées par le cadre épistolaire, ajouter quelques développemens, citer quelques faits à l’appui des jugemens. Quoi qu’il en soit, ces lettres n’en offrent pas moins, avec l’attrait d’une causerie aimable, l’intérêt d’une exacte appréciation sur un pays qu’aujourd’hui plus que jamais la France doit tenir à bien connaître.


— La littérature actuelle de l’Italie n’est que l’expression incomplète des tendances élevées et libérales qui se font jour au-delà des Alpes. Si l’on parcourt en effet les pages du journal de la librairie italienne, Bibliografia italiana, qu’y trouvera-t-on ? Des ouvrages de dévotion et de théologie, des vies de saints, des épithalames et des élégies en l’honneur des grandes familles, des histoires morales à l’usage de la jeunesse, et force traductions de romans français. Quant aux publications scientifiques, la surveillance rigoureuse de l’autorité n’en laisse passer qu’un petit nombre. Il est des villes même où les thèses de médecine doivent être revêtues de l’approbation ecclésiastique. On comprend que l’activité de la pensée italienne ne puisse se resserrer en de telles limites. Il lui faut une arène plus large, et cette arène, que l’Italie lui refuse, elle la cherche au dehors ; elle la trouve surtout en France, cette terre hospitalière qui depuis Dante a toujours accueilli les exilés de la péninsule. Là aussi les écrivains italiens ont une double tâche à remplir. Ils doivent à la fois signaler les maux qui désolent leur pays, et le défendre contre les attaques, les calomnies que ses ennemis cherchent à propager. Pendant long-temps les exigences qui naissaient de cette situation délicate ont pu être difficilement satisfaites, faute d’un recueil spécial où les publicistes éminens de l’Italie fussent admis à discuter librement les questions variées qui s’agitent par-delà les monts. Ce recueil est maintenant fondé, et rien ne s’oppose plus à l’accomplissement de la double tâche dont nous parlons ; il devient à la fois possible à ces publicistes d’exposer dans tous ses détails la situation de l’Italie et de réfuter les assertions inexactes si souvent encore émises à ce sujet. La personne qui a fondé ce recueil, intitulé l’Ausonio, et qui appartient à la haute aristocratie de son pays, a elle-même montré, dans les divers travaux qu’elle y a publiés, comment ce noble rôle devait être rempli. Ses efforts ont été dignement secondés, et l’Ausonio contient plusieurs pages dues à des penseurs, à des savans, à des poètes qui représentent avec éclat le mouvement intellectuel dans la patrie de Dante. Celles qui retracent l’état actuel de l’Italie méritent surtout d’être signalées au public français. Notre attention s’est portée sur une suite d’études, parmi lesquelles nous avons remarqué un tableau intéressant des divisions territoriales et des races de l’Italie. L’auteur, qui se cache trop modestement sous des initiales, expose très nettement les diverses législations qui régissent chaque partie de la péninsule. Les pages qu’il a consacrées aux états du pape offrent des renseignemens curieux sur un gouvernement auquel, depuis des siècles, les guerres, les invasions, n’ont jamais fait subir que des modifications momentanées. Nous citerons encore un vif tableau des souffrances matérielles qui accablent les classes inférieures de la société italienne. Grace à ces curieux détails, nous connaissons de l’Italie ce qui échappe presque toujours à l’attention distraite des touristes, c’est-à-dire la population, les institutions, les mœurs. L’auteur des articles publiés dans l’Ausonio, en signalant avec franchise les maux réels qui affligent son pays, sait d’ailleurs faire justice de certains préjugés, qui le montrent éternellement voué au brigandage et à la paresse « Ceux qui tonnent contre la nonchalance italienne, dit-il à ce propos, devraient savoir que, chez nous, l’homme ne manque pas au travail ; c’est le travail qui manque à l’homme. Créez des usines, des manufactures, et si jamais, faute de bras et de zèle, ces établissemens venaient à périr, oh ! alors seulement il vous serait permis de maudire la paresse italienne. » Quelques essais sur l’histoire de l’Italie, bien que signés d’initiales différentes, sont probablement dus à la même main ; ils contiennent des indications précieuses sur la marche politique si habilement suivie par la maison de Savoie, depuis son origine jusqu’à la révolution française. — Tout en accordant une large place aux questions historiques et politiques, l’Ausonio fait aussi passer sous nos yeux les recherches des érudits, les travaux des économistes, les créations des poètes. Nous y avons lu avec intérêt une longue lettre de l’illustre auteur des Fiancés sur la lutte des classiques et des romantiques, des poésies de P. Mamiani et de R. Cecilia, des notices du savant Langi sur différens monumens antiques ou arabes de Venise, de Pise et de Rome. Au milieu de cette diversité de travaux, ce qui nous a constamment frappés, c’est l’unité des tendances, c’est le sentiment si élevé, si complet de la situation et des vrais besoins de l’Italie, qui se fait jour de toutes parts. Rendre à la nation italienne la conscience de sa force et de ses droits, travailler par d’utiles conseils à son amélioration morale et matérielle, tel doit être désormais le but des amis éclairés d’un pays où des tendances à la fois si libérales et si pratiques se prononcent et s’affermissent chaque jour. Tel est celui que se sont proposé les écrivains auxquels l’Ausonio sert d’organe. Puissent-ils persister dans une voie déjà féconde, et cette utile publication prendre une place distinguée dans le mouvement littéraire de leur pays !



DES RELATIONS COMMERCIALES DE LA TURQUIE[3]


Ce qui frappe surtout aujourd’hui l’attention européenne quand elle s’applique aux affaires intérieures de l’empire ottoman, c’est la grande pensée de réforme sociale qui dirige tous les changemens administratifs, c’est l’emploi quelquefois prématuré, mais souvent heureux, des idées et des principes de l’Occident. Il ne faudrait pas cependant que l’intérêt moral d’un pareil spectacle nous fit perdre de vue des intérêts plus particuliers, et qui, pour être d’un ordre plus matériel, n’en sont pas moins aussi des moyens d’influence ; nous voulons parler de nos relations commerciales. Nous voudrions en même temps montrer comment la Russie a profité jusqu’ici de la légèreté avec laquelle nous avons laissé s’endommager des relations si essentielles ; le temps est justement venu de les améliorer.

Le traité de commerce conclu le 25 novembre 1838 entre la France et la Porte, mis en vigueur pour sept ans à partir du 1er  mai 1839, se trouve maintenant expiré. D’après l’article 9 et dernier, ce traité serait encore valable pour sept autres années, si, dans les six mois qui ont suivi l’expiration, la révision n’avait été demandée par aucune des puissances contractantes ; mais d’une part le gouvernement français s’est déjà occupé d’étudier les modifications dont l’expérience avait prouvé la nécessité, de l’autre la Porte a spontanément invité les ambassadeurs de France et d’Angleterre à concerter avec elle de nouveaux arrangemens. L’Angleterre était en effet dans une situation analogue à celle de la France ; elle avait conclu, au mois d’août 1838, un traité sur lequel nous avions calqué notre traité de novembre, et qui, comme le nôtre, expirait en 1846. L’Angleterre ne semble pas d’ailleurs plus satisfaite que nous de l’état de choses actuel ; enfin les plaintes de la Porte indiquent assez qu’elle se croit en droit de réclamer pour son compte tout aussi bien que les deux puissances avec qui elle avait presque simultanément négocié.

Pour comprendre ces griefs, qu’on pourrait d’abord juger réciproques, puisqu’ils s’élèvent des deux côtés à la fois, pour s’expliquer la situation créée par les conventions de 1838, il faut remonter à l’époque antérieure, au régime du traité de 1802. Ce traité, signé par M. de Talleyrand au moment où la paix fut rétablie entre la France et la Porte, ne contenait rien autre chose que nos anciennes capitulations avec le grand-seigneur. Obtenues et développées dans le temps même des prospérités ottomanes, les capitulations n’étaient pas du tout des contrats synallagmatiques entre puissances égales, c’étaient seulement des concessions bénévoles octroyées par la Porte à des alliés qu’elle voulait bien favoriser, sans stipuler en retour quoi que ce fût pour elle-même, parce qu’elle n’avait alors ni le désir ni le besoin d’entrer en relations avec l’Europe. Cette position ainsi faite à la France datait du pacte conclu en 1535 avec Soliman-le-Magnifique, modifié et complété en 1740 par Mahmoud Ier. À considérer seulement les questions commerciales, voici donc comme elles étaient réglées par les anciennes capitulations, confirmées en 1802. On ne payait qu’un droit fixe de 3 pour 100, soit à l’entrée, soit à la sortie des marchandises, mais il fallait acquitter des droits additionnels, soit pour transporter les productions du sol de l’empire jusqu’au lieu d’embarquement, soit pour introduire les marchandises d’importation dans l’intérieur. Il fallait en outre obtenir des autorisations spéciales (teskérés) pour l’achat de certaines denrées, et les monopoles, l’une des ressources les plus sûres du trésor ottoman, interdisaient le négoce d’un grand nombre de productions agricoles ou autres. Ainsi le commerce étranger rachetait en quelque sorte, par des charges et des vexations de détail, les facilités que lui procuraient les principes généraux de la Porte en fait d’échanges internationaux.

L’Angleterre, avant été depuis long-temps traitée sur le pied de la nation la plus favorisée, se trouvait absolument déjà dans la même position que nous. Elle avait une compagnie du Levant qui datait du règne de Jacques Ier, et les plus vieilles maisons de la Cité s’étaient élevées par leur commerce avec la Turquie. Ce fut l’Angleterre qui réussit la première à régulariser ces antiques coutumes et « à les modifier d’une manière conforme à la dignité et aux droits des deux puissances, dans le seul but d’augmenter le commerce entre les deux états. » — Telles sont les paroles mêmes du traité d’août 1838. La marche à suivre était naturellement indiquée ; il s’agissait de compenser, par une augmentation sur les droits principaux à la sortie et à l’entrée, l’indispensable abolition des droits additionnels perçus à l’intérieur. Le succès de ce nouvel accommodement devait dépendre de la proportion dans laquelle seraient rédigés les tarifs et de l’ensemble avec lequel ils seraient adoptés par les états alliés de la Turquie.

Disons maintenant que l’idée du traité de 1838 datait de plus loin qu’on ne croit, et l’on en verra tout de suite la portée première quand on saura dans quel système et dans quel esprit elle se présentait. C’était la pensée d’un homme qui a eu un moment et qui a failli jouer un rôle en Europe, de David Urquhart ; c’était une pensée anti-russe. Lorsqu’en 1835 M. Urquhart fut attaché à l’ambassade anglaise de Constantinople afin d’unir plus étroitement les deux souverains alors régnans par la confiance personnelle qu’il leur inspirait à chacun, il avait été convenu que cette union serait le plus tôt possible garantie par trois traités commerciaux. Le premier de ces traités eût embrassé, sous des conditions identiques, toutes les provinces de l’empire ottoman, et l’on eût invité l’une après l’autre toutes les puissances européennes à y accéder. Un traité particulier avec l’Autriche eût assuré l’adhésion du cabinet de Vienne ; un autre avec la Perse fermait aux Russes le chemin de l’Asie centrale, en même temps qu’on leur barrait celui de Constantinople. Quelle qu’ait été la destinée de ces plans, on ne saurait en contester la grandeur, et il ne faut pas trop s’étonner que l’homme qui les avait conçus se soit plaint si amèrement de les voir aboutir à la convention de 1838. Repoussé en 1835, accepté en 1836 par le gouvernement britannique, le traité anglo-turc de M. Urquhart ne fut en effet conclu qu’après la mort de Guillaume IV, et aussitôt M. Urquhart accusa les éditeurs responsables de son projet de l’avoir tellement altéré, qu’il produirait les résultats les plus opposés à ceux qu’il devait produire. L’avenir allait justifier ces fâcheuses prédictions. Les négocians anglais et surtout nos propres négocians, régis depuis lors par la lettre de ce même traité d’août 1838, ont peut-être plus souffert qu’ils n’ont gagné ; dans certaines parties de l’empire, les affaires ont tourné presque exclusivement au bénéfice de la Russie.

Quels sont donc les termes de ces deux conventions successivement signées en août et en novembre 1838 par lord Ponsonby et par l’amiral Roussin, aujourd’hui déclarées plus qu’insuffisantes ? Elles supprimaient tous les droits intérieurs, assuraient aux sujets anglais et français la plus entière liberté d’acheter et de vendre dans toute l’étendue de l’empire, et stipulaient par conséquent l’abolition des monopoles ; mais, d’autre part, elles augmentaient de 2 pour 100 les droits perçus à l’entrée, et de 9 pour 100 les droits perçus à la sortie, élevant ainsi les premiers à 5 pour 100 et les seconds à 12 pour 100. Il y avait là deux points qui, malgré tous les adoucissemens possibles, devaient peser lourdement sur les relations nouvelles, sur les nôtres en particulier, l’aggravation considérable du tarif et la différence énorme introduite entre les droits à l’importation et les droits à l’exportation ; deux points qui changeaient du tout au tout les traditions du Levant, où le commerce n’avait jamais payé comme impôt fixe qu’une taxe médiocre et toujours la même sur les marchandises soit embarquées, soit débarquées. Ce que les stipulations relatives au négoce européen dans l’intérieur de l’empire renfermaient d’excellent et d’élevé se trouvait ainsi fort endommagé. Des causes qu’il est bon d’énumérer vinrent précipiter et multiplier les réclamations.

1° L’Égypte et la Syrie étaient en fait séparées de la Turquie, lorsque les traités de 1838 furent conclus ; elles avaient une administration propre, et, quoique les traités s’étendissent par leur teneur à toutes les dominations de la Porte, les négocians qui résidaient dans ces contrées négligèrent de faire entendre leurs vœux au sujet de mesures qui alors ne les touchaient pas. 2° La Grande-Bretagne et la France auraient bien voulu amener à leurs nouveaux principes toutes les puissances intéressées dans la question turque ; mais l’Autriche maintint l’intégrité de ses capitulations pour ses provinces limitrophes de la Turquie, et n’adopta les conventions anglo-françaises que pour les provinces du littoral de l’Adriatique : des lettres vizirielles avertirent le prince de Servie, les mouchirs de la Bosnie, de l’Herzégovine et de la Croatie ottomane ; qu’il n’y avait rien à prélever sur les sujets autrichiens au-delà des anciens droits. 3° La Russie, qui s’était engagée à traiter avec la Porte sur les mêmes bases que la France et l’Angleterre, a purement et simplement renouvelé ses premières conventions, rédigées aussi sur nos vieilles capitulations françaises, et c’est seulement cette année qu’elle a paru accéder aux conventions de 1838, nous verrons bien sous quelles réserves et dans quelles intentions. 1° Enfin la Porte elle-même n’a pas tenu ses promesses ; les monopoles n’ont pas été entièrement abolis, et un grand nombre de droits intérieurs subsistent malgré les articles positifs acceptés par les plénipotentiaires ottomans.

Parmi toutes ces circonstances qui ont influé d’une façon si malheureuse sur le commerce anglo-français, la plus décisive a été certainement l’attitude gardée par la Russie jusqu’au 30 avril dernier, l’opiniâtreté avec laquelle le cabinet de Pétersbourg a maintenu son ancien droit pendant que les deux autres cabinets faisaient tout seuls et à leurs dépens l’expérience du droit nouveau. La Russie a pris alors un avantage dont nous ne croyons pas qu’elle se soit gratuitement dépossédée par sa nouvelle convention de 1846. La Russie connaît la Turquie et les Turcs ; c’est là tout le secret de sa supériorité dans un pays que nous ne cherchons point encore assez à connaître. Elle eût gagné peu pour son compte à l’abolition des monopoles ; elle n’ignorait pas que les droits intérieurs n’existaient point dans une grande partie de l’empire, et qu’il n’était donc pas besoin de si grands sacrifices pour les racheter ; enfin il n’y avait point de raisonnement assez solide pour faire qu’un négociant qui payait au fisc 5 et 12 pour 100 luttât contre un négociant qui ne payait jamais que 3, et cet avantage frappant du tarif russe était une source d’influence dont la Russie savait bien comment profiter. Qu’arrivait il en effet ? Les sujets et les protégés russes soldaient les 3 pour 100 des antiques capitulations sur le lieu de débarquement ou d’embarquement des marchandises ; on tenait pour admis que ces marchandises devaient supporter ou qu’elles avaient supporté des droits intérieurs équivalens à 2 pour 100 et à 9 pour 100. Ces droits étaient en réalité ou beaucoup moindres, ou souvent éludés. Dans certaines contrées, en Syrie, par exemple, le peuple ne voulait point souffrir qu’on perçût quoi que ce fût sur les denrées ou les produits à l’entrée des villes. Ces denrées parvenaient donc franches jusqu’au port ; là, le Russe achetait moyennant 3 pour 100, tandis que le Français ou l’Anglais était astreint à payer 12 d’un coup. Le Russe se refusait à dénoncer son vendeur, qui échappait ainsi aux anciens droits, et le Français ou l’Anglais qui s’était astreint au nouveau pour faciliter ses marchés en prenant à son compte et en bloc les droits que ce même vendeur devait acquitter en détail, et qu’il n’acquittait pas, le Français ou l’Anglais ne pouvait plus acheter au même prix que le Russe. C’était une concurrence désastreuse.

Les négocians anglais déclarèrent bientôt que la lutte était impossible, et une correspondance des plus suivies s’établit entre l’ambassade britannique à Constantinople et le Foreign-Office. Une circulaire remarquable posa sept questions à tous les agens consulaires qui résidaient dans l’empire ottoman : ces questions avec les réponses donnent l’idée la plus exacte de la situation prise par la Russie aux dépens du commerce anglais à la suite du traité d’août 1838. On se demandait un peu tard si les négocians russes, leurs acheteurs ou leurs vendeurs, ne se trouvaient pas en somme plus favorisés que les sujets britanniques depuis que ceux-ci étaient soumis au tarif nouveau, si ce tarif lui-même n’était pas une compensation bien exagérée pour les anciennes taxes dont il dispensait. La question capitale qui résumait toutes les autres montrait assez le découragement de quiconque commerçait sous pavillon anglais. « Les désavantages supportés par les négocians anglais sont-ils tels qu’il soit plus utile à l’Angleterre que le gouvernement de sa majesté britannique, réclamant le bénéfice du premier article de la convention, insiste pour que les négocians anglais soient placés sur le pied le plus favorisé, c’est-à-dire sur le même pied que les Russes, quoiqu’une telle mesure puisse leur enlever tous les avantages dont ils sont maintenant supposés jouir, grace à la substitution des droits fixes aux droits variables et arbitraires, grace à l’abolition des monopoles et des anciennes causes de vexations et d’avanies ? »

Quelle que fût l’énergie des doléances qui provoquaient dans les esprits un pareil retour, les marchands anglais qui se plaignaient si vivement avaient cependant moins encore à souffrir que les nôtres, vu la différence de nature, de théâtre et d’intérêt qui distingue le négoce des deux peuples dans le Levant. La Turquie se compose de trois parties qui forment pour ainsi dire trois systèmes commerciaux, la Turquie d’Europe, l’Asie-Mineure avec les îles de l’archipel et le vaste plateau qui va de la mer Noire au mont Amanus, enfin la Syrie avec Chypre et l’Égypte. Le commerce français est de beaucoup inférieur dans la première partie, l’Autriche et l’Angleterre se chargeant presque exclusivement d’approvisionner l’Albanie, la Macédoine, la Bulgarie, etc. ; il fallait même que l’Angleterre tendit à l’accaparement de ce marché pour que l’Autriche ait si nettement refusé de souscrire, quant à ces dernières provinces, aux conventions anglo-françaises. Le commerce français, représenté à Constantinople par des maisons considérables dont l’intelligence et la probité traditionnelles font honneur à la France, est un commerce d’importation aussi bien que d’exportation ; il ressemble là, sauf les proportions, au commerce anglais, et n’a donc pas été beaucoup plus lésé. En Asie-Mineure, nous rencontrons sur les côtes et dans les îles l’Angleterre et l’Autriche ; nous ne les gênons guère sur le littoral de la mer Noire ; avec l’abolition complète des monopoles et des droits intérieurs, le traité nous eût été favorable dans cette seconde région, mais les monopoles subsistent toujours, et les droits intérieurs, quoique diminués, n’ont pas été plus entièrement abolis que dans la Turquie d’Europe. Le passage du Taurus, par où se font les échanges entre la Cilicie et la Cappadoce, entre les côtes et le plateau central, le passage du Taurus est encore grevé de droits nombreux et arbitraires. Les fermiers de l’état perçoivent les anciennes taxes sur les marchandises européennes, parce que l’état s’est gardé de les mettre au courant des nouvelles conventions lorsqu’ils ont pris ces défilés à bail et sur enchère ; les gouverneurs de province refusent d’intervenir en cas de difficultés, les fermiers étant, disent-ils, indépendans par le fait de leurs baux.

Reste enfin la troisième région, la Syrie, et c’est là surtout que le commerce français est considérable, c’est là qu’il se présente avec tous les caractères qui le différencient du commerce anglais ou du commerce russe. Notre navigation est dans ces parages plus constante que dans tous les autres, et le pavillon anglais est le seul qui vienne y rivaliser avec nous ; mais, tandis que les Anglais se livrent principalement à l’importation, nous ne faisons guère qu’exporter. Or, nonobstant les réclamations de l’Angleterre au sujet du traité de 1838, ses importations n’ont pas cessé de s’accroître sous l’empire de ce traité ; la fabrique suisse a même jeté sur le marché une masse énorme de ses produits, et ce marché s’est assez agrandi pour qu’elle y trouvât place à côté de l’Angleterre. La production du pays a diminué d’autant ; l’industrie de la soie, jadis si prospère en Syrie, déclinait déjà depuis 1825, elle a presque succombé depuis 1838. Alep avait encore dix mille métiers en 1829, il n’en a plus que deux mille neuf cents ; Damas en avait de huit à dix mille, il en reste à peine la cinquième partie ; enfin tous les tissus de coton qui se travaillaient dans le Liban ont complètement disparu devant les cotonnades suisses et anglaises. Le commerce d’importation ne peut donc nier qu’il ait trouvé des dédommagemens réels aux mauvais effets du traité de 1838 ; mais les agens anglais regardent ces bénéfices comme indépendans du traité lui-même, et leurs conclusions en réponse aux questions du Foreign-Office étaient qu’il valait toujours mieux retourner au premier état de choses. Les résultats de beaucoup les plus fâcheux qu’amenât la convention de 1838 tombaient évidemment sur le commerce d’exportation, l’objet presque exclusif de nos nationaux dans le Levant. Si les 5 pour 100 à l’importation devenaient une prime établie en faveur des sujets et des protégés russes, qu’est-ce qu’il devait arriver des 12 pour 100 sur l’exportation, et comment tenir contre des charges dont nous sommes là presque seuls à souffrir le poids ? Ce n’est pas même que la Russie nous fasse directement concurrence, elle n’importe point de produits similaires, et elle n’exporte à peu près rien du sol de la Syrie ; elle n’y a point de négocians sérieux, autrement elle se fût approprié toutes les affaires ; mais, grace à la position qu’elle a gardée, elle est intervenue presque nécessairement par ses protégés entre la France et les commerçans français des Échelles. Les protégés russes, grecs ou levantins, avoués par les consulats du czar, se sont partout substitués aux Français dans les relations avec la mère-patrie. Présentant aux maisons de Marseille cet énorme avantage d’une différence de 9 pour 100, puisque leur pavillon ne payait à la sortie que 3 pour 100, tandis que le nôtre devait payer 12, ils ont généralement évincé de notre propre trafic nos nationaux établis en Syrie. Ceux-ci n’ont plus pour se défendre que deux ressources : la contrebande, toujours dangereuse et coûteuse, toujours indigne du grand négoce, ou le prête-nom ; le prête-nom est devenu dans les Échelles une industrie spéciale exploitée par les protégés russes. On a vu des Grecs armés de ce privilège voyager de ville en ville pour prêter, moyennant salaire, leur nom et leur qualité à des transactions dont ce subterfuge diminuait la lourdeur, et les consulats moscovites n’étaient pas étrangers à ces singulières manœuvres. L’influence du czar y a d’ailleurs naturellement gagné ; c’est seulement depuis 1838 que les plus riches Arabes achètent à force d’argent le titre de protégés russes pour jouir du tarif russe dans leur commerce avec l’Europe. C’est seulement aussi depuis lors que les Syriens parlent avec emphase de la Russie, disant qu’elle seule a été assez puissante pour repousser les obligations onéreuses que la Sublime-Porte imposait à la France et à l’Angleterre.

Tels étaient les désavantages qui grevaient le commerce anglo-français avec la Turquie, telle était la supériorité que la Russie maintenait à son profit sous l’empire des deux traités de 1838, lorsque la Russie elle-même a semblé tout d’un coup se convertir à l’esprit dans lequel ces traités avaient été rédigés. Le 30 avril 1846, M. de Titow et Reschid-Pacha, réunis à Balta-Liman, tout près d’Unkiar-Skelessi, un fâcheux voisinage, ont signé de nouvelles conventions commerciales. Celles-ci, valables pour dix ans, à partir du 1er  juillet de cette année, reposent sur les mêmes bases que les traités de 1838 : abolition des monopoles et des droits intérieurs sur le parcours des marchandises, établissement de droits fixes et inégaux à l’entrée ou à la sortie. Serait-ce une conquête faite par la diplomatie anglo-française au profit d’un système dont elle reconnaissait et déplorait pourtant déjà tous les vices, ou bien ne serait-ce pas encore une habileté russe ? Qu’a-t-on vu en effet ? Presque immédiatement après la conclusion du traité de Balta-Liman, le 11 mai 1846, la Porte adresse aux légations étrangères une note spéciale relative à la révision des conventions de 1838. Elle prend les devans et se plaint elle-même comme pour prévenir les réclamations auxquelles elle pouvait à bon droit s’attendre. En fait, elle avait textuellement promis, par deux fois, au mois d’août et de novembre 1838, la complète abolition des monopoles, et les monopoles n’ont pas été abolis ; elle devait également supprimer tous les droits intérieurs, et ces droits, qui durent encore dans bien des parties de l’empire, n’avaient jamais existé en Syrie, de sorte que nous avons payé très cher pour jouir d’un bénéfice qui était si naturellement gratuit. Que disait pourtant la Porte dans sa note du 11 mai 1846 ? Elle prétend avoir exécuté fidèlement ses obligations de 1838, et demande par conséquent le maintien des nôtres ; mais elle affirme en même temps qu’elle s’était réservé certains articles d’où elle tirait les revenus particuliers de l’état, bien qu’il ne fût parlé de ces réserves dans les conventions signées par lord Ponsonby et par l’amiral Roussin que dans un sens très général et sous une forme très peu déterminée ; elle réclame contre l’extension qu’a prise le commerce intérieur dans les mains des étrangers qui en ont fait un commerce de détail au préjudice des corporations, propriétaires de ce trafic depuis une longue antiquité, et exclusivement composées de sujets musulmans ; elle assure qu’elle ne peut enfreindre les privilèges de ces corporations et s’excuse au nom de ces nécessités de gouvernement que l’Europe est trop éclairée pour méconnaître. Tout cela, sans doute, est plein de convenance et d’adresse ; mais la Porte devait savoir tout cela quand elle s’est engagée à l’épuration intérieure de son régime commercial, moyennant une augmentation fixe sur les droits de sortie et d’entrée.

La note du 11 mai ne nous aurait pas demandé tant de concessions nouvelles, quand nous avions déjà tant de justes griefs, si le divan n’avait cru voir dans le dernier traité russe un encouragement très direct et peut-être même une insinuation décisive. Le premier article de ce traité, qui en a vingt, c’est une déclaration qui confirme le commerce russe dans la possession de tous les avantages antérieurement établis, sans excepter ces absolues libertés d’un maître victorieux. qu’on avait arrachées par l’article 7 du traité d’Andrinople ; mais le sixième article de cette dernière convention, du 30 avril, posant toujours en principe la franchise du trafic, accorde cependant aux sujets ottomans la possession des métiers et du petit commerce, à l’exclusion formelle des sujets russes ; de plus, l’article 11 excepte de cette franchise prétendue générale et considère comme monopoles régaliens la pêche du poisson et de la sangsue, le débit du sel, du tabac, du vin et des spiritueux ; enfin, par l’article 10, le sultan s’engage à défendre l’importation de la poudre de guerre, des canons, fusils et munitions de toute espèce. En attendant que la suite des événemens nous révèle jusqu’à quel point la Russie subira l’aggravation des droits fixes de sortie et d’entrée dont elle doit maintenant porter la charge, comme la France et l’Angleterre l’ont portée jusqu’ici, il ne faut pas se tromper sur la valeur des concessions qu’elle semble faire au gouvernement turc comme pour l’obliger à les réclamer de ses autres alliés. Si elle déroge à ce principe absolu de pleine liberté qu’elle a d’ailleurs grand soin de rappeler, c’est tout à son avantage, parce que c’est tout au détriment des puissances rivales. La Russie n’a point en Turquie de sujets résidens qui se livrent au petit commerce ou aux petits métiers abandonnés par l’article 6 aux corporations musulmanes ; sa marine marchande n’est pas de nature à souffrir beaucoup des monopoles cédés par l’article 11 ; enfin elle eût consenti à de bien autres sacrifices pour obtenir l’article 10, qui prive les Circassiens des débouchés d’où ils tiraient leurs armes en défendant ce genre d’importation dans l’empire, sans compter le paragraphe de l’article 11, qui autorise le sultan à interdire, suivant les circonstances, l’exportation de tel ou tel article monopolisé, c’est-à-dire du sel dont manquent les Circassiens. Que le gouvernement turc veuille maintenant, comme il l’essaie, persuader aux autres puissances de lui accorder ces trois concessions, très graves pour elles, très insignifiantes ou même très favorables pour la Russie, il y aura là des embarras, peut-être des froideurs, qui tourneront encore au profit des Russes. C’est bien là le jeu accoutumé du cabinet de Saint-Pétersbourg.

Il faut donc trouver un accommodement qui soit une satisfaction pour la Porte sans être un leurre pour nous et une nouvelle occasion de supériorité pour la politique moscovite. Il est devenu plus que jamais impossible de reprendre purement et simplement l’état de choses antérieur à 1838 ; il n’est pas plus facile à la France d’adopter le régime autrichien et d’excepter du régime de 1838 la Syrie, où ce régime nous ruine, comme l’Autriche en a excepté sa frontière ottomane ; la Porte aurait mille moyens de nous entraver. Le meilleur, croyons-nous, serait encore de s’en tenir pour le fond à ces conventions de lord Ponsonby et de l’amiral Roussin, sauf à modifier considérablement la rédaction et la proportion des tarifs. C’est là l’esprit d’une note assez récente adressée par M. de Metternich sur ce sujet aux cabinets de Paris et de Londres, document d’ailleurs très important comme tout ce qui sort de la chancellerie autrichienne relativement aux questions orientales. L’Autriche reconnaît que l’exécution des traités de 1838 n’a point été complète ; elle avoue qu’elle a tenu jusqu’ici pour indispensable et légitime la position mixte qu’elle s’est donnée en ne la pratiquant pas elle-même partout, mais elle accuse la Turquie de n’avoir pas rempli ses promesses à cause de ses embarras financiers, et elle montre que, les eût-elle toutes remplies, la différence des tarifs à l’importation et à l’exportation, substituée à leur ancienne égalité, n’en eût pas moins été un dommage considérable pour le commerce général des puissances alliées : elle propose donc de rétablir une égalité parfaite entre les droits de sortie et d’entrée ; à cette condition, elle accepte entièrement et pour toutes ses provinces une situation identique à celle de la France et de l’Angleterre ; elle dit même en termes significatifs que « l’exécution uniforme de nouvelles stipulations par toutes les puissances aurait l’avantage d’opposer à tout essai d’infraction la force d’une volonté commune ; » elle établit le bénéfice que la Turquie trouverait elle-même à dégrever ses exportations ; elle n’admet pas que ce dégrèvement doive s’opérer en chargeant l’importation de droits protecteurs qui seraient là fort malencontreux ; elle propose, comme compensation du rabais devenu nécessaire sur les droits de sortie, d’accorder quelque monopole inoffensif et raisonnable ; enfin elle insiste pour que, dans cette nouvelle organisation d’un tarif égal à la sortie comme à l’entrée, l’on compare les prix courans de tout l’empire et l’on ne prenne pas seulement pour étalons ceux de Constantinople. En un mot, meilleure répartition de l’impôt douanier, meilleure révision du prix des matières imposées, le tout avec le dédommagement et les garanties légitimes : voilà le programme autrichien touchant la situation commerciale de la Turquie.

Nous ne voyons pas quelles seraient les grandes dissidences qui empêcheraient la France et l’Angleterre de se joindre ici aux vues de M. de Metternich ; l’intérêt des trois hautes puissances est le même, puisqu’elles ont devant elles un même adversaire. Nous espérons donc que des négociations poursuivies avec cet ensemble et cette imposante autorité ne resteront pas sans effet sérieux. La nouvelle position attribuée à la Russie par le traité de Balta-Liman, cette conversion subite à des idées dont les premiers auteurs proclamaient au moment même tous les inconvéniens, ces singulières complaisances pour un gouvernement faible que l’on n’y a jamais habitué, tout cela doit tenir en éveil l’attention des diplomaties. Il est sans doute besoin de grands ménagemens avec le cabinet turc, surtout dans des réformes où les embarras se compliquent des résistances du vieil esprit municipal ; les corporations ont la haute main sur les métiers et le trafic ; on a rencontré là tout dernièrement encore des obstacles jusqu’ici insurmontables quand il s’est agi de la rédaction d’un nouveau code de commerce ; néanmoins les puissances de l’Occident ont tout droit de compter sur la ferme sagesse, sur l’esprit libéral des serviteurs que le sultan s’est aujourd’hui donnés, et l’on peut croire que Reschid-Pacha apportera dans ces difficiles négociations l’empressement et la sincérité qui les mèneront à bonne fin.

Il n’est pas hors de propos d’ajouter ici quelques détails, trop peu connus du public français, relativement à la situation toujours plus forte que la Russie se ménage en Perse. Les intérêts qu’elle rencontre et qu’elle froisse dans ces régions lointaines sont surtout, il est vrai, des intérêts anglais ; mais, puisque enfin le nom de la France y est aussi maintenant représenté, il faut bien étudier un peu le terrain sur lequel doit marcher notre diplomatie, les principales influences en face desquelles elle doit s’accréditer. À l’orient comme à l’occident, à Téhéran comme à Constantinople, la politique russe est toujours la même : diviser et s’imposer, multiplier le nombre de ses protégés, faire étalage de ses amitiés pour donner à toutes ses relations encore plus d’apparence et d’ampleur qu’elles n’ont réellement de consistance. Ce n’est pas trop dire, cependant, que de prétendre qu’en Perse la Russie est plus solidement assise qu’en Turquie même. Maîtresse de l’intérieur du pays jusqu’à l’Araxe, du littoral de la Caspienne jusqu’à Astarah, sur la frontière du Ghilan, elle s’est ainsi formé au sud du Caucase comme une tête de pont qui lui donne accès jusqu’au sein de l’empire. Les voies ne sont pas moins libres devant ses flottes. Le gouvernement persan n’a pas même une chaloupe sur la Caspienne ; le cabinet de Saint-Pétersbourg y tient des bâtimens de guerre en permanence, et huit ou neuf bateaux à vapeur font régulièrement en trois jours le service d’Astrakan à Asterabad ; enfin les Russes viennent encore d’obtenir des avantages qu’ils réclamaient depuis plus de deux ans, et que la Perse leur avait toujours refusés, affirmant qu’elle ne céderait qu’à la force ; ils ont ouvert des mines et cherchent du charbon sur les côtes de Ghilan et de Mazanderan. Ils remettent ainsi le pied dans les provinces autrefois conquises par Pierre-le-Grand, et peu s’en faut maintenant que la Caspienne ne soit tout-à-fait un lac moscovite.

Les traités passés entre la Perse et la Russie, en 1814 et en 1828, ont consacré l’infériorité de la puissance anglaise à la cour de Téhéran ; l’Angleterre elle-même semblait alors abandonner la Perse à la prépondérance d’une domination rivale. Depuis, elle avait voulu balancer cette domination si dangereuse pour elle, en s’installant au sud sur les côtes du Farsistan, comme la Russie s’installait au nord sur celles du Ghilan. Elle avait fait des dépenses considérables à l’île de Karak, dans le golfe Persique de là elle pouvait observer l’embouchure du Schat-el-Arab et prendre terre assez vite à la pointe de Buschir ; mais, si l’on eût eu à pénétrer ensuite dans l’intérieur, il eût fallu franchir des défilés qui auraient arrêté un corps d’invasion bien plus long-temps qu’il n’était besoin pour permettre aux Russes de prendre toutes les positions à leur convenance. On a donc renoncé à l’occupation de Karak, et l’influence moscovite s’étend désormais sans contre-poids. Le consul russe à Tauris joue plutôt le rôle d’un vice-roi en pays conquis que celui de représentant d’une nation étrangère. Logé pendant l’été, avec sa suite et sa chancellerie, dans un camp d’une trentaine de tentes, à deux lieues de la ville, toutes les fois qu’il se rend à sa résidence officielle, il est entouré d’un cortège immense de supplians et de solliciteurs ; ses officiers déploient une pompe extraordinaire, et les moindres scribes de la légation russe ne marchent jamais sans un grand train. Le gouverneur de Tauris, descendant d’une famille princière du Ghilan, dépossédée par Agha Mohammed-Shah, ne doit la place dont il jouit qu’à la faveur des Russes, et ceux-ci sont bien aises d’avoir ainsi sous la main un prétendant disponible pour le cas où ils voudraient descendre sur le littoral de la Caspienne, au sud d’Astarah.

La tactique de leur diplomatie consulaire est d’ailleurs toute différente de celle des Anglais. Les Russes affectent de se constituer les protecteurs de tous les étrangers, et, tandis que les agens britanniques se sont toujours appliqués à écarter ou à poursuivre de leurs rancunes tous les concurrens que leurs nationaux pouvaient rencontrer, les agens moscovites semblent vouloir mettre les Européens sur un pied d’égalité. À vrai dire, leur générosité a moins de fond que d’apparence, et il y a plus de bruit que d’effet dans leurs bonnes intentions : ils gagnent à les proclamer l’avantage de passer, aux yeux des Persans, pour le plus considérable de tous les états occidentaux, et, pour les réaliser, ils ne s’imposent à coup sûr que de très minces sacrifices. Ainsi, l’un des articles du traité de 1828 assurait aux créanciers russes un privilège d’ordre spécial dans les faillites des sujets persans, et leur garantissait le recouvrement intégral de leurs créances, sauf à laisser les autres concourir ensuite au marc le franc. La Russie s’est donné le mérite d’abdiquer en droit cette faveur exclusive ; mais, profitant de son autorité toujours active et toujours présente, elle s’en est réservé la jouissance de fait dans toutes les occasions où elle devenait précieuse.

Ce ne serait là d’ailleurs qu’un bénéfice insignifiant auprès des avantages plus sérieux que le commerce russe devrait retirer de nouvelles mesures qui sont, dit-on, en voie d’exécution. Les marchandises européennes qui arrivent de Trébisonde à Tauris traversent le territoire turc dans les circonstances les plus défavorables. À peine sort-on du pachalik de Trébisonde pour entrer dans celui d’Erzeroum, que l’on trouve des routes impraticables ; ni ponts, ni gués, ni chaussées ; les caravanes s’arrêtent long-temps, et le trajet est si âpre, que les frais de transport s’élèvent à des sommes énormes. Il faut joindre à tous ces embarras la crainte continuelle du brigandage des Kurdes, seuls maîtres véritables de ces vastes régions qui séparent la Turquie de la Perse. L’état de cette frontière rappelle sur de plus amples proportions, avec les mœurs et l’étendue des déserts de l’Orient, cet état déplorable du Border écossais au moyen-âge. Les Kurdes forment une population errante dont les tribus, sans cesse en guerre avec elles-mêmes et avec tout le monde, se jettent à chaque instant d’un empire sur l’autre pour éviter un châtiment ou pour saisir une proie. Cette agitation continuelle, les démêlés, les ravages qu’elle entraîne, ont fini par amener entre la Porte et le shah des différends bientôt envenimés par l’aversion nationale des Persans pour les Turcs, et les tentatives de conciliation, qui se prolongeaient inutilement depuis quatre ans, semblent aujourd’hui rompues à la suite des excès de la populace d’Erzeroum contre les négociateurs persans. Nous ne savons jusqu’à quel point la Russie s’est interposée comme médiatrice entre ces deux puissances qui lui sont si malheureusement subordonnées ; nous avons tout lieu de douter qu’elle les ait jamais exhortées à la paix ; elle aura du moins profité de leur mésintelligence. Le comte Cancrin avait eu la mauvaise idée d’enfermer dans les lignes de douanes russes la province transcaucasienne qui était auparavant un marché libre où toutes les provenances étrangères pouvaient entrer moyennant un droit de 5 pour 100 ad valorem : la contrebande a tout aussitôt démontré l’impuissance de cette mesure. Il serait aujourd’hui question, d’une part, de rétablir la liberté du marché transcaucasien, d’autre part, d’ouvrir une voie nouvelle à l’Europe en lui offrant le bon ancrage de Sukum-Kalé, dans la Mingrélie, pour faire concurrence au détestable port de Trébisonde. Les marchandises européennes en voie sur Tauris débarqueraient dont, à la côte orientale de la mer Noire au lieu de débarquer à la côte du sud ; elles descendraient en Perse par les capitales russes de Tiflis et d’Érivan, au lieu de suivre cette route périlleuse qui traverse les provinces turques du Kars et du Kurdistan. La Turquie serait ainsi dépossédée du transit de la Perse auquel elle n’a pas su garantir la sûreté désirable, et la Russie se l’approprierait tout entier, réussissant d’un même coup à diminuer encore les revenus de la Porte et à s’assurer par un lien de plus la dépendance de la Perse. Depuis quinze ou vingt ans, la Russie ne fait point un pas en Orient qui ne contribue tout à la fois à l’abaissement de la Perse et de la Turquie ; les positions qu’elle prend contre l’une lui servent contre l’autre. Le traité de Turkmantchaï, conclu en 1828 avec la Perse, qui lui cédait alors les khanats d’Érivan et de Naktchivan, a compté dans le texte même du traité d’Andrinople comme un motif de plus pour lequel la Turquie devait lui céder à son tour la Géorgie, l’Imerète, la Mingrélie et le Gouriel. C’est un spectacle curieux et terrible que cette force immense qui pèse sur les deux empires orientaux et les use en quelque sorte l’un par l’autre. On dirait que la Russie n’a qu’à se laisser aller entre les deux pour gagner son terrain et se faire place par son seul poids. On sait comment la Russie a fait tout ce qu’elle a pu au traité d’Andrinople pour fermer les embouchures du Danube dont elle était riveraine depuis 1812, époque à laquelle le traité de Bukarest lui avait donné la Bessarabie. Cependant il avait été convenu que la bouche de Soulineh, quoique placée sur le nouveau territoire russe au nord de la bouche Saint-George, resterait ouverte aux bâtimens marchands ; aujourd’hui, non contente d’élever des forts là où le traité même lui interdit d’en élever, de tracasser les commerçans et d’arrêter les navires sous prétexte de quarantaine, la Russie laisse systématiquement ensabler le bras du grand fleuve dont elle voudrait écarter l’Occident. Les eaux de la bouche de Soulineh ont perdu plus d’un tiers de profondeur depuis qu’elles sont couvertes par le pavillon russe ; le sable croît si rapidement, qu’il empêchera bientôt la navigation des grands bâtimens. Ce sable qui monte toujours avec une irrésistible lenteur, comme pour obstruer une des grandes artères de la civilisation, c’est l’image même du sourd et continuel progrès de la domination russe en Orient. Ne disons pas en France : Que nous importe ? et n’allons pas trop long-temps nous amuser à cette vaine logomachie qui oppose les alliances d’intérêts aux alliances de principes. Constantinople devenue russe, ne serait-ce pas un poids formidable dans la balance des intérêts européens ?




  1. Paris, Leleux, 5 vol, in-8o.
  2. Un vol. in-18, chez Amyot.
  3. Nous devons la plupart des informations dont nous allons nous servir relativement au commerce turc à l’un des agens les plus distingués que la France ait eus dans les Echelles.