Chronique de la quinzaine - 31 mars 1839

Chronique no 167
31 mars 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 mars 1839.


Vingt-quatre jours de convulsions ministérielles n’ont rien produit, et la dernière combinaison tentée par le maréchal Soult, avec MM. Passy, Dufaure, Sauzet et Dupin, s’est rompue presque sans retour ! Dira-t-on encore que la cour a fait échouer cette combinaison ?

Il faut répondre une fois pour toutes à ces accusations. Ce qu’on nomme la cour, en style de journaux, serait plus exactement nommé la couronne. Il est évident que les feuilles de la coalition voudraient faire croire à leurs crédules lecteurs que le roi, que la couronne, pour parler plus constitutionnellement, a défait, par son influence, toutes les combinaisons qui se sont successivement présentées. Nous abordons franchement ce reproche, parce qu’il y aurait plus de danger encore à le laisser dans l’ombre où les accusateurs le cachent à demi. D’ailleurs la réponse est facile. Assurément la prérogative royale avait le droit de s’exercer contre les combinaisons qui ont été présentées ; cependant elle a pris à tâche de s’effacer, et elle s’est mise à l’écart pour donner libre jeu aux combinaisons les plus contraires. Ces combinaisons ont successivement échoué par le fait même de ceux qui les proposaient, par les difficultés qui devaient naturellement s’élever entre hommes d’opinions ou du moins de nuances politiques assez opposées, mais surtout par le manque d’une base véritable et réelle. C’est ce qu’il est facile de s’expliquer.

Avant la retraite de M. Molé et de ses collègues, pendant les élections, depuis le commencement de la crise actuelle, la presse de la coalition, représentée par dix journaux de Paris, et par un certain nombre de feuilles de départemens, s’est appliquée sans relâche à propager une opinion, non pas erronée, nais bien réellement mensongère. Il s’agissait de faire croire à la France, à l’Europe entière, mais surtout, — et cela importait le plus aux hommes qui ont entrepris cette tâche, — de faire croire à tous ceux qui ont quelque chance de faire partie d’un ministère, que la France est pour les opinions de la gauche, que la France partage depuis quelque temps les vues de M. Odilon Barrot, et de quelques-uns de ses amis encore un peu moins modérés que lui ; enfin que les élections ont donné pour résultat une majorité vivement opposée aux principes du 13 mars, du 11 octobre et même du 15 avril. En un mot, à entendre certains journaux, la France se serait lassée de la paix, de la prospérité, dont malheureusement elle ne jouit plus depuis un mois ; et, abandonnant la sage conduite que lui avait tracée Casimir Périer, elle ne rêverait plus aujourd’hui qu’extension de droits politiques, que renforcement d’institutions républicaines autour du trône, déjà bien faible et bien cerné comme cela, que guerre et conquêtes, ou du moins que défis belliqueux à tous ses voisins !

M. Thiers, il faut le dire, avait donné lieu le premier à la propagation de cette pensée, en s’écriant que la France est désormais du centre gauche. Peut-être M. Thiers avait-il alors raison, car la France semblait goûter assez la politique dite de centre gauche que lui offrait M. Thiers, moins toutefois l’intervention en Espagne. Mais si M. Thiers, homme modéré, et qui a donné des preuves irrécusables de ses opinions monarchiques ; si M. Thiers, l’un des promoteurs des lois de septembre et de toute la législation répressive du 11 octobre, était regardé comme l’expression la plus avancée de l’opinion publique, qui n’allait même pas tout-à-fait jusqu’à lui, puisqu’à deux reprises, et tout récemment encore, il a été arrêté sur la route du pouvoir par la question d’Espagne, comment se ferait-il aujourd’hui que M. Thiers ne soit plus que le représentant incomplet de l’opinion publique qui se trouverait fidèlement représentée par l’opinion plus avancée de M. Barrot ? Il est évident qu’on nous abuse, et qu’une illusion aussi dangereuse qu’habilement préparée cause tous les embarras et toutes les misères que la France éprouve en ce moment.

À nos yeux, et nous faisons des vœux pour que cette vérité se manifeste promptement, il est faux que la France, que la chambre, partagent les opinions de la gauche, telles que les entendent les journaux qui se disent les soutiens de M. Thiers, et qui ne sont en effet que ceux de M. Odilon Barrot. Voyez ce qui s’est passé dans la lutte qui a eu lieu contre le dernier ministère ; examinez les principes au nom desquels on l’a combattu, et vous verrez qu’on s’est hâté d’ensevelir ces principes dès qu’il s’est présenté quelque chance de s’emparer du gouvernement. Tant que le ministère du 15 avril a été soutenu par la majorité de la chambre, le centre gauche opposant ne parlait que de faire la guerre à l’Europe, car c’était, en réalité, demander la guerre, que de s’opposer à la convention d’Ancône et au traité des 24 articles. Pour les questions intérieures, elles consistaient dans une prompte et immédiate réforme électorale, dans la suppression des lois de septembre, ou du moins dans l’oubli de ces lois. En un mot, l’avénement du centre gauche opposant semblait ne pouvoir se faire que par une révolution générale, et presque par un changement de constitution. D’où vient donc le changement qui s’est fait tout à coup dans ce parti, si ce n’est de la crainte de ne pas se trouver en harmonie avec les opinions véritables de la France ? Nous avons vu M. Thiers lui-même modifier son opinion sur l’Espagne, et se réduire à la demande d’une opération presque sans but ; et pour M. Odilon Barrot, il s’est empressé de rassurer, par les protestations les plus nettes, ceux qui voyaient en lui le destructeur futur des lois de septembre, le partisan de la politique de guerre, et le promoteur de la réforme électorale. Si la France, si la chambre étaient de la gauche, comme le disent chaque jour quelques journaux, M. Odilon Barrot et ses amis, auraient-ils besoin de se modifier et de se modérer, et viendraient-ils complaisamment, comme Mahomet, à la montagne, après avoir hautement déclaré que la montagne viendrait à eux ? Eh bien ! ce miracle qui ne s’est pas fait, nous le déclarons hautement, il ne se fera pas. La France, la chambre, ne sont pas de la gauche, ainsi que l’entendent M. Odilon Barrot et son parti, même amendés, et elle n’ira pas à eux, parce que ses intérêts les plus pressans, sa prospérité, la paix qui est aujourd’hui sa force, sont évidemment ailleurs. Libre à M. Odilon Barrot et à la gauche de venir à la majorité et de se ranger à ses opinions, comme ils ont déjà essayé de le faire tout récemment ; mais il n’est pas juste de vouloir entrer en dominateurs dans un parti, quand on vient y chercher un refuge, et il est temps d’en finir de toutes ces déclamations à l’aide desquelles on voudrait abuser la majorité du pays, et la soumettre à une minorité qui a encore décru depuis peu de jours, par la séparation presque définitive de l’extrême gauche, et des partis légitimiste et républicain.

Vous dites que la France est du centre gauche, dit de son côté le journal qui représente les opinions de M. Mauguin. — Allez donc à Rouen, et si M. Thiers y reçoit un accueil semblable à celui qui a été fait à M. Laffitte, nous serons de votre avis. — L’extrême gauche, on le voit, a aussi ses prétentions à exprimer les opinions de la majorité de la France, et tout peut se soutenir, en effet, après des élections qui ont été le résultat d’une coalition légitimiste et républicaine. Toutefois, la chambre ; plus fractionnée seulement, n’est pas de la gauche, et si elle s’entendait avec M. Thiers, elle ne s’entendrait pas avec M. Odilon Barrot.

Hier, quatre-vingt-dix-sept députés se sont réunis chez M. Odilon Barrot pour déclarer qu’un ministère émané de la gauche serait seul la représentation exacte de la France électorale. Ces députés n’ont fait que répéter ce que disent chaque jour les feuilles de leur parti, et ils n’ont fait, en réalité, qu’un article de journal de plus. Une feuille de la coalition les loue de n’avoir pas formulé leur opinion en un vote qui aurait pu mettre de nouvelles entraves aux affaires. Nous ne voyons pas ce que le vote de quatre-vingt-dix-sept députés réunis chez M. Odilon Barrot pourrait avoir de décisif dans un gouvernement de majorité. Au contraire, plus on se comptera, plus on émettra de votes clairs, plus on montrera ses forces à découvert, et plus il sera facile de s’entendre. Or ici, il s’agit tout simplement de savoir si la France et la chambre obéiront aux quatre-vingt-dix-sept députés de M. Barrot.

Hâtons-nous de remarquer que cette réunion ne représente rien au-delà. M. Mauguin, M. Laffitte, M. Arago et leurs amis ne voteront avec les quatre-vingt-dix-sept amis de M. Odilon Barrot qu’autant que ceux-ci ne représenteront pas la majorité et la France électorale, c’est-à-dire qu’ils combattront avec eux tant qu’ils seront dans l’opposition, et qu’ils les aideront à détruire le gouvernement, mais non à gouverner. Si M. Odilon Barrot et ses quatre-vingt-dix-sept pouvaient faire admettre, comme ils le disent, qu’ils sont la représentation exacte de la France électorale, ils auraient à l’heure même contre eux tous les partis qui ne veulent pas de la France électorale telle qu’elle est, qui ne l’admettent pas même en principe, et ils se trouveraient isolés des républicains, des légitimistes, de la gauche prononcée, de tous ceux enfin qui font la force numérique du parti à la tête duquel figure M. Barrot. En un mot, M. Barrot et ses amis resteraient au nombre de quatre-vingt-dix-sept ! Est-ce là une majorité à imposer des formes de gouvernement, et à représenter les opinions de la France ?

Il y a cependant un autre parti de gauche qui est sous la dépendance de celui-ci. Depuis un mois que les portes du ministère se sont ouvertes devant M. Thiers, M. Thiers n’a pu faire un pas sans soumettre ses démarches à M. Odilon Barrot ! On est parvenu à faire croire à l’esprit le plus vif et le plus pénétrant, que M. Odilon Barrot et les quatre-vingt-dix-sept disposent du gouvernement de la France, et peuvent en disposer librement, à la condition de ne pas y mettre la main ! Mais, encore une fois, que serait la réunion des amis de M. Barrot, le jour où leur chef aurait obtenu la présidence de la chambre, et où il soutiendrait le gouvernement. Un embarras pour le ministère qu’ils abandonneraient bien vite pour retrouver la popularité qui leur est indispensable. Et c’est pour de tels auxiliaires que des hommes modérés, des hommes de gouvernement, ont fait défaut aux combinaisons les plus propres à rasseoir à la fois la dignité et le repos du pays !

Avouons-le franchement, tout le monde a été trompé par les clameurs persévérantes de quelques journaux. On a tant répété chaque jour au pays, par mille voix différentes, qu’il est de la gauche, qu’il ne veut plus ce qu’il a voulu depuis huit ans, que le pays a fini par le croire un moment, et que la majorité elle-même ne s’est crue qu’une très petite minorité. C’est ainsi que M. Odilon Barrot s’est trouvé un instant maître des affaires, et directeur suprême de toutes les combinaisons. Mais l’erreur a duré assez long-temps. Les cris de détresse que jette la France, les nombreuses faillites enregistrées cette semaine à Paris, disent bien haut qu’il est temps de revenir à la réalité, et qu’il n’y a pas un moment à perdre. M. Thiers est un homme d’état, il comprend trop bien les nécessités des affaires pour ne pas chercher la force où elle est. Abusé comme les autres, il a subi l’influence de M. Odilon Barrot et de la gauche ; mais il a subi cette influence en homme de caractère et d’esprit, et tout en acceptant les conditions onéreuses de cette alliance, il a forcé ses alliés à modérer leurs vues. Dans peu de jours, la chambre se sera comptée ; l’on verra si la gauche, représentée par la réunion des quatre-vingt-dix-sept, est l’expression de la majorité électorale. M. Thiers attendra-t-il cette expérience pour être assuré que la prétendue majorité de la gauche n’existait que dans les journaux ? Attendra-t-il que le dépit de s’être trompé ait rendu à la gauche toute la violence de ses opinions, qu’elle s’efforce de modérer pour se mettre au ton et à la mesure convenables à une majorité ? Il serait bien tard pour reconnaître une vérité que M. Passy, que M. Dupin et d’autres avaient entrevue dès les premières conférences ministérielles ! Il serait bien tard, parce que le pays paie chaque jour d’erreur de nos hommes d’état par des jours de malheur et de souffrance, parce que l’Europe entière s’alarme avec la France, en voyant un gouvernement, qui tend à s’appuyer uniquement sur les capacités, suspendu et entravé si long-temps par des erreurs aussi patentes et aussi grossières. Il faut donc se hâter de mettre fin, non pas seulement à la crise ministérielle, mais à un état de choses qui tendrait à tromper le pays, à le décourager, à le priver de ses meilleures forces. Or, cette situation factice cessera dès qu’il se trouvera un ministère assez fort pour combattre ouvertement la fausse majorité de gauche, et lui montrer le néant de ses prétentions. Mais, pour première condition de succès, il faudrait dans ce ministère des hommes populaires et fermes à la fois, aussi éloignés de la droite que de l’extrême gauche, et franchement nous verrions avec douleur M. Thiers se refuser encore à prendre la part qui lui reviendrait dans une telle mission.

Si M. Thiers persistait à méconnaître les véritables influences politiques du pays, et à se lier à des minorités mal assorties et mal unies, il resterait un devoir à remplir à tous les hommes modérés. L’appel qui leur est fait en ce moment ne les trouvera sans doute pas sourds aux intérêts de la France ; il est bien temps que les intrigues cessent enfin pour faire place aux affaires ; il est bien temps de relever le pays qui tombe de découragement à la vue de tant de bruyantes impuissances. Une dernière combinaison est tentée en ce moment par le maréchal Soult. Les hommes qui doivent y concourir paraissent décidés à mettre de côté tous les sentimens personnels, toutes les suggestions de l’amour-propre, pour arriver plus tôt au dénouement de cette déplorable crise. Si cette combinaison échoue encore, il sera temps de se demander ce qu’a voulu faire la coalition, et si elle a réellement entraîné le pays, même pendant quelques jours. Cette dernière et dangereuse illusion dissipée, il sera plus facile de s’entendre. Les hommes politiques qui cherchent sincèrement à rendre la force et la régularité au gouvernement ébranlé, se souviendront peut-être alors qu’il est resté, à l’écart, un homme d’état pur de toutes les intrigues, que la considération publique dédommage bien amplement de toutes les attaques dont il a été l’objet. Les difficultés qui pouvaient exister entre lui et le maréchal Soult se sont bien aplanies depuis un mois, et il s’est placé assez haut pour que les questions de rang et de position soient faciles à résoudre. Mais, avant tout, il faut prouver à la France que la politique du 15 avril était moins l’objet des attaques de la coalition que les hommes qui la mettaient en pratique.

P. S. On nous apprend que la dernière tentative du maréchal Soult vient d’échouer. Nous voilà donc revenus plus que jamais aux incertitudes, nous ne voudrions pas dire aux intrigues, et il est devenu nécessaire de recourir aux expédiens qui eurent lieu au temps des disputes de Pitt et de Fox. L’Angleterre resta alors sept semaines sans ministère, et la crise eût duré plus long-temps, si George III n’eût déclaré enfin qu’il était las de toutes les entraves que les ambitions rivales lui opposaient, et n’eût menacé d’aller à Charing Cross, prendre pour ministres les premiers gentlemen qu’il rencontrerait. Ce fut là ce qui mit un terme à la crise. Nous verrons, au bout de sept semaines, si l’on aura pu s’entendre, et si le roi n’aura pas à choisir ses ministres parmi les meilleurs noms de l’armée et de la magistrature, sans s’arrêter aux candidats qui prolongent ainsi cette situation. Toujours est-il que le maréchal Soult, qui aurait pu maintenir le précédent cabinet en s’y associant, n’a pas su le remplacer par un autre. Il est donc devenu indispensable de former un ministère provisoire, pour éviter une seconde prorogation, dont les ministres démissionnaires ont avec raison récusé la responsabilité. Des ministres intérimaires, acceptés par les divers partis, ouvriront donc le 4 la session. On cite parmi eux M. Girod (de l’Ain) et M. de Montebello. C’est maintenant à la chambre, en présence de laquelle va se continuer la crise ministérielle, d’y mettre fin. C’est à elle de replacer, par la sagesse de ses votes, les chefs de parti à leur véritable place, de détruire les importances factices, et d’effacer les suites d’une désastreuse coalition. Dira-t-on encore que la couronne veut se soustraire aux conditions du gouvernement parlementaire ? Après avoir consulté la France dans les élections, elle veut consulter la chambre qui est résultée de ces élections, afin qu’il ne reste aucun doute. Si la chambre est de la gauche, comme le disent les organes de M. Barrot, au lieu de disposer du ministère, il pourra le confisquer à son profit ; mais si la chambre est seulement, comme nous le pensons, dans les opinions de la partie la plus modérée du centre gauche, nous espérons que la gauche voudra bien accepter à son tour les conditions du gouvernement constitutionnel, et ne pas refuser le titre de parlementaire au ministère qui se formera dans la chambre même, dût ce ministère tromper les prévisions de la prétendue majorité qui s’attribue jusqu’à ce jour la victoire dans les élections.