Chronique de la quinzaine - 31 mai 1920

Chronique n° 2115
31 mai 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La situation intérieure continue à s’éclaircir. Le Sénat s’est mis, comme la Chambre, en devoir d’assainir nos finances par la création de nouvelles ressources, et la discussion qui s’est développée devant l’assemblée du Luxembourg a été digne de celle qui avait eu lieu au Palais Bourbon. MM. Paul Doumer, Raphaël-Georges Lévy, André Berthelot, Ribot, Perchot, ont, comme le ministre des Finances, démontré, tout à la fois, la nécessité et la grandeur de l’effort fiscal qui est demandé à la nation. L’Angleterre n’en a pas fait un plus considérable, a dit M. Raphaël-Georges Lévy, et il l’a prouvé. Si l’Allemagne en faisait un semblable, elle serait rapidement en mesure de s’acquitter envers nous, a dit M. Doumer, et il l’a prouvé. La France va payer environ 550 francs d’impôts par tête d’habitant. À ce taux, l’Allemagne obtiendrait une recette budgétaire annuelle de quarante milliards. Mais, comme l’avouait récemment un haut fonctionnaire du Reich, le directeur même de la statistique officielle, les impôts allemands sont très inférieurs à ceux de la Grande-Bretagne et, par conséquent, à ceux que nous allons nous-mêmes connaître. Cette position privilégiée n’empêche pas l’Allemagne de crier misère et de chercher à nous apitoyer. Peut-être est-il juste de réserver une part de notre commisération pour nos compatriotes. Dans son remarquable discours, qui a été accueilli par des applaudissements unanimes, M. François-Marsal a déclaré avec quelqueoptimisme : « Le contribuable paiera : il paiera même avec le sourire. » C’est beaucoup dire. Le Français est ainsi fait qu’il saigne et même qu’il meurt avec le sourire, et qu’il ne paie guère qu’en maugréant. Il maugréera, n’en doutez point. Mais comme néanmoins il paiera, la France sera sauvée.

En même temps que se poursuivait avec succès cette restauration de nos finances, il nous était donné d’assister au lamentable échec [1] des dernières tentatives révolutionnaires et à l’avortement piteux de la grève générale. Approuvé par l’immense majorité de la Chambre, le cabinet a victorieusement expliqué la conduite qu’il avait tenue en présence des menaces de désordre. « Nous ne sommes pas des briseurs de grèves, a précisé M. Steeg, mais des briseurs de guerre civile. » — « Nous étions tout prêts à collaborer avec la Confédération générale du travail dans la préparation du projet relatif au régime des chemins de fer, a dit M. Le Trocquer, mais nous n’étions pas disposés à abdiquer. » — « Si le gouvernement avait cédé, a très exactement remarqué M. Millerand, le problème de la souveraineté était résolu. C’était le triomphe de ce régime abominable et qui ne peut pas durer, de la grève pour la grève. » Et il a ajouté éloquemment : « Cette Chambre, toute pénétrée encore de la fraternité des tranchées, sait bien que son premier devoir est de la réaliser dans l’ordre. » La Chambre a entendu cet appel et elle a félicité le gouvernement de n’avoir pas cédé. Elle a rendu également un solennel hommage à la sagesse des travailleurs, qui, pour la plupart, ne se sont pas laissé détourner par les mauvais conseils et qui ont admirablement compris combien serait aujourd’hui funeste un ralentissement même momentané de l’activité nationale. Ces remerciements qui s’adressent aux ouvriers et au gouvernement, il est équitable de les étendre aux volontaires, jeunes et vieux, qui se sont offerts pour empêcher l’interruption des servions publics et qui ont donné, non sans courage parfois, l’exemple du devoir civique simplement accompli. Espérons maintenant que le méchant rêve qui a troublé la France est définitivement évanoui. Au lendemain de nos grands deuils et de nos prodigieux sacrifices, nos nerfs se sont, d’abord, momentanément détendus ; nous nous sommes assoupis et nous avons vu en songe une vague de paresse, venue des profondeurs de l’abîme, qui déferlait tout à coup sur nos rivages désolés. En se retirant, elle a laissé un peu d’écume sur la grève. Le soleil et le vent ont balayé tout cela. Réveillons-nous et travaillons.

La vigilance et l’action nous sont d’autant plus nécessaires que, si, à l’intérieur, les difficultés les plus graves sont heureusement écartées, elles ne cessent, en revanche, de s’accumuler à l’extérieur. Nous verrons bientôt que le traité turc contient de formidables réserves de matières explosibles, et que notre situation en Orient va toujours s’aggravant. En Syrie, nous restons en butte à l’hostilité caractérisée du Gouvernement de Damas, par suite de la faiblesse complaisante ou de la duplicité de l’Émir; en Cilicie, nous soutenons, avec des effectifs très réduits, une lutte âpre et inégale contre un ennemi brave, bien armé, largement approvisionné, conduit par des chefs qui ont fait la Grande Guerre. On a offert au Président Wilson la tâche délicate de fixer les frontières de l’Arménie et il l’a bravement acceptée. Mais il est malheureusement à craindre que ni son arbitrage ni les dispositions générales du traité ne ramènent la paix en Asie-Mineure, et les gouvernements alliés ont encore dans le Levant de longues perspectives d’embarras communs. Quelque accueil que fassent les Turcs au document qui leur a été remis, ce ne seront, ici non plus, ni des papiers, ni des signatures, qui mettront fin aux conflits d’intérêts, et les innombrables problèmes posés ne se résoudront qu’avec l’assentiment des peuples et la ratification des faits. Aujourd’hui encore, d’ailleurs, c’est l’exécution du traité de Versailles qui retient surtout notre attention et qui nous inspire le plus d’inquiétude. Pour emprunter au maréchal Foch la métaphore par laquelle il décrivait la marche finale des grandes victoires militaires, il semble que, par la volonté persévérante des uns et par la résignation des autres, nous glissions peu à peu, « comme sur un plan incliné, » vers la révision du traité.

Avec une franchise qui l’honore, bien qu’elle ne soit pas pour nous rassurer, M. Asquith a entrepris, en Angleterre, une campagne en faveur de cette révision et il s’est approprié, en grande partie, cette spécieuse argumentation de M. Keynes dont MM. Raphaël-Georges Lévy et Henri Hauser ont présenté, en France, une réfutation péremptoire. Mais, lorsqu’au lieu de M. Asquith ou de Lord Robert Cecil, nous entendons M. Lloyd George ou M. Bonar Law, c’est un son de cloche très différent. Personne ne songe à réviser le traité. Tout le monde est, au contraire, résolu à le respecter et à l’appliquer. C’est l’arche sainte. On n’y touchera pas. Que ceux qui redoutent de le voir modifié se tranquillisent ! Ni M. Asquith, ni M. Keynes, n’ont aucune influence sur le cabinet britannique.

Il est vrai que, pour la livraison des coupables, d’abord demandée par l’Angleterre elle-même, les Alliés ont abandonné leur réclamation et donné ainsi à l’Allemagne une première impression de mollesse qui a naturellement encouragé toutes les prétentions à une résistance systématique et généralisée. Il est vrai que, pour le désarmement, les Alliés ont accordé à l’Allemagne, par une faveur insigne, des conditions plus avantageuses que celles du traité et consenti, sous prétexte de nécessités policières, à une augmentation des effectifs. Il est vrai qu’on a ainsi donné successivement deux ou trois coups de pouce à la bille posée sur le plan incliné et qu’on ne peut s’étonner qu’elle se soit mise à rouler. Mais on a toujours eu, nous dit-on, la ferme intention de l’arrêter dans sa descente et, en ce qui concerne notamment les réparations, on est plus déterminé que jamais à faire des stipulations du traité une réalité prochaine. Rien de mieux. Voyons donc comment on s’y prend pour obtenir ce résultat si souhaitable.

Sur le chapitre des réparations, le traité était lumineux. Il commençait par rappeler, en termes solennels, que l’Allemagne était responsable, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis soit par les gouvernements alliés, soit par leurs nationaux, et il contraignait l’Allemagne à reconnaître expressément cette responsabilité (article 231). Néanmoins, aussitôt après cette déclaration générale, le traité faisait aux principes du Président Wilson une importante concession, en ne mettant pas les frais de la guerre à la charge du peuple vaincu. Non seulement il n’imposait à l’Allemagne aucune indemnité pénale, mais il laissait peser sur les nations victorieuses tout le poids des frais de guerre proprement dits, dépenses militaires, ravitaillement, canons, fusils, tanks, avions, munitions. Il était déclaré que les ressources de l’Allemagne n’étaient pas suffisantes pour assurer complète réparation de tous ces frais (article 232), et alors qu’en 1871 l’Allemagne, après nous avoir arraché l’Alsace et la Lorraine, était, en outre, rentrée dans tous les déboursés qu’elle avait dû faire pendant la campagne, nous étions, au contraire, forcés de rester à découvert pour les milliards que nous avions dépensés, pendant quatre ans, en France et à l’étranger, dans l’entretien de nos armées et dans la défense de notre territoire. Ce sacrifice, nous l’avons fait, en connaissance de cause, par loyauté vis-à-vis du Président Wilson et de l’Amérique; mais, avec le consentement de nos alliés et de nos associés, nous avons pris soin de le limiter. Comme contrepartie de cet abandon, nous avons, en effet, stipulé (article 232) que seraient réparés tous les dommages définis à l’annexe I du traité et notamment tous ceux qui auraient été causés à la population civile ou à ses biens. Et dans une formule particulièrement impérative, le texte porte : « Les gouvernements alliés et associés exigent que tous ces dommages soient réparés. » Et il est ajouté : « L’Allemagne en prend l’engagement. »

L’annexe I tout entière est consacrée à l’énumération détaillée de ces dommages : dommages causés aux civils atteints dans leur personne ou dans leur vie; dommages causés aux civils victimes d’actes de violence ou de cruauté; dommages causés aux civils qui ont été atteints dans leur honneur, leur santé ou leur capacité de travail; dommages causés aux prisonniers de guerre par mauvais traitements; dommages causés aux militaires mutilés, blessés, malades ou invalides; frais d’assistance aux prisonniers de guerre; allocations aux familles des mobilisés; dommages causés à des civils que l’Allemagne a contraints de travailler sans une juste rémunération; dommages relatifs aux propriétés immobilières ou mobilières» détruites ou détériorées par l’Allemagne et ses alliés; dommages causés sous forme de prélèvements, d’amendes ou d’exactions. Le tableau est clair et tous les traits en sont dessinés avec précision.

Est-ce que le traité subordonne la réparation de ces dommages à l’évaluation préalable de la capacité de paiement de l’Allemagne? Nullement. La dette sera égale à la totalité du dommage, voilà le principe proclamé. L’examen de la capacité de paiement n’aura lieu qu’ensuite (article 234) et elle aura lieu alors de temps en temps, de façon à étendre, au besoin, la période fixée pour la libération de l’Allemagne et à modifier les modalités de paiement, c’est-à-dire à donner, en cas de nécessité constatée, terme et délai au débiteur (article 234). Cette méthode est, du reste, de simple bon sens. Si un malfaiteur met le feu à votre maison, ou si un automobiliste vous écrase le pied, vous ne commencez pas par leur dire : Combien avez-vous dans votre poche pour m’indemniser? Vous faites le total de votre dommage, vous prenez condamnation contre le coupable et, s’il n’est pas immédiatement solvable, vous lui accordez des sursis.

Tant pour déterminer le montant de la créance des Alliés que pour arrêter les conditions dans lesquelles l’Allemagne devrait s’acquitter, le traité a institué un organisme qu’il a appelé la Commission des Réparations (article 233). Cette Commission, destinée, semblait-il, à exercer de grands pouvoirs, devait comprendre des délégués nommés par les États-Unis d’Amérique, la Grande-Bretagne la France, l’Italie, le Japon, la Belgique et l’État serbe-croate-slovène. Toutefois, les délégués de cinq de ces grandes Puissances seulement avaient le droit de prendre part ensemble aux débats. Ceux des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Italie, étaient appelés à siéger constamment et à voter sur toutes les questions. Celui du Japon serait convoqué chaque fois que seraient portés à l’ordre du jour des problèmes concernant les dommages de guerre ou que seraient en jeu les intérêts japonais. Celui de l’État serbe-croate-slovène viendrait aux séances lorsque seraient examinées des affaires relatives à l’Autriche, à la Hongrie ou à la Bulgarie. Tout le reste du temps, ce serait le délégué belge qui participerait aux discussions. Quant aux autres Puissances alliées et associées, Bolivie, Brésil, Chine, République cubaine, Equateur, Grèce, Guatemala, Haïti, Hedjaz, Honduras, Libéria, Nicaragua, Panama, Pérou, Pologne, Portugal, Roumanie, Siam, République tchéco-slovaque, Uruguay, elles étaient un peu moins avantagées; elles pouvaient toutefois nommer des délégués, qui auraient la faculté d’assister aux séances, lorsque seraient examinés les intérêts de ces Puissances, mais qui n’auraient pas le droit d’y voter. (Annexe II, §§ 2 et 3.) Ainsi composée et représentant, par suite, l’ensemble des nations victorieuses, la Commission recevait du traité (annexe II, § 12) les pouvoirs de contrôle et d’exécution les plus étendus, pour résoudre le problème des réparations. Elle n’était liée par aucune législation ni par aucun code particulier; elle ne devait se laisser guider que par la justice, l’équité et la bonne foi ; mais elle avait à établir des modes de preuve et des règles uniformes, qui étaient laissés entièrement à son appréciation (§ 11). Ses délibérations étaient secrètes (§ 8). Elle nommerait elle-même ses fonctionnaires (§ 7), qui devaient être rétribués par l’Allemagne (article 240). Le gouvernement allemand prenait l’engagement de fournir à la Commission tous les renseignements dont elle pouvait avoir besoin « sur les opérations financières et sur les biens, sur la capacité de production, les approvisionnements, la production courante en matières premières et en objets manufacturés, de l’Allemagne et de ses ressortissants; » et il reconnaissait « irrévocablement » la possession et l’exercice des droits et pouvoirs que le traité conférait à la Commission (article 240).

Dans toute la partie VIII, le double rôle assigné à cette institution interalliée apparaissait avec la clarté de l’évidence. Elle avait à fixer le montant des dommages et à notifier ses conclusions au gouvernement allemand le 1er mai 1921 au plus tard (article 233). Elle avait, d’autre part, à dresser un état de paiements, échelonnés d’abord sur trente années, et elle pouvait ensuite, en toute souveraineté, modifier cet état, si l’examen successif des ressources et de la capacité de l’Allemagne l’amenait à prolonger la période prévue. De chiffre forfaitaire il n’était pas question. Le traité disposait, au contraire, (annexe II, § 12), qu’afin de faciliter la restauration immédiate de la vie économique «des pays alliés et associés, la Commission recevrait de l’Allemagne, comme garantie et reconnaissance de la dette, un premier versement de bons au porteur en or. » J’ai dit, il y a quinze jours, que ce premier versement, divisé en trois fractions, s’élevait à cent milliards de marks, dont vingt milliards payables au plus tard le 1er mai 1921, sans intérêts, et quatre-vingts milliards portant intérêts. On s’est demandé si la Commission des réparations avait réclamé ces bons. Elle les a réclamés dès le mois de février et, par l’entremise de son représentant, M. Bergmann, l’Allemagne s’est engagée à les remettre. Mais par quelles autorités doivent-ils être émis? Quelle forme doivent-ils recevoir? En combien de coupures doivent-ils être partagés? Comment surtout en tirer parti et les rendre négociables? C’est ce que la Commission est encore occupée à étudier avec ses experts, jurisconsultes et financiers, en coopération, d’ailleurs, avec les Allemands. Elle remplit son mandat. Elle exécute le traité.

Sans doute, à côté du traité, il y a le protocole, qui a été signé le même jour, 28 juin 1919, et qui a incontestablement la même valeur diplomatique. Comme le disait très justement l’honorable M. Bertolini, délégué italien, en recevant, l’autre jour, le nouveau délégué français à la Commission, — cet homme de grand labeur et de haute conscience qu’est M. Louis Dubois, — le protocole et le traité ont institué « deux méthodes distinctes. » Le traité consacre toute sa partie VIII à l’évaluation des dommages; le protocole ouvre, pour un temps très court, la possibilité d’un autre système; il permet à l’Allemagne, pendant les quatre mois qui suivront la signature du traité, « de présenter à l’examen des Puissances alliées et associés des documents et des propositions à l’effet de hâter le travail relatif aux réparations, d’abréger ainsi l’enquête et d’accélérer les discussions. » J’ai montré, dans ma dernière chronique, qu’il s’agissait d’une faveur passagère et que, dans la lettre écrite le 16 juin par M. Clemenceau au comte de Brockdorff-Rantzau, il était nettement expliqué comment les choses se passeraient. Dans un délai de quatre mois, à dater de la signature, les Puissances alliées et associées accorderaient à l’Allemagne « toutes facilités nécessaires et raisonnables » pour lui permettre de se former une idée d’ensemble sur les dévastations et de présenter des propositions pour la réparation des dommages. Si l’Allemagne usait de ces facilités et faisait ces propositions, les Alliés auraient, pour examiner les offres, deux mois après la mise en vigueur du traité ; et si un accord n’intervenait pas dans ce délai, « l’arrangement prévu par le traité serait exécuté. » Le délai de quatre mois est expiré. Le délai complémentaire de deux mois est expiré. L’accord n’est point intervenu. Le protocole doit donc disparaître pour faire place au traité.

Par un défi véritable à la lettre et à l’esprit du protocole, l’Allemagne a, il est vrai, prétendu que le délai de quatre mois ne datait que de la mise en vigueur, et non de la signature, et qu’il expirait seulement le 10 mai; et dans la journée du 10 mai, elle a envoyé des états dérisoires de dommages qui ne contiennent aucun élément sérieux de discussion. Mais, de toutes façons, aucun accord n’est intervenu dans les deux mois qui ont suivi la mise en vigueur du traité, et le détour imaginé par l’Allemagne nous ramène lui-même aux exigences de la partie VIII. Les dommages doivent être évalués et, pour difficile que soit la tâche, elle n’est pas irréalisable, si, comme il y avait paru disposé, le gouvernement simplifie la procédure des commissions cantonales et les aide à hâter leurs décisions. On aura alors de véritables jugements qui auront été rendus contradictoirement entre les particuliers sinistrés et l’État, et qui fourniront à la Commission des Réparations une base inébranlable pour l’ensemble de ses estimations.

Il semblerait donc que l’exécution du traité pût suivre son cours normal et que les gouvernements, surchargés de besogne, assaillis par tant de difficultés économiques, financières et sociales, fussent libres de se reposer aujourd’hui sur la Commission des Réparations du soin de régler la dette de l’Allemagne, ainsi que les conditions de paiement. Mais non. Les gouvernements ou, tout au moins, deux ou trois d’entre eux, préfèrent opérer par eux-mêmes. Sont-ils, du moins, d’accord dans l’entreprise qu’ils veulent tenter? Le cabinet français a la volonté sincère de ne pas toucher au traité. Personne ne saurait mettre en doute, sur ce point ni sur aucun autre, la parole de M. Millerand. Mais M. Nitti propose ouvertement d’adoucir la paix et de la rendre tolérable à l’Allemagne; et, pendant que M. Lloyd George proteste contre l’idée de révision, il laisse tous les jours les Allemands grignoter un nouveau morceau du traité. Si douloureux qu’il soit d’avoir à faire de telles constatations, elles s’imposent irrésistiblement à notre patriotisme alarmé.

Chaque fois que Raphaël de Valentin voit se rétrécir, en ses mains prodigues, la peau de chagrin qu’il a reçue en talisman, c’est, du moins, qu’il a eu la joie d’avoir un vœu réalisé ou un désir assouvi. Nous, à chaque rétrécissement du traité, nous enregistrons une déception; et après Londres, après San-Remo, après Hythe, voici que le spectre de la révision apparaît, à chaque instant, devant nos yeux. Je vois même des hommes de valeur, publicistes ou membres du Parlement, qui, ayant trouvé le traité médiocre et persistant dans cette opinion, voudraient saisir l’occasion de le réviser, dans l’espoir de l’améliorer. J’ai bien peur qu’ils ne s’exposent à lâcher la proie pour l’ombre. Le long temps écoulé depuis l’armistice, la démobilisation de nos armées, l’évolution qui s’est insensiblement produite dans l’esprit de nos alliés, tout conspire à empêcher qu’une révision se fasse désormais à notre profit. On l’a bien vu à Hythe, lorsqu’a été écartée la priorité de notre créance et retenue, en même temps, sous un manteau de fortune, l’idée du forfait. Laissons même de côté, pour un instant, les explications qu’ont données séparément, dans leurs pays respectifs, les ministres alliés et qui sont, sur certains points, un peu contradictoires. Pour essayer de les mettre d’accord, on a dû inventer des alliances de mots singulièrement audacieuses, telles que celles de minimum forfaitaire, ou de forfait minimum, dont la langue parlementaire refusera, sans doute, de s’enrichir Si piquants que soient tous ces commentaires, je les néglige pour m’en tenir à la déclaration commune des gouvernements britannique et français. Elle débute par cet oracle : « Il est désirable que l’Allemagne soit mise en mesure de retrouver, pour un prompt accomplissement de ses obligations, son autonomie financière. » Et je me demande, d’abord, comment l’expression de ce désir se concilie avec les paroles que M. Léon Bourgeois prononçait tout récemment à Rome, devant la Société des Nations : « L’Allemagne a été placée par le traité sous la tutelle financière de la Commission des Réparations. » Tutelle financière, autonomie financière, où est la vérité? Va-t-on essayer encore de nous dire qu’il y a là deux idées semblables, comme on a tenté de faire de forfait et de minimum deux synonymes, et cherchera-t-on à nous expliquer qu’on peut rendre à l’Allemagne son autonomie financière, sans l’affranchir du contrôle de la Commission des Réparations? Je sais des polémistes assez ingénieux pour tenter cette démonstration.

La déclaration continue : « Il importe d’aboutir à un règlement embrassant l’ensemble des charges internationales léguées par la guerre et d’assurer parallèlement l’apurement des dettes de guerre des pays alliés et des dettes de réparation des Empires centraux. » Et tout le monde est immédiatement porté à crier bravo ! Apurer nos dettes de guerre envers nos alliés et nous servir à cet effet de notre créance sur l’Allemagne, voilà une combinaison à laquelle on ne peut qu’applaudir; mais lorsque sir Donald Mac Lean, — qu’il me sera bien permis de remercier, au passage, de l’appréciation si chaleureusement sympathique qu’il a exprimée sur mon compte, — interroge, à la Chambre des Communes, M. Bonar Law, celui-ci lui fait une réponse qui glace immédiatement notre enthousiasme : « Si, dit-il, la question des dettes interalliées a été mentionnée dans les communiqués de la conférence de Hythe, cela ne veut pas dire que des dispositions aient été prises à ce sujet. » Nous voilà avertis. Rien n’est décidé sur les dettes interalliées. Ne croyons cependant pas que le passage que nous venons de lire dans la déclaration soit dénué de toute portée pratique. Il a une suite, et la voici : « En conséquence, les experts des deux pays seront chargés de proposer immédiatement à l’examen de leur gouvernement le montant minimum de la dette de l’Allemagne qui soit, à la fois, acceptable par les Alliés et compatible avec la capacité de paiement de celle-ci, de déterminer les modalités de paiement et de mobilisation de cette dette les plus opportunes pour réaliser les vues générales exposées ci-dessus. » Magnifique programme, mais un peu vaste peut-être pour être immédiatement réalisé. Eh quoi! il y a, en Angleterre et en France, des experts assez sûrs d’eux-mêmes pour proposer, tout de suite, du jour au lendemain, ou, en tout cas, avant la conférence de Spa, un montant minimum de la dette allemande et, dans leur calcul, ils devront, non seulement supputer ce qui peut être acceptable par les Alliés, mais ce qui sera compatible avec la capacité de paiement de l’Allemagne ! Réservons à ces hommes de génie la plus rare des couronnes civiques.

Mais j’y songe ; que devient, en tout ceci, la Commission des Réparations? Un des journaux anglais les plus fidèles à l’entente cordiale, le Times, s’est, le premier, posé la question et il a remarqué que M. Bonar Law s’était bien gardé d’y répondre, Le Times n’a que trop raison : la Commission des Réparations est simplement dessaisie. Qu’on ne dise pas : «C’est à elle que les deux gouvernements ont eu l’intention de confier ce travail surhumain. » Non, non : il est possible, et je le souhaite, qu’on puisse revenir à cette conception; mais, à Hythe, c’est de tout autre chose qu’on est convenu. On a entendu charger de cette besogne gigantesque, non pas la Commission interalliée dans les attributions de laquelle elle devait obligatoirement rentrer, mais des experts choisis ad hoc par les deux gouvernements britannique et français. Il est difficile de faire meilleur marché du traité. Mais ce n’est là encore qu’une question de compétence, et la décision prise suggère une observation beaucoup plus grave. Ce montant minimum, qui risque tant de devenir, après plus ample discussion, un montant forfaitaire, comment ces surhommes qui vont avoir mission de l’expertiser en un clin d’œil devront-ils l’évaluer? Sur quoi devra, d’abord, s’exercer leur flair surnaturel? Sur la capacité de paiement de l’Allemagne! C’est là, vous le sentez bien, qu’on voulait nous conduire. La capacité de paiement, qui est chose ondoyante et diverse, qui est aujourd’hui au plus bas et qui peut être demain au plus haut; la capacité de paiement qui se développera bientôt avec le relèvement économique de l’Allemagne; la capacité de paiement, dont la Commission des Réparations avait à suivre, d’année en année, les variations inévitables, la capacité de paiement, dont il est. assurément légitime de mesurer l’étendue actuelle pour fixer le chiffe d’une ou plusieurs annuités, mais que le traité n’a pas voulu faire entrer immédiatement en ligne de compte pour la détermination du capital de la dette, les experts devront, sans avoir, du reste, aucun moyen de l’apprécier exactement, l’évaluer à vue de pays, de manière à adapter, au mieux des intérêts allemands, le chiffre des réparations dues et à vendre ainsi pour un plat de lentilles nos droits les plus sacrés.

Et pourquoi ce travail hâtif? Pour mobiliser plus rapidement notre créance? Nullement, puisqu’il y aurait, comme je l’ai déjà indiqué, d’autres procédés plus sûrs pour la mobiliser, si vraiment les Alliés en avaient la commune et ferme volonté. Ce semblant d’expertise a un tout autre objet. M. Bonar Law a pris soin de nous le rappeler : « Le fait nouveau, a-t-il dit, c’est que les chefs des gouvernements alliés vont se rencontrer avec les chefs du gouvernement allemand... Cette méthode de conversations ouvertes incitera certainement davantage les Alliés à formuler des conditions raisonnables. » J’aime ce qualificatif, car enfin nous voulons être raisonnables; mais tout de même, je préférerais que les Allemands ne fussent pas appelés à décider eux-mêmes si nous le sommes ou ne le sommes pas; et, pour l’être, nous n’avons pas besoin d’être traînés en présence du chef du gouvernement allemand.

Cette réunion de Spa peut, si l’on n’y prend garde, devenir la plus dangereuse des aventures. Aux termes du traité (annexe II, § 10, la Commission des Réparations doit, chaque fois qu’il y a lieu, donner au gouvernement allemand « l’équitable faculté de se faire entendre, » mais cela sans qu’il puisse prendre aucune part aux décisions de la Commission. La procédure de ces auditions est, depuis longtemps, réglée, et, à maintes reprises déjà, la délégation allemande a été entendue, soit par la Commission elle-même, soit par ses divers services. Était-il nécessaire d’inviter, en outre, à Spa, le chef même du gouvernement allemand? Lisez la presse germanique. Elle déclare qu’il ne se rendra pas à cette invitation, s’il ne doit avoir, dans la conférence, que voix consultative. Toujours le plan incliné!

Mais qu’on donne ou non voix délibérative au chef du gouvernement allemand, il ne viendra pas là pour discuter comme un expert devant une commission d’experts, ni pour causer comme un ambassadeur avec un ministre. Il viendra comme un homme politique s’expliquer de pair à pair avec des hommes politiques. A Londres, à San-Remo, à Hythe, nous avons vu à quels malentendus aboutissent trop souvent, même entre Alliés seuls, ces conversations rapides, improvisées; qui commencent à l’arrivée d’un train et qui finissent au départ d’un autre. Que sera-ce d’un entretien de même genre entre ennemis d’hier ? Depuis l’armistice, comme pendant la guerre, les Allemands cherchent à s’insinuer entre les Alliés pour les diviser. Allons-nous nous-mêmes leur en offrir l’occasion? Supposons que nous obtenions de l’Angleterre, pour tous les Alliés, ce chiffre de 150 milliards de marks or qu’on a essayé de faire luire à nos yeux et qui, — M. Perchot l’a clairement montré, à la tribune du Sénat, — ne nous procurerait pas jusqu’au paiement total les tristes avantages du change actuel; supposons que nous soyons, les Anglais et nous, d’accord sur ce chiffre, dont même les 55 p. 100 ne nous laisseraient, à nous, Français, ni un forfait, ni un minimum, mais une réduction arbitraire de notre créance. A Spa, ce rabais serait peut-être encore rabaissé; et, le nouveau rabais une fois fixé, une Allemagne, qui aurait pris goût à nos concessions, serait certainement moins disposée qu’aujourd’hui à nous payer. Avant que nous soyons au bas du plan incliné, n’est-il pas temps encore de jeter un cri d’alarme?


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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