Chronique de la quinzaine - 31 mai 1916

Chronique n° 2019
31 mai 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.





La réponse allemande à la note du Président Wilson (20 avril) étant du 4 mai, et la réplique américaine du 8, nous n’avons pu, au jour où nous écrivions notre dernière chronique, en avoir et en donner qu’une impression hâtive. Il vaut la peine d’y revenir, ou plutôt, si l’on en a assez dit sur le texte des documens eux-mêmes, de voir quelles réactions ils ont provoquées sur ce qu’il faut bien appeler l’âme allemande. Encore n’avons-nous d’autre moyen de les connaître que de lire les journaux, et l’on sait que la presse allemande est de toutes la plus disciplinée, la plus « inspirée, » la plus « orchestrée, » — c’est décidément le mot, — partant la moins sincère, en tout cas la moins spontanée. Même en temps de paix, la situation de « rédacteur » n’offre là-bas guère d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs de tout ordre et de tout degré ; à plus forte raison, en temps de guerre. Il y est aussi difficile, plus difficile peut-être de se défendre des invitations que des interdictions ; les gazettes les plus hardies ne parlent qu’après que les autorités ont pensé, et naturellement d’après ce qu’elles ont pensé. L’opinion publique est donc toujours, par reflet, — sauf deux ou trois exceptions sans crédit à cause de cette indépendance même qui passe pour de l’originalité, ou pis que cela, — l’opinion du gouvernement. Et donc, pour ce que nous y cherchons, le vrai dessein du gouvernement impérial, découvrant l’état au vrai de l’Allemagne au vingt-deuxième mois de la crise, ces témoignages indirects, émis sous le masque, soufflés en d’autres bouches, n’en auront que plus de valeur.

Ce n’est que le mercredi 10 mai, après midi, que la deuxième note de M. Woodrow Wilson, — la deuxième de cette dernière série, celle qui, en une quarantaine de lignes, se borne à prendre acte et à réserver la suite, — a été remise officiellement à M. de Jagow, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, par M. Gérard, ambassadeur des États-Unis à Berlin. Immédiatement, simultanément, ou même un peu auparavant, dès qu’il avait été mis par ses informations en mesure de supposer à quel parti s’arrêterait, entre les quatre résolutions qui lui étaient offertes, le Président de la République américaine, le gouvernement impérial s’était empressé d’avouer sans réticence ni restriction que c’était bien un sous-marin allemand qui avait torpillé le Sussex. Les termes, sinon le sens, de la réplique de M. Wilson n’étaient pas encore définitivement fixés que quelques journaux officieux annonçaient, de la part de la Chancellerie, et que des radiotélégrammes d’agences répandaient dans le monde la nouvelle que l’ordre avait été déjà donné de conformer, à l’égard des neutres, la guerre sous-marine aux règles du droit international. Par là, l’on n’avait pas l’air de céder, on devançait ; selon l’expression vulgaire, « on fendait avant le coin, » ou, à la chinoise, livrant tout le reste, « on sauvait la face. » En même temps encore, on essayait de rattraper une phrase imprudente des Münchener neueste Nachrichten qui avaient imprimé : « Ce que l’Allemagne exige des États-Unis, ce n’est pas qu’ils entament ou feignent d’entamer une conversation diplomatique avec l’Angleterre pour qu’elle desserre le blocus, c’est qu’ils y réussissent. » Exiger, peste ! le mot était vif, alors que l’Allemagne embarrassée avait devant elle une Amérique en colère. Maintenant, il ne s’agit plus pour l’Empire allemand d’exiger, ni pour les États-Unis de réussir, mais seulement de montrer, ceux-ci de la bonne volonté, et celui-là un bon esprit. Plus tard même, quand le refus de mêler les questions aura été, par le Président, signifié d’un ton péremptoire, on soutiendra, comme si l’on pouvait supprimer les textes, que l’on n’avait rien demandé, rien du tout, fût-ce simplement non de réussir, mais de tenter. Peut-être, de son point de vue, M. Wilson avait-il raison, et valait-il mieux qu’il procédât distinctement, séparément, d’une part envers l’Allemagne, d’autre part envers l’Angleterre, que les choses et les causes ne fussent pas fiées, que l’atténuation du blocus ne fût pas présentée par les États-Unis à l’Angleterre comme la condition ou la contre-partie de l’atténuation de la guerre sous-marine par l’Allemagne. Satisfait et reconnaissant, charmé de la générosité allemande, M. Woodrow Wilson ne pourrait pas manquer de se tourner ensuite du côté de la Grande-Bretagne, pour lui dire : « Et vous, qu’est-ce que vous donnez ? » En attendant, le plan est de paraître aussi modéré, aussi doux que possible, de s’humaniser autant que s’y prête le caractère national, et de faire sonner ce renoncement très haut. Sans doute, il n’est pas fort aisé de contenter à la fois et les États-Unis et cette portion, militairement hystérique, du peuple allemand qui croit dur comme fer, parce qu’on s’est pendant un an acharné à le lui faire croire, que le sous-marin est la meilleure arme de l’Empire et que par conséquent il en doit faire un usage incessant et intensif, suivant l’idée géniale de M. de Tirpitz, victime d’intrigues débilitantes. Aussi l’Allemagne torpille-t-elle toujours, puisqu’elle ne saurait s’en passer ; mais elle appelle l’attention de l’univers, et de l’Amérique d’abord, sur les précautions qu’elle prend, et qu’elle aurait le droit de qualifier d’oratoires, car elle consent à « arraisonner » les navires de commerce avant de les couler ; avant d’envoyer au fond de l’eau les voyageurs, elle pousse la complaisance jusqu’à leur expliquer pourquoi elle les noie ; par exemple, dans le cas du Pestalozzi : affaire d’éducation. Notons pourtant que, dans le cas, tout voisin, du Cymric, l’équipage entier, 107 officiers et matelots, échappés par miracle, déclare qu’aucune de ces précautions n’a été prise. L’erreur, l’accident ou le malheur du Sussex a fait l’objet d’une confession tardive, mais formelle ; cependant, le lieutenant J. S. Otto Steinbrick, qui commandait le sous-marin torpilleur, l’U 18, a reçu de l’avancement, outre la croix de l’Ordre pour le Mérite : c’est ce qui constitue jusqu’ici tout son châtiment. Tandis que l’Empire allemand s’inclinait devant la République américaine, l’ancien attaché naval Boy-Ed, expulsé des États-Unis pour l’incorrection de sa conduite, était décoré de l’Aigle-Rouge de 3e classe avec cravate : à Washington, il eût fini par en avoir une de bon chanvre. Le jeu, le double jeu continue : deux visages, deux attitudes, deux morales, deux politiques : une pour le dedans, une pour le dehors ; dans la face féroce, le sourire patelin ; les yeux hors de la tête, et, sur les lèvres, suivant la pente des événemens, le chant, aux strophes alternées, de la superbe et de l’humilité.

Cette duplicité est si évidente que certaines personnes, particulièrement méfiantes par tempérament ou par profession, se sont un instant imaginé que, comme il y a deux visages, il y avait eu, en réalité, deux réponses : la longue note d’un style rogue, arrogant et grognon, du 4 mal, et une autre, ayant toute la souplesse d’une déclaration purement orale, transmise, à l’issue des réunions tenues au grand quartier général, soit par M. Gérard, soit par le comte Bernstorff ; en somme, un document public et une assurance secrète. Quoi qu’il en soit de ce point d’histoire, qui sera un jour éclairci, il y a eu en effet deux répliques américaines, la deuxième signée de M. Robert Lansing, secrétaire d’État des États-Unis, confirmant, précisant encore celle du 8 mai, arrivée le 10 à Berlin, et fermant la porte à la folle espérance de voir, par un renversement soudain des positions, qu’aurait savamment machiné l’astuce de la Wilhelmstrasse, l’Amérique conduite à un conflit armé avec la Grande-Bretagne. Dans cette note complémentaire, M. Lansing rappelait qu’il existe entre l’Angleterre, la France, presque tous leurs Alliés, une vingtaine de Puissances, sauf l’Allemagne, d’une part, et les États-Unis de l’autre, un traité général d’arbitrage, aux termes duquel, s’il vient à surgir quelque différend, le litige doit être aussitôt déféré à un jury, composé d’un membre appartenant à chaque nation et présidé par un neutre ; même si le désaccord ne peut être aplani, et si, pour le trancher, la guerre devient inévitable, les hautes parties s’obligent à ne recourir aux armes que lorsqu’il se sera écoulé un délai de toute une année. Que reste-t-il de cet avertissement ? Que l’Angleterre a, dans un tel engagement, une garantie que l’Empire allemand n’a pas, si d’ailleurs elle n’était parfaitement superflue, les États-Unis étant parfaitement décidés à ne jamais traiter de même, comme actes équivalens, le blocus et l’assassinat. Pour prolonger l’illusion allemande, on se dit vainqueur du Président des États-Unis comme de la Quadruple-Entente ; n’est-ce pas l’avoir battu que de l’avoir empêché de rompre sur l’heure ? Pour endormir l’indignation américaine, on pince, en M. Wilson, la corde sensible : « Le Président est le défenseur naturel et le champion de tous les neutres. C’est à lui qu’il appartient de protéger l’Europe contre elle-même. » En l’amusant de la sorte, on gagne du temps, on se donne de l’air, on se ménage des occasions. Et qui sait ? cette proposition, incidente et comme innocente, que l’Allemagne a négligemment jetée dans sa réponse du 8 mai, et où elle déclare que par deux fois elle a, vainement magnanime, ouvert des perspectives de paix, qui sait si elle sera perdue ? M. Woodrow Wilson, flatté, séduit, la ramassera peut-être : mais le moins qu’elle puisse faire, c’est de paralyser aux États-Unis mêmes les interventionnistes, de dérouter et de retenir les neutres, de détendre l’énergie des ennemis, de calmer les angoisses et de bercer les souffrances du peuple allemand. Le gouvernement impérial l’assure, la presse allemande le répand, l’Allemagne le voit, c’est un succès : « Nous avons obtenu ce que nous voulions, sans compter ce que nous obtiendrons encore. » Mais de mauvaises langues racontent que, dans une dispute, un homme, furieux, en agaçait, harcelait, bousculait un autre : « Donne-moi un soufflet ! Mais donne-le-moi donc ! » « Voilà ! » fit tout à coup l’adversaire, à bout de patience. Et l’homme, soudain apaisé : « Grand merci ! » puis, noblement, pour la galerie : « J’ai obtenu ce que je voulais. »

Depuis quinze jours, nous regardions le dynamomètre, ses indications sont certaines. La dégradation des nuances dans les articles des journaux, — articles commandés, insistons-y, presque dictés, — à l’égard des États-Unis et de M. Woodrow Wilson, marque le fléchissement des forces de l’Allemagne. Trois périodes : avant le 20 avril, pendant que le Président des États-Unis prépare et rédige sa note ; entre le 20 avril et le 8 mai, pendant que le gouvernement impérial lit, relit, épluche, et, tous ses flambeaux allumés, sous l’œil jadis étincelant de l’Empereur, diplomates, militaires, marins assemblés, ratiocine, ergote, fignole sa réponse, l’envoie, en attend l’effet ; après le 8 mai, lorsque rapide, directe, foudroyante, par une « rentrée d’autorité, » est arrivée la riposte américaine. Jusqu’au 20 avril, il faut voir de quelle encre M. Wilson est barbouillé. Dans un pays où les professeurs, même s’ils ne sont pas « Excellence, » règnent souvent avec indiscrétion, honorés d’un culte puéril, « le professeur Wilson » est vilipendé par le moindre scribe comme ne le fut jamais par Bismarck lui-même « le professeur Gladstone. » Les États-Unis, en tant que Puissance, sont ravalés au niveau le plus bas : leur marine est démodée ; leur armée n’existe point : ce qu’ils en ont est ridicule. Visiblement, on se propose d’intimider le Président. Après le 20 avril, quand il a bien fallu se rendre compte que sa main n’a pas tremblé, la presse allemande se partage. On se distribue les rôles. Les uns sont enragés ou font les enragés ; les autres font les calculateurs, les politiques, les raisonnables. Il s’agit de peser, si on le peut, sur la décision qui s’élabore péniblement dans le mystère bourdonnant du grand quartier général ; et, si on ne l’a pas pu, de colorer de feinte ou d’adresse, de « camoufler » en habileté la reculade, tout comme dans les bulletins de l’État-major où les retraites précipitées ne sont que des « redressemens stratégiques » voulus dès le commencement de l’action par la suprême sagesse. Entre le 4 mai et le 8 mai, sa réponse partie, l’Allemagne rit, ainsi qu’elle sait rire, du bon tour qu’elle vient de jouer aux États-Unis : elle se réjouit de la malice allemande, qui de nouveau s’affirme proprement über alles, et elle épie, avec une ironie dont on mesure toute la finesse, la tête que, pris dans les ficelles qu’elle lui a artificieusement tendues, va faire le pauvre Président Wilson. Après le 8 mai, quand cet homme juste et craignant Dieu est sorti du traquenard par la voie sacrée, par la ligne droite, quand il n’a eu, pour marcher dans les pas d’Hercule, qu’à choisir la vertu, qui lui a paru plus simple, le gouvernement allemand, la presse allemande, le peuple allemand ont courbé la barre d’acier de leur échine ; ils ont compris ; ils ont accepté ; ils ont salué. C’est un grand signe. Mais voici une curieuse coïncidence : le changement est devenu sensible à partir du 25 avril. Or, l’échec de la révolution d’Irlande est de la veille, lundi 24. Bien que ce fût le lundi de Pâques, il n’est pas impie de soupçonner que cette disgrâce fit, pour la conversion de l’Allemagne, autant, probablement, que put faire la grâce.

Nous sommes à présent renseignés ; nous savons, sinon où en est l’Allemagne, du moins où elle n’en est plus. Elle n’en est plus à la saison pleine de sève où, défiant la terre habitée par toutes les races, collectionnant les déclarations de guerre, elle s’écriait, comme il y a un an, lors de l’entrée en scène de l’Italie : « Encore un ! Nous pouvons encore nous charger de celui-là ! » En avouant que l’hostilité des États-Unis l’eût gênée, et par elle-même, et parce qu’elle eût pu entraîner à leur suite d’autres neutres, elle accuse sa lassitude. En plaidant : « Nous avons consenti un sacrifice nécessaire à notre unique objet, qui doit être la victoire ; nous nous sommes réglés sur le seul principe qui doive nous guider : garde-toi par-dessus tout de faire ce que souhaite ton ennemi, » l’Empire allemand reconnaît que sa victoire, maintenant, dépend de certaines conditions, qui seront ou ne seront pas réalisées, mais n’est pas assurée en tout état de cause. Il ne se croit plus infaillible et ne se montre plus inflexible, parce qu’il ne se sent plus invincible.

C’est tout ce que nous-mêmes voulons dire. Pour être prudens en nos inductions, nous ne nous avancerons point au delà. Mais nous avons conscience, en allant jusque-là, de ne porter le pied que sur le terrain le plus solide. Osons ici écrire : « certitude. » Nous savons, et il est excellent que l’Allemagne sache que nous savons. C’était hier une machine de guerre formidable, montée et mise au point durant un demi-siècle, la plus formidable de tous les temps, et dont la puissance, à l’essai, a dépassé tous les calculs : elle n’est pas encore usée aujourd’hui, mais nous savons qu’elle s’use. Hier, c’était un immense réservoir qui durant un demi-siècle avait été rempli jusqu’à ce qu’il débordât : aujourd’hui, il n’est pas encore à sec, mais nous savons qu’il baisse. Durant un demi-siècle, chaque famille allemande en pleine fécondité avait peuplé de ses cinq fils l’énorme caserne et l’usine colossale qu’était l’Empire, mais nous savons où sont les cinq fils de la famille allemande, et où sont les millions de recrues de l’Allemagne. Nous savons qu’elle n’a plus sur le front russe qu’un paravent et dans les Balkans qu’un rideau ; que si, sur notre front, dans quelques secteurs, elle a encore des lignes très garnies, bourrées d’hommes, et de vastes dépôts en Belgique, néanmoins, à l’arrière, pour en combler les vides, à mesure que le feu les dévore, elle n’a plus que de maigres fonds de tiroir. Tant de divisions sur le front russe, tant sur le front serbe, tant sur le front belge, britannique, français, tant au repos derrière le front occidental, nous savons combien. Celles qu’elle nous envoie, nous savons d’où elle les retire, qu’elle ne les ajoute pas, mais seulement les transporte, qu’elle ne les remplace pas, mais seulement les déplace, et que, comme autrefois la petite armée de Frédéric sur les routes, ses bataillons d’élite sont sur les chemins de fer, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, en un transit perpétuel. Mais nous savons que ces voyages ininterrompus se paient par une déperdition considérable, et que de cette chair à canon ballottée sans merci il n’arrive que le squelette. Les unités dont l’Allemagne peut disposer encore, nous en savons la qualité comme la quantité. Nous savons que, parmi les corps qui sont sur le front russe, il y a beaucoup de landwehr ; que les rares, très rares divisions maintenues sur le front serbe sont mauvaises ; que, sur le front français, tout ce que les Allemands peuvent avoir encore de monde un peu frais passe tour à tour à Verdun, qu’ils ne peuvent plus prendre, — et nous savons qu’il le savent, — pour en revenir, décimé, éreinté, désespéré, et y retourner sans aucun répit. Par les prisonniers que nous faisons, par les morts que nous relevons, nous savons que beaucoup de leurs soldats, dans beaucoup de leurs régimens, sont aujourd’hui des chétifs, des malingres, parfois même des mutilés. La témérité de leur jeu ne nous en impose pas ; nous y voyons justement ce qu’ils voudraient cacher, un symptôme de plus de leur épuisement. Nous savons que l’Allemagne chancelle, qu’elle souffre, et même beaucoup plus que nous ne le croyons : quand sa misère n’était pas vraie, elle la criait ; elle est vraie, maintenant qu’elle la nie. Nous savons que l’Empire militaire est comme le boxeur exténué qui, ne pouvant plus frapper, ne pouvant plus même parer, et sentant qu’au premier choc il s’écroulera, s’accroche en corps à corps aux bras de l’adversaire pour tâcher de gagner debout le coup de cloche final. Les assauts obstinés, multipliés contre Verdun, la récente offensive autrichienne contre le Trentin, le semblant de réveil allemand sur la Dwina ne contredisent ni n’infirment ces observations et ces conclusions. Dans toute cette guerre, la stratégie de l’Allemagne a été enchaînée à sa politique. Nous savons donc pourquoi le kronprinz, héritier du trône et confident de l’anxiété de Guillaume II, entasse les monceaux de cadavres. Politique intérieure : d’un bout à l’autre de l’Empire, à la fin de février, alors qu’on se représentait la chute prochaine de « la principale forteresse du principal ennemi, » les élèves des écoles ont fait la même dictée : Importance de Verdun ; tous les journaux ont publié une sorte de communiqué intitulé : Verdun cœur de la France. Politique extérieure : Verdun tombé, on escomptait le désarroi moral chez nous, chez nos alliés et chez les neutres ; Verdun pris, l’Allemagne, dit-on, aurait étonné la terre par la modération des conditions de paix qu’elle aurait offertes à la France. Cette modération aussi, que nous nous félicitons de n’avoir pas eu à apprécier, est une indication du dynamomètre. Mais, nous le savons, ce n’est pas de son bon naturel qu’était venu à l’Empereur ce souci. La guerre d’usure, en imposant des sacrifices qui sont ou qui semblent être inégaux, n’agirait-elle pas comme un levain de particularisme ? Sans nous exagérer l’importance de pareils faits, qui ne se révélera qu’après la guerre, si le germe doit se développer, remarquons que la Saxe, la Bavière et le Wurtemberg se sont associés pour « les cartes de viande, » en dehors des États du Nord de l’Empire. Dans l’Allemagne occidentale se dessine, pour la centralisation des vivres, une organisation qui, par ses contours géographiques, copie ou calque exactement la Confédération du Rhin. M. Delbrück, jugé insuffisant, peut s’en aller, M. Helfferich passer des Finances à l’Intérieur, M. de Batocki être institué « dictateur de l’alimentation. » L’Allemagne n’en aura pas un morceau de pain de plus et pas une terreur de moins. La grasse et docile Allemagne a appris par la faim le mécontentement (nous usons exprès du mot le plus faible). Encore une fois, ce n’est rien outrés peu de chose, pour le moment : pas même un pli, à peine une ride. Cependant il pourrait y avoir là-dessous un très lent et très sourd travail qui, (sur cette race grisée d’orgueil, opère peut-être plus profondément que ne l’eût fait un Waterloo en juin 1915. Si l’Allemagne veut gagner le coup de cloche, gagner du temps, c’est que, l’antique proverbe le dit : « qui a temps a vie. » Inversement, qui n’a pas beaucoup de vie n’a pas beaucoup de temps ; et il lui faut, en conséquence, se presser, s’agiter, se dépenser en double. Lorsque l’Allemagne n’aura plus que deux obus à tirer, elle les tirera ensemble pour faire plus de bruit, à défaut de plus de mal : après quoi, elle lèvera les bras : « Camarade ! » A l’heure même où elle attaque à Verdun, où l’Autriche attaque sur l’Adige et sur la Brenta, elle voudrait déjà nous le faire dire par M. Wilson et tramer par la main des neutres la paix allemande. Ce que l’Allemagne veut forcer, à Douaumont et au Mort-Homme, c’est moins la victoire que la fin, qu’il lui faut prompte pour lui permettre un recommencement. Mais nous ne nous laisserons ni troubler, ni tromper. Nous savons.

Comme si M. Wilson avait une revanche à prendre d’avoir écrit avec sobriété, il a parlé, ces jours-ci, avec abondance. Il a tenu dans un cercle de journalistes des propos que ses interlocuteurs n’ont point, par habitude de métier, entendus en confidence, et dont quelques-uns, s’ils ont été fidèlement rapportés, ne laissent pas d’être un peu acerbes. Le thème principal de l’interview est l’éloge de la neutralité, mais quel éloge ! un dithyrambe, avec, à l’adresse de tous les belligérans, sans exception ni distinction, une diatribe. Le Président des États-Unis professe, au sujet de la guerre européenne, l’opinion de l’empereur François II d’Autriche au sujet des Constitutions : Totus mundus stultizat, disait l’Empereur à la Diète hongroise. Et M. Wilson dit de même : « Tout le monde devient fou. » Ce sont ses propres paroles. Les peuples et leurs chefs ont perdu la tête. « Cette querelle a entraîné si loin ceux qui s’y sont engagés qu’ils ne peuvent se maintenir dans les limites de la responsabilité. » Et ensuite : « Si le reste du monde est fou, pourquoi ne pas refuser d’avoir rien à faire avec ce reste du monde ? » Interrogation qui se change en affirmation : « Nous n’avons rien à voir avec la querelle présente. » — Les autres, ceux qui se battent, fût-ce pour le droit et pour leur droit, fût-ce pour leur terre, fût-ce pour leurs autels et leurs foyers, tout comme ceux qui se sont rués à la conquête, au gain, à la rapine, sont des fous ; nous ne faisons pas entre eux de différence, nous les mettons dans le même cabanon. Nous sommes les sages, puisque nous sommes les neutres, et non seulement parce que, tandis qu’ils meurent, nous vivons, mais parce que, devant l’horrible spectacle que donne plus de la moitié du genre humain, nous conservons l’équilibre de notre raison. — Le sang glacé ne coule pas. Le Président Wilson est très sûr que la neutralité est toujours la sagesse, et c’est peut-être d’un bon administrateur, mais ce n’est pas d’un grand politique.

Tous les grands politiques ont vu que la neutralité a ses périls, que c’est souvent le moins honorable et parfois le plus maladroit des partis. Assurément, les argumens de Machiavel, pieusement repris par Cavour, le discours qu’il prête au légat romain répondant, dans l’assemblée des Achéens, à l’ambassadeur d’Antiochus : « Quant au parti qu’on vous dit être le meilleur et le plus utile à votre État de ne point vous mêler de notre guerre, il n’en est pas qui puisse vous être plus contraire... Il arrivera toujours que celui qui n’est pas votre ami sollicitera votre neutralité, et que celui qui est votre ami vous demandera de vous découvrir avec les armes. Et les Princes mal résolus, pour fuir les périls présens, suivent le plus souvent cette voie neutre, et le plus souvent ils se ruinent ; » toutes ces raisons, qui n’ont pas vieilli, portent surtout dans le cas de nations voisines, ayant des frontières communes, ou du moins des points de contact, quelque surface de friction. Les mêmes argumens peuvent paraître s’appliquer moins bien au cas spécial des États-Unis, séparés de l’Europe par toute l’étendue de l’Océan. Mais cette guerre elle-même a prouvé que l’Océan les en sépare beaucoup moins qu’on ne l’aurait cru. Moralement, il faut ajouter qu’autant l’impartialité absolue, portée jusqu’à l’indifférence, de la neutralité quand même, eût pu pourtant s’expliquer chez des réalistes comme les grands Italiens, qui n’ont été et n’ont voulu être que des politiques, pour qui la politique n’a été qu’une géométrie, autant cette attitude est singulière chez un homme qui, non seulement ne dissimule pas, mais aime à montrer un peu des scrupules juridiques et des préoccupations religieuses. Mais il y a dans l’interview de M. Woodrow Wilson quelque chose de plus surprenant encore que la première partie, et c’est la seconde. Là, ce modèle de maîtrise et de possession de soi, qui juge de haut les nations, amasse les images de violence ; seulement, il se trouve que les trois paraboles de M. Wilson tombent toutes du même côté. L’homme qu’il a dû « coucher à terre, » l’homme « sur le cou » duquel il a conseillé de « s’asseoir, » le petit garçon dont il se pique d’avoir « impressionné l’épiderme, » ces deux hommes et ce petit garçon ne peuvent être qu’un seul et même homme, l’Empereur allemand. Ainsi les verges mêmes du « professeur Wilson » ne sont pas neutres. Mais alors, que voilà une neutralité fragile, et un étrange état d’esprit chez un peace-maker !

Car nous ne nous étions pas mépris en avançant que la phrase capitale de la pseudo-réponse allemande du 4 mai était la phrase sur la paix. C’était le coup destiné à M. Wilson, par enveloppement et liement. Peut-être, plus ou moins, a-t-il été touché. Le fait est que, non content de son interview, il a prononcé une harangue, sibylline autant que biblique, qui ne nous est parvenue que par fragmens, et qui, sans doute pour cette cause, n’est pas très clairement intelligible. Mais l’intention en est assez transparente. « Beaucoup aimeraient à penser, a dit M. Woodrow Wilson, que le sens de la commémoration qui nous réunit,— le cent quarante et unième anniversaire de la déclaration d’indépendance, — se manifesterait si nous nous figurions nous-mêmes devant quelque emblème sacré de conseil et de paix, de jugement conciliant et juste envers les nations et leur rappelant ce passage de l’Écriture : « Après le vent, après le tremblement de terre, après le feu, la voix toujours faible de l’humanité. » Et M. Wilson a appuyé : « Quand vous ne pouvez vaincre, il vous faut prendre conseil pour un arrangement. »

Il ne nous appartient pas de rechercher dans quelle mesure un tel langage est du président en fonctions de la République américaine ou du futur candidat à l’élection présidentielle d’octobre. Les cœurs les plus fermes ont leurs faiblesses, et il n’est pas d’ambitions plus tyranniques que celles qu’on avait juré de ne pas avoir. Certaines gens prétendent que la concurrence de M. Roosevelt n’a pas été sans influence sur la résolution que M. Wilson a montrée dans la rédaction de sa note du 20 avril : on prétendra, demain, que la candidature du pacifiste M. Ford, adoptée par deux des États de l’Union, aura contribué à réveiller, à raviver l’instinct qui est au fond de l’âme du Président. Mais il n’importe. De sa seule initiative, ou à la prière de l’Allemagne, pour le bien de l’humanité, par des considérations plus étroites, si M. Wilson n’en est pas encore à proclamer, déjà, en quelque sorte, il murmure, il souffle : la paix ! Et c’est son droit. Le nôtre est de n’écouter que lorsque notre heure sera venue. A l’homélie du Président Wilson, M. Raymond Poincaré, M. Aristide Briand, pour la France, M. Asquith et sir Edward Grey pour la Grande-Bretagne, M. Sazonow pour la Russie, ont, par avance, ou tout de suite répondu. La paix seulement quand les réparations nécessaires auront été faites, quand la Belgique et la Serbie auront été relevées et dédommagées, quand les Austro-Allemands auront évacué la Pologne, quand la plaie qui saignait à notre flanc depuis quarante-cinq ans aura été fermée de telle manière que jamais plus elle ne puisse se rouvrir ; quand l’assassin aura été puni et quand le voleur aura rendu gorge ; quand la force brisée aura confessé à genoux qu’il n’y a de droit que le droit ; quand l’Allemagne, enfin, aura été mise hors d’état de nuire ou d’épouvanter, et quand nous aurons sauvé d’elle pour des siècles, dût-il nous en coûter toute une génération, la génération qui grandit et celle qui va naître. Que M. Wilson daigne s’en convaincre : tous les hommes d’État de l’Entente, en parlant ainsi, se tiennent précisément « dans les limites de leur responsabilité, » et ils n’en sortent pas, mais ils les emplissent, et leur faute serait un crime, s’ils s’arrêtaient à mi-chemin. Quant à lui, vouloir imposer ou insinuer la paix, alors qu’il ne peut y avoir la paix, alors que, pour les peuples martyrisés, « la folie de l’épée » est devenue une espèce de « folie de la croix ; » que le devoir, pour nous, n’est plus seulement patriotique, mais mystique, ce ne serait pas servir l’humanité, ce serait servir l’Allemagne, ce serait tenir les bras de l’humanité pendant qu’on l’outrage et qu’on la poignarde.

Nous l’avons dit, nous ne craignons pas de le redire, avec tout le respect qui est dû à la dignité et au caractère du Président des États-Unis : il y a des choses qui dépendent de M. Wilson et des choses qui ne dépendent pas de lui. Au surplus, toutes les manœuvres de l’Empire allemand sont condamnées à échouer. Chaque fois qu’il s’est senti tenu en échec, il s’est ingénié à déclencher une intervention nouvelle, la Turquie au lendemain de la Marne, la Bulgarie après l’Yser. N’ayant pas pu réussir à jeter les États-Unis en travers de la pression maritime de l’Angleterre, il s’est retourné vers la Suède, a agité le spectre de l’invasion russe, a condensé sur les îles Aland les nuages factices de sa chimie diplomatique. Le secours de l’armée et de la marine suédoise lui eussent été bien utiles, si Hindenbourg, maussade et comme envoûté par les clous dont on a percé sa statue, se décide à reprendre sa marche manquée contre Petrograd. Mais le malentendu a été dissipé, la Suède restera neutre ; et, la onzième heure étant passée, tous les autres neutres aussi, vraisemblablement, resteront neutres, pour ne pas risquer de s’entendre dire qu’ils se sont décidés trop tard : en quoi M. Wilson, panégyriste de la neutralité, ne saurait manquer de trouver un sujet de consolation. La paix n’est pas encore en vue. Mais la guerre paraît circonscrite, si l’épithète n’est pas absurde pour une guerre qui couvre tout un continent et déborde sur plusieurs autres. Au pis aller, la partie est liée. Elle n’est peut-être pas encore gagnée pour nous. Elle est sûrement déjà perdue par l’Allemagne. Les quatre mille tonnerres de Verdun et les deux mille tonnerres de Rovereto n’y changeront rien.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC