Chronique de la quinzaine - 31 mai 1848

Chronique n° 387
31 mai 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mai 1848.


Ce que nous demandons avant tout, ce que nous ne cesserons jamais de demander à la république, c’est un gouvernement de droit, qui puisse enfin remplacer dans les esprits l’idée brutale d’un gouvernement de fait. Il n’y a pas de citoyens, selon la belle et grave acception du mot, là où il n’y a pas de droit institué qui sache se défendre lui-même et se contenir en se défendant. Le droit, dans le monde d’avant 89, reposait, à tous les étages de l’édifice social, sur l’idée d’une légitimité naturelle et perpétuelle des privilèges ; le privilège ne se discutait pas, il était, et, par cela seul qu’il était, il se faisait accepter avec cet empire qui enlève la pleine soumission des consciences, le seul empire digne de l’homme. Ceux-là donc qui se portaient alors les gardiens jaloux des privilèges de leur commune, de leur province ou de leur caste, magistrats, bourgeois, prêtres et gentilshommes, tous ceux-là furent de vrais citoyens, parce qu’ils combattaient pour le droit tel que l’entendait leur intelligence dans la sphère étroite de l’âge où ils vivaient. Cette sphère s’est élargie ; le droit n’est plus assis sur le privilège, mais sur l’égalité ; l’égalité se traduit et se formule par la libre entrée de tous dans l’état, par la souveraineté de tous sur chacun et de chacun sur tous ; la souveraineté du peuple manifestée dans le gouvernement des majorités, voilà le droit social et politique de notre âge. La cause profonde pour laquelle la France, surprise par la république, s’est résignée si facilement, c’est que la république s’annonçait comme la réalisation suprême de ce droit nouveau. Ce n’est pas réaliser le droit que de n’en point inculquer le respect superstitieux si la république ne fonde pas dans les ames le culte absolu du droit qu’elle a promis d’inaugurer en toute vérité, si la notion de droit n’est pas universellement sentie et sacrée sous le régime de l’égalité, comme elle l’était jadis chez nous, comme elle l’est encore en Angleterre sous le régime du privilège, la république n’est rien ; qu’on nous ramène aux carrières.

Telle est la pensée qui, depuis le 15 mai, nous poursuit et nous obsède sans relâche. Ce crime de lèse-nation ne sortira pas de si tôt de notre mémoire, et ce n’est pas nous qui consentirions jamais à le prendre assez légèrement pour en parler avec indulgence. Nous, au contraire, nous avons à cœur de dire sur qui, dans un événement aussi déplorable, sur qui nous appelons d’abord, à défaut de rigueurs plus positives, toutes les sévérités de l’opinion.

Il y a des natures malfaisantes, qui se plaisent à la destruction pour le plaisir de détruire ; il y a des esprits à l’envers, qui s’irritent très sincèrement de voir toujours le monde à l’endroit ; il y a des cervelles vides, qui s’échauffent jusqu’au délire aussitôt qu’il s’amasse trop de foule et qu’il luit trop de soleil sur la place publique. Ces malignes influences, ces élémens désordonnés de tumulte et de ruine s’agitent en permanence à toutes les époques au fond des grandes masses d’hommes. Nous n’avons à leur égard ni beaucoup de commisération ni beaucoup de colère. Il faut corriger ce mal-là tant qu’on peut l’extirper s’il est incorrigible ; c’est le mauvais sang des sociétés. Que la majesté de l’assemblée nationale ait été outrageusement violée par les ennemis de la loi, le fait en lui-même nous désole, comme nous désolerait un assassinat commis au coin d’un bois sur une route mal gardée ; mais qu’un pareil crime ait été d’avance excusé, sinon préparé, dans le catéchisme révolutionnaire des orateurs et des agens de la république du jour, que le prestige essentiel de l’assemblée nationale ait été presque systématiquement amoindri, qu’il soit même, après une pareille crise, encore offensé par ceux qui lui devraient la plus complète déférence, voilà vraiment ce qui nous indigne, voilà ce qui nous force à craindre que le dogme moderne de la souveraineté du peuple ne soit pas en mains sûres, et que la république ait besoin d’autres éducateurs pour devenir enfin république de droit.

La souveraineté du peuple, l’unique base du droit moderne, ne peut pas s’exercer chez une nation de 30 millions d’individus sous les formes palpables qu’elle devait revêtir dans les républiques municipales de l’antiquité. Le nombre immense des citoyens les empêchant de participer à la souveraineté autrement que par délégation, leurs délégués sont pour tout le temps de leur mandat la représentation vivante et exclusive de la souveraineté. Le mandat une fois émané du suffrage universel et périodiquement renouvelé, l’insurrection n’a plus de titre à faire valoir pour compter périodiquement aussi comme pouvoir constituant, pour s’autoriser du masque et du nom de la souveraineté populaire : le suffrage universel supprime en principe l’usage de l’insurrection. C’est là dans sa substance toute la théorie républicaine : le droit moderne dont elle part est un droit abstrait. Cette abstraction se trouve malheureusement, en France, aux prises avec une réalité formidable. Paris, siège et berceau de la république, pèse sur l’idée pure de la souveraineté du peuple de tout le poids de sa force matérielle, et semble toujours sur le point de substituer à l’expression régulière et organisée de cette souveraineté générale l’intervention immédiate et violente de son Ilion d’habitans. La notion du droit nouveau n’a peut-être tant de peine à se dégager du sein de la France moderne que parce qu’elle y a toujours été compliquée de cet empire de fait que la centralisation donnait chez nous à la capitale sur le reste de l’état. La souveraineté du peuple n’a pas encore été comprise et honorée pour ce qu’elle doit être, parce qu’elle a jusqu’ici trop ressemblé à la souveraineté de Paris. La république de 1848 était à même d’éclaircir une fois pour toutes ce dangereux malentendu ; elle n’avait qu’à profiter du coup de fortune qui l’improvisait pour s’installer sur de larges fondemens en proclamant d’une voix intelligible et haute que la souveraineté de Paris n’était qu’un fragment de la souveraineté du peuple. La république de 1848 a reculé devant cette distinction qu’elle seule peut-être eût pu si tôt et si bien consacrer ; elle a fait pire, elle a davantage encore embrouillé les deux choses, et empêché par tous moyens qu’on ne les séparât.

Si la république eût été dirigée par des inspirations plus réfléchies, si ses gouvernans avaient gardé le calme que laissent, il est vrai, seulement les situations auxquelles on s’est attendu, la France entière eût été invitée à reconnaître solennellement le résultat de la révolution de février. Personne aujourd’hui ne peut douter que la république ne fût sortie du vote de la France, comme en sortit l’empire ; il est des nécessités de situation qui entraînent tout. Et ce n’était point là une vaine formalité, c’était le premier acte de cette vraie souveraineté du peuple que la monarchie avait eu le tort de croire incompatible avec son existence. La république bénéficiait de cette faute irréparable de la monarchie : elle arborait en toute lumière le drapeau du droit moderne. Qu’avons-nous vu cependant ? Au lieu de s’attacher à instituer un régime de droit, le gouvernement provisoire a paru se complaire dans la jouissance et l’orgueil d’un régime de fait. Il a exalté le peuple initiateur de Paris, comme si celui-là était à lui seul le peuple souverain, et de Paris il n’a pourtant voulu entraînent que la fraction avec laquelle il communiait en plus grande intimité. Cette fraction plus ou moins exceptionnelle avait raison de croire que le pays en masse ne sympathiserait pas avec ses idées ; elle a bravement mis le pays en suspicion et jeté d’avance le mépris ou l’alarme sur l’emploi qu’il ferait de cette souveraineté qu’on ne pouvait cependant lui ravir, sur les hommes qu’il choisirait pour en être les dépositaires. Cette fraction se prétendait la seule église orthodoxe dans la république, et le premier credo de son orthodoxie, c’était de ravaler le premier article du dogme républicain, de subordonner le dogme abstrait de la souveraineté du peuple à la pesante souveraineté de Paris.

Bien avant que l’assemblée fût réunie, nous avons entendu d’honnêtes clubistes soutenir avec une placidité digne d’éloges que les départemens, n’étant point à la hauteur de Paris, y dépêcheraient sans doute d’assez pauvres députés, que ces députés seraient par conséquent de médiocres démocrates et de détestables socialistes, que le peuple ne pourrait pas s’en accommoder, que, grace à Dieu, le peuple ne voulait plus d’échafauds pour en finir avec ses ennemis, qu’il était maintenant assez fort pour les chasser rien qu’en se montrant, que le peuple irait donc à son heure congédier ces commis maladroits ; puis, que se réunissant au Champ-de-Mars, il en nommerait neuf cents autres qu’il enverrait reconnaître dans les départemens. Ces excellens patriotes ne voyaient absolument pas d’autre manière de pratiquer la souveraineté républicaine. Les plus modérés se bornaient à insinuer que le peuple, avant d’en arriver à ces moyens extrêmes, devait user de clémence et témoigner sa haute sagesse en signifiant d’abord quelque avis bien net à ces provinciaux ignorans. Les exaltés voulaient procéder en sournois, laisser les réactionnaires s’engager à l’aventure dans leurs mauvais sentiers, et les frapper ensuite d’un coup inexorable. Combien de soirées perdues, combien d’esprits faussés à s’abreuver de cette triste éloquence, qui n’a point encore cessé de couler, et toujours sur la même pente !

Comment s’y fût-elle arrêtée, quand elle y coulait à la suite de l’éloquence officielle ? Est-ce que ce n’étaient pas les Bulletins de la république qui propageaient dans les esprits cette interprétation grossière et mensongère du dogme de la souveraineté, qui inventaient pour le besoin d’une certaine cause un Paris de fantaisie, et livraient la France pieds et poings liés à ce monstre éclos dans des imaginations où le délire délirait à froid ? Est-ce que les commissaires généraux de la république ne discouraient pas même quelquefois avec moins de ménagement que les clubs parisiens ? On n’a pas encore oublié les confidences du citoyen Sauriac et l’éventualité rassurante offerte en perspective à ceux de ses administrés qui oseraient prendre à la chambre le banc qu’il lui convenait de s’adjuger en leur nom. Quelle était enfin la question de rigueur que l’on posait à Paris dans les élections de la garde nationale, la pierre de touche à laquelle on éprouvait les candidats bien pensans, la marque sûre à laquelle le gouvernement reconnaissait et signalait ses agneaux ? Vous ambitionniez l’épaulette de colonel ou les galons de sergent ; il fallait aussitôt promettre de marcher sur l’assemblée nationale au cas où l’assemblée prendrait une mesure contraire à l’existence de la république. On n’indiquait point d’avance le criterium infaillible auquel on pourrait juger de la réalité du crime, de l’opportunité du châtiment, mais on habituait ainsi la milice citoyenne à envisager, avec tout le sang froid possible, dans un avenir quelconque, le moment où la représentation de la souveraineté du peuple français croulerait sous la pression de la souveraineté effective du peuple parisien. C’est bien le cas de dire que l’on comptait sans son hôte. Et cependant, samedi dernier, le général de la garde nationale venait encore déclarer à l’assemblée que l’armée qu’il commande appuierait les représentans dans des voies d’énergie, « tant qu’ils y marcheraient eux-mêmes loyalement et franchement. » Général d’une armée où tous les grades sont électifs, excepté le sien, M. Clément Thomas formulait de la sorte une menace implicite qu’il n’avait pas reçu mission de signifier. Si la journée du 15 mai n’a pas suffisamment montré que la garde nationale ne voudra jamais admettre de supposition défavorable à la loyauté patriotique de l’assemblée, c’est encore une journée perdue. Nous aimons mieux croire que M. Clément Thomas n’a pas mis de malice dans cette phrase malencontreuse ; l’habitude l’aura emporté.

Ne nous y trompons pas, cette habitude a été trop funeste pour qu’elle n’ait pas bientôt un terme. Cette habitude que les purs républicains avaient prise de suspendre ainsi sur l’assemblée nationale je ne sais quelle épée de Damoclès de par la conscience de leur propre vertu, cette habitude de défiance injurieuse et perturbatrice a produit le désordre des esprits qui a fomenté, qui a prolongé le désordre brutal du 15 mai. Elle n’a pas seulement effacé toute conception juste de la souveraineté du peuple, faute notion de droit dans la minorité violente qui se ruait sur le palais de l’assemblée ; elle a obscurci la notion du devoir chez beaucoup de ceux auxquels la république avait remis le soin de sa défense. Il est évident que, faute d’avoir assez solidement assis l’idée d’un gouvernement de droit, le nouvel ordre républicain n’a pas été très spontanément soutenu par tous les a gens de son choix contre le gouvernement de fait qui le dépossédait. Cette invasion oppressive d’un fait révolutionnaire dans la légalité régénérée n’a pas soulevé contre elle assez d’horreur chez tous ceux qui passaient pour avoir clos la révolution et l’avoir même close à leur bénéfice. Ils ne se sont pas trouvés assez vite armés pour l’empêcher de renaître, parce qu’ils n’étaient pas pénétrés d’un respect assez sérieux, d’un dévouement assez énergique pour son principe, enfin accompli dans les institutions, pour le principe de la vraie souveraineté du peuple. Ils se rappelaient trop le 24 février ; ils oubliaient trop que la chambre, dispersée sous leurs yeux, n’était plus la représentation des 200,000 privilégiés de l’argent, mais l’expression complète du peuple entier de la France ; ils ne se sentaient pas bien sûrs que ce ramas d’émeutiers aux bras nus et aux drapeaux rouges ne fût pas lui-même le peuple souverain. Il se formula même au milieu de cet effroyable tumulte un raisonnement qui, de l’avis intime de beaucoup trop de gens, dominait la situation. Le Moniteur le rapporte ; on est bien obligé de l’en croire. « Tu es un fameux farceur ! cria-t-on à M. Ledru-Rollin, c’est toi-même qui t’es nommé le 24 février ! »

Si M. Ledru-Rollin n’eût pas à l’avance, dans ses circulaires, discrédité la voix véritable de la France, s’il n’eût pas permis à ses amis et à ses journaux d’attaquer le caractère, de rabaisser la mission de l’assemblée, seul organe compétent du pays, s’il n’eût pas fait constamment de la foule en insurrection la représentation exclusive et prépondérante de la souveraineté populaire, M. Ledru-Rollin n’aurait pas été embarrassé de répondre au démagogue qui l’interpellait. Disons mieux, l’attentat abominable qui ébranlait l’unique base de droit sur laquelle repose la république lui aurait peut-être inspiré plus d’indignation qu’on n’en sent à travers ses propos de ce jour-là ; il n’aurait pas, même en cherchant, trouvé d’éloges pour les violateurs audacieux de la dignité nationale ; il ne leur aurait pas parlé de leur modération et de leur bon sens : investi du pouvoir exécutif, il se serait tu et il aurait agi. Et M. Louis Blanc enfin, s’il n’avait pas eu dans sa propre infaillibilité une foi plus robuste que celle qu’il accordait à la légalité républicaine, M. Louis Blanc, qu’une protection inexplicable couvrait encore hier des suites de son mauvais pas sur l’Aventin ridicule où il s’est réfugié, M. Louis Blanc n’aurait pas causé si chaudement avec ces singuliers travailleurs qui travaillaient d’un si beau zèle à démolir l’ordre social, pour fonder l’anarchie antisociale des utopies. Il ne serait pas monté à cette tribune, déshonorée par un affront si criminel, pour nommer les coupables de ce doux nom d’amis, inventé comme une recette à l’usage de sa popularité. Il n’eût pas été l’ornement de cette pompe triomphale conduite par les vainqueurs sur le lieu même de leur victoire, il eût su se dérober aux épaules de ses adorateurs frénétiques, si son ame possédée de la passion du droit, au lieu d’être fanatisée par le culte de ses rêves, n’avait trouvé dans ce triomphe qu’impuissance et niaiserie.

Il est un homme aussi qui, le 15 mai, représentait avec une triste originalité l’état moral où flottaient tant de républicains de la veille, trop incertains le lendemain dès qu’il s’agissait de choisir entre deux républiques ; il est un homme qui a visiblement souffert de cette confusion qu’une politique à jamais regrettable avait laissée dans les intelligences, qui a lutté de son mieux, sans y réussir assez, pour démêler l’idéal républicain de la souveraineté du peuple des enveloppes grossières sous lesquelles il l’avait trop long-temps confessé, du corps matériel dont il s’était accoutumé, pendant quinze ans, à le revêtir, en prenant pour le peuple telle ou telle bande de conspirateurs. On voit que nous voulons parler de M. Caussidière. Nous n’avons rien à préjuger sur l’issue du débat qui menace de s’ouvrir au sujet des événemens du 15 mai entre l’ancien préfet de police et la commission exécutive. Ce que nous cherchons seulement à relever ici, d’après son témoignage, c’est l’indécision où s’agitait ce vigoureux caractère au milieu des événemens, par manque d’un principe qui le guidât entre ses vrais amis et ses vrais ennemis, entre ses relations, ses habitudes d’autrefois et ses obligations d’à-présent. On ne fait pas impunément de l’ordre avec du désordre, selon l’expression pittoresque de M. Caussidière ; on ne fait de l’ordre qu’avec du droit.

Le droit pourtant était clairement écrit dans la conscience publique, s’il était trop obscur dans la conscience vacillante de quelques individus trop ballottés par leur récente fortune. La révolution du 15 mai, c’est la démonstration magnifique de cette force infinie avec laquelle la conscience de tous peut parfois éclater à son moment, quand elle est révoltée jusqu’en ses profondeurs ; c’est l’avènement décidé de la garde nationale de Paris comme protectrice invincible du droit. Pareil élan ne se vit jamais dans l’histoire orageuse de la grande cité. Le ministre de la guerre quittait l’assemblée envahie pour aller chercher des ordres qu’il n’avait pu prendre sur lui de donner ; les colonels des légions attendaient des ordres qu’ils n’osaient pas prendre sur eux de prévenir. Les légions ont marché d’elles-mêmes, emportées par l’impulsion magique des heures de crise. Hommes de paix et de cabinet, convalescens ou vieillards, tous ont pris le fusil comme un seul homme, et s’en seraient servis comme des soldats. Cette ardeur n’avait pas pour unique mobile la pensée désespérante du néant qui s’ouvrait, si on laissait briser par des aveugles ou par des furieux la seule forme d’ordre et de société qui restât à la France ; cette ardeur était plutôt le courroux qui saisissait tout le monde en voyant un troupeau de factieux imbéciles s’imaginer qu’ils allaient dissoudre à coups de poing la représentation la plus absolue par laquelle la souveraineté du peuple se fût encore traduite en France ; c’était la colère provoquée par la violation du droit le plus irréfragable qui eût encore fonctionné chez nous.

Nous saluons avec bonheur ce symptôme, qui nous révèle dans la masse de la population parisienne une ame commune pour ainsi dire, une grande ame de citoyen ; nous désirons vivement que cette inspiration puissante vienne fortifier l’assemblée nationale, et passe de là jusqu’au gouvernement. Le gouvernement et l’assemblée nous semblent, par malheur, jusqu’à présent dans des relations assez épineuses, et nous n’oserions dire que le décret d’avant-hier ait mis un terme à toutes les difficultés en fixant définitivement les rapports de la commission exécutive avec les représentans. On ne peut se dissimuler qu’il existe un tiraillement fâcheux dans les régions supérieures où se joue pour l’instant la destinée du pays, et comme ce tiraillement tient encore à ce que la notion du vrai droit républicain n’est peut-être pas suffisamment développée chez les magistrats suprêmes de la république, il faut, malgré nous, insister un peu pour aider à vider le litige en l’éclaircissant.

On ne perd pas aisément le goût de la dictature quand on en a une fois tâté, et il est d’ailleurs des idées qui s’accommodent de la dictature mieux que de la discussion. Les hommes que les événemens de février ont subitement élevés à l’empire, ceux, du moins dont la personne a tenu le plus de place dans ces événemens, ne peuvent pas s’empêcher de croire qu’ils ont eu le secret de la Providence, puisque la Providence a si bien travaillé pour eux. Les uns possédaient déjà, les autres se sont improvisé quelques vagues doctrines de régénération sociale avec lesquelles ils ont côtoyé, tant bien que mal, les socialistes de profession, en s’appliquant à tirer parti de cette alliance compromettante sans trop s’y laisser crucifier, ils ont même fini par prendre ce rôle au sérieux, et, dédaignant du haut de leurs nuages dorés les petitesses de l’école libérale, qui n’avait jamais songé qu’à constituer l’existence publique du citoyen, ils se sont déclarés les apôtres d’un nouveau progrès, au bout duquel ils signalent d’avance le bonheur intime de toute l’humanité. Dépositaires d’une parole de vie, assez convaincus eux-mêmes de leur mission pour avoir l’air de l’être encore davantage, ils ont naturellement pris en pitié l’assistance de cette assemblée de médiocrités bourgeoises, ils l’ont subie plutôt qu’ils ne l’ont désirée ; ç’a été, quant à leur sens, un rouage lourd et malfaisant plutôt qu’une force active et nécessaire. Aussi n’entendent-ils pas recevoir des leçons et voudraient-ils bien en donner. Aussi, dans cette haute ambition qui les pousse à s’offrir au pays comme ses initiateurs et ses pasteurs, ont-ils fait beaucoup plus pour le convertir à leurs fantômes d’idées que pour lui inculquer la notion de son droit et l’intelligence de sa souveraineté. Aussi parlent-ils maintenant avec une énergie merveilleuse des prérogatives éternelles du pouvoir, parce qu’en dépit de la souveraineté du peuple, qui vient s’asseoir devant eux sous la figure plus ou moins désagréable des représentans, le pouvoir leur paraît désormais l’expression la plus sublime et la plus fidèle de la société.

L’assemblée nationale n’est pas très charmée de cet enthousiasme dont sa commission exécutive s’est éprise pour ses propres grandeurs. L’enthousiasme lui plait encore moins, quand il passe par la bouche des utilités, et sert aux sous-oeuvres à se glorifier eux-mêmes N’y a-t-il donc aucun agrément à voir tout le bonheur que M. Flocon éprouve en se sentant ministre ? La raideur par trop discrète avec laquelle M. Duclere signifie ses plans de finances ne laisse pas non plus d’être piquante, lorsqu’on en a le mot. Le cabinet de la pentarchie s’est déjà d’ailleurs procuré des aides-de-camp qui s’entendent presque aussi bien que les fidèles des vieux cabinets à enguirlander le monde et à travailler les votes. On a enfin organisé une réunion parlementaire dont le but avoué, dont le programme signé est un dévouement quand même, non pas seulement à la république en général, mais à la commission exécutive en particulier. Sous la monarchie constitutionnelle, cela se fût appelé du pur ministérialisme. L’assemblée, c’est une justice à lui rendre, regimbe contre ce joug qu’on lui jette ; elle tient à son droit de représentation nationale au moins autant que la commission exécutive à la supériorité de son office. De là toutes les vicissitudes par lesquelles a successivement passé le décret qui devait régler le mode de séance des cinq dans l’assemblée et investir l’assemblée d’un véritable commandement militaire. Les cinq tendaient, par un instinct que l’on comprend facilement, à s’isoler de la foule, et, par bien d’autres raisons encore, il leur plaisait peu que le’ président empiétât trop sur le pouvoir exécutif. Après tant d’amendemens et de sous-amendemens, tout ce qu’on peut dire du décret, c’est qu’il a passablement replâtré la situation. La situation, d’ailleurs, avait été déjà très vivement tranchée dans l’affaire encore ténébreuse de la garde mobile à cheval, et l’assemblée avait prouvé, avec une certaine vigueur, qu’elle n’était pas disposée à subir quand même le caprice des créations ministérielles.

L’assemblée n’est pas, il s’en faut bien pourtant, une chambre d’opposition ; sil est au contraire quelque chose dont elle ait peur, c’est de paraître irritable et irritante. Il y avait certainement plus de verve révolutionnaire chez les députés de 1831 qu’il n’y en a chez ces premiers nés de la république ; on peut en juger par l’accueil, du reste très mérité, qu’ils ont fait dans les bureaux à la loi du divorce. On sent qu’ils redoutent toute rupture violente, et, chose étrange, ils sont presque violens eux-mêmes pour empêcher la discussion et la fermer, par une clôture arbitraire, aussitôt qu’ils entrevoient dans la discussion quelque endroit trop scabreux. Certes il y avait beaucoup à dire sur la loi de bannissement, et le gouvernement n’avait pas assurément attaqué de franc jeu les auteurs de l’attentat du 15 mai, quand d’une main il fermait les clubs et proposait de l’autre un décret d’exil perpétuel contre la dynastie d’Orléans. La grande majorité de l’assemblée n’a pas voulu toutefois combattre sérieusement sur ce terrain ; elle a considéré comme un devoir politique ce que d’un autre point de vue on pouvait estimer une rigueur mauvaise, et ce devoir a même paru si pressant à des hommes dont personne ne voudrait contester la droiture, qu’ils l’ont accompli malgré les scrupules qui devaient leur rendre cet accomplissement pénible.

Juger définitivement l’assemblée sur ce qu’elle a fait, c’est encore chose impossible : nous voulons penser que beaucoup d’orateurs, trop pressés de se jeter en avant, nous cachent jusqu’à présent le fond solide et les talens vrais d’une réunion si considérable. Les comités et les bureaux vont sans doute produire peu à peu leurs capacités ; la réunion d’hommes nouveaux et indépendans qui se forme à la fois en dehors des anciens députés et des récens ministériels compte déjà plus de 200 adhésions ; nous avons bon espoir de ce côté-là. Enfin nous croyons fermement que les réélections du 4 juin vont amener de précieuses recrues. La candidature de sil. Thiers a gagné de plus en plus à mesure que les événemens ont montré davantage, dans l’accroissement des maux, l’utilité des esprits positifs. Cette candidature, combattue par les organes du gouvernement avec une précipitation trop acharnée pour être heureuse, s’est en quelque sorte défendue toute seule, et l’absence de M. Thiers en ces premiers momens où son aptitude eût été si nécessaire, n’a servi qu’à rendre son concours plus désirable et plus désiré. La peine à laquelle succombent les républicains de la veille, c’est la peine des affaires. Ils ne savent pas les affaires, ils les rêvent ou les déclament. Ils ne sont pas des hommes pratiques, ils sont des rhétoriciens en échange réglé de complaisances avec les utopistes, dont ils empruntent çà et là les théories, pour jouer la profondeur dans leurs phrases. Administration, finances, industrie, tout souffre de ce double vice, tout est compromis par l’éloquence à faux et par les idées d’emprunt. M. Achille Fould, qui a vu de près nos financiers à la besogne, se présente aux électeurs de Paris en leur soumettant la critique raisonnée des mesures qui ont vidé le trésor depuis trois mois, une critique d’autant plus redoutable qu’elle est plus modérée. La plaie encore béante des ateliers nationaux ne témoigne pas beaucoup en faveur du talent des médecins chargés de la guérir, quoique M. Trélat semble pourtant annoncer aujourd’hui des intentions plus énergiques. Enfin il y a vacance sur vacance du haut en bas de l’échelle administrative, parce que le personnel fait défaut. Les choses en sont arrivées à cet état de tension intérieure où il devient de toute nécessité qu’elles se modifient. Nous ne croyons pas qu’elles puissent changer sans que ce changement soit heureux ; nous avons foi dans cette grande autorité de l’opinion qui pèsera chaque jour davantage sur l’assemblée nationale, qui la poussera quand même à prendre le timon tout-à-fait en main. Ce qu’on découvre avant tout dans ces douloureuses épreuves par où passe aujourd’hui la France, c’est le trésor de vigueur native qui lui permet de les supporter.


— Les temps de révolution sont souvent aussi des temps d’extrême injustice. Toute arme est bonne, on ne le sait que trop, pour les partis en lutte, et la calomnie se trouve à merveille de cette coupable tolérance : plus la mêlée est vive, moins elle ménage ses coups Heureusement la discussion équitable finit toujours par retrouver ses droits, et l’opinion, plus calme, est la première à casser les arrêts que la passion réussit quelquefois à lui surprendre. Un exemple de ces bienfaisantes réactions nous est donné dans une affaire dont il nous a paru peu convenable d’occuper prématurément nos lecteurs, mais sur laquelle nous n’avons jamais cessé d’attendre avec confiance les explications du principal intéressé. Notre confiance, nous pouvons le dire aujourd’hui, n’a pas été trompée. On n’a pas oublié que, peu de jours après la révolution de février, une accusation des plus graves fut portée contre un membre de l’Institut, contre M. Libri. Il ne s’agissait de rien moins que de livres et de manuscrits précieux soustraits par les moyens les plus honteux aux bibliothèques publiques de la France. On n’a pas oublié non plus sous quelle forme cette accusation s’était produite. Un rapport, qui n’était que le résumé minutieux des dénonciations anonymes recueillies à diverses époques contre la personne accusée de ces soustractions, avait eu les honneurs d’une insertion au Moniteur, qui lui donnait une sorte de consécration officielle. Les résultats confidentiels d’une investigation de parquet avaient acquis ainsi une notoriété scandaleuse et déplorable. Aujourd’hui nous savons à quoi nous en tenir sur la valeur de ces révélations ; nous avons sous les yeux la Réponse de M. Libri au rapport de M. Boucly publié dans le Moniteur Universel du 19 mars 1848. Cette réponse donne, sur les assertions contenues dans le rapport de M. Boucly, des explications qui nous ont pleinement satisfaits. M. Libri réfute le rapport paragraphe par paragraphe. À des bruits vagues, à des accusations anonymes, il oppose des pièces authentiques, des faits positifs ; il ne laisse rien sans explication, sans réponse, et découvre, selon ses propres expressions, sa vie entière. Devant cet exposé si ferme et si précis, nous ne croyons pas qu’il puisse rester un doute aux lecteurs les plus prévenus. Au reste, la presse étrangère n’a pas attendu la publication de la Réponse de M. Libri pour prendre sa défense. Une lettre chaleureuse de M. le comte Mamiani, un article de M. Guerrazzi, insérés dans le journal l’Ehoca de Rome, ont devancé la réfutation péremptoire que vient de publier M. Libri. Aujourd’hui, cette réfutation est l’objet d’appréciations favorables dans la presse française. Un recueil anglais justement estimé, l’Athenaeum, vient de consacrer à la réponse de M. Libri un examen où il condamne, en termes sévères, la publicité officielle donnée au rapport de M. Boucly. Ce qu’il y a d’anormal et d’illégal dans un fait pareil blesse à bon droit ce vigoureux sentiment des convenances légales, qui est le trait distinctif du caractère anglais. « Nous commençons par affirmer, dit l’auteur de l’article publié dans l’Athenaeum, que, selon notre opinion, M. Libri est devenu l’accusateur, qu’il a changé de place, et que c’est maintenant à ceux qui l’ont attaqué de se défendre contre une imputation grave, très grave, car il s’agirait de la ruine d’un adversaire politique, qu’on aurait déshonoré par l’exploitation de récits vagues qui ne comptent pour rien devant les tribunaux. » - « M. Libri, est-il dit plus loin, affirme qu’ayant été pendant douze ans l’adversaire de M. Arago, il n’a pas osé rester en France du moment où son ennemi était au pouvoir, et, sans ce qui s’est passé, nous aurions pu soupçonner M. Libri d’avoir mal jugé M. Arago. » Pour nous, malgré ce que nous savons des tristes haines qui peuvent agiter le monde littéraire ou scientifique, nous ne pouvons admettre comme fondées les insinuations du journal anglais. Nous pensons qu’il est des faiblesses auxquelles les plus vifs ressentimens ne sauraient faire descendre un grand esprit. M. Libri n’aura pas vainement rappelé l’époque où M. Arago, passant à Florence, visitait la collection qui devait plus tard fournir un prétexte à de si odieuses calomnies, et, loin de prêter créance aux soupçons de l’Alhenaeum, nous aimons à croire, au contraire, que M. Arago voudra s’honorer en ne laissant pas sans réponse l’appel fait à sa mémoire.



REVUE LITTERAIRE ET DRAMATIQUE.




Nous devons louer l’Académie française de ne pas s’être laissé détourner de ses travaux par les émotions politiques et de s’être réunie en séance publique pour la réception de M. Ampère, tout comme elle eût fait autrefois. Ce spectacle était à la fois triste et consolant : triste, parce qu’il nous a rappelé combien nous sommes loin d’une époque où ces aimables exercices de la pensée figuraient en première ligne dans les préoccupations d’une société polie ; consolant, parce qu’il y a eu, ce nous semble, quelque noblesse, et comme un sentiment de force intérieure et d’idéale puissance, dans cette reprise de possession littéraire au milieu de l’indifférence générale. Ce n’était pas, à Dieu ne plaise ! une protestation, une bravade de bel-esprit contre des intérêts trop sérieux et des inquiétudes trop légitimes ; c’était, pour l’illustre compagnie, une façon de prendre date, de constater que tout ce qui s’appuie sur le libre développement de l’intelligence n’a rien à craindre du contact des événemens, de s’associer enfin à ces événemens mêmes, non pas en s’y mêlant avec cette avidité d’aventures dont quelques imaginations égarées nous ont donné de fâcheux exemples, mais en y concourant, pour ainsi dire, par la continuation d’utiles et ingénieux travaux. Remarquons en effet, et il y a lieu d’insister sur cette vérité plus que jamais méconnue, que ce n’est pas par leur empressement à se porter tous sur un même point que les esprits d’élite peuvent servir une société qui se renouvelle, mais au contraire par leur fidélité à garder le poste que leur assignent leurs tendances, leurs prédilections et leurs études. Humble ou splendide, laborieuse ou facile, cette tâche indiquée à chacun par ses aptitudes est plus utile à l’ensemble dont elle maintient ou complète l’harmonie, que cette témérité remuante qui court, tête baissée, se jeter au plus fort du groupe et ajouter au pêle-mêle. Disons aussi que c’est là une des gloires de la littérature élevée, que ses travaux, inaperçus quelquefois au moment même où ils s’exécutent, reprennent leur importance et leur valeur, lorsque la perspective s’éloigne, et qu’une appréciation plus juste ou plus calme rend à chaque fait et à chaque homme sa proportion et sa mesure. Tout ce qui est du domaine des passions, des agitations matérielles, extérieures, provoquées par le choc ou l’attente des événemens, absorbe les contemporains, mais s’amoindrit et s’efface à distance ; seule, l’idée survit, semblable à ces plantes frêles, mais vivaces, qui reviennent, chaque printemps, couvrir de leurs fleurs les ruines de nos monument écroulés.

On pouvait d’ailleurs être sûr que des hommes tels que M. Ampère et M. Mérimée n’abuseraient pas de cette première audience, et que leur tact les garantirait également de ces excès académiques qui eussent été cette fois doublement intempestifs, et de cette négligence dédaigneuse qui eût fait l’effet d’une désertion. Leurs discours sont, au contraire, des modèles de ce genre que les exigences de notre époque doivent substituer à l’ampleur des anciennes formules, et qui, sans rien sacrifier de la correction et de l’élégance, admettra, dans sa simplicité concise, des appréciations plus nettes, plus directes, quelque chose de moins convenu et de moins factice. Ainsi modifiés, les discours et les actes de l’Académie, au lieu de garder ce caractère de solennité qui les isole de la vie réelle, sauraient se façonner et s’assouplir suivant le mouvement de la société elle-même, non pas pour l’entraver, mais pour le juger ou le servir ; et il serait curieux, instructif, de méditer ces calmes procès-verbaux, dressés par des esprits éminens et réfléchis, sur toutes ces questions entraînantes qui passionnent et irritent la foule. C’est alors que l’écrivain pourrait jouer un rôle d’autant plus utile, que l’époque serait plus agitée, et cela sans sortir de sa sphère, sans se rabaisser à ces luttes du carrefour et de la rue, où le cri a plus de puissance que le mot, où l’exagération bruyante a plus de crédit que l’humble et salutaire vérité.

M. Ampère avait à parler de M. Guiraud, et la tâche n’était pas facile, car peu de physionomies littéraires sont aujourd’hui plus effacées que celle-là. M. Guirand figura dans cette première pléiade de poètes monarchiques, précurseurs de la rénovation poétique plutôt que rénovateurs eux-mêmes, et qui confondirent volontiers une sorte d’idéal chevaleresque et chrétien aux perspectives lointaines et pâlissantes avec la vraie poésie moderne, fille de nos douleurs, de nos doutes et de nos rêves, inaugurée par lord Byron, et glorieusement continuée, parmi nous, par Lamartine, Victor Hugo et M. de Musset. M. Ampère a loué son prédécesseur avec cette ingénieuse réserve qui laisse à l’éloge tout son prix en lui maintenant toute sa mesure, et s’interdit la flatterie pour ne pas discréditer la louange. Plusieurs traits pleins de sentiment ou de grace ont soulevé les applaudissemens d’un auditoire plus nombreux et plus attentif qu’on n’eût pu l’espérer au surlendemain du 15 mai. Sans tomber jamais dans le discours d’apparat, M. Ampère a trouvé moyen de rendre hommage à M. de Châteaubriand, à la mémoire de M. Ballanche, et tout le monde a ressenti une émotion sympathique, lorsque le récipiendaire, s’abritant sous le nom glorieux de son père, a fait, pour ainsi dire, de sa modestie personnelle un tribut à son légitime orgueil filial. Nous comprenions en ce moment qu’il y avait en dehors de toute législation et de tout sophisme une noblesse idéale, une hérédité de génie et de vertu, « main tendue à travers la tombe, »suivant la belle expression d’un illustre poète, et à laquelle rien ne saurait ravir ni ses prestiges ni ses droits. « Mon discours, avait dit en commençant M. Ampère, a été écrit sous la monarchie, et je n’ai rien trouvé à y désavouer sous la république. » Et, en effet, cette sereine indépendance, ce droit d’inamovibilité intellectuelle, pouvait être revendiqué par un esprit tel que le sien, noble esprit vers lequel le jour arrive constamment par en haut, et que le beau préoccupe sans cesse sous quelque forme qu’il se révèle, sous quelque voile qu’il se cache !

« Je pourrais, venait de dire M. Ampère, signaler dans le roman des chefs-d’œuvre de vigoureuse et saine originalité ; l’amitié me le conseille, mais votre directeur ne me le permettrait pas ; » il était impossible de louer avec plus de délicatesse et de grace l’auteur du Vase étrusque et de Colomba. M. Mérimée, dans sa réponse, d’une brièveté spirituelle, a montré toutes ces qualités d’élégance, de relief et de netteté, qui ne l’abandonnent jamais. Cette façon d’écrire, à la fois si sobre, si savante et si simple, que M. Mérimée applique avec tant de bonheur à l’archéologie comme à l’histoire, aux questions d’art comme au roman, peut servir à caractériser d’avance ce nouveau style académique, tel que j’essayais tout à l’heure de le définir, et qui, perdant cette majesté de cérémonial peu en rapport avec nos mœurs, deviendrait la langue des hommes lettrés, résumant à propos d’un contemporain les idées et les intérêts de leur temps. Ce serait là, pour l’Académie, une condition de vie nouvelle, d’influence relative, qui la maintiendrait au niveau des époques les plus progressives et sauverait la littérature sérieuse d’un double écueil, de cet isolement immobile qui transformerait ses travaux en exercices stériles ou frivoles, et de ces tentations dangereuses qui, la jetant à la merci de tous les caprices du journalisme et du pamphlet, altéreraient en elle ce sentiment du beau et du vrai dont elle est gardienne et dépositaire.

C’est aussi en tenant compte de la véritable situation des esprits, violemment entraînés par une révolution, et en se préservant des traditions vieillies, non moins que des appels coupables aux passions démagogiques, que le théâtre peut conjurer l’abandon qui le menace et rendre à la société des services réels. Quelles marques de sympathie ne décernerions-nous pas aujourd’hui à un écrivain qui, sourd aux appels décevans et passionnés du dehors, comprenant que le but sacré clé l’art n’est pas de s’absorber dans l’agitation universelle, mais de la dominer par ses enseignemens et ses exemples, donnerait au théâtre une œuvre vraiment originale, vraiment actuelle, soit que, saisissant les aspects comiques qui fourmillent sous nos pas, il nous montrât le cœur humain avec ses éternelles faiblesses cachées sous des déguisemens nouveaux et de nouveaux subterfuges, soit que, préoccupé des côtés sérieux et tristes, il fouillât dans les douloureux secrets, dans les drames ignorés qui se dérobent souvent sous le tissu uniforme des conventions sociales ! Si nous n’avons pas, en ce moment, à proclamer une œuvre de ce genre, nous devons au moins mentionner la tentative que vient de faire un écrivain célèbre pour remettre en honneur cette tragédie intime, domestique, familière, qui, du moment qu’on en connaîtra bien toutes les ressources, doit remplacer définitivement la tragédie héroïque. Telle a été évidemment l’idée de M. de Balzac dans son nouveau drame de la Marâtre. Quelle que soit notre opinion sur l’ensemble des ouvrages de M. de Balzac, il serait injuste de ne pas reconnaître en lui cette persistance, cette force de volonté littéraire qui sait se suffire à elle-même et vivre de sa propre pensée, au moment où les circonstances paraîtraient devoir l’ébranler ou la distraire. Jusqu’ici, M. de Balzac avait peu réussi au théâtre. Humoriste inintelligible dans Vautrin et dans Quinola, pâle et inhabile dramaturge dans Paméla Giraud, il semblait, une fois en face du public, perdre ces éminentes qualités d’observation et d’analyse dont ses romans renferment d’incontestables preuves, sans rencontrer en échange cette habileté d’agencement, cette soudaineté d’émotions, cet art de faire grandir l’intérêt par la marche même du drame, que nous applaudissions de temps à autre chez des auteurs plus superficiels. La Marâtre est fort supérieure à ces premiers essais dramatiques : évidemment, M. de Balzac a songé cette fois à restaurer le drame de Diderot et de Mercier, en le faisant profiter de ce trésor d’observations et de découvertes amassées pendant une longue et laborieuse carrière. Il a essayé d’appliquer à l’optique théâtrale ce don de seconde vue psychologique, cette faculté opiniâtre et patiente de dégager l’inconnu de la réalité, qui est le caractère le plus original de son talent. Renoncer aux allures de cette comédie de convention qui se contente d’effleurer les surfaces, pénétrer dans les entrailles de la vie intime, prendre pour muse une sorte de Melpomène bourgeoise qui nous initie à cette réalité inconnue, souterraine, que creusent les passions sous les superficies les plus paisibles, nous faire assister au développement d’une action toute vulgaire, remplie, au dehors, des incidens familiers de la vie domestique, et recélant au dedans plus d’émotions, de péripéties et de douleurs qu’il ne s’en abritait autrefois sous un portique grec ou romain, voilà ce qu’a voulu M. de Balzac.

Ce titre même, la Marâtre, nous annonçait une de ces études d’intérieur où excelle l’auteur d’Eugénie Grandet, où des souffrances silencieuses et de sourdes révoltes s’agitent sous des apparences de quiétude et de calme ; mais ce titre, et ce sera là notre première critique, a l’inconvénient de nous faire pressentir autre chose que ce qu’il nous donne. Au lieu de nous peindre ce secret malaise qu’introduit dans une famille l’antagonisme presque inévitable entre les enfans d’un premier lit et les exigences d’une seconde femme, sujet qui, malgré sa simplicité, aurait pu suffire à défrayer tout un drame, la pièce de M. de Balzac nous offre le tableau d’une rivalité féminine, d’un duel acharné entre une femme mariée et une jeune fille, éprises toutes deux du même homme, l’une avec la fougue impitoyable d’une suprême et unique passion, l’autre avec une énergie toute virile et l’imperturbable astuce d’un diplomate en robe blanche. La qualité de marâtre n’ajoute rien à ce que cette lutte peut avoir de dissimulation ardente et de haine contenue. Les simples convenances sociales suffiraient pour établir entre deux femmes du monde cet échange de démonstrations caressantes ou polies, servant de masque et de voile à d’implacables ressentimens.

Si nous passons sur cette critique préliminaire, nous devons dire que, dans ses deux premiers actes, M. de Balzac a fait preuve d’un très grand talent. La crédulité sexagénaire de ce général Grandchamp, lion muselé par une femme artificieuse et dépravée ; la présence, au cœur du foyer domestique, de ce jeune homme caché sous un nom d’emprunt, fils d’un de ces traîtres dont la défection a causé la chute de l’empereur, et qui sont pour Grandchamp l’objet d’une haine féroce ; le double amour que ce jeune homme inspire à Pauline, la fille du général, et à Gertrude, sa seconde femme ; l’intervention du médecin et du procureur du roi, ces deux types dont M. de Balzac a fait si souvent ses fondés de pouvoirs ; enfin, l’innocente malice de cet enfant terrible qui peut, par un mot, jeter un jour soudain sur d’effrayans mystères, voilà, certes, des élémens dramatiques renfermant en germe des scènes émouvantes et de saisissans effets. Il y a dans les aspects de cette vie paisible, monotone, patriarcale, où le spectateur distrait ne peut surprendre qu’inoffensifs passe-temps et affectueux sourires, quelque chose de ce calme inquiétant, de cette anxiété secrète qui précède les orages et dispose à l’émotion. C’est beaucoup, c’est déjà un succès très réel que d’avoir su, sans tomber dans les vulgarités du mélodrame, prouver qu’autour d’une causeuse et d’une table de whist les passions humaines pouvaient jeter autant de vraie tragédie que dans le monde idéalisé où se meuvent les personnages historiques.

Malheureusement, la seconde partie du drame de M. de Balzac dément et altère l’effet de la première. Là nous retombons en plein mélodrame ; là nous retrouvons l’opium, le poison, toute cette pharmacie criminelle à laquelle le drame moderne semblait n’avoir pas laissé une seule goutte. Là les physionomies s’effacent ou se vulgarisent. Ce médecin et ce magistrat, posés d’abord en observateurs, en sentinelles à l’entrée de ce draine, où leur sagacité a tant de choses à prévenir ou à pénétrer, sont, dès le second acte, destitués de tout rôle actif ; ils rentrent dans leurs attributions banales, l’un en épuisant vainement les ressources de son art auprès de la jeune fille empoisonnée, l’autre en reparaissant, au dénouement, avec son cortège officiel de juges et de gendarmes. Les caractères principaux fatiguent à la longue, par suite de cette exagération familière à l’auteur, toujours disposé à pousser à bout les sujets qu’il traite. Il y a quelque chose de révoltant dans le personnage de ce jeune homme qui est venu apporter sous ce toit la douleur et la honte, qui n’y vit que sous le bénéfice d’un triple mensonge, et qui, ne respectant ni ses souvenirs, ni ses espérances, ni la jeune femme qui l’a aimé, ni la jeune fille qu’il aime, livre les secrets de son premier amour pour assurer les destinées du second. Et Pauline ! est-elle bien acceptable ? C’est là, nous le savons, une des thèses favorites de l’auteur ; dans les existences les plus contenues, dans les ames les plus voilées, il aime à faire voir d’immenses trésors de dissimulation et d’énergie, lentement amassés pendant de longues heures de réflexion et de solitude. Cette donnée n’est pas impossible, et elle a l’avantage de mettre en scène une héroïne très différente du type ordinaire de l’ingénue de comédie ; mais cette tendance à tout grossir, qui semble inhérente au talent de M. de Balzac, ne l’a-t-elle pas conduit trop loin ? Une indication juste et rapide n’eût-elle pas mieux valu que cette insistance à nous peindre, à propos d’une jeune fille de vingt ans, une physionomie aussi complète du machiavélisme féminin ? La loi des contrastes, si indispensable au théâtre, ne conseillait-elle pas d’ailleurs à M. de Balzac de caractériser autrement le personnage de Pauline, d’opposer à cette belle-mère si dissimulée, si ardente, si implacable, une de ces pures et douces figures qui, sous la plume de Shakspeare ou de Goethe, sous les traits d’Ophélia ou de Marguerite, n’ont jamais paru, que je sache, trop monotones ou trop fades ? En nous montrant cette jeune fille aimante et naïve, forte seulement de son amour et de sa candeur, et luttant sans trop de désavantage contre tant d’astuce et de jalousie haineuse, l’auteur n’eût-il pas obtenu un effet plus dramatique et plus moral que par cette lutte à armes égales ?

Enfin, la logique même des caractères et des événemens n’a pas été bien observée dans cette seconde partie. L’intérêt, après avoir reposé tout entier, pendant les quatre premiers actes, sur Pauline et son amour, se déplace à la fin et se porte sur cette Gertrude, odieuse tout à l’heure, et maintenant accusée d’un crime dont elle n’est pas coupable. L’énergie avec laquelle elle se défend, l’horreur qu’elle témoigne pour ce crime, n’est pas en rapport avec les prémisses de ce rôle tout d’une pièce, et qui, d’après la donnée primitive, semblait ne devoir s’effrayer ni d’un empoisonnement ni d’un meurtre. On le voit, l’auteur n’a pas tiré parti de tous les élémens dramatiques dont il pouvait disposer. Il n’a pas distribué avec assez d’habileté les différentes parties dont l’ensemble eût pu former un beau drame ; il a cédé à cette espèce d’emportement qui le saisit d’ordinaire à un certain moment de sa composition, et qui lui fait perdre de vue le point où il faudrait s’arrêter ; et ce crayon qui avait commencé son œuvre avec précision et finesse, s’écrasant tout à coup sur la pierre, a poussé au noir les lignes délicates de l’esquisse.

N’importe ! c’est là, nous le répétons, une tentative digne des encouragemens de la critique ; elle marque un retour aux véritables sources du drame, non pas de ce drame extérieur, accidenté, semé d’aventures et de coups de théâtre découpés dans un roman-feuilleton, et dont le succès dépend du jeu des machines et de la mise en scène, mais du drame réel, de celui que renferment dans leur sein la société et la famille, avec ces déchiremens secrets qu’y apporte la perpétuelle antithèse des lois et des mœurs, des conventions et des passions. En persévérant dans cette voie, M. de Balzac pourrait retrouver peut-être ses anciens succès de roman. Qu’a-t-il manqué aux couvres dramatiques de notre époque ? Cette observation pénétrante, cet art de creuser jusqu’au vif et au vrai, ce sentiment de la réalité fécondée par l’invention. Or, toutes ces qualités, M. de Balzac les possède ; il n’a, pour les faire réussir sur la scène, qu’à les dégager de ce luxe stérile, de cette végétation parasite qui les a trop souvent appauvries et étouffées dans ses livres.

On ne saurait trop le redire, cette société si subitement ébranlée, rejetée, en quelques heures, loin de toutes ses perspectives, entraînée par le mouvement rapide qui précipite chacune de ses journées en face de l’imprévu, si elle consent encore à s’arrêter un moment pour écouter ou lire, sera impitoyable pour la médiocrité, impitoyable surtout pour ces vieilleries grimaçantes qui essaient de cacher leur rides sous le vermillon et le fard. Nous avons éprouvé avant-hier un vif sentiment de tristesse en assistant, à la Comédie-Française, à la première représentation, ou plutôt à l’exhumation d’une de ces déplorables œuvres. La Rue Quimcampoix n’est autre chose qu’un mélodrame intitulé : le Comte de Horn, que M. Ancelot fit jouer, il y a douze ans, à la Gaieté ou à l’Ambigu, et qu’il s’est contenté de rajeunir au moyen de quelques accessoires épisodiques et d’une succession de lignes rimées qu’il est seul capable d’appeler des vers.

La critique n’a rien à dire de ce mélodrame délayé en hémistiches, où tout est à l’unisson, le style, l’invention et l’intérêt, où tout révèle, non pas la précipitation ou l’erreur d’un talent fourvoyé, mais cette caducité désastreuse d’un esprit suranné sans jamais avoir été jeune, ruiné sans jamais avoir été riche. De pareils ouvrages, dont une administration plus régulière eût peut-être réussi à préserver la Comédie-Française, aggraverait encore les chances fâcheuses qui pèsent aujourd’hui sur le théâtre en général. C’est en se prêtant à ces tristes roueries de vaudevillistes aux abois, qui trichent le public sans l’amuser, et transportent la Bohème en Béotie, que la littérature justifierait les reproches que lui adresse le socialisme moderne, en la traitant de corruptrice, de baladine, d’amusement frivole et dérisoire à l’usage des sociétés vieillies ; car il est bon qu’on sache qu’il y a aujourd’hui des hommes qui, pour refaire à priori ce monde moderne livré par leurs doctrines à tant de périlleux hasards, n’ont pas assez de cette égalité sociale qui n’est qu’un paradoxe, de cette égalité pécuniaire qui n’est qu’une folie ; ils en veulent encore à ces distinctions de l’art et de l’esprit dont on avait jusqu’ici respecté la suprématie idéale ; et sur ce livre de l’humanité où ils voudraient ne plus trouver que des pages blanches, ils effacent non-seulement ce blason passager qu’y traçaient la fortune et la naissance, mais ce blason immortel qu’y ont gravé Raphaël et Dante, Shakspeare et Molière, Mozart et Byron. Barbares rétrospectifs, aspirant au vide pour y fonder le monde de leurs maladives rêveries, c’est en tarissant les sources de l’émulation, de l’intelligence, de la civilisation, qu’ils croient pouvoir féconder ces sillons inconnus où rien ne germe encore sous leurs mains fébriles.

Sans nous arrêter à faire ressortir tout ce qu’il y a d’impie et d’insensé dans ces théories destructives, remarquons seulement que ce doit être là, pour la littérature, un avertissement salutaire. Ces idées absurdes, personne peut-être n’eût osé les accréditer, ou seulement les laisser poindre, si nous ne venions de traverser un temps où les lettres, il faut l’avouer, se sont faites trop aisément les complaisantes d’instincts sensuels et de coupables caprices, où le culte du beau et de l’idéal a été trop souvent oublié. Maintenant de pareilles fautes ne sont plus possibles, et, au milieu des ravages qu’exercent les derniers événemens dans le domaine de l’art et de la pensée, c’est là un bienfait dont il faut leur tenir compte. Au lieu d’amollir et d’énerver les esprits par une prospérité factice et les flatteries caressantes d’une société qui veut qu’on l’amuse, l’époque où nous entrons les rappellera à l’austère et intègre sentiment de leur véritable tâche. En leur offrant de funestes sophismes à combattre, des questions vitales à traiter, de généreuses initiatives à prendre, elle secouera cet engourdissement des années heureuses et des travaux faciles, et donnera aux intelligences droites une vie nouvelle, une nouvelle jeunesse. N’en avons-nous pas déjà sous les yeux de consolans exemples ? N’avons-nous pas vu, l’autre jour, un brillant et spirituel critique, M. Jules Janin, prendre en main cette cause de la littérature si brutalement attaquée, et, après avoir plaidé, avec une verve rajeunie, pour l’imagination et l’esprit, comme Cicéron plaidait pro domo suâ, payer à des souvenirs consacrés par le malheur et livrés aujourd’hui à l’insulte un noble et courageux hommage que tout Paris, le Paris civilisé, a lu avec émotion et reconnaissance ? Voilà comment il sied à la littérature de se défendre : qu’elle s’assainisse et se fortifie dans ces âpres et sévères enseignemens que donnent l’adversité, la controverse ardente, l’arène disputée, le danger même, cette auréole du courage dans les temps mauvais ; et ce plaidoyer en action sera une réponse péremptoire aux divagations des niveleurs. Grace au ciel ! ces rêveurs inquiets et malades auront à chercher long-temps encore avant de trouver quelque chose de plus utile aux hommes que la supériorité de l’intelligence mise au service de la vérité et de la raison.

Armand de Pontmartin.