Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1863

Chronique n° 751
31 juillet 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1863.

Les réponses du gouvernement de Pétersbourg aux notes de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche font faire un pas décisif à la question polonaise. Les dépêches du prince Gortchakof ont surpris le public comme une détonation inattendue. On n’avait pas prévu de la part de la Russie un refus aussi péremptoire, aussi énergiquement exprimé. Le ton doucereux des premières répliques russes avait donné à croire que la diplomatie moscovite essaierait de se tirer de ce pas difficile par un mélange de temporisation et d’enguirlandage, par des demi-concessions enveloppées de paroles mielleuses. Nous ne sommes pas fâchés qu’il n’en ait point été ainsi; nous nous félicitons que la violente franchise du prince Gortchakof ait mis l’Angleterre, l’Autriche et la France au pied du mur. Ce retour offensif de la diplomatie russe est ce que l’on pouvait désirer de mieux pour éclairer l’opinion sur la question polonaise et affermir les résolutions des gouvernemens qui ont cru devoir se préoccuper de la cause de la Pologne.

Il y a deux parties dans les réponses du prince Gortchakof : des considérations générales et une tactique diplomatique. La faiblesse des considérations générales sur lesquelles s’appuie le ministre russe enlève toute autorité à son procédé diplomatique. Nous qui avons à tenir compte avant tout des principes moraux qui servent de guide à l’opinion civilisée, des principes qui intéressent la conscience humaine à un bien autre titre que les rubriques de la procédure politique, nous nous arrêterons d’abord aux considérations générales mises en avant par le prince Gortchakof.

Elles se réduisent à des déclamations ou à des prétentions démenties par les événemens qui se passent sous nos yeux. Le gouvernement russe en est encore à dénoncer dans les mouvemens de la Pologne les inspirations et les efforts de la révolution européenne. Il précise avec amertume cette accusation à l’adresse de la France : il signale Paris même comme l’un des principaux foyers de l’agitation polonaise. Parlant à notre gouvernement il lui dit qu’à Paris, sous ses yeux, l’émigration polonaise, profitant de ses relations sociales, a organisé une vaste conspiration qui sème la calomnie contre le gouvernement russe et alimente les désordres en Pologne. A la forte leçon que lord John Russell lui avait donnée à propos de l’injustice et de la faiblesse de l’arbitraire, il répond par une creuse protestation en l’honneur du respect dû par les peuples à l’autorité. Il persiste à regarder comme russes ces provinces polonaises dévastées aujourd’hui par la tyrannie de Mouravief. «Nous devons exclure, dit-il à la France, même d’un échange d’idées amical, toute allusion à des parties de l’empire russe auxquelles ne s’applique aucune stipulation particulière d’un acte international quelconque. » Mettant en avant ce que l’empereur doit à sa fidèle armée et aux sentimens de la nation russe, il n’hésite pas enfin à proclamer pour les Polonais la nécessité de plier encore une fois sous la conquête irritée d’une nation et d’une armée étrangères. Qu’on presse comme on voudra ce manifeste russe, soumis aujourd’hui au jugement de la conscience européenne, il est impossible d’en extraire aucune autre idée générale.

Est-il vraiment besoin de souffler sur ce mince voile où l’esprit d’injustice veut si maladroitement se dérober? L’insurrection polonaise, une œuvre de la révolution cosmopolite et démagogique! Peut-on dire sérieusement une telle pauvreté? Ce parlement d’Angleterre, ces lords surtout ces chefs des grandes maisons whigs que l’on comparait autrefois aux magnifiques de Venise, par exemple ce type de vieux patricien intraitable qu’on nomme lord Ellenborough, ces assemblées et ces personnages qui ont si hautement témoigné de leurs sympathies pour la Pologne, ne sont-ils donc, eux aussi, qu’un ramassis de démagogues cosmopolites? Nous voilà obligés de demander grâce pour notre timide corps législatif et notre vertueux sénat, convaincus par leur bienveillance envers la cause polonaise d’être des fauteurs de révolutions! C’est l’honneur de la démocratie française de n’avoir pas pris garde à la classe où s’incarne et souffre plus particulièrement la nationalité polonaise et de s’être fiée en cette circonstance à la générosité de ses instincts plutôt qu’aux ombrages de ses préjugés; mais ne lui redit-on pas chaque jour, pour la détacher de la cause de la Pologne, que cette cause est celle des nobles, des grands propriétaires et des catholiques? Les Russes croient si peu à cette imputation de révolution cosmopolite jetée par eux à la cause polonaise qu’ils sont les premiers à la démentir. Leurs journaux la démentent en dénonçant sans cesse dans l’insurrection la rancune de conservateurs rétrogrades; Mouravief la dément en appelant à son aide la cupidité des paysans contre l’hostilité des propriétaires; le prince Gortchakof enfin la dément lui-même à l’instant où il la lance : il attribue l’influence de l’émigration polonaise à ses relations sociales, et il sait bien que les relations sociales auxquelles il fait allusion ne sont point de celles qui s’obtiennent par les opinions démagogiques et ne se rencontrent point dans les régions habitées par la révolution cosmopolite. Un lieu commun si percé à jour n’était pas de mise dans un document aussi grave que celui que de grands gouvernemens qui ne se paient pas de mots et l’opinion éclairée, qui connaît le fond des choses, attendaient du ministre de l’empereur de Russie.

Après la déclamation vient la prétention. La plus terrible accusation qui se puisse élever contre la domination russe en Pologne, c’est l’état même de la Pologne après le siècle que cette domination a duré. Le fait est là, positif, palpable, implacable : vous avez la Pologne depuis près d’un siècle, et après un siècle vous êtes impuissans à la gouverner. Vous vous plaignez que votre autorité ne soit pas respectée, que la confiance des provinces polonaises vous soit refusée. Votre plainte est votre confession et votre condamnation. Après avoir conquis la Pologne, vous n’avez su lui inspirer ni la confiance ni le respect, ces deux sentimens qui créent seuls un lien naturel et légitime entre les peuples et les gouvernemens. Et ici nous ne faisons point de distinction entre le royaume proprement dit et les provinces dont la Russie s’est emparée au premier partage. Ces provinces sont justement celles que la Russie possède depuis près de cent ans, et ce sont celles qui protestent aujourd’hui avec le plus d’énergie contre le joug moscovite. Vainement dans ces dernières années les Russes ont voulu effacer l’odieux du premier partage sous le sophisme d’une théorie ethnologique. Vainement ont-ils prétendu que la majorité de la population de ces provinces leur était assimilée par une identité de races. L’artifice est trop récent pour avoir pu surprendre la conscience de l’Europe. En assistant au premier partage, qui a enlevé à la Pologne la Lithuanie et la Ruthénie, possédées par elle depuis plus de quatre siècles, et qui étaient polonaises avant qu’il n’existât un empire russe, l’Europe a compris que c’était bien la Pologne qui était démembrée par une conspiration de souverains. C’est de ce crime qu’elle a gémi et souffert. Quand Rousseau prophétisait que la Russie ne digérerait pas sa part de Pologne, il ne pensait point que la Russie ne se fût adjugé que des territoires et des populations russes. Quand le cardinal de Rohan découvrit à Vienne le complot des trois puissances, c’était bien d’un traité de partage de la Pologne qu’il s’agissait pour Catherine, et non d’un traité de restitution des provinces occidentales. Quand Dumouriez, Rulhières, Mirabeau, nous ont raconté presque comme des témoins cette transaction inique, ils n’ont certes jamais eu la pensée de nous apprendre que la Russie, en saisissant son lot, n’avait pas mis la main sur des provinces polonaises. Quand en 1815 M. de Talleyrand, cet autre révolutionnaire, montrait au congrès de Vienne, dans le partage de la Pologne, l’origine scandaleuse des spoliations de nations et de territoires dont le continent avait été depuis lors le théâtre, assurément les provinces enlevées en 1772 n’avaient pas cessé à ses yeux d’être polonaises. Quand les libéraux anglais de la fin du dernier siècle et du commencement de celui-ci, depuis Burke jusqu’à sir James Mackintosh, protestaient contre le dépècement de la Pologne, pour eux la Lithuanie et la Ruthénie étaient des parties intégrantes de la Pologne. Enfin, quand Alexandre Ier caressait ses grands projets et en faisait confidence, n’était-ce pas sous le nom d’anciennes provinces polonaises qu’il désignait cette partie de son empire, et n’est-ce pas à ce titre qu’il y excitait l’espoir et l’enthousiasme national?

Laissons pour un moment de côté les contrats internationaux sur lesquels sont fondés les droits récens de l’empereur de Russie comme roi de Pologne, ne recherchons point la façon dont h; gouvernement russe a entendu et pratiqué les obligations qui lui étaient imposées par ces contrats; plaçons-nous au point de vue politique le plus général, au point de vue de l’histoire. Le vrai titre d’un pouvoir quelconque n’est pas, aux yeux de l’opinion publique et de l’histoire, dans la lettre des traités; il est dans le succès avec lequel ce pouvoir exerce ses fonctions de gouvernement. Quelles que soient les objections qui se puissent élever contre l’origine d’un pouvoir, il vient infailliblement un jour où les objections perdent leur force et s’évanouissent : c’est lorsque ce pouvoir a rempli heureusement le mandat qu’il s’est donné, a fait tourner son ascendant au profit des intérêts dont il a pris la conduite, où il a en quelque sorte effacé par les résultats de sa domination les souvenirs douloureux de son établissement primitif. Ah ! si la Russie pouvait montrer à l’Europe qu’elle a rendu service à la Pologne en la spoliant il y a un siècle, qu’elle a accéléré le développement intellectuel, moral et matériel des populations polonaises, qu’elle a initié les Polonais à une vie politique supérieure à celle qu’ils eussent été capables d’atteindre par eux-mêmes, qu’en leur faisant violence elle les a entraînés dans une sphère de civilisation plus élevée dont ils n’ont plus qu’à recueillir les bienfaits, — les Polonais ne se soulèveraient pas plus contre elle que nos Bretons, nos Provençaux, nos Alsaciens ne songent à se soulever contre la France, ou même que les Irlandais ne pensent à s’insurger contre l’Angleterre. La Russie aurait attiré vers elle et absorbé tout ce qu’il y a en Pologne d’intelligence, d’activité et de vie; elle n’aurait point à chicaner avec l’Europe sur l’interprétation d’un traité. Mais il est impossible à l’arrogance russe de monter au-dessus de l’humiliation accablante que la situation actuelle de la Pologne lui inflige. Le gouvernement russe n’a point réussi à justifier par la pratique le pouvoir dont il s’est emparé par la ruse et la violence. Cent ans ne lui ont point suffi pour s’attacher les provinces polonaises qu’il a prises au démembrement de 1772; cinquante ans ne lui ont point suffi pour s’attacher le royaume de Pologne de 1815. L’état actuel de la Pologne prouve, devant la conscience de l’Europe et devant l’histoire, que la civilisation russe est inférieure à la civilisation polonaise, que c’est pour cette raison qu’elle n’a rien pu gagner sur la Pologne par les moyens moraux, que c’est pour cette raison qu’aujourd’hui comme au premier jour elle ne peut faire durer pour la Pologne le supplice d’une union contre nature que par l’abus de la force.

Ainsi se pose aujourd’hui la question de Pologne au-dessus des régions de la politique officielle. Politiques utilitaires, nous disons à la Russie : « Vous avez été pour la Pologne un gouvernement incapable. » Politiques éclairés par la philosophie de l’histoire, nous lui disons : « Vous avez été, vous êtes une domination inique et indigne. » Certes nous n’éprouvons contre la nation russe, qui aujourd’hui se réveille et que l’on s’efforce d’égarer dans des haines de peuple à peuple, aucun sentiment hostile : nous voudrions que cette grande nation sût exalter et anoblir sa force intérieure par l’intelligence de la justice et l’usage de la liberté ; mais les nations qui subissent longtemps les mauvais gouvernemens deviennent responsables des fautes et des crimes de ces gouvernemens. Le peuple russe est responsable envers la Pologne des tyrannies qu’il lui a imposées en les supportant si longtemps lui-même. Le peuple russe ferait un nouveau bail avec le despotisme, s’il se croyait intéressé par l’amour propre national à l’assujettissement de la Pologne par la violence. Ce n’est point un révolutionnaire, c’est un conservateur fougueux, c’est M. de Maistre qui a dit que la plus inique, la plus monstrueuse, la plus insupportable des dominations est celle d’un peuple sur un autre peuple. La nation russe est de nouveau provoquée à ce crime par le gouvernement de Pétersbourg, qui veut imprudemment la faire intervenir dans ses déterminations. Or quel est le dernier mot du gouvernement russe à l’Europe, qui lui demande encore, par les voies de la persuasion, justice pour la Pologne ? Le gouvernement russe interdit qu’on lui parle des anciennes provinces polonaises ; quant aux moyens moraux qu’on lui propose pour la pacification du royaume proprement dit, il les relègue et les ajourne dans l’enfer de ses bonnes intentions. Pratiquement, au nom de l’armée russe, au nom du peuple russe, il exige avant tout la soumission des insurgés. Le recours unique, absolu, à outrance, à la force, le renouvellement de toutes les violences tant de fois et si longtemps employées contre la Pologne, voilà le dernier mot du gouvernement russe, le défi qu’il jette à la conscience de l’Europe actuelle. Chose étrange et qui vaut la peine d’être remarquée : on dirait que, depuis le premier partage de la Pologne, chaque génération l’une après l’autre a été mise en demeure, par une occasion décisive, de ratifier ou de briser ce pacte odieux. À plusieurs reprises, le sort de la Pologne a été remis en question, et il a dépendu des gouvernemens et des peuples de reprendre à nouveau cette triste affaire du partage. Voici en ce moment la mise en demeure qui s’adresse à notre génération ; elle nous vient de deux côtés avec une égale énergie : elle nous vient comme un cri de détresse des insurgés polonais et des victimes de Mouravief, elle nous vient comme une bravade insultante de la chancellerie russe. La génération actuelle, par inertie et par stupidité, acquiescera-t-elle passivement au partage comme ses lâches ou impuissantes devancières, ou ira-t-elle au secours d’un droit que l’énergie et la vitalité de la Pologne ne laissent point périmer, mais ne suffisent pas à faire triompher ? Nous ne voulons pas croire que notre génération hésite devant ce dilemme de honte ou d’honneur ; nous ne voulons pas croire que notre génération consente à subir la souillure du spectacle de l’extermination d’un peuple par les supplices, par la confiscation des propriétés, par l’oppression religieuse, et que les procédés employés, il y a plus de deux siècles, par Cromwell contre l’Irlande puissent être impunément appliqués sous nos yeux par un gouvernement et un peuple qui prétendent s’associer à notre civilisation. Nous ne voulons pas croire que nous puissions permettre à une nation qui se dit chrétienne des actes capables de soulever une croisade, s’ils étaient accomplis par un gouvernement musulman. Si la Russie avait compté sur la torpeur morale de notre époque, nous espérons qu’elle s’apercevrait vite qu’elle a fait dans l’appréciation de l’état des esprits en Occident un aussi faux calcul que celui qui l’a déjà trompée dans sa tactique diplomatique.

Il n’est point interdit de penser encore que, dans ce grand éclat dont il vient d’étonner l’Europe, le gouvernement russe n’ait cru jouer qu’une de ces parties diplomatiques d’apparat qui lui sont familières. Séparés de l’armistice et de la conférence qui en devaient amener l’interprétation, le développement et l’application, les six points proposés par les puissances, et acceptés avec réserves mentales par la Russie, n’ont plus d’importance. Il y avait dans les démarches simultanées de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche deux propositions capitales : au point de vue de l’humanité, l’armistice ; au point de vue politique, la conférence. En repoussant l’armistice, le gouvernement russe a blessé, à ses risques et périls, le sentiment d’humanité qui avait inspiré cette proposition ; mais il n’a fait que décliner un conseil, sans heurter les droits de ceux qui le lui donnaient. En repoussant la conférence, le cabinet de Pétersbourg est allé plus loin : il pouvait, en refusant la conférence, n’alléguer que des raisons de convenance, ne revendiquer que sa liberté d’action. Il eût, en agissant ainsi, encouru la désapprobation des puissances, il n’eût point porté atteinte à leurs droits et provoqué leurs énergiques, justes et nécessaires protestations. Cette marche prudente et modérée n’a point été du goût de la cour de Russie. Le prince Gortchakof ne s’est pas contenté de refuser la conférence à huit ; il a voulu contester et limiter le droit d’intervention diplomatique des puissances signataires des traités de Vienne dans les affaires de Pologne. Il a émis à ce sujet la plus surprenante et la plus choquante théorie : il a prétendu que les puissances signataires d’un traité n’ont à l’égard de ce traité qu’un droit d’interprétation, et il a ajouté, avec une frivolité dédaigneuse, que l’expérience a démontré que l’exercice de ce droit n’aboutit à aucun résultat pratique, que les essais déjà faits n’ont réussi qu’à démontrer des divergences d’opinion.

À des puissances qui, avec les formes les plus courtoises, venaient faire auprès de lui une grave démarche, qui, s’appuyant sur un traité signé par elles, venaient doucement réclamer l’exécution de certaines stipulations de ce traité placées sous leurs garanties, le prince Gortchakof répond : « Libre à vous d’interpréter ces stipulations comme vous voudrez ; quant à moi, je les exécute à ma guise, et vous n’avez rien à dire. » La fatuité de cette attitude est le côté grave et offensant des dépêches russes. Quand le ministre russe refuse à l’Angleterre l’armistice en le déclarant impraticable, il n’est que moqueur à contre-temps; quand il a l’air d’accuser la France de complicité avec les menées révolutionnaires et de connivence dans l’agitation de la Pologne, il n’est qu’insolent; mais quand, non content de refuser la conférence, il dénie à ceux qui ont signé et garanti les traités le droit d’en surveiller l’exécution, c’est dans son essence même qu’il attaque le droit diplomatique, c’est dans leur autorité légitime qu’il offense les puissances auxquelles il s’adresse. Lord Palmerston, en parlant de la position que les traités de Vienne ont créée à l’Angleterre vis-à-vis de la Pologne, établissait, il y a quelque temps, devant la chambre des communes une distinction fort juste. «Ces traités, disait-il, nous donnent le droit d’intervenir pour en assurer l’exécution, mais ne nous imposent point l’obligation d’intervenir. » Cette distinction est profondément vraie : il tombe sous le sens que les signataires d’un traité ont le droit de le faire exécuter; sans cela, que deviendrait l’autorité des traités? Mais il tombe également sous le sens que ceux qui possèdent un tel droit ont la faculté de s’abstenir d’en faire usage, si cela leur convient. Dans sa veine d’audace intempérante, le prince Gortchakof n’y regarde pas de si près; il ne ménage pas même l’assertion discrète de lord Palmerston et les timides ré- serves de l’Angleterre. A ceux qui, sans en avoir l’obligation légale, ont néanmoins le pouvoir de lui prescrire l’exécution d’un traité, il conteste et nie tout droit semblable, et ne laisse, en les narguant, qu’une stérile et ridicule liberté d’appréciation. Nous sommes sûrs que les ministres de France et d’Angleterre ne laisseront point passer sans la châtier comme elle le mérite une pareille impertinence.

La légèreté n’est jamais loin de la présomption. Après avoir enjambé si lestement la base du droit diplomatique, le prince Gortchakof est allé commettre la plus grossière étourderie. On lui proposait une conférence à huit; il a cru répondre par une contre-proposition d’une conférence à trois entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. Certes la riposte était blessante au plus haut degré pour l’Angleterre et pour la France. Au moment où les puissances occidentales s’efforcent d’atténuer les maux de la Pologne, il y avait une sorte d’effronterie à leur dire de ne point se mêler de ce qui ne les regardait pas et à laisser encore une fois la Pologne à la discrétion des trois puissances qui l’ont démembrée. Le coup cependant a paru habile au prince Gortchakof; le cabinet russe a cru sans doute qu’il lui serait possible de tirer ainsi parti des hésitations de l’Angleterre, de rejeter cette puissance dans l’inaction et de placer la France dans l’isolement. Au ton de la dépêche russe adressée à la France, on eût dit que le prince Gortchakof était déjà sûr de son fait. Cette présomption a été punie sur-le-champ par la déception la plus cruelle. Le prince Gortchakof, dans son projet de conférence à trois, avait disposé de l’Autriche sans son aveu. Soit naïveté, soit vanité, il s’est cru au temps où l’empereur Nicolas se figurait avoir l’Autriche dans sa poche, et pensait pouvoir l’engager sans la consulter. L’énergique et prompte protestation de l’Autriche a châtié cette jactance et déjoué cette manœuvre, A la confusion de la politique russe, elle a révélé à l’Europe que la contre-proposition du prince Gortchakof n’était pas sérieuse ; elle nous a appris qu’en s’opposant à la proposition longtemps et mûrement délibérée et concertée des puissances, la cour de Pétersbourg s’était permis de répondre par un projet en l’air, et n’avait pas seulement pris la peine d’interroger les cabinets auxquels elle fixait arbitrairement un rôle dans sa combinaison aventureuse. La tactique de la diplomatie russe n’a donc abouti qu’à un pitoyable échec, et cette diplomatie n’a pas même l’excuse d’avoir apporté dans la négociation le sérieux que demandaient et la gravité des circonstances et la position de ses interlocuteurs dans le monde.

Que reste-t-il aujourd’hui du fracas des dépêches russes? La Russie a refusé l’armistice; sa contre-proposition de conférence à trois ne mérite pas même d’être discutée, puisqu’elle n’a jamais eu de consistance et n’a été qu’une boutade inconsidérée. En somme par conséquent, la Russie ne propose rien; elle refuse purement et simplement la conférence à huit. Ainsi il ne reste de ces dépêches que des refus, que la dénégation du droit qu’ont les signataires des traités d’en exiger l’exécution, et un langage passionné qui blesse tout le monde. Il en reste surtout l’isolement de la Russie en face de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche, dont le concert doit être plus étroitement resserré, et par les efforts maladroits que la Russie a faits pour les diviser, et par les griefs communs qu’elle leur a fournis. Nous espérons que les réponses identiques des cabinets de Paris, de Londres, de Vienne, aux dépêches russes, ne tarderont point à donner à l’Europe la démonstration consolante et rassurante de l’isolement de la Russie en face des grandes puissances unies. Nous croyons que l’impression produite par les dépêches russes a mis un terme aux irrésolutions du gouvernement anglais. L’Autriche vient de prouver à son honneur qu’il est permis de compter sur elle. Tout le monde a compris les causes des hésitations de l’Autriche; ces hésitations se sont manifestées quelquefois par des actes regrettables : telles sont par exemple les arrestations d’un trop grand nombre de Polonais marquans, des princes Sapieha et Radziwill, du comte Borkowski, du député prussien Bentkowski, des députés autrichiens Wodzicki et Ziemalkowski, mesures sévères et impolitiques où se trahit l’esprit persistant de la vieille bureaucratie. Le parti bureaucratique, uni en cela aux Slaves entraînés vers le panslavisme russe, demeure encore en effet l’élément autrichien hostile à la cause polonaise. Cette cause a pour elle en revanche ce qu’il y a en Autriche de plus vivace, le parti militaire, le parti libéral allemand, la famille impériale. Les événemens de Pologne avaient dans le principe désagréablement surpris M. de Schmerling, qui redoutait que l’œuvre des institutions parlementaires, à laquelle il attache si honorablement son nom, n’en fût troublée et dérangée; à mesure que la situation se développait, M. de Schmerling n’a pas ou de peine à comprendre que le progrès libéral de l’Autriche serait bien plus gravement compromis par le succès de la politique russe. Devant la Russie triomphante, l’Autriche serait contrainte de rétrograder vers ce vasselage mal déguisé qui l’a liée si longtemps à Saint-Pétersbourg; cette perspective menaçante est bien faite pour incliner M. de Schmerling vers la politique des puissances occidentales, et par conséquent vers une politique favorable à la Pologne.

L’accord et la marche concertée de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche sont à la fois l’espoir de la paix et la garantie de la sécurité de l’Europe, si les moyens de persuasion demeuraient impuissans contre l’obstination de la cour de Pétersbourg. Si cet accord se fût manifesté plus tôt, avec plus de fermeté et de résolution, il est probable que l’on eût prévenu le danger et le scandale des dernières dépêches russes. Il n’est pas douteux que le gouvernement russe n’a pas voulu croire jusqu’à présent à la sincérité et à la vigueur du concert européen, et qu’il a espéré rompre cette union réservée et tâtonnante par une charge brusque et hardie. La paix a failli ainsi se heurter au même écueil où elle s’était rompue dans la guerre d’Orient. L’empereur Nicolas s’était refusé à croire d’abord à l’alliance occidentale; il avait voulu espérer jusqu’au bout qu’il entraînerait l’Autriche dans sa cause. Si dès le principe il se fût trouvé en face de l’Angleterre, de la France et de l’Autriche liées dans la même résolution et prêtes à l’action commune, il eût cédé. La situation est aujourd’hui semblable; mais l’union des trois puissances peut avoir encore toute son efficacité pour la conservation de la paix : la Russie a encore le temps de se raviser. Unies, les puissances n’ont plus d’ailleurs à se consumer dans de subtiles négociations. Le ton des dernières dépêches du prince Gortchakof a du moins le mérite de couper court au verbiage diplomatique. C’est à la Russie de revenir sur ses imprudens refus et de se préparer à faire des concessions, lorsqu’on ne lui a proposé encore que le minimum de ce qu’on aurait le droit d’exiger d’elle. Après le délai moral qui lui sera donné pour réfléchir aux nécessités de la situation, il sera temps enfin que les puissances alliées prennent en considération sérieuse la condition de la Pologne. L’insurrection polonaise avec ses incidens douloureux dure depuis six mois. Une pareille durée est un fait politique important. Le gouvernement national de Pologne et l’insurrection ont acquis un titre particulier auprès de l’Angleterre et de la France en acceptant le projet d’armistice aux conditions que nous avons indiquées il y a longtemps. Lord Palmerston doit être particulièrement sensible à cette acceptation, lui qui n’avait point laissé ignorer au gouvernement de l’insurrection polonaise qu’il perdrait tout titre à la sympathie de l’Angleterre, s’il refusait l’armistice. Or cette mesure, d’inspiration anglaise, c’est la Pologne qui l’a acceptée, c’est la Russie qui la rejette. il ne faut point en outre perdre de vue que l’action diplomatique n’a fait jusqu’à présent qu’aggraver la situation des Polonais. Jusqu’au moment où les puissances sont intervenues, les Polonais n’avaient affaire qu’avec le gouvernement russe; la nation russe demeurait spectatrice de la lutte, elle ne la voyait pas sans sympathie, elle en attendait des incidens favorables à ses propres aspirations de libéralisme et de progrès intérieur. Les puissances, en intervenant, ont changé la nature du débat; elles ont intéressé à la question l’amour-propre national des Russes; elles ont permis à la cour de Pétersbourg de faire appel aux passions populaires. Dans ce mouvement d’irritation, on a vu reparaître ces personnages du vieux parti russe, ces terroristes de la tyrannie de Nicolas, les Berg, les Mouravief, les Lechte, dont on croyait l’influence pour toujours abolie. Quand le gouvernement russe était seul à travailler à la dénationalisation de la Pologne, il échouait dans un travail impossible; mais une fois les passions russes mises en branle, une fois la dénationalisation de la Pologne transformée en œuvre de patriotisme, une fois le torrent moscovite déchaîné sur les propriétés polonaises confisquées, la condition de la Pologne deviendrait bien plus grave. Les puissances doivent des compensations promptes aux Polonais pour les aggravations que leur situation a subies par l’effet de l’action diplomatique. Pour le moment, ils n’en réclament pas d’autre que d’être reconnus comme belligérans. En leur reconnaissant les droits de belligérans, les puissances ne feraient que sanctionner un fait consacré par une durée de six mois. Une résolution semblable les laisserait en paix avec la Russie, mais elle donnerait à la Pologne un secours efficace; elle lui permettrait d’accroître et de régulariser ses ressources financières et militaires; elle la mettrait en état assurément de soutenir longtemps la lutte, et peut-être de ne devoir son indépendance qu’à l’héroïsme de ses citoyens.

Quel contraste entre l’ardente fermentation de la crise polonaise et le calme profond dont jouit maintenant cette Italie qui nous a donné tant d’émotions jusqu’à la fin de l’année dernière! Si nous avons rarement parlé de l’Italie dans ces derniers temps, ce n’est pas que nous n’ayons suivi avec intérêt la vie parlementaire du nouveau royaume depuis plusieurs mois. Cette année a été bien employée par les Italiens. Ils n’ont pas seulement rétabli parmi eux l’ordre matériel; on peut dire que l’ordre en Italie règne aussi dans les esprits. On est parvenu à ce résultat depuis la constitution du ministère actuel, qui date à peine de huit mois, sans que le gouvernement ait recouru à aucune mesure exceptionnelle, avec un large usage des libertés politiques, avec un parlement sans cesse ouvert. Le travail parlementaire a été actif et fécond. D’importantes lois de finance sous l’intelligente impulsion de M. Minghetti ont été élaborées. Le premier budget normal du nouveau royaume a été voté. Ce n’était point une entreprise facile que de constituer par l’établissement de nouveaux impôts les ressources financières permanentes de l’Italie. Il était impossible de combiner cette foule de lois administratives et financières qui assurent l’avenir de l’Italie sans froisser les habitudes ou les intérêts apparens de telle ou telle province, surtout des provinces méridionales. Les diverses provinces ont cependant fourni constamment à la majorité une égale proportion de leurs députés. Si le ministère n’a point agité les questions de politique générale, on ne peut dire pourtant qu’il les ait perdues de vue, quand on a lu les discours remarquables prononcés cette année par MM. Peruzzi et Minghetti, et entre autres les deux discours du président du conseil dans les séances des 17 et 18 juin. M. Minghetti a parcouru à cette occasion les points principaux de la politique intérieure et extérieure de l’Italie avec une netteté de vues, une sagacité et un ton d’homme d’état qui font honneur non-seulement à son mérite, mais à la chambre à laquelle s’adressaient des considérations si élevées et si justes. Le ministère italien a notamment pris à l’égard de Rome une attitude de patiente réserve qui nous paraît politique et sage. En principe, l’absorption de Rome dans le nouveau royaume est une question résolue : pour qu’elle le soit dans les faits, l’Italie n’a qu’à attendre le développement logique et nécessaire d’une situation anormale. Les incidens, qui feront apparaître de jour en jour davantage la fausse position que nous fait l’occupation de Rome, aideront l’Italie à être patiente. L’affaire de l’Aunis n’est-elle point un incident de ce genre? Sans doute les Italiens n’avaient pas le droit d’arrêter des malfaiteurs italiens sur un navire investi par les traités des prérogatives de notre marine militaire; mais quand de la question de droit maritime, où il a reconnu son tort, il est passé à la question morale, le ministre italien a eu beau jeu, ce nous semble, et la France délivrant des passeports et donnant le droit d’asile à des voleurs et à des assassins avérés ne nous paraît point faire une brillante figure. Ajoutons enfin que la majorité parlementaire, qui depuis la mort de M. de Cavour avait été si longtemps mobile et flottante, s’est reconstituée et a repris son aplomb sous le présent ministère. La tranquille Italie est maintenant en état de nous donner des exemples et des leçons dans la carrière du système parlementaire.

La prépondérance de la bonne cause, de la cause que la saine intelligence des intérêts français recommande à nos sympathies politiques, se dessine nettement aux États-Unis. La pointe de Lee dans la Pensylvanie, ne couvrait, comme nous l’avions pressenti, qu’une tentative désespérée. Le hardi général des confédérés ne cherchait dans le hasard d’une bataille qu’une compensation aux échecs décisifs que la confédération subissait ou allait éprouver dans l’ouest et sur le Mississipi ; mais c’est en vain qu’il a tenté le hasard : il a été obligé de repasser le Potomac après une sanglante défaite. En même temps les confédérés perdaient Wicksburg et Port-Hudson, leurs deux forteresses du Mississipi, et se trouvaient coupés du Texas et de l’Arkansas. Ce n’est pas tout, le général Rosenkranz, battant et repoussant le général Bragg, s’est emparé de la jonction des chemins de fer qui reliaient les états les plus méridionaux de la sécession à la Virginie. La sécession est ainsi morcelée en trois sections, séparées les unes des autres par les forces maritimes et militaires, des États-Unis. La rébellion est aux abois; les émeutes de ses complices de New-York n’ont fait que déshonorer ses derniers momens, et il n’est plus téméraire de prédire la reconstitution de la grande union américaine.


E. FORCADE

REVUE MUSICALE.


Parmi les curiosités qu’on a pu remarquer à la dernière exposition de peinture, il y avait plusieurs tableaux et gravures qui touchaient à la musique d’une manière plus ou moins directe. L’écrivain qui s’est occupé ici du Salon de 1863. M, Maxime Du Camp, a déjà signalé une ingénieuse composition de M. Français, c’est-à-dire un paysage d’une couleur antique où planait l’ombre désolée d’Orphée. Je voudrais à mon tour dire mon avis sur d’autres tableaux et gravures où l’on a essayé de rendre la physionomie de plusieurs grands musiciens, tels que Palestrina, Mozart et Beethoven. Il y a longtemps que les arts se tiennent par la main, et qu’ils forment dans l’histoire de la civilisation une sainte alliance.

Quoi de plus vrai et de plus charmant que les neuf muses, par lesquelles l’imagination des Grecs a exprimé cette union primordiale des différentes facultés de l’esprit? Entre la poésie et la musique surtout, la parenté est si étroite qu’elles naissent en même temps dans l’esprit humain comme deux sœurs jumelles, et elles ne se séparent qu’à l’avènement du rhythme musical, qui brise le joug de la métrique pour vivre de sa propre vie. On peut affirmer que l’antiquité grecque et romaine n’a guère connu la puissance du rhythme musical, et qu’elle n’a vu dans cet art qu’un esclave de la poésie. Qui ne sait que dans les monumens de l’Egypte, de l’Asie-Mineure, de la Grèce et de la Sicile, on a trouvé la représentation d’un grand nombre d’instrumens de musique, tels que la lyre et la cithare de diverses dimensions, la trompette, la flûte simple, la flûte double, et autres agens de la sonorité? La flûte surtout était un instrument très recherché des Grecs, et ceux qui en jouaient avec habileté étaient fort considérés. On cite un flûtiste célèbre nommé Craton, dont le portrait en pied fut exposé dans le temple de Bacchus. On ignore si, dans les peintures informes des catacombes, il y a eu quelques traces de symboles sur la musique, mais on en trouve beaucoup dans les peintures hiératiques de l’époque byzantine et dans les premiers monumens dits gothiques. Les églises des XIIIe et XIVe siècles, les manuscrits et les imagiers du moyen âge, sont remplis de traits, de figures et de statues de musiciens jouant de toute sorte d’instrumens inconnus des anciens, et lesquels, par des transformations successives, sont devenus les instrumens modernes. A la première renaissance des arts du dessin, alors que les Cimabuë, les Giotto et leurs successeurs commencèrent à se préoccuper de saisir la nature et de rendre la vision des objets aussi fidèle que possible, la musique et ses attributs furent introduits dans un grand nombre de compositions pittoresques du plus haut intérêt. Il existe des bas-reliefs, et surtout une quantité infinie de gravures, qui représentent des cérémonies et des scènes de la vie élégante où l’on voit des hommes et des femmes chanter en s’accompagnant du luth, du théorbe, de la mandoline, et d’autres instrumens à cordes en usage dans les XVIe et XVIIe siècles. Les grands peintres, les poètes, les artistes, et presque tous les hommes illustres de la renaissance ont aimé la musique et y ont fait allusion dans leurs compositions. Tout le monde connaît, au moins par la gravure, le beau tableau de Sainte Cécile de Raphaël, qui est à Bologne, composition étrange, qui choque le sens historique, et qui a fait dire à M. de Rémusat avec juste raison : « Nouvelle preuve qu’un tableau ne doit nullement être raisonné comme une scène de drame, et que les grands peintres se préoccupent avant tout du but pittoresque. » M. de Rémusat complète sa pensée en se demandant : « Que fait Marie-Madeleine dans ce tableau? Toute la subtilité du monde ne lui trouverait rien dans la physionomie qui la rattache au sujet. Elle regarde hors du cadre, ses yeux sont fixes, son visage un peu dédaigneux. Qu’exprime-t-elle? La beauté. Elle est là rien que pour être belle... Elle est la beauté, le dernier but de l’art est atteint[1]. » Nous sommes bien loin aujourd’hui de croire, avec M. de Rémusat et tous les bons esprits, que la beauté a, dans les combinaisons des arts, une valeur absolue dont rien ne peut affaiblir l’éclat et la puissance. Cette idée profonde, qui a été celle de tous les grands théoriciens, je la trouve exprimée sous une forme plus générale dans un beau livre que tout le monde lit. « Jésus, fils de Sirack, et Hillel, avaient émis des aphorismes presque aussi élevés que ceux de Jésus. Hillel cependant ne passera jamais pour le vrai fondateur du christianisme. Dans la morale, comme dans l’art, dire n’est rien, faire est tout. L’idée qui se cache sous un tableau de Raphaël est peu de chose ; c’est le tableau seul qui compte[2] . » N’est-ce pas revenir, en d’autres termes, à la grande définition que donne Aristote de l’histoire et de la poésie? « La vraie différence, dit-il, est que l’histoire raconte ce qui est arrivé; l’autre exprime ce qui aurait pu arriver. Voilà pourquoi la poésie est quelque chose de plus grand et de plus sérieux que l’histoire. » Voilà pourquoi aussi, dirons-nous, la beauté est quelque chose de plus grand et de plus durable dans les arts que la vérité, dont se préoccupent si fort les artistes du jour.

Nous avons déjà dit que presque tous les peintres italiens de la renaissance savaient la musique, et qu’ils ont laissé un grand nombre de tableaux où cet art divin se trouve représenté sous une assez grande variété de combinaisons. Les peintres vénitiens notamment ont tous aimé la musique, et quelques-uns l’ont cultivée avec passion. Giorgione chantait et s’accompagnait du théorbe. Tout le monde peut voir au salon carré du Louvre le grand tableau de Paul Véronèse, les Noces de Cana, où se trouve ce groupe de musiciens qui représentent les peintres et les amis du grand artiste. Véronèse est en habit blanc et joue de la viole; derrière lui est le Tintoret, qui joue du même instrument; de l’autre côté sont Titien, qui joue de la basse, et le vieux Bassan, qui l’accompagne de la flûte. Le concert est presque complet, et il n’y manque vraiment qu’une femme chantant une canzone de Monteverde ou de tout autre compositeur vénitien du temps. Ce personnage de plus n’aurait pas dérangé l’harmonie ni la vérité de ce magnifique épisode de l’Evangile. Il n’y a de comparable à cette splendide page de peinture religieuse que le Stabat de Rossini. Les tableaux qui représentent de petites scènes où. la musique et les instrumens se trouvent mêles sont assez nombreux au Louvre. Je citerai d’abord le Couronnement de la Vierge de l’aimable fra Angelico, où douze anges, aux ailes de pourpre, tenant des trompettes et d’autres instrumens, célèbrent cette glorification solennelle de la mère de Jésus. Il y a aussi deux tableaux d’un peintre de Ferrare nommé Lorenzo Costa, dont l’un représente la marquise Isabelle d’Este couronnée par l’Amour et entourée de musiciens qui célèbrent sans doute l’éclat de sa beauté; l’autre est une composition allégorique où l’on voit Apollon enseignant la musique à des nymphes, et plus loin Orphée qui civilise les hommes par les accords de sa lyre. A la bonne heure! et la musique n’a pas cessé de jouer le rôle que lui prête la légende grecque. Les Allemands, les Hollandais, les Flamands, ont représenté dans leurs tableaux des scènes populaires où figurent souvent des ménétriers, des violoneux de village et des chanteurs d’une condition plus élevée. Il est donc suffisamment prouvé que la musique avec ses symboles n’a cessé d’occuper les poètes, les peintres, les sculpteurs de tous les temps, et que son histoire est inscrite sur les plus anciens monumens de la civilisation.

Si j’avais eu à choisir, parmi les tableaux et les gravures qui ont été exposés cette année au Palais de l’Industrie, les œuvres qui rendaient le mieux l’idée de la poésie musicale, j’aurais peut-être mis la main sur la Sainte Cécile de Mignard, gravée par M. Jourdain, ou sur le paysage symbolique de M. Français, traduisant ces vers bi(Il connus de Virgile :

Te, dulcis coujux
Te, veniente die, te decedente, canebat.


Mais que dire de la composition de M. Lemud? que penser de ce gros garçon de ferme endormi sur un piano en rêvant on ne sait trop à quoi? Est-ce là Beethoven? est-ce là l’auteur de la symphonie héroïque, de la symphonie pastorale, et de cent chefs-d’œuvre dont M. Lemud ne doit pas connaître grand’chose? D’où viennent ces ombres longues, maigres, au type allongé et vulgaire qui se groupent au fond du tableau et regardent ce gros garçon qui dort comme un sourd? Sont-ce les rêves de cet immense génie, ces figures anguleuses qui rappellent les femmes d’Albert Dürer? Il n’y a dans cette scène étrange ni vérité, ni poésie, et l’effet que produit à l’œil la composition de M. Lemud est vraiment désagréable. Une femme du monde qui connaît la musique de Beethoven par cœur, comme on dit, fut priée de jouer sur le piano une des admirables sonates du grand maître. « Je le veux bien, répondit-elle, mais à la condition que vous retournerez contre le mur ce gros buveur de bière que voilà. » M. Lemud a été bien mieux inspiré autrefois pour la charmante composition de Maître Wolfram.

Beethoven chez Mozart, gravure de M. Allais, n’est pas non plus une combinaison bien heureuse. D’abord pourquoi cette scène théâtrale? pourquoi tout ce beau monde du XVIIIe siècle se trouve-t-il réuni dans le pauvre logis de l’auteur de Don Juan ? Le fait qui a inspiré cette scène de bal masqué est des plus simples. Le jeune Beethoven arrivant à Vienne pour la première fois se présente chez Mozart avec une lettre de recommandation. Mozart, qui n’avait auprès de lui qu’un ami et sa femme, reçut le jeune homme avec bonté et lui dit après avoir lu la lettre : « Eh bien ! voyons ce que tu sais faire. Joue-moi quelque chose, improvise sur quel thème tu voudras. » L’enfant obéit et se rendit dans une chambre voisine où il y avait le piano de Mozart. Étonné de ce qu’il entendait, Mozart se leva de sa chaise avec précaution, et après s’être assuré par un coup d’œil furtif que Beethoven improvisait : « Écoutez bien ce jeune homme, dit Mozart à voix basse, il fera parler de lui. »

Cette piquante anecdote aurait pu inspirer une scène d’intérieur fort agréable, si M. Allais n’avait pas cru devoir transformer la modeste demeure de Mozart en un salon rempli de grands seigneurs et de belles dames.

Que dire aussi d’un portrait de Beethoven jeune? Que s’il est ressemblant, il n’est pas vraisemblable, et qu’il valait mieux ne pas exposer cette grotesque image du grand symphoniste. Et M. Pinelli, où a-t-il pris ce Palestrina qu’il représente assis à l’orgue entouré de femmes qui sont ses élèves? Passe encore pour la figure lourde et empâtée que la peinture a donnée au créateur de la musique religieuse; mais qui lui a dit que Palestrina touchait de l’orgue d’abord, et qu’il donnait des leçons à des femmes, lui qui était presque un homme d’église? Non-seulement la scène imaginée par M. Pinelli n’est pas vraisemblable, mais on n’y trouve ni poésie ni talent. Je préfère le tableau du même peintre, qui représente un épisode de la vie de Marie Stuart où se trouve un joueur de pibroch qui fait des miracles. Il y a beaucoup de musiciens aussi dans un tableau représentant les Noces du roi de Navarre, dans une Danse de Bayadères et dans une peinture animée du Carnaval de Venise de Mme Lallemand. Du reste, les œuvres de femmes étaient assez nombreuses à l’exposition de cette année, et Ton assure qu’un buste en marbre de Bianca Capello serait l’œuvre délicate d’une femme du monde qui porte un nom illustre dans l’histoire de l’aristocratie romaine. Il y avait aussi à l’exposition quelques portraits de compositeurs qui ne méritent pas même une mention honorable.

Il résulte, ce semble, de l’excursion que je viens de faire au Palais de l’Industrie, que la musique et les musiciens ont été assez mal représentés à la dernière exposition, et que, parmi tant d’œuvres médiocres qui remplissaient ce triste édifice, il n’y avait pas un tableau, pas une gravure où l’art que nous aimons fût dignement interprété. Le Beethoven endormi, de M. Lemud est une caricature. Le gros Palestrina de M. Pinelli ferait pleurer l’abbé Baini, s’il pouvait voir quelle figure on a prêtée au grand maître dont il écrit la vie. La rencontre de Mozart et de Beethoven manque de vérité, et il n’y avait que la composition ingénieuse de M. Français qui donnât une idée de la douce alliance de la peinture, de la poésie et de la musique.

Les théâtres de musique ne font pas grand bruit en ce moment, et leur principal souci est de traverser la saison où nous sommes sans trop de danger. A l’Opéra-Comique, on a donné le 17 juillet un petit acte, les Bourguignons, qui ne fera pas parler de lui bien longtemps. Il s’agit d’un mari maussade, Landry, qui néglige sa femme, une honnête personne qui ne s’occupe que de son ménage, pour faire des yeux doux à une jolie nièce qu’il a recueillie dans sa maison. On pense bien que Thérèse, la femme de Landry, n’est pas contente, et sa tristesse, qui est visible, frappe la nièce Manette. Celle-ci conseille à sa parente d’être moins modeste, moins soumise, moins assidue à son ménage, et d’exciter par cet innocent manège la jalousie du mari. La conspiration des deux femmes réussit. Landry reconnaît ses torts, se réconcilie avec sa femme, dont il avait méconnu l’affection et les bonnes qualités, et congédie sa nièce Manette, qui se félicite d’avoir rétabli la paix dans la maison de son oncle. Ce petit acte, où il y a parfois de l’esprit et qui n’est pas plus mauvais qu’un autre, est de M. Henri Meilhac, et la musique de M. Deffès, qui a déjà produit, avec le même collaborateur, une opérette au Théâtre-Lyrique, le Café du roi Louis XV. M. Deffès est un compositeur qui ne s’en fait pas accroire, car il prend son bien partout où il le trouve. Sa musique agréable, facile, accorte, ressemble un peu à tout ce qu’on fait dans ce genre. Que pouvons-nous citer de cette petite partition qui ne soit pas puisé à la source des lieux communs? Les couplets que chante Manette à table, un trio syllabique qui rappelle tant de morceaux semblables, d’autres couplets que chante encore Manette dans un duo avec Landry, tout cela est agréablement tourné, mais nullement original. Ce qu’il y a eu de plus piquant dans les Bourguignonnes, c’est l’apparition de Mlle Girard, qui a quitté le Théâtre-Lyrique pour d’autres amours. On l’a fort applaudie, surtout dans les couplets qu’elle chante à table. Il n’est pas sûr que Mlle Girard, qui est une artiste fort distinguée, ait eu raison de quitter le théâtre de la place du Châtelet, où elle occupait un rang que personne ne lui contestait.

On donnait ce même soir à l’Opéra-Comique la reprise d’un vieil ouvrage de Grétry, la Fausse Magie, qui remonte à l’année 1775, et qu’on n’avait pas revu, je pense, depuis 1828. On sait que le poème de la Fausse Magie est de Marmontel, qui en a fait bien d’autres, sans parler de ses Contes moraux. Avouerai-je ma faiblesse? Je suis assez indulgent pour ces vieux canevas de l’ancien théâtre qui ont inspiré des musiciens comme Gluck et Grétry, et je préfère l’amusante bêtise de Cosi fan tutte avec la musique de Mozart aux pièces intriguées de notre temps, qui excitent l’ambition du compositeur et le portent à chercher des effets violens. Quoi qu’il en soit, le sujet de la Fausse Magie est après tout supportable, et la partition que Grétry a composée sur une fable qui fait sourire nos beaux esprits renferme des morceaux remarquables et presque de génie. Je ne citerai pas le duo des deux vieillards, — quoi! c’est vous qu’elle préfère ? — il est trop connu et on l’a trop imité sans le faire oublier; mais l’air de Lucette, — je ne le dis qu’à vous, — mais celui que chante Dolin, — si je croyais aux présages, — mais le duo des deux amans :

Vous souvient-il de cette fête
Où l’on voulait nous voir danser?


mais le trio et le quatuor qui termine le premier acte, ne sont-ce pas des morceaux de maître frappés au coin du génie de la vérité? La marche et le chœur qui accompagne l’entrée de la fausse magicienne sont des inspirations d’un ordre assez élevé.

Contrairement à ce que dit M. Fétis de la partition de la Fausse Magie, qu’il juge trop sévèrement, je suis presque de l’avis de Grétry, qui s’est exprimé de la manière suivante sur l’ouvrage qui nous occupe : « Le premier acte de la Fausse Magie est peut-être ce qu’il y a de plus estimable dans mes ouvrages. En n’écoutant que le chant de cet acte, on est tenté de le mettre au rang des compositions faciles; mais le travail des accompagnemens, les routes harmoniques qu’ils parcourent, arrêtent le jugement trop précipité, et l’on sent enfin que le caractère distinctif de cette production vient d’un certain équilibre entre la mélodie et l’harmonie. » Grétry a raison. Les accompagnemens de la plupart des morceaux de la Fausse Magie se distinguent par des dessins très variés et par des incidens de modulation qu’on est surpris de trouver dans un ouvrage de cet homme de génie, dont l’instinct était supérieur à l’éducation. L’exécution de la Fausse Magie, dont on a supprimé quelques morceaux et retouché un peu l’instrumentation, est suffisante par le temps qui court. Mlle Girard a joué et chanté le rôle de Lucette avec un talent incontestable, mais en forçant sa voix, qui est charmante, et en enflant son style plus qu’il ne convient à son aimable nature. Qu’elle y prenne bien garde : Mlle Girard pourrait gâter les qualités précieuses qui ont fait son succès, si elle oubliait qu’elle n’est pas faite pour devenir une cantatrice de bravoure, mais une charmante comédienne d’opéra-comique, une dugazon, nec plus ultrà. — Le nouveau ténor qui a débuté dans le rôle de l’un des vieillards, M. Carrier, n’est pas une merveille; il n’a été aussi que suffisant, et sa voix sans éclat a grand besoin d’être mieux dirigée pour produire son effet. A tout prendre, la Fausse Magie est un spectacle agréable.

A l’Opéra, où les projets de réforme et d’avenir ne manquent pas, on a donné, le 6 juillet, un petit ballet en un acte, Diavolina, pour faire ressortir les grâces un peu sauvages de Mlle Mouravief. Ce ballet, qui est de M. Saint-Léon et dont la musique est arrangée par M. Pugni, n’a produit qu’un effet tempéré sur le public. Ou a trouvé que la ballerine russe se répétait un peu et qu’elle ne variait pas assez ses coups de séduction. Quelques jours après, le 18 juillet, on a repris les Vêpres siciliennes, grand ouvrage en cinq actes que M. Verdi a composé à Paris en 1855 sur un libretto de Scribe et Duveyrier. Le maître a ajouté à la partition comme deux morceaux nouveaux, un air pour voix de ténor et un chœur. Nous n’avons pas à revenir sur les qualités brillantes et sur les défauts non moins saillans qui caractérisent les œuvres de M. Verdi. Nous avons apprécié ici successivement tous les opéras du compositeur lombard qu’on a entendus à Paris, et nous ne pourrions modifier les jugemens que nous avons portés sur cet énergique dramaturge. qui a remué son pays et charmé l’Europe pendant trente ans. Son règne ou sa vogue ne touche pas encore à sa fin. Il y a dans les Vêpres siciliennes, qui n’est pas l’ouvrage le plus original de M. Verdi, des scènes vigoureuses, des mélodies touchantes, colorées, des élans passionnés, qui vous secouent, mais qui restent souvent inachevés parce que la main de l’ouvrier n’est pas assez habile pour donner aux idées le développement qu’elles comportent. M. Verdi n’emploie le plus souvent que deux couleurs extrêmes : il passe rapidement du paroxysme des passions violentes aux accens les plus tendres. Son instrumentation a les mêmes défauts : elle est tour à tour pauvre, vide, remplie de ces misérables accords plaqués dont les Italiens ont tant abusé, ou bien bruyante jusqu’à la brutalité. M. Verdi me fait l’effet de l’un de ces artistes de décadence qui, au milieu de générations affaiblies, s’élèvent tout à coup du sein du peuple et viennent étonner les écoles épuisées par des accens profonds et naïfs traduits dans une langue vigoureuse, mais incorrecte et presque barbare. M. Verdi est incontestablement le musicien chéri de l’Italie régénérée; il l’a enivrée de ses rhythmes, de ses mélodies palpitantes, et c’est un beau rôle que celui d’avoir été le Tyrtée d’une ancienne et noble nation.

Avec le personnel dont l’Opéra pouvait disposer, l’exécution des Vêpres siciliennes est au moins suffisante. C’est Mlle Sax qui s’est chargée du rôle fort difficile d’Helena, qui fut créé dans l’origine par Mlle Cruvelli. Mlle Sax possède une des plus belles voix qu’on puisse entendre; mais, cette voix puissante n’ayant pas été soumise de bonne heure à une sévère discipline, il en résulte que la vaillante cantatrice dépasse souvent le but et que sa vocalisation est plus violente que correcte. Il est juste néanmoins de reconnaître que Mlle Sax a profité des conseils que lui a donnés M. Verdi, car elle a chanté plusieurs morceaux avec succès. Elle a dit surtout avec sentiment la partie du duo qu’elle chante avec Henri au quatrième acte, et s’est fait vivement applaudir dans la sicilienne du cinquième. C’est le nouveau ténor, M. Villaret, qu’on a chargé de remplir le rôle d’Henri, qui n’est pas aussi facile que celui d’Arnold de Guillaume Tell. Il est évident maintenant que M. Villaret ne sera jamais qu’un chanteur tempéré et modeste tant qu’il conservera sa jolie voix. Il n’est plus jeune, il sait peu la musique, et il manque d’initiative et d’émotion. Il a été convenable, et il a chanté avec goût sa partie dans le duo du quatrième acte et la romance que M. Verdi a composée pour lui. M. Obin a retrouvé dans le rôle de Procida le talent sérieux qu’il possède. Après tout, cette reprise des Vêpres siciliennes ne manque pas d’à-propos et apportera un peu de variété dans un répertoire antique et solennel.


P. SCUDO.


ESSAIS ET NOTICES.

Un Écrit sur la Pologne et le système russe[3].


A mesure que le nœud des affaires de Pologne se resserre, cette grande, cette tragique question apparaît dans ce qu’elle a de profond et de complexe. On s’efforce de la saisir, de la ramener à quelques points précis et pratiques, et de tous côtés elle échappe, elle dépasse le cercle où on veut l’enfermer. On fait ce qu’on peut pour la réduire à une question de réformes, de légalité, d’exécution des traités, d’adoucissement de domination, et on s’aperçoit bien vite que toutes ces combinaisons laborieusement poursuivies ne sont que de vains palliatifs, qu’il y a autre chose qui s’agite. On recule devant les difficultés, on appelle le temps à son aide, on laisse passer des mois d’anxiété, et le temps ne fait qu’accumuler les difficultés en les envenimant, en élargissant chaque jour cet abîme sanglant au sein duquel un peuple se débat seul, livré à lui-même, sous l’inspiration enflammée et irrésistible de son héroïsme. Abandonner ce peuple, on ne le peut évidemment, on ne le peut plus; ce serait le déshonneur de ceux qui l’abandonneraient, et même le déshonneur sans sécurité, sans l’assurance de la paix comme rançon d’une abdication européenne. Aller au secours de cette nation descendue comme un lion dans l’arène, on a hésité jusqu’ici, on hésite encore, ou du moins on s’interroge sur ce qu’on peut faire, et en attendant tout s’aggrave. Tant que les Polonais n’avaient pas les armes dans les mains, le problème pouvait sembler obscur ou n’être envisagé que dans le lointain; on pouvait éviter de le soulever, puisqu’il ne s’imposait pas lui-même impérieusement. Depuis que l’excès de l’oppression a jeté dans les bois tout ce qu’il y a de viril en Pologne pour livrer un combat suprême et désespéré, la vérité des choses se fait jour invinciblement. On le sent bien, ce n’est plus une question de réformes et d’améliorations dans la limite de traités dont il ne restera bientôt plus rien; ce n’est plus même seulement une question politique d’indépendance, ou du moins c’est bien sans doute une question d’indépendance, mais c’est encore et surtout la lutte acharnée et émouvante de deux sociétés, de deux mondes qui se heurtent dans une crise soudaine, quoique toujours prévue. Et c’est ce qui fait que l’intervention européenne, lors même que les gouvernemens ne le voudraient pas, a une signification plus étendue et plus générale que tout ce que peuvent dire les formules diplomatiques, de même qu’une victoire définitive de la Russie, si elle était possible, si on la laissait s’accomplir, aurait des conséquences bien autrement graves, bien autrement décisives que ne semblent le croire ceux qui n’y verraient tout au plus que le maintien de ce qui existe. Sous ce voile d’atténuations et d’interprétations dont la diplomatie couvre les affaires de ce monde, il s’agit après tout de savoir à qui appartiendront désormais moralement ces contrées couvertes aujourd’hui de deuil et de ruines, qui vaincra dans cette lutte, — la civilisation occidentale, dont la Pologne est l’héroïque champion, ou l’esprit anti-européen, l’esprit de despotisme asiatique, dont la Russie, quoi qu’elle fasse, demeure la personnification armée, même dans ses essais de métamorphoses libérales.

Voilà ce qui se révèle surtout dans ces pages d’une vigoureuse substance et d’une entraînante animation qui ont paru récemment sous ce titre de la Pologne et la Cause de l’ordre. Ce n’est point la question étudiée une fois de plus dans son essence diplomatique, à travers les traités qui la dénaturent et la mutilent en prétendant la régler; c’est le problème saisi dans sa profondeur, dans ses élémens intimes, dans ses rapports avec l’avenir de l’Europe, et replacé dans ses vrais termes d’une grande question de civilisation. Peu d’écrits ont analysé avec plus de nouveauté, d’élévation et de pénétrante éloquence cette situation, sur laquelle on s’accoutumait presque à s’endormir, et qui, en se dévoilant subitement, est venue s’imposer à toutes les pensées, à toutes les politiques. Ici nulle banalité, point de déclamations vagues ou de considérations inutiles; tout marche au but. Ce n’est point certes l’émotion qui manque à ces pages; c’est un Polonais qui les a écrites sous l’impression des luttes tragiques de son pays, et le sentiment patriotique échauffe, colore cette série de déductions vigoureuses; seulement dans cette émotion même, dans cette chaleur de sentiment patriotique il y a une réflexion sagace et ferme, un sens supérieur des situations, une vue nette et hardie des conditions morales de ce conflit qui touche à tout, à l’organisation extérieure comme à la sécurité sociale de l’Europe. C’est la démonstration de la nécessité d’une Pologne reconstituée par toutes les considérations d’équilibre, d’ordre public, de sûreté universelle. C’est la mise en lumière de ce fait souverain et décisif que, dans la lutte aujourd’hui engagée, la Pologne est le soldat, non-seulement de son droit et de sa liberté comme nation, mais du droit et de la liberté de tous, de la civilisation de l’Europe, des idées qui sont l’essence de la société moderne. Il y a bien des gens dans le monde pour qui une insurrection, de quelque façon et dans quelques conditions qu’elle éclate, est toujours l’œuvre de l’esprit révolutionnaire. Quand ils ont prononcé ce mot fatidique, ils croient avoir tout dit; ils expliquent tout par la révolution cosmopolite et sociale qui a ses foyers à Paris et à Londres, prête à se répandre en tous pays. La diplomatie russe, habile à faire vibrer toutes les cordes, sait bien à qui elle s’adresse quand elle s’arme de ce banal argument, lorsqu’avec plus de calcul que de sincérité elle s’efforce de représenter le mouvement polonais comme un péril public, comme une menace de perturbation révolutionnaire pour l’Europe.

Que des influences révolutionnaires aient pénétré en Pologne comme partout, qu’elles ne soient point étrangères dans une certaine mesure à l’insurrection actuelle, ce n’est peut-être pas bien surprenant. Qu’on songe à la dure et effroyable condition où depuis longtemps se débat cette nation malheureuse, ne trouvant autour d’elle « qu’un gouvernement oppresseur, la loi toujours éludée, la justice toujours vendue,» réduite à vivre dans un état qu’on lui dit être sanctionné par des traités solennels et qu’on décore du nom d’ordre public européen, revendiquant sans cesse un droit imprescriptible et ne rencontrant que l’indifférence ou des sympathies inertes, essayant parfois de secouer le poids d’une infortune séculaire et retombant toujours vaincue et désespérée sous le joug : certes voilà une nation faite pour devenir l’ennemie de tout ordre établi, pour être accessible à toutes les pensées de destruction et de révolution! Et malgré tout cependant il n’en est rien. L’esprit révolutionnaire est à la surface; il se traduit en exaltation, en ardeur de combat. Au fond, la Pologne est restée une nation essentiellement conservatrice dans son esprit et dans son organisme. Elle a si bien gardé ce caractère, comme le remarque l’auteur de la Pologne et la Cause de l’ordre, que, même depuis le commencement de la crise actuelle, pas un acte, pas un fait, pas une parole ne révèle la prédominance de la pensée révolutionnaire. Le don de la propriété a été fait aux paysans selon les conditions qui avaient été fixées par la Société agricole en 1861. Les châteaux ont été respectés comme les chaumières. Nulle excitation n’est venue essayer de soulever les dangereux instincts des multitudes. Ce qu’est la Pologne en réalité, c’est une société conservatrice et libérale, issue de 89, ne prenant de la révolution que ce qui est devenu une vérité universelle, la passion de la liberté individuelle, de l’égalité civile, de la liberté religieuse, de la liberté politique; ce qu’a été la Pologne, ce qu’elle reste sous ses formes nouvelles, c’est une nation européenne, occidentale par son esprit, par ses mœurs, par ses instincts comme par ses traditions, et c’est là justement ce qui éclaire d’une lumière supérieure les luttes qu’elle soutient, c’est ce qui en fait le côté caractéristique et providentiel, et ce qui élève la question au-dessus même d’une question d’autonomie et d’indépendance politique.

« Pourquoi les Polonais se sont-ils soulevés? » C’est là l’étrange interrogation que s’adressait récemment dans un recueil, le Temps, un Russe de bonne foi qui a beaucoup souffert, je crois, et qui a écrit des livres navrans sur son pays, M. Dostoïevski. La question était curieuse, et la réponse ne l’était pas moins. — Pourquoi les Polonais se sont-ils soulevés? Sans doute, répond l’auteur, ils se sont soulevés pour l’extension de leurs droits, pour l’amélioration de leur existence : ils se sont soulevés pour une idée nationale, pour s’affranchir de la domination étrangère; mais ces raisons ne suffisent pas pour expliquer la lutte et la haine qui pousse les Polonais contre les Russes. Il y a une autre raison fatale, qu’il est inutile de se dissimuler. La vérité est que « les Polonais sont poussés contre nous comme un peuple civilisé contre un peuple qui l’est moins ou qui même ne l’est pas du tout. Quelles que soient les causes de la lutte, il est clair qu’elle s’aggrave et s’enflamme par ce fait que d’un côté il y a un peuple civilisé et de l’autre il y a des barbares... Les Polonais peuvent se considérer comme un peuple européen, ils peuvent se compter au nombre des habitans du monde « des saints miracles, » de ce grand Occident, formant le sommet de l’humanité et portant dans son sein le courant central de l’histoire humaine. Et nous, qui sommes-nous, nous Russes?... Nous n’avons partagé avec l’Europe ni son sort ni son développement. Notre civilisation actuelle, notre science, notre littérature, tout cela est d’hier et a une histoire à peine... De cette manière la question se complique au plus haut degré. L’idée de la civilisation y entre de tout son poids et éclipse même l’idée de nationalité indépendante. Les Polonais, en toute sincérité, peuvent se regarder comme les représentans de la civilisation et ne voir dans leur lutte séculaires contre nous que la lutte de l’esprit européen avec l’esprit asiatique. Qu’avons-nous donc à répondre?... Tout découle de cette situation que nous sommes des barbares et que les Polonais sont une nation hautement civilisée... Il est clair que notre cause serait complètement gagnée, si nous pouvions répondre, aux Polonais : La haute idée fine vous avez de vous-mêmes vous trompe, votre civilisation polonaise vous aveugle, et dans cet aveuglement vous ne voulez pas, vous ne savez pas voir qu’avec vous lutte non pas la barbarie asiatique, mais une autre civilisation plus forte, plus puissante, notre civilisation russe. — Ceci est facile à affirmer, mais il s’agit de savoir comment nous pourrions le prouver. Personne excepté nous. Russes, ne croira à cette prétention que nous ne pourrions justifier par aucune preuve évidente... » Je dois dire que cette manière d’envisager les affaires de Pologne n’a point été du goût du gouvernement russe, que le recueil a été supprimé et que l’auteur a été poursuivi. Au fond cependant n’aperçoit-on pas ce qu’il y a de douloureux, de perpétuellement fécond en déchiremens dans cette juxtaposition violente de deux peuples, l’un initié à une civilisation supérieure, l’autre ne régnant que par la force, et les aveux de M. Dostoïevski ne sont-ils pas la confirmation des vues de l’auteur de la Pologne et la Cause de l’ordre? Pour tous les deux, la Pologne est la personnification de l’esprit européen occidental, et c’est par là bien plus que par des fantaisies perturbatrices qu’elle est l’éternelle insoumise.

Il est vrai, l’esprit, les intérêts, les mobiles révolutionnaires ne sont point étrangers à l’insurrection actuelle de la Pologne, ils s’y mêlent intimement et s’y manifestent avec éclat; mais, par une combinaison singulière, la révolution n’est pas là où on la cherche, là où il semblerait qu’elle dût être une arme naturelle, et elle est au contraire là où elle semblerait devoir être une ennemie, là où on invoque l’ordre à grands cris : pour tout dire, les Polonais peuvent être des rebelles devant la domination moscovite; aux yeux du reste de l’Europe, ce sont des patriotes qui ont la légitime pensée de conquérir l’Indépendance de leurs foyers et de leur civilisation. Ils peuvent déranger l’organisation extérieure du monde actuel : ce ne sont ni des destructeurs sociaux, ni des démagogues; Ils n’attentent pas à la société européenne, pour laquelle leur triomphe serait au contraire une victoire sans égale. La grande; révolutionnaire aujourd’hui, c’est la Russie, non-seulement au point de vue diplomatique, parce qu’elle s’est placée en dehors des traités qui lui imposaient des obligations et dont elle n’a pris que les avantages, mais encore parce que les idées qu’elle représente, le radicalisme qui la travaille et auquel elle ne peut opposer aucun frein moral, les procédés qu’elle emploie, sont une menace directe pour l’Europe et ont le caractère d’une force aveugle immolant tous les droits. tous les principes des sociétés modernes à l’intérêt de domination. Certes il serait assez puéril de demander à la Russie de ne point se défendre, mais il est vrai de dire aussi que la guerre a ses lois, qu’il y a des armes qui ne sont point permises, et c’est réellement une chose étrange que l’obstination du prince Gortchakof à convoquer l’Europe à une croisade contre la révolution, qui est allée chercher un champ de bataille en Pologne! Une première fois, c’était déjà un lieu commun hors d’usage; aujourd’hui l’argument se retourne contre ceux qui l’invoquent.

Qu’y a-t-il donc de plus essentiellement anarchique que ce que fait la Russie depuis quelques mois ? Qu’y a-t-il de plus profondément révolutionnaire que cette œuvre d’implacable vengeance accomplie par le farouche et froid octogénaire Mouravief, envoyé à Wilna non pour combattre les insurgés par les armes de la guerre, mais pour tenter la destruction violente d’une société dont on ne peut avoir raison? Je ne sais si, depuis les grandes invasions et destructions mongoles, il y a eu un exemple semblable. On parle souvent de socialisme, et la Russie elle-même se croit permis d’en parler dans ses dépêches. Le voilà, le socialisme, dans ce qu’il a de plus cru et de plus violent, s’incarnant dans un despotisme gouvernemental et opérant en grand sur toute une population, sur toute une société, ne connaissant ni loi ni frein. Il y a quelques mois, il parut des instructions impériales adressées au général Mouravief et lui prescrivant les mesures les plus énergiques. Le nouveau dictateur de la Lithuanie devait être sans pitié pour tous les propriétaires suspects, pour les familles qui compteraient des membres parmi les insurgés; il devait, par tous les moyens, instruire les paysans des intentions paternelles du tsar, « leur montrer dans les propriétaires leurs ennemis et leurs oppresseurs,» leur fournir des armes au besoin; il devait sévir avec la plus grande rigueur contre le clergé catholique, faire dresser des listes de prêtres suspects, s’opposer par tous les moyens à certaines démonstrations des femmes, telles que le deuil. Ces instructions furent niées à Saint-Pétersbourg. Il n’y a qu’un malheur auquel est souvent exposé le cabinet russe : c’est qu’en réalité chacun des actes de Mouravief n’a été que la stricte exécution de ce plan.

Je ne parle pas des violences exercées contre les femmes, des personnes condamnées sans aucune garantie de .justice, des gentilshommes et des prêtres fusillés ou pendus, de ce malheureux et héroïque Sierakowski traîné au gibet, quoique blessé, sans jugement régulier; mais le trait caractéristique du système, c’est cette violente tentative de destruction pratiquée à l’égard de toute la classe éclairée par la confiscation sommaire de ses propriétés, et en cherchant à exciter contre elle les passions populaires, la cupidité des paysans, en offrant comme prix de la délation les biens confisqués. On attribue au grand-duc Constantin un mot significatif : « A quoi bon une noblesse et des bourgeois? aurait-il dit. Il ne faut qu’un empereur et les paysans! » Mouravief s’est chargé de mettre la théorie en pratique dans les provinces lithuaniennes. «Il est juste, disait-il dans une de ses circulaires aux exécuteurs de ses hautes œuvres, il est juste que les personnes suspectes soient privées des avantages que les paysans au milieu desquels elles habitent ont su mériter par leur loyauté et leur fidélité. Je recommande donc à votre excellence de publier un arrêté par lequel les propriétés et les constructions qui forment le patrimoine de la petite noblesse et des odnodvortzi, ainsi que les terres des personnes d’autres conditions qui seraient dans les rangs des rebelles ou qui les favoriseraient de quelque manière, soient, avec tout ce qui s’y trouve, mises à la disposition des paysans appartenant à l’état ou temporairement obligées... Votre excellence veillera à ce qu’après avoir rassemblé les paysans l’ordonnance ci-dessus leur soit lue, et qu’on leur déclare que, connaissant leur attachement pour sa majesté impériale, je leur confie la mission de contenir la noblesse turbulente;... » Si les jacqueries n’ont pas été plus complètes, si les paysans lithuaniens ont refusé d’écouter ces tristes suggestions, ce n’est donc pas la faute de Mouravief, qui se montre grand socialiste ou grand Russe, comme on le voudra. Et à quel moment s’exercent ces violences sur toute une population, sur l’élite d’une société? C’est lorsque des négociations se poursuivent, lorsque les puissances européennes manifestent leur intérêt pour la nation polonaise. Les actes de Mouravief, voilà le commentaire des dépêches du prince Gortchakof. C’est la réponse à l’Europe, qui s’intéresse à la Pologne, et à la Pologne, qui se tourne vers l’Occident.

S’il y a donc un révolutionnaire dans cette lutte, ce n’est pas la Pologne, c’est la Russie, qui donne en ce moment des exemples qu’aucune démagogie triomphante et spoliatrice ne saurait surpasser. Dans le fond, aux yeux de la politique moscovite, le crime de la Pologne, ce n’est pas de pactiser avec la révolution, c’est d’exister d’abord, c’est en outre d’être l’alliée de l’Occident, de résister à toute assimilation russe, d’opposer par son génie et son héroïsme une infranchissable barrière à tous les projets de domination. Et qu’on ne s’y trompe point : il y a un fait malheureusement trop certain sur lequel il n’y a point d’illusion à nourrir, c’est que, sauf quelques exceptions, tous les Russes ont la même pensée. Libéraux et vieux moscovites se confondent ici, ou, pour mieux dire, le libéralisme se tait sur ce point. Un des libéraux russes les plus éminens, M. Katkof lui-même, est un des plus ardens contre l’insurrection polonaise. Un homme que je crois modéré écrivait, il n’y a pas longtemps, dans le Journal de Saint-Petersbourg en me répondant à moi-même : « L’immense faute de la Pologne a été, elle est encore de chercher un point d’appui à l’Occident. « Il se publie à Dresde un recueil qui s’appelle la Chronique, et que rédige un grand seigneur russe, le prince Lvof. Que disait-il récemment en s’adressant aux Polonais? « Amis et frères de sang, devenons franchement cosaques et révolutionnaires! Ruons-nous ensemble sur cet Occident pourri ! Substituons-lui un monde slave à la tête duquel se placera la Russie et son tsar. Nous nous égorgeons, nous nous massacrons, il est vrai, mais nous sommes frères, tandis que la France et l’Angleterre, voilà des amis perfides, qui ne plaident l’armistice, peut-être même votre réintégration politique, que dans des vues tout intéressées! Elles vous sacrifieront toujours, dès que la gloriole de la première et l’esprit mercantile de la seconde seront satisfaits. Soit maudite l’heure où vous vous laisserez prendre à l’insinuation de devenir une Pologne à la française ou à l’anglaise! » Ainsi dans la diversité même des expressions perce ce sentiment de méfiance ou de haine contre l’Occident, sentiment qui n’en indique pas moins à l’Europe ce que peut être pour elle une Pologne libre, reconstituée dans des conditions de force et de durée, représentant au nord nos idées et notre civilisation.

Ce n’est plus seulement aujourd’hui une question de justice, de réparation ou d’humanité; c’est une question de sécurité et d’avenir. Supposez en effet un instant que la Russie telle qu’elle se montre sorte triomphante de cette crise qui est venue la surprendre : d’abord elle a fait fléchir l’Occident devant son orgueil et sa ténacité, elle a remporté sur l’Europe une victoire décisive. Et qui peut désormais l’arrêter? Maîtresse de la Pologne domptée par les armes et par la spoliation, libre de tourner encore une fois ses ambitions vers Constantinople, elle menace à la fois l’Orient et l’Occident de son panslavisme et de cette force révolutionnaire aveugle et sans scrupule qu’elle met au service de ses desseins de domination. La crise qu’elle traverse ne sera qu’un acheminement à la prépondérance qu’elle convoite. Dans tous les cas, il y a une déclaration d’impuissance de l’Europe devant la Russie redevenue le colosse moscovite. Quant à la Pologne elle-même, qu’en arriverait-il? Elle sera sans doute encore une fois soumise et muette, elle retombera dans un affaissement momentané; mais alors on pourra voir ce qui n’existe pas maintenant, ce qui n’est qu’une figure de rhétorique du prince Gortchakof. Aujourd’hui la Pologne est libérale, occidentale; vaincue et sans espoir, elle se livrera désormais à la révolution. Un haut fonctionnaire polonais écrivait il y a quelque temps ces paroles étrangement significatives : « Si de l’état de choses actuel rien de sérieux ne devait sortir, si le mouvement devait finir par être tout simplement comprimé, alors la guerre n’aurait cessé que pour faire place à la révolution. La révolution alors commencera bel et bien, et elle sera de toute nécessité socialiste, mazzinienne, etc. Son terrorisme ne connaîtra pas de bornes. Les crimes les plus épouvantables, les plus odieux, seront commis au nom de la haine nationale, et aucun Polonais n’osera protester... Une telle situation aura son contre-coup à l’étranger. Jusqu’à ce jour, c’est à l’extérieur que nos exaltés cherchaient des modèles révolutionnaires; les temps approchent où c’est chez nous, à Varsovie, que l’étranger viendra s’instruire à son tour. Mazzini trouvera chez nous des matériaux inflammables, comme il n’en a guère rencontré en Europe. Il y trouvera un art de conspirer perfectionné tout à fait à l’italienne, avec une qualité de plus que les Italiens n’ont pas eue : un courage indomptable, bravant tout danger et toute torture, ne craignant certes pas la potence, que les Russes sont parvenus à entourer d’un reflet vraiment idéal... Le gouvernement russe se flatte de pouvoir rétablir son autorité comme auparavant : cela est de toute impossibilité pour quiconque se rend un compte exact de la situation; mais, pour quiconque réfléchit, il n’est malheureusement pas non plus douteux que si la Russie reprend définitivement le dessus, nous serons ruinés moralement, et la Pologne deviendra un foyer d’anarchie européenne. » Ainsi de l’abandon naît la menace sous toutes les formes, tandis que d’une intervention décisive, efficace, naît le raffermissement public et social de l’Europe. La victoire de la Pologne, c’est la victoire de l’ordre et de la paix. Napoléon Ier disait autrefois que dans cinquante ans l’Europe serait révolutionnaire ou cosaque. Les temps ont changé, les événemens ont marché, et aujourd’hui, à la lumière de la situation intérieure de la Russie, des tendances et des procédés de sa politique, on peut, en modifiant les termes du problème, dire, avec l’auteur de la Pologne et la Cause de l’ordre : « L’Europe doit restaurer son équilibre naturel, ou devenir cosaque et révolutionnaire à la fois. » C’est le premier et le dernier mot de la question.


CH. DE MAZADE.


Un essai sur l’histoire du protestantisme en France[4].


Dans l’histoire si touchante de Mlle Aïssé, il y a un fait qui paraît avoir échappé à tous ceux qui ont publié ou commenté ses lettres : ni les éditeurs de 1787 et de 1788, ni M. de Barante, ni Mlle de Meulan, ni M. Ravenel, ni M. Sainte-Beuve lui-même, dont on retrouve les noms autour de cette délicate figure, n’ont parlé de l’influence religieuse exercée sur la tendre Circassienne par la personne si distinguée qui recevait ses confidences. A qui s’adressaient la plupart de ces lettres? A Mme Calandrini, dont le mari avait été résident de Genève auprès de la cour de France. M. Calandrini, le diplomate, était fils de l’illustre savant genevois; sa femme, de race chrétienne et noblement pieuse, dut être plus d’une fois scandalisée quand elle fut transportée de la république de Calvin dans le monde de la régence. Elle vit Mlle Aïssé dans cette atmosphère corrompue des Ferriol, des Tencin, des Parabère, elle fut touchée de sa grâce, de sa pureté instinctive, des dangers qu’elle avait courus, qu’elle courait encore; elle lui témoigna une affection vive, une estime cordiale, et s’efforça d’éveiller en elle le sentiment de la vie religieuse. Mme Calandrini était protestante. Mlle Aïssé, élevée dans un couvent catholique, avait eu en ses premières années une dévotion enfantine assez ardente. Mme Calandrini, sans le moindre esprit de prosélytisme particulier, s’attache à ranimer chez elle l’inspiration religieuse disparue. Elle ne lui dit pas : Soyez calviniste! elle lui dit : Soyez chrétienne! et elle le lui dit doucement, avec ménagement; elle la conduit à son but pas à pas comme un enfant malade. Mlle Aïssé finit par se convertir; elle fuit les occasions du mal, elle s’arrache à des liens irréguliers, elle consomme son sacrifice et va demander secours contre elle-même,... à qui? à quelle église? à la foi de l’amie dévouée qui a eu pour son âme une sollicitude si tendre? Non, à la religion de son enfance, et c’est Mme Calandrini, la protestante sévère ou plutôt la noble chrétienne, qui l’introduit dans le sanctuaire catholique. Il y a bien des choses exquises dans les lettres de Mlle Aissé; ce qui m’y touche le plus, c’est l’amitié de Mlle Aïssé et de Mme Calandrini, c’est cette Genevoise si charitable, si délicatement attentive, stimulant la conscience chrétienne chez la pauvre âme abandonnée, la ramenant à Dieu par celui qui est la voie, la vérité et la vie, lui enseignant non pas le calvinisme, bien que ce soit sa religion de naissance, non pas telle ou telle communion particulière, mais le christianisme général, le christianisme de tous les temps et de tous les pays, le christianisme qui a ses racines dans le fond même de l’âme humaine. Exemple admirable et touchant de cette union tant désirée, de cette communauté philosophiquement religieuse que les docteurs ne savent pas encore formuler, mais que les âmes loyales pratiquent déjà et pratiqueront de plus en plus! car c’est là, dans cette liberté évangélique, dans ce souffle de vie supérieur aux formules, qu’est le salut de la civilisation chrétienne.

Je ne puis m’empêcher de penser à Mme Calandrini quand je vois certains écrivains de nos jours, animés des intentions les plus nobles, préoccupés à juste titre de tous les dangers qui nous menacent, consacrer leur vie à la prédication du christianisme et vouloir absolument, contradiction singulière, enfermer ce christianisme dans une formule étroite. Certes nous honorons autant que personne la haute inspiration des Études que M. Rosseeuw Saint-Hilaire vient de publier; qu’il raconte la vie de Luther ou qu’il disserte sur notre poésie lyrique, qu’il s’occupe de la condition morale des ouvriers ou qu’il s’inquiète de nos destinées religieuses, nous respectons sa foi et nous aimons la liberté de sa parole : comment dissimuler pourtant la surprise que nous avons ressentie en écoutant sur quelques points son ardente prédication? Un des morceaux les plus remarquables que renferme ce livre, un de ceux auxquels l’auteur a mis le plus de soins et attaché le plus de valeur, c’est le manifeste intitulé Ce qu’il faut à la France. Or ce qu’il faut à la France, d’après M. Rosseeuw Saint-Hilaire, ce n’est pas seulement la rénovation chrétienne du pays, c’est sa rénovation par l’église de Calvin. Avant de développer sa thèse, il esquisse à grands traits l’histoire de la pensée religieuse dans notre France. La première période, de Clovis à Saint-Louis, c’est la piété militante ou les croisades; la seconde, de saint Louis à Charles VII, nous montre le développement du monachisme et la lutte contre le saint siège; la troisième, de François Ier à Richelieu, met en présence deux tentatives bien différentes, le concordat et la réforme ; la quatrième est remplie par le jansénisme et la révocation de l’édit de Nantes. Enfin, le jansénisme une fois abattu, le protestantisme une fois noyé dans le sang, que reste-t-il sur le sol de saint Louis et de Jeanne d’Arc? Une France sans Dieu; c’est la cinquième période de cette tragique histoire, la période du XVIIIe siècle et de la révolution. Comment M. Rosseeuw Saint-Hilaire a-t-il rempli ce cadre, dont j’indique seulement les lignes principales? Sur tous les points essentiels, il a certainement des vues neuves et fortes; l’historien érudit garde sa curiosité pénétrante en dépit des entraînemens du publiciste. Sur d’autres points, ceux qui touchent à l’avenir, il nous semble qu’il méconnaît les conditions de notre siècle et que l’on voit reparaître le huguenot des guerres de religion.

Après le XVIIe et le XVIIIe siècle, après Descartes et Bossuet, après Voltaire et la révolution, il est un peu tard, en vérité, pour proposer à la France de suivre les voies de Calvin. Ce que la France n’a pas fait au XVIe siècle, à l’heure décisive où la question était posée à la face du ciel, comment le ferait-elle aujourd’hui que la lutte est finie et la discussion close? Si les peuples de race germanique ont si facilement accepté la réforme, c’est qu’ils étaient luthériens bien des siècles avant Luther, et au sein même du moyen âge. Que l’on compare les deux grands poètes de cette époque. Wolfram d’Eschembach en Allemagne, Dante en Italie, on comprendra ce que je veux dire. Dante, malgré la liberté de ses allures, est un génie profondément catholique; Wolfram, malgré la douceur de sa piété, est une âme protestante. Supposez que les instincts de la France, à tort ou à raison, ne l’aient pas éloignée du protestantisme, quelle occasion unique lui était offerte quand elle voyait d’un côté les hommes les plus frivoles et les plus criminels, de l’autre les âmes les plus chrétiennes, — ici, sur le trône de saint Pierre, des Médicis et des Borgia, là, aux premiers rangs de la réformation, un Luther et un Calvin! Quoi! malgré les scandales et les forfaits du saint-siège, la France est restée attachée aux formes de son culte, et après que le catholicisme, relevé par Bossuet et Pascal, par Malebranche et Arnauld, par tant de grands hommes et de grandes œuvres, a reconquis l’autorité morale compromise autrefois par la corruption italienne, c’est alors qu’on lui demande d’y renoncer! Encore une fois, c’est venir trop tard; l’épreuve est finie.

En d’autres termes, il y a des tempéramens de peuple et des vocations de race, comme il y a des vocations individuelles. La généreuse élite qui a fondé le protestantisme français a laissé une héroïque tradition qui fait partie de nos gloires nationales, et pourtant, c’est un fait, la France, en respectant ces héros, n’a pu se décider à les suivre. Est-il sage de prétendre changer brusquement la vocation d’un peuple? Renier notre pays parce que ses instincts ne sont pas les nôtres, ne serait-ce pas une faute plus grave encore? Tocqueville assurément connaissait aussi bien que personne les dangers de la démocratie; lorsqu’il eut compris que l’instinct démocratique était le fond même du génie français, il s’appliqua, non pas à le combattre, mais à le diriger, à l’épurer, à le rendre libéral, et c’est ainsi qu’il est devenu un des premiers publicistes de nos jours. Les philosophes chrétiens doivent faire pour les instincts catholiques de la France ce que faisait Tocqueville pour ses instincts démocratiques, et j’en connais plus d’un, même dans les rangs du clergé, qui comprend sa tâche de cette manière.

M. Rosseeuw Saint-Hilaire va me répondre que j’oppose des considérations purement humaines aux divines exigences de la foi. « J’ai cru, dit-il, c’est pourquoi j’ai parlé. » Suivons-le donc un instant sur le terrain où il nous appelle. A qui s’adresse M. Rosseeuw Saint-Hilaire? A des incrédules et à des catholiques. Parmi ces incrédules comme parmi ces catholiques, c’est lui-même qui le remarque très justement, il y a les satisfaits et ceux qui ne le sont pas. Les incrédules satisfaits n’éprouvent pas le besoin d’avoir une religion, de même que les catholiques satisfaits n’éprouvent pas le besoin d’examiner leur religion. Au contraire, ceux qui ne sont pas satisfaits parmi les incrédules, ce sont les âmes que la conscience aiguillonne et qui ont soif de la vérité divine; ceux qui ne sont pas satisfaits parmi les catholiques, ce sont les chrétiens fils de l’esprit moderne, les chrétiens qui, attachés à leurs traditions religieuses et y trouvant des trésors de vie, regrettent d’y voir aussi des semences de mort, les chrétiens qui pleurent sur leur mère comme le Christ sur Jérusalem, et qui disent tout bas à l’église dégénérée : « Pourquoi es-tu si mêlée aux choses temporelles? Pourquoi veux-tu si souvent te substituer au Christ? Pourquoi, en tant de rencontres, es-tu attachée à la lettre plus qu’à l’esprit? Pourquoi laisses-tu la religion de Jésus se transformer en un parti mondain, et comment peux-tu te soumettre aux derniers pamphlétaires de ce parti, à l’auteur du Parfum de Rome par exemple, qui s’est fait une si singulière réputation dans les recoins obscurs de l’église et ne craint pas d’aventurer ses cyniques bouffonneries au milieu même du sanctuaire? » J’ai entendu les personnes les plus pieuses, en des heures de découragement, exprimer ainsi leur douleur, et ces figures désolées se sont représentées à mon esprit quand j’ai vu M. Rosseeuw Saint-Hilaire s’adresser aux catholiques non satisfaits.

Ainsi voilà deux groupes d’âmes à qui s’attaque l’impatient apôtre, les unes religieusement troublées, les autres chrétiennement inquiètes; or M. Rosseeuw Saint-Hilaire, qui croit posséder le moyen de les guérir, ignore-t-il donc que parmi les protestans eux-mêmes, en France, en Angleterre, en Allemagne, l’armée des âmes non satisfaites va grossissant de jour en jour? Il est impossible de ne pas admirer la foi de M. Rosseeuw Saint-Hilaire lorsqu’on songe au moment qu’il a choisi pour essayer de convertir la France au protestantisme. Heureux éblouissement de cette âme toute chrétienne ! Il n’a pas vu la critique du XIXe siècle ébranler les fondemens de son église, il n’a pas vu la Bible bouleversée, l’inspiration divine méconnue, les feuilles saintes lacérées et dispersées au vent; il n’a pas vu le désespoir s’emparant des âmes les plus nobles; ce pasteur si doux, si pieux et comme plongé dans une adoration perpétuelle, il ne l’a pas vu lutter contre le doute, puis sortir de l’église en pleurant et raconter ses angoisses en des pages déchirantes; cet autre, jusque-là si altier dans sa foi, il ne l’a pas vu s’éloigner du temple où l’on chante encore ses cantiques, il ne l’a pas entendu regretter l’époque antérieure à la réforme et s’écrier admirablement : « L’autorité de l’église, entendue dans le sens un peu flottant où on la prenait avant Luther, laissait aux manifestations de la vie religieuse une liberté dont on ne saurait assez déplorer la perte. L’église catholique d’autrefois avait un esprit plus libéral et, si j’ose me servir de cette expression, une plus grande force plastique que les sociétés religieuses issues de la réformation. Il y a quelque chose de plus humain et de plus divin tout à la fois, quelque chose de plus acceptable pour la pensée et de plus séduisant pour l’imagination, dans l’idée d’une vaste institution animée de l’esprit d’en haut, et, sous l’action de cet esprit, se développant selon les circonstances, se prêtant aux mouvemens et aux besoins de l’humanité, — il y a là, dis-je, quelque chose de plus grand et de plus vrai qu’une doctrine d’après laquelle l’esprit de Dieu est comme relégué et captif dans une lettre morte. » Ce trouble de tant d’esprits éminens, ce désarroi de tant de consciences pures, n’a pas ému l’ardent apôtre du protestantisme; il croit encore que son église possède la guérison spirituelle du genre humain, et il dit à la France : « Viens à nous! hors de notre communion, point de salut pour toi! » Certes M. Rosseeuw Saint-Hilaire n’emploie pas littéralement cette formule qui est celle des siècles ténébreux; c’est bien là pourtant le résumé de sa pensée, et l’on s’étonne de voir cette préoccupation excessive des formes extérieures chez une âme tout évangélique.

Une des conséquences de cette illusion, c’est que l’apôtre, assez fort pour arracher des âmes à la tradition catholique, ne le sera point assez pour les retenir dans le christianisme. Il ne fera pas le bien qu’il espère, il fera le mal qu’il veut combattre. M. Rosseeuw Saint-Hilaire dit avec autant d’esprit que de vigueur : « Il n’y a que ceux qui ne veulent point de religion qui ont peur d’en changer, parce qu’en changer pour eux ce serait en prendre une. » Rien de plus vrai, et voilà toute une catégorie d’esprits, la plus nombreuse par malheur, qui lui échappe. Supposez qu’il les atteigne, il ne les frappera qu’à demi ; s’il les enlève au catholicisme, ce sera pour les livrer aux mauvaises influences de nos jours. En face des dangers de la démocratie, toutes les conditions de la polémique sont changées de fond en comble; un chrétien qui jugerait l’église de Pascal et de Bossuet, comme Calvin et Luther parlaient de l’église d’Alexandre VI et de Léon X, recruterait des soldats, non pour le christianisme, mais pour l’immense armée des matérialistes et des athées. Ils ont bien compris la situation nouvelle, ces nobles esprits protestans qui, sur tous les points de l’Europe, tendent la main à leurs frères de bonne volonté par-dessus les barrières des églises. A l’époque où la philosophie hégélienne commençait à mettre en péril l’église protestante de Prusse, un philosophe catholique du midi de l’Allemagne, le savant et hardi Baader, adressa un mémoire au ministre de l’instruction publique à Berlin, M. d’Altenstein, pour lui signaler le danger : « Sauvez le protestantisme! » disait-il; et comme on pouvait s’étonner de sa sollicitude, il ajoutait : « Notre église a besoin de la vôtre. » C’était le même Baader qui écrivait à Varnhagen d’Ense le 25 mai 1824 : « Je me réjouis, comme catholique, d’avoir contribué à fortifier le protestantisme, qui est la grande chambre des communes de l’église universelle. » Bien des protestans aujourd’hui éprouvent le même sentiment vis-à-vis de l’église catholique. Sans s’arrêter à telle ou telle institution que leur conscience réprouve, ils savent que le catholicisme est un foyer de vie chrétienne, et ils sentent quel vide immense laisserait la disparition de ce foyer. Le vrai caractère de toute communion chrétienne, Alexandre Vinet l’a prouvé dans un de ses meilleurs discours, c’est de conduire l’homme au bien et de chasser les démons. Toute église qui chasse les démons possède l’esprit du Christ. En relisant ce beau sermon de Vinet sur la tolérance de l’Évangile, j’ai cru lire une réfutation de M. Rosseeuw Saint-Hilaire.

Je sais qu’on répondra : « Les hommes qui parlent de la sorte ne représentent pas l’orthodoxie officielle dans l’une ou l’autre église; ils appartiennent à cette classe de non satisfaits dont nous parlions tout à l’heure. » Je sais aussi qu’ils soulèvent contre eux les fanatiques de toute communion, sans compter ceux de l’incrédulité; mais qu’importe? ou plutôt n’est-ce pas le meilleur témoignage que puisse désirer une âme libre? Plus il y aura de ces mécontens inspirés de l’Évangile, plus on verra de nobles esprits sentir ce qui manque à leur église et y réclamer la vie, l’expansion, le besoin d’infini, qu’on a nommés la part de Dieu, plus aussi se dégageront les élémens de l’avenir. Ces voix qui s’élèvent de toutes les communions chrétiennes forment déjà une harmonie que le divin maître écoute avec complaisance; qui sait si cette assemblée invisible et dispersée sur toute la terre ne deviendra pas un jour, entre les mains de Dieu, le principe de l’unité supérieure que les hommes ont cherchée en vain dans le passé?

Il ne faut pas croire que les mécontens ou les non satisfaits dont je parle soient seulement des philosophes comme Baader ou des individualistes chrétiens comme Vinet; il y en a dans le sanctuaire même et dans la chaire évangélique, il y en a parmi les pasteurs et les évêques. On a publié récemment la vie d’un célèbre évêque de l’Allemagne du midi, M. de Wessenberg, qui montre ce que peut être l’action salutaire d’un prêtre mécontent de son église, c’est-à-dire aspirant toujours au bien et au mieux. Un autre évêque, M. Diepenbrock, a entretenu pendant de longues années une correspondance intime avec un illustre médecin de Francfort, le vénéré docteur Passavant, une des lumières du protestantisme. Or le docteur protestant n’était pas plus satisfait de son église que l’évêque catholique n’était satisfait de la sienne. Le lecteur me comprend : je veux dire que, malgré leur foi, ils sentaient tous deux les défauts, les lacunes de leurs institutions humainement organisées, et que, tendant les bras l’un vers l’autre, ils s’unissaient déjà en des régions plus pures. Cette union cependant ne devait pas faire disparaître les contrastes de leur esprit, la personnalité de leur foi; ils se respectaient assez pour admettre ces variétés, qui sont l’œuvre même de Dieu et le caractère de toute libre vie. Rien de plus curieux que cette correspondance de M. Diepenbrock et de M. Passavant. Elle offre une belle image de certaines vertus cachées de notre siècle, elle indique surtout l’idéal auquel doit tendre le spiritualisme chrétien.

Cette union dont on a poursuivi en vain la formule écrite, cette union qui, dans les termes où la posaient Leibnitz et Bossuet, eût été sans doute plus nuisible que salutaire, car elle doit être un produit spontané de la vie et non le résultat d’un traité, cette union, qu’on dit impossible, a existé pour le médecin protestant de Francfort et l’évêque catholique de Ratisbonne. Le jour où les philosophes chrétiens suivront cette voie, une grande évolution commencera dans l’ordre des idées religieuses. Tournons donc les yeux vers l’avenir, dirai-je à M. Rosseeuw Saint-Hilaire, sachons bien que la France ne trouverait pas son salut dans le XVIe siècle ; rappelons-nous que le passé ne se refait pas, rappelons-nous qu’il n’y a pas de vie féconde sans développement, sans transformations actives, sans efforts toujours renouvelés vers une perfection plus haute; rappelons-nous enfin que le divin fondateur du christianisme, d’après les formules mêmes des orthodoxes, éternellement consomme son sacrifice et ressuscite éternellement.

Ces réflexions, qui s’adressent à l’éloquent manifeste de M. Rosseeuw Saint-Hilaire, serviront aussi de réponse à M. Arbousse-Bastide, auteur d’un livre fort estimable intitulé le Christianisme et l’Esprit moderne. M. Arbousse-Bastide est persuadé que le christianisme de Calvin est le seul christianisme possible, le seul qui soit en mesure de faire alliance avec l’esprit moderne et d’assurer l’avenir de la France. Son langage est plein de verve, plein de feu; on dirait parfois l’enthousiasme un peu irréfléchi d’un néophyte. Nouveau Polyeucte, il gourmande la froideur de Néarque, et veut absolument le pousser à la destruction des idoles, comme si nous étions encore au temps de l’empereur Décie. Son ardeur est si grande, j’ai le droit d’ajouter si peu discrète, qu’il interpelle directement tel d’entre nous, et le somme de changer d’église. M. Arbousse-Bastide est animé des meilleures intentions; il a du talent, il a le goût de la pensée et du style; ce serait lui faire injure que de ne le pas croire digne d’une critique sincère et d’un conseil franchement exprimé : son libéralisme fait fausse route. Qu’il étudie de plus haut les questions religieuses, qu’il se défie des polémiques surannées et stériles!


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.

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  1. Voyez, dans la Revue du 15 août 1861, la légende de cette illustre dame romaine, que l’église a adoptée comme la patronne des musiciens.
  2. Vie de Jésus, par M. Ernest Renan, p. 92.
  3. La Pologne et la Cause de l’ordre, in-8o, 1863.
  4. Études religieuses et littéraires, par M. E. Rosseeuw Saint-Hilaire, professeur à la Faculté des lettres de Paris, 1 vol. Paris, 1863. Dentu.